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The Global Politics of Poverty in Canada est une remarquable analyse de la période des années 1960 et 1970 qui comble le fossé historiographique entre le développement communautaire régional et celui à échelle internationale. Will Langford propose quatre études de cas qui nous mènent, dans des chapitres jumelés, du Petit lac des Esclaves, dans le nord de l’Alberta, jusqu’au sud-ouest de Montréal, au Cap-Breton et même en Tanzanie. Les deux premiers cas portent sur le développement communautaire (Alberta) et le travail d’animation sociale (Québec) de la Compagnie des jeunes Canadiens/Company of Young Canadians. Les suivants sont campés au sein de la Société de développement du Cap-Breton, puis dans les services universitaires canadiens outre-mer de CUSO International en Tanzanie. La circulation des personnes et des idées au coeur de ces initiatives de développement rend cette étude particulièrement cohérente et captivante.

Le développement a émergé en réponse aux inégalités de la croissance économique (puis au déclin) et aux disparités constatées selon les appartenances géographiques au Canada et à l’étranger. Les pauvretés urbaine et rurale devenaient alors de plus en plus préoccupantes, exigeant des actions urgentes. Les années 1960 et le début des années 1970 ont été marqués par la philosophie modernisatrice, l’État interventionniste et la notion néfaste de la « culture de la pauvreté », qui prétendait que la pauvreté n’était pas seulement une situation matérielle produite par des forces structurelles, mais également une condition comportementale qui nécessitait une intervention extérieure ou une forme d’animation sociale. L’exploration de l’animation sociale et de ses nombreuses variantes, effectuée de manière approfondie dans ce livre, confirme la place centrale qu’elle a occupée dans la pensée du développement au Québec, en particulier au cours de cette période.

Comme le suggère le titre de l’ouvrage, Langford met l’accent tout au long de celui-ci sur la politique mondiale de la conception du développement. Les origines impériales du développement communautaire, comme partie intégrante des projets coloniaux français et britanniques, sont clairement mises en évidence, tout comme l’attrait subséquent des perspectives de décolonisation mondiale sur les militants de gauche de la Compagnie des jeunes Canadiens (CJC). Langford est particulièrement habile dans son examen des courants idéologiques du réformisme libéral, de la nouvelle gauche et de l’extrême gauche, qui se disputaient l’influence au sein de la CJC. Ces volontaires idéalistes de la classe moyenne s’inspiraient « des idées de libération du tiers-monde ainsi que des écrits gauchistes d’Europe continentale… [ils] s’inscrivaient dans un mouvement de contestation transnationale de l’autorité politique et culturelle dominante » (p. 127).

Une des caractéristiques malheureuses de l’histoire intellectuelle de la gauche au Canada est l’érection des activistes de la classe moyenne comme seuls protagonistes, au détriment des membres plus locaux et moins éduqués de la classe ouvrière. Dans cet ouvrage, ces derniers, de même que les personnes racisées, sont une fois de plus éclipsés. Il ne pourrait difficilement en être autrement puisque Langford se fie en grande partie sur des documents produits par l’État, à savoir ceux de la CJC/CCJ, de la Société de développement du Cap-Breton et du CUSO. En effet, s’il évite intelligemment de nous offrir une histoire institutionnelle, son appui sur les archives institutionnelles mobilise son interprétation et détermine les protagonistes de son étude. Langford est conscient de cet enjeu et critique le « néo-impérialisme » potentiel de ces jeunes de la classe moyenne dont il dépeint le travail de développement au sein de ces divers groupes. Mais l’historien ne risque-t-il pas ainsi de reproduire involontairement lui-même ici cette perspective néo-impériale ?

Dans le cas de Saint-Henri, Langford attribue l’effervescence de l’activisme de quartier à Paulo Freire et aux marxistes autonomes d’Italie du Nord plutôt qu’à une longue histoire de luttes de la classe ouvrière au sein du quartier lui-même ou d’organismes plus localement enracinés comme le Projet d’organisation populaire, d’information et de regroupement (POPIR). La thèse doctorale de Fred Burrill, sur le point d’être achevée et qui porte sur Saint-Henri durant cette période, offrira bientôt un correctif important à cet argumentaire. Dans le chapitre sur la Petite-Bourgogne, traitée ici comme faisant partie de Saint-Henri (ce qui est discutable, comme je le montre dans mon propre livre à paraître[1]), Langford ne parvient pas non plus à intégrer de la documentation importante concernant la communauté noire, laissant cette communauté, pourtant aujourd’hui indissociable de la Petite-Bourgogne, dans l’ombre de l’histoire. L’étude aurait été considérablement renforcée si davantage de sources locales avaient été consultées et si des entretiens d’histoire orale ciblés avaient été menés.

En dépit de mes réserves à propos du recours prépondérant à des sources institutionnelles et de certaines des analyses en découlant, le chapitre le plus fort de l’ouvrage est le chapitre 4, portant sur l’émergence à Saint-Henri de l’« animation révolutionnaire », qui « a fusionné de manière créative les idées socialistes du tiers-monde et de l’Europe au militantisme de gauche à un contexte politique en transition à Montréal ». Les histoires du Comité ouvrier Saint-Henri (COSH) et de la Maison des jeunes travailleurs sont particulièrement importantes – pour moi beaucoup de choses sont inédites ici. Si elles constituent une très belle histoire, il reste qu’elles reproduisent essentiellement la perspective des jeunes organisateurs de la classe moyenne du CJC/CYC.

En se consacrant ensuite au développement économique régional au Cap-Breton, Langford laisse de côté les luttes idéologiques de la gauche et montre comment celui-ci a pu servir les élites locales. La Société de développement du Cap-Breton a géré l’abandon progressif de l’industrie charbonnière de l’île et a cherché à diversifier les bassins houillers grâce à des subventions de l’État pour la relocalisation des entreprises. Ceci passa d’abord par la réindustrialisation, puis, lorsque celle-ci a échoué, par l’adoption d’un tourisme post-industriel et une économie ovine, qui ont également achoppé. Ces stratégies de « prospection industrielle » (p. 168) ou de « boosterisme » ont une longue et ignoble histoire en Amérique du Nord.

L’histoire des efforts de développement du Canada en Tanzanie, façonnée par les tensions de la guerre froide, a principalement consisté à envoyer comme enseignants de jeunes volontaires canadiens inexpérimentés de la classe moyenne. Or à l’époque, autant les réformateurs que les radicaux de CUSO ont fait preuve de déférence à l’égard du socialiste africain Julius Nyerere qui, en dépit de son autoritarisme à la tête de la Tanzanie non alignée, avait réussi à charmer de nombreux intellectuels et gauchistes occidentaux. Langford fait bien de mettre en évidence l’apport des volontaires noirs et autochtones, comme il le fait dans le cas du Nord de l’Alberta, de même que les contradictions profondes de l’impulsion du développement à travers les diverses échelles géographiques.

Il ne fait aucun doute que The Global Politics of Poverty in Canada apporte une contribution originale majeure à l’histoire du Québec et du Canada après 1945. En fait, par la manière dont il rassemble efficacement des études de cas apparemment disparates en une seule étude, cet ouvrage représente également une forme de modèle. Il peut avantageusement accompagner les études récentes de Tina Loo et de Ted Rutland. Reste qu’une approche partant de la base de cette histoire du développement et du déplacement social apparaît plus nécessaire que jamais.