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Né en 1829, Henri-Gustave Joly de Lotbinière est aujourd’hui un homme méconnu, et ce, même s’il a occupé les plus hautes fonctions auxquelles un politicien puisse aspirer. À son bref mandat de premier ministre (1878-1879) s’ajoute une grande carrière politique : Joly siège à l’Assemblée de la province du Canada de 1861 à 1867 ; à l’Assemblée législative du Québec, de 1867 à 1885 ; à la Chambre des Communes de 1867 à 1874, puis de 1896 à 1900. Toutefois, la toponymie de la ville de Québec ne lui réserve qu’une toute petite rue. Un manoir, un boisé et un village rappellent le nom de celui qui a également occupé le poste de lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique de 1900 à 1906. Les livres d’histoire ne le mentionnent qu’au passage.

Le sous-titre Un premier ministre improbable est bien choisi. L’auteure, Lucie Desrochers, diplômée en histoire et en science politique, démontre que Joly a su laisser une empreinte durable dans le paysage politique québécois malgré une personnalité inadaptée aux enjeux partisans. Au fil de cette biographie riche en informations, le lecteur découvrira un homme surprenant, autant par son tempérament que par ses passions ou par l’importance de la marque qu’il a laissée dans l’histoire.

L’ouvrage de Desrochers repose sur une documentation étoffée comportant de nombreuses synthèses, monographies et biographies sur la période traitée ainsi que sur divers sujets connexes, tels les chemins de fer, les débuts de la Confédération ou encore le Parti rouge, ce qui garantit une maîtrise du contexte politico-économique dans lequel évolue Joly. Le corpus de sources est, quant à lui, très diversifié. L’auteure a recours, entre autres, au fonds d’archives de la famille Joly, mais aussi à ceux d’Honoré Mercier, de Félix-Gabriel Marchand et de Wilfrid Laurier, pour ne nommer que ceux-là. Certains fonds d’organismes comme ceux de l’Archidiocèse de Québec et du Quebec and Gosford Railway sont aussi mobilisés. Desrochers a également pris soin de dépouiller les journaux et les sources parlementaires, en plus d’avoir consulté plusieurs rapports émis par le gouvernement du Québec pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Afin de permettre de documenter son enfance, est également incluse la correspondance de Joly ainsi que celle d’autres personnes, comme Louis-Joseph Papineau. À ce titre, la biographie ne se limite pas à la carrière politique de Joly, mais couvre l’ensemble de sa vie en 20 chapitres. Le livre est agrémenté de quelques documents iconographiques ainsi que d’un tableau fort utile répertoriant les noms, les années de naissance, de mariage et de mort des enfants de Joly et de sa femme, Margaretta Gowen. Le plan de l’ouvrage respecte généralement la chronologie bien que des retours en arrière soient parfois nécessaires au sein d’un chapitre.

Avant de se lancer dans la carrière politique de Joly, Desrochers consacre plusieurs pages à sa vie familiale. Son enfance, son éducation, ses parents, ses passe-temps, ses intérêts et ce que les adultes pensent de ce jeune garçon sont traités dans les premières pages de l’ouvrage. L’auteure remonte même l’arbre généalogique de Joly afin d’expliquer ses origines : né en France, de foi protestante et issu d’une famille de seigneurs, Joly sera, on le comprend, un politicien atypique.

Bien que l’ouvrage soit divisé en fonction des moments marquants de sa carrière politique, les péripéties familiales et personnelles n’en sont pas moins évoquées et, bien souvent, elles sont en lien direct avec la politique. En 1851, ses parents lui céderont la propriété de la seigneurie, ce qui, selon Desrochers, constitue surtout un geste politique, car Joly devient par le fait même éligible pour se présenter comme candidat dans Lotbinière. Déjà, ses adversaires se moquent de celui que l’on considère « mieux préparé à devenir maître de danse que député » (p. 38). De plus, son allégeance politique n’est pas claire lors de sa toute première campagne électorale, laquelle se solde par un premier revers pour Joly. Cette ambivalence est un signe avant-coureur du manque de combativité qui lui sera attribué par la suite. Finalement élu en 1861, il se ralliera aux rouges modérés formant l’opposition, même si les journaux ont cru pendant un moment qu’il serait du côté du gouvernement, puis indépendant. En moins de deux ans, il a déjà la réputation d’un orateur poli, d’un politicien candide et d’un jeune homme sympathique, superficiel et naïf (p. 62). Une fois devenu – presque malgré lui – chef d’une opposition plus ou moins organisée en 1868, on lui reprochera son manque de fermeté envers le gouvernement. Joly n’a pas l’intention de mener une « opposition déraisonnée » (p. 88) et privilégie une approche constructive, ce qui aura pour effet d’agacer ses alliés et de fragiliser son leadership.

Joly goûte au pouvoir d’une façon controversée, grâce au « coup d’État » du 2 mars 1878. Cet épisode, bien que complexe, est toutefois vulgarisé pour permettre au lecteur peu familier avec la politique du XIXe siècle de s’y retrouver. Lorsque Desrochers aborde un événement politique particulier, elle se donne la peine de le remettre dans son contexte et n’abandonne pas son lecteur sans explications quand il est question de technicités parlementaires. L’auteure insiste sur le fait que les adversaires de Joly se réjouissent qu’il reste chef du Parti libéral après avoir perdu le pouvoir. En 1883, il présente pour la troisième fois sa démission comme chef de parti ; cette fois, elle est acceptée : ses détracteurs au sein de son propre parti s’entendent pour dire que s’il a les qualités d’un gentleman, il n’a jamais eu celles de chef (p. 252). Pour appuyer son propos selon lequel Joly semble inadapté à la politique de son époque, l’auteure évoque la révulsion du politicien pour le patronage, une tendance non seulement courante, mais indispensable en politique partisane. Or, la partisanerie n’a jamais été l’affaire de Joly, ni du temps où il était premier ministre, ni de celui où il était ministre à Ottawa.

Toutefois, ce que l’on a toujours considéré chez lui comme des défauts finissent par le servir. Lorsqu’au début des années 1890 des organisations ontariennes, stimulées par la loi sur les biens des Jésuites, craignent un complot catholique visant à prendre le contrôle de l’État, Joly se rend en Ontario à la demande de Laurier pour apaiser les tensions. On se dit que Joly donnera une « image inoffensive du Québec » (p. 302). Sa carrière politique s’achève avec son mandat de gouverneur général de la Colombie-Britannique, où règne un désordre politique. Si Joly y est d’abord perçu comme un étranger, sa foi protestante ainsi que son mariage avec une femme issue de la communauté anglophone de Québec représentent des atouts, de même que son aptitude à faire des compromis ainsi que sa nature impartiale. Tout au long de sa carrière politique, Joly entretiendra des doutes sur ses capacités à bien représenter ses concitoyens en raison de sa foi et de ses origines. Les journaux du Québec les alimenteront en s’appuyant sur ces différences pour le dénigrer.

L’auteure nous donne, par l’intermédiaire de la carrière politique de Joly, un aperçu de la tumultueuse vie politique québécoise – fortement influencée par l’Église – de la seconde moitié du XIXe siècle, tout en parvenant à fournir aux lecteurs suffisamment d’éléments contextuels pour saisir la nature des enjeux, des querelles et des rivalités politiques de l’époque. Il sera question de l’ingérence de l’Église, de l’instauration du vote secret, des premiers débats publics entre chefs de partis et candidats, des liens entre les compagnies de chemin de fer et les élus, de la Confédération, des tentatives d’abolition du double mandat de député fédéral et provincial, de l’affaire Louis Riel et de la question des écoles catholiques-francophones du Manitoba.

Promoteur du système métrique, grand défenseur de la préservation des forêts, surnommé « l’ami des Chinois » en raison de son attitude conciliante envers ceux-ci, Joly apparaît constamment en discordance avec les idées dominantes de son époque. Son engagement ne se limite pas au domaine politique ; il a, entre autres, participé au congrès de l’American Forestry Association au nom du Québec en 1889 et en 1890 en plus d’avoir été président du premier Carnaval de Québec en 1894. Peu nombreux sont ceux qui ont cumulé au cours de leur vie les statuts de seigneur, de premier ministre, de lieutenant-gouverneur et de député dans deux assemblées à la fois tout en conservant une remarquable humilité. Desrochers est parvenue à son objectif d’écrire une première biographie exhaustive de Joly, dont l’impact sur la société québécoise fut non négligeable. Elle a su montrer en quoi il était improbable qu’un homme de son tempérament occupe la fonction de premier ministre. Après cette lecture, on retiendra surtout de Joly qu’il fut un artisan sous-estimé de la société québécoise moderne qui a davantage tenu à s’impliquer et à être utile qu’à occuper l’avant-scène.