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Dans Taking to the Streets : Crowds, Politics, and The Urban Experience in Mid-Nineteenth-Century Montreal, l’historien de l’Université Ryerson Dan Horner s’adonne au périlleux exercice de la transformation d’une thèse en un volume édité. Constituant sans contredit un apport à l’étude de Montréal, ce livre descriptif et analytique a remporté le prix Clio en 2021. Il se penche sur l’utilisation de la rue à des fins politiques à Montréal et, plus spécifiquement, aux mouvements de foules et à leur occupation de l’espace. Deux évènements à caractère national délimitent la période scrutée, soit la parade militaire qui vise à souligner l’Acte d’Union en 1841 et l’incendie du parlement en avril 1849. Pour Horner, la ville est alors en proie à de vives tensions sociales et politiques. Ces tensions servent de trame de fond à des chapitres qui sont majoritairement structurés de façon chronologique et, simultanément, thématique. De fait, seul le premier des six chapitres échappe à cette organisation. Il est consacré à un état des lieux où les principaux courants idéologiques qui ponctuent le livre sont annoncés. L’auteur y défend une position intéressante qui n’est pas pleinement mobilisée par la suite : la méfiance que les autorités développent envers les rassemblements populaires à la suite des troubles de 1837-1838.
La deuxième partie de l’ouvrage débute par un examen de la résistance manifestée par les vendeurs de muffins en 1844, lorsque le conseil municipal cherche à circonscrire leur utilisation des cloches, considérées trop bruyantes. Pour l’auteur, la volonté réglementaire qui émane de la nouvelle institution résulte d’un désir de transformer la ville en un espace ordonné, aéré et éclairé. Cet aménagement urbain favorise, pour ces réformateurs, la circulation des personnes et des biens et il restreint les comportements jugés acceptables au détriment, le plus souvent, des moins nantis. Pour mieux comprendre les stratégies mises en place par les tenants du discours libéral, le chapitre s’attarde aux tentatives de contrôle qui affectent surtout de petits métiers : les vendeurs itinérants, les charretiers ainsi que les jeunes garçons travaillant en tant que camelots ou jouant dans la rue. Il examine également les frictions engendrées par le mouvement de tempérance et les efforts déployés pour réguler la prostitution. En plus de démontrer que l’emploi d’un vocabulaire hostile et moralement connoté est une des tactiques retenues par les réformateurs, Horner établit que leurs menées visent le plus souvent des activités privées qui déclenchent des rassemblements. Selon lui, elles échouent, car elles se heurtent à des habitudes quotidiennes socialement ancrées et à l’opposition subtile de certains groupes dont les intérêts économiques sont menacés.
Dans le chapitre trois, cet affrontement pour l’espace urbain montréalais prend une nouvelle tournure puisqu’il porte sur les travailleurs migrants d’origine irlandaise qui oeuvrent à la construction du canal de Lachine. Il brosse spécifiquement un portrait des grèves de 1843 et des coutumes protestataires agraires (charivaris, parades nocturnes, etc.) qui dérivent souvent en actes de violence et auxquelles les ouvriers font appel pour obtenir une augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Horner souligne que cette communauté reste marginalisée, malgré les mesures adoptées pour s’allier aux Irlandais déjà installés. Ce chapitre se penche en outre sur leur rejet par les élites montréalaises. Il révèle leur inhabilité à maintenir l’ordre qu’elles préconisent face à une foule qui lutte contre les inégalités engendrées par l’industrialisation et un capitalisme sauvage.
Par la suite, le chapitre quatre explore les rapports entre foule et évènements, des émeutes électorales en passant par les défilés des sociétés nationales, les cortèges funéraires et les célébrations publiques. Ces cas permettent d’aborder les pratiques culturelles de la rue et leur impact sur la vie publique à Montréal durant les années 1840. L’auteur avance que les communautés impliquées cherchaient ainsi à obtenir de l’autorité et une influence politique et, parallèlement, à empêcher les autres groupes de faire de même. Pour y arriver, les élites civiques tenteraient de se présenter comme étant modérées. Elles adopteraient donc des comportements qui respectent les conventions : une capacité a jugulé leurs émotions et un usage fleuri des mots. Par cette mise en scène de groupe, elles se distancieraient alors de la culture populaire.
Le chapitre cinq montre qu’en utilisant les mêmes mécanismes de visibilité ostentatoire et une ferveur expressive qui demeure contrôlée, l’Église catholique veut transmettre une autre vision de la respectabilité, stimuler la piété de ses ouailles et démontrer la cohésion de la communauté. Elle instrumentaliserait également les manifestations de cette piété populaire afin de renforcer sa légitimité en tant qu’actrice politique et sociale. Souhaitant illustrer cette situation, l’auteur examine la visite de l’évêque de Nancy en 1840, le mouvement de tempérance et les célébrations de la Fête-Dieu. Il souligne au passage que ces célébrations suscitent des tensions avec les protestants. Ces tensions communautaires émergent pleinement dans le sixième chapitre, qui traite de la crise des mesures d’indemnisation à la suite du conflit de 1837-1838, de l’incendie du parlement et des altercations partisanes qui suivent cette destruction. Le texte affirme que les contestations brutales des conservateurs résultent d’une vision sectaire de la politique coloniale. Ces derniers rejettent le gouvernement responsable, car, pour eux, les autorités impériales doivent exercer leur pouvoir pour protéger la communauté anglo-protestante, déjà en perte de pouvoir dans la partie est du Canada. Ce chapitre conclut également que la diminution progressive des violences partisanes est plus due aux changements sociaux qui dictent les moeurs acceptables qu’à un effet de ressac après la destruction de l’édifice parlementaire.
Taking to the Streets réussit à faire ressortir les divergences politiques et sociales qui s’expriment souvent à travers des mouvements de foule pouvant être agressifs. Il fait de surcroît émerger un florilège intéressant d’activités qui se déroulent dans les rues durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Il présente quand même deux faiblesses. La première concerne la période choisie. L’auteur a sélectionné des évènements dont la portée ne se limite pas à la population locale, ce qui soulève une question. Sont-ils significatifs dans la transformation sociale et spatiale de Montréal ? L’ouvrage ne le démontre pas pleinement. Dans la mesure où d’autres villes canadiennes semblent en proie à des affrontements similaires, il y a aussi lieu de se demander si la majorité des tiraillements qui agitent la foule montréalaise sont spécifiques à la métropole. Le deuxième problème du texte est de nature méthodologique. En s’appuyant essentiellement sur les archives juridiques et la très partisane presse de l’époque, Taking to the Street introduit des biais qui ne sont pas relevés par Horner et qui expliquent entre autres la quasi-absence de la voix des femmes. Faute de documents sur lesquels se baser, l’auteur est de surcroît régulièrement amené à spéculer. Parallèlement, le traitement réservé aux images est contestable. Ainsi, certaines d’entre elles sont attribuées au mauvais artiste, ce qui est le cas de la représentation de l’incendie du parlement qui n’est pas due à Joseph Légaré. Pour d’autres, l’auteur ne tient pas compte de l’identité des créateurs. Par exemple, une oeuvre du Britannique Francis Augustus Grant est utilisée pour illustrer les troubles qui surviennent au moment où le brasier est déclenché. Or, l’homme est un officier de la suite de Lord Elgin. En l’ignorant et en omettant le journal personnel et la correspondance de Grant, Horner se prive de rapports éclairants entre les représentations scripturales et visuelles ainsi que d’un témoin privilégié de la destruction de l’édifice. N’en demeure pas moins que Taking to the Street est un livre bien écrit et accessible à un public plutôt large qui défriche un pan jusqu’alors méconnu de la vie urbaine montréalaise. Horner identifie plusieurs facettes des manifestations sociales et il est nuancé dans son analyse des rapports entre les classes. Par ailleurs, il restitue la complexité des relations entre les communautés qui peuplent la rue, cet espace public des années 1840.