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« Pas encore lui ! », s’exclame l’auteur à la place du lecteur en ouverture de son livre. Toute publication sur Duplessis doit effectivement se justifier tant le sujet semble avoir été épuisé. Les livres parus dans les dernières années ont relativement peu capté l’attention du grand public. Même l’essai À la défense de Maurice Duplessis de Martin Lemay[1], qui avait tout pour faire polémique, est passé sous le radar médiatique. Ce n’est pas le cas du livre qui nous intéresse, qui a trôné au sommet du palmarès des ventes de Septentrion pendant plusieurs mois consécutifs et a valu à son auteur de nombreuses demandes d’entrevue.

Duplessis est encore en vie est tiré en partie d’un mémoire de maîtrise en littérature comparée déposé en 2014. Berthelot y analyse les représentations de Maurice Duplessis dans les biographies écrites par Robert Rumilly et Conrad Black ainsi que dans la série télévisée Duplessis, scénarisée par Denys Arcand. L’objectif de l’auteur est d’expliquer le décalage entre l’historiographie qui tente depuis longtemps de nuancer le duplessisme et la mémoire populaire qui conserve le souvenir de la Grande Noirceur. La conclusion de Berthelot est que les oeuvres de Rumilly, Black et Arcand ont rejoint le public au moment où l’effort de construction de la mémoire était déjà parvenu à imposer la sombre vision du duplessisme. Ces trois biographies de Duplessis, écrites en réaction à la tentative des partisans du mythe de la Révolution tranquille d’imposer leur vision, auraient contribué à consolider la légende noire bien malgré leurs auteurs. Avec Duplessis est encore en vie, Berthelot couvre un terrain qui dépasse l’ambition d’un simple mémoire de maîtrise en analysant la construction de la mémoire dans un cadre beaucoup plus large.

Quelle est la place de ce livre dans la littérature scientifique ? Plusieurs sujets abordés (bilan historiographique du duplessisme, genèse de la mémoire de la Grande Noirceur, analyse des oeuvres de Rumilly, Black et Arcand…) ont déjà été traités auparavant. La question de la mémoire est abordée par plusieurs auteurs dans l’ouvrage collectif dirigé par Xavier Gélinas et Lucia Ferretti, publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Duplessis[2]. Le chapitre d’Éric Bédard[3] traite spécifiquement de la série Duplessis, à laquelle Berthelot consacre plus d’une cinquantaine de pages. À quel point Duplessis est encore en vie présente-t-il une analyse nouvelle ?

Il ne s’agit pas d’un ouvrage de vulgarisation puisque l’auteur ne se contente pas de rendre accessibles au public les grandes lignes de la recherche. Il ne s’agit pas non plus d’une monographie historique au sens traditionnel puisque le livre ne se prétend pas un apport à la connaissance basé sur la recherche en archives. Un spécialiste de la période découvrira une analyse littéraire riche des biographies de Maurice Duplessis, mais apprendra bien de peu de chose sur le plan des faits. Le livre de Berthelot est avant tout une invitation au public à revisiter une période de notre histoire et à découvrir le processus de construction de sa mémoire. Là se trouve toute sa pertinence.

Le livre est structuré de façon irrégulière. Chacune des quatre parties traite un aspect différent de la mémoire de Maurice Duplessis et l’analyse varie considérablement d’un sujet à l’autre.

La première partie présente la construction de la mémoire de Duplessis du lendemain de son décès en 1959 jusqu’à la défaite totale de l’Union nationale aux élections générales de 1973. On y raconte les difficultés du parti fondé par Maurice Duplessis à bâtir son identité propre après la disparition de son premier chef. L’auteur unit les archives de presse, les entrevues avec des acteurs de l’époque et un solide bilan de la littérature pour offrir un récit aussi complet que possible de la construction de l’image de Duplessis par l’Union nationale et ses opposants. On y découvre les premiers affrontements entre ceux qui souhaitent préserver la mémoire du « Chef » et ceux qui entreprennent de « noircir » son souvenir, notamment les journalistes Pierre Laporte et Leslie Roberts.

La deuxième partie, qui est le coeur du livre, présente les biographies de Duplessis par Robert Rumilly et Conrad Black ainsi que la série Duplessis de Denys Arcand. Cette section est une version retravaillée du mémoire de maîtrise de Berthelot. On ne s’étonnera donc pas d’y trouver une analyse littéraire plutôt qu’historique. C’est précisément ce qui fait l’intérêt de cette partie, puisqu’elle présente une vision très différente de celle des historiens qui ont déjà analysé les mêmes écrits.

L’analyse des biographies de Rumilly et de Black est particulièrement pertinente puisque ces deux oeuvres servent encore de références malgré toutes les critiques qu’on leur a adressées. J’ai déjà expliqué comment l’utilisation de ces deux oeuvres a contribué à créer et à perpétuer certains mythes sur la Grande Noirceur[4]. Malgré leurs défauts, ces livres sont considérés comme des sources fiables dès lors qu’ils confirment les préjugés des historiens.

Berthelot évite de tomber dans les mêmes écueils que les historiens universitaires qui trop souvent ont balayé Rumilly et Black du revers de la main en raison des lacunes de leur méthode et de leur biais évident. Rappelons-nous ce compte rendu de Michel Brunet sur l’Histoire du Canada de Rumilly, qui commençait ainsi : « Pas d’index. Pas de bibliographie. Pas de notes. 592 p.[5] » Berthelot ne s’intéresse pas à la démarche historique des deux auteurs. À quoi bon tirer sur l’ambulance ? Son objectif n’est pas de confirmer ou d’invalider les thèses de Rumilly et de Black, mais bien de comprendre leur démarche, de la situer dans son contexte, et d’en évaluer l’impact sur la construction de la mémoire. Sur ce plan, la mission est accomplie. L’auteur démontre bien comment le Duplessis que la mémoire collective a retenu se trouve à mi-chemin entre « le roi du Québec » encensé par Rumilly et « l’adorable canaille » dépeinte par Black.

Chacun des trois chapitres de cette section débute par une brève biographie de l’auteur étudié. On s’étonne de constater que la biographie de Rumilly par Jean-François Nadeau[6] est à peine référencée deux fois en 19 pages. Ce choix est cohérent avec le ton général du livre, qui semble ambitionner d’offrir un regard aussi « neutre » que possible, tant sur Duplessis lui-même que sur les acteurs qui en ont construit la mémoire. Nadeau ne faisant pas un secret de son biais négatif à l’endroit de Rumilly, il semble logique de retourner aux sources pour bien cerner le personnage. Le chapitre biographique sur Black est malheureusement moins riche, parce qu’il puise principalement dans l’autobiographie du principal intéressé, ce qui n’empêche pas le récit d’être révélateur.

Pour le lecteur non initié, les deux chapitres consacrés aux oeuvres de Rumilly et de Black permettent de découvrir les épisodes les plus importants de la vie de Duplessis. On apprend également comment la vision des deux auteurs influence le récit. Les deux biographies sont analysées en tant que récits narratifs et non en tant que biographies historiques, car l’ambition des deux historiens était bien de créer un personnage mythique.

On peut reprocher à Berthelot de trop en laisser à l’interprétation du lecteur. Les différentes interprétations du duplessisme sont rarement confrontées aux faits ou, du moins, à l’état actuel de la recherche. Prenons l’exemple du « un sou la tonne », une formule choc qui a traversé les décennies. Berthelot mentionne ce slogan libéral et nous explique que Rumilly reprend le discours du ministre de l’Union nationale Jonathan Robinson pour y répliquer. Qu’en est-il réellement ? Le minerai de fer a-t-il effectivement été vendu à un sou la tonne ? Rumilly a-t-il raison de réfuter cette formule choc ? Que nous dit l’historiographie sur le sujet ? Le lecteur est libre de faire sa propre interprétation et devra mener ses propres recherches pour répondre à ces questions. Berthelot ayant visiblement lu tout ce qui a été écrit sur Duplessis, on s’étonne de ce refus de prendre position.

Après Black et Rumilly, Berthelot s’intéresse à l’oeuvre d’Arcand. Le défi de ce chapitre était simplement de ne pas répéter ce qui avait déjà été écrit par Éric Bédard sur le sujet. Encore une fois, l’intérêt se trouve dans l’analyse littéraire. Là où Bédard s’intéressait principalement au contexte entourant la production de la série et sa réception, Berthelot nous fait découvrir comment Duplessis s’inscrit dans l’oeuvre de Denys Arcand en nous présentant le personnage principal comme un « cynique lucide ». Loin d’en faire l’unique responsable de la Grande Noirceur, le scénariste nous présente Duplessis comme un politicien habile qui a su jouer sur les travers de la société dans laquelle il a vécu et qui n’aurait jamais pu dépasser les limites qui lui étaient imposées par elle.

Environ 35 pages sont consacrées à un résumé très détaillé de la série et parsemé de longs extraits des dialogues. Encore une fois, l’auteur évite de confronter l’oeuvre à la réalité historique. On trouve une des rares exceptions du côté du personnage de Camille Pouliot, ministre de la Chasse et des Pêcheries, qui n’apparaît que 20 secondes à l’écran et qui malgré tout a droit à un généreux paragraphe où l’auteur compare l’interprétation de la série avec l’individu tel qu’il était dans la réalité (p. 256). Pourquoi ne pas en avoir fait autant pour d’autres personnages ou situations ? Que pourrait-on dire du personnage de Paul Sauvé, présenté dans la série comme un intrigant sournois, ambitieux et manipulateur dont le mythique « Désormais » n’aurait été, selon Arcand, que de la poudre aux yeux pour tromper les électeurs ? Que peuvent nous apprendre les caricatures d’Antonio Élie, de Mgr Cabana et du cardinal Villeneuve sur la vision du scénariste et sur le regard des Québécois sur leur passé ? Approfondir l’analyse aurait été de plus grand intérêt que les très nombreux extraits de dialogues qui alourdissent ce chapitre.

La troisième partie présente le fossé entre la recherche universitaire, qui multiplie depuis plus de 30 ans les approches nuancées du duplessisme, et les oeuvres destinées au grand public, qui semblent condamnées à présenter des visions catégoriques, oscillant entre la condamnation implacable et l’adulation nostalgique. Cette partie est la continuité directe de la première, puisqu’on y découvre la suite et la fin de l’histoire de l’Union nationale. Une revue de presse exhaustive permet à l’auteur de rendre compte de la façon dont le souvenir de Duplessis a été constamment utilisé, au risque d’être déformé, afin de noircir les adversaires politiques et idéologiques. Ce faisant, politiciens, journalistes et essayistes ont contribué à perpétuer le mythe de la Grande Noirceur.

La quatrième partie, la plus brève du livre, est en quelque sorte un essai où l’auteur présente sa propre vision de la mémoire de Duplessis telle qu’on l’entretient aujourd’hui. Tout en reconnaissant les reproches bien légitimes qu’on a pu adresser au chef de l’Union nationale, Berthelot remet les choses en perspective et démontre qu’on ne peut blâmer un seul homme pour tout ce que les Québécois n’acceptent pas de leur passé. Plutôt que d’expliquer ses succès électoraux par la corruption et l’influence cléricale, l’auteur les attribue à sa capacité à « rejoindre les différents niveaux de la société de son temps, des petites gens aux grands décideurs » (p. 365). Le lecteur est libre d’adhérer ou non à cette interprétation, mais reconnaissons à Berthelot le mérite d’avoir basé sa thèse sur une recherche exhaustive et sur une explication détaillée.

De tous les livres publiés sur Duplessis dans la dernière décennie, celui-ci est probablement le plus accessible. Berthelot ne tient jamais pour acquis que le lecteur connaît déjà la matière dont il traite, ce qui rend le livre particulièrement facile d’approche pour le grand public. Le ton n’est jamais cassant ou prétentieux. Pour l’universitaire comme pour l’amateur d’histoire, la lecture en est agréable. Ceci explique au moins partiellement le succès du livre.

Il ne s’agit pas de la première tentative de nuancer la mémoire de Duplessis et ce ne sera probablement pas la dernière. Le plus grand succès de Berthelot est d’être parvenu à partager cette remise en question avec un large lectorat plutôt que de s’en tenir au cercle restreint des initiés. Le décalage bien démontré entre la recherche universitaire et la mémoire collective illustre la difficulté des historiens à rejoindre le grand public. Peut-être fallait-il un diplômé en littérature pour donner aux Québécois le goût de redécouvrir leur histoire ?