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Dire que le documentaire d’Hélène Pelletier, Bataille pour l’âme du Québec, a suscité de vives réactions est un euphémisme. Il n’y a qu’à jeter un oeil aux critiques qui lui ont été adressées les jours suivant sa diffusion, mais aussi aux débats qui ont découlé entre les tenants de diverses sensibilités intellectuelles[2]. En offrant un survol historique de l’évolution du nationalisme québécois depuis la Révolution tranquille, et notamment de son virage identitaire entrepris au lendemain du second échec référendaire de 1995, Pelletier soulève des questions légitimes sur l’état actuel de la question nationale au Québec. Comment expliquer que le nationalisme québécois, autrefois en lutte pour la survivance et ensuite s’inscrivant dans une logique d’autodétermination partagée par d’autres peuples dominés de la planète, en serait venu à s’orienter vers un conservatisme identitaire assumé et endurcit ? Pour Pelletier et plusieurs intervenants issus du milieu universitaire et politique, l’élection de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en 2018 et la mise de l’avant d’un discours politique populiste centré sur les intérêts de la majorité historique canadienne-française symboliseraient l’aboutissement de la régression idéologique du nationalisme québécois observable depuis le dernier quart de siècle. Nous assisterions ainsi au retour d’une certaine Grande Noirceur, notamment du point de vue de l’orientation idéologique du nationalisme québécois. En somme, la démarche intellectuelle de Pelletier s’inscrit dans la lignée de plusieurs essais publiés durant la dernière décennie qui tentaient de comprendre les tenants et aboutissants de ce retour à un nationalisme canadien-français que plusieurs qualifient de « conservateur » ou de « droite »[3]. Soulevant des questionnements au coeur de l’actualité, le documentaire fait une large place à de grands spécialistes de la question nationale au Québec, dont Pierre Anctil, Gérard Bouchard, Jean-François Nadeau, Jacques Beauchemin et Jean-Pierre Couture, entre autres. Des intervenants plus jeunes, dont le musicien indépendantiste Émile Bilodeau et l’humoriste Manal Drissi, offrent également des témoignages montrant le fossé qui sépare les tenants de différentes variantes idéologiques du nationalisme, mais aussi entre des militants jeunes et moins jeunes.
Le documentaire d’Hélène Pelletier s’amorce avec une brève présentation de la montée du néonationalisme québécois durant la Révolution tranquille. Elle estime que le nationalisme canadien-français traditionnel se structurait essentiellement dans une logique culturelle défendant le culte de la religion catholique et des ancêtres, le nouveau nationalisme québécois qui émerge durant les années 1960 arbore quant à lui un visage résolument politique et moderne. La quête vers un État québécois politiquement indépendant devient le leitmotiv d’une génération entière de militants qui souhaitent voir le Québec prendre sa place dans le concert des nations. Avec l’arrivée en scène du Parti québécois (PQ) en 1968 et de son élection en 1976, la nation québécoise semblait désormais être sur le point de s’affranchir politiquement de ses démons colonialistes et impérialistes. Pour l’historien-sociologue Gérard Bouchard, le nationalisme libéral et progressif de la Révolution tranquille inspirait de la fierté à tous les Québécois sans exception ainsi qu’une grande foi en l’avenir politique de la nation. Toutefois, cet optimisme allait frapper un mur — voire deux — lors des échecs référendaires successifs de 1980 et de 1995. Avec les deux défaites référendaires, les Québécois auraient littéralement saboté leurs chances d’accéder à la vraie autodétermination politique. Ces défaites politiques, et surtout la honte de ces deux défaites encaissées coup sur coup en l’espace de 15 ans, auraient engendré des sentiments d’amertume, d’aigreur et de frustration dans le subconscient collectif de la nation. Ces sentiments auraient ainsi contribué à forger une mentalité d’assiégé, mentalité dépassant le stade de la déprime post-référendaire observée durant la décennie 1980. Pour le sociologue Jacques Beauchemin, l’échec référendaire de 1995 aurait entraîné l’apparition d’une mauvaise conscience dans les troupes souverainistes. Cette mauvaise conscience, au coeur d’un ouvrage paru en 2002[4], décrit le désir des souverainistes de montrer patte blanche en matière d’ouverture à l’Autre, afin de montrer que la déclaration de Jacques Parizeau du 30 octobre 1995 — l’argent et des votes ethniques — était le fait d’un seul homme qui parlait en son nom et non en celui du mouvement souverainiste. Durant une décennie, les troupes souverainistes s’affaireront à redorer l’image de leur mouvement qui semblait irrémédiablement entaché par les paroles de Parizeau, qui avait lui-même contribué à établir les bases politiques et économiques du Québec moderne dans la seconde moitié du XXe siècle.
Selon Pelletier, différents événements vont toutefois favoriser le durcissement du nationalisme québécois au début du XXIe siècle. Mentionnons les attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001, événement central pour comprendre l’évolution politique des sociétés occidentales dans les premières décennies des années 2000 (qui est d’ailleurs assez peu abordé dans le documentaire). Mentionnons également la crise des accommodements raisonnables, qui débute en 2006 et qui conduit à la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles — aussi appelée commission Bouchard-Taylor du nom de ses deux coprésidents Gérard Bouchard et Charles Taylor. Selon Bouchard, la piètre couverture médiatique quotidienne relative aux interventions citoyennes faites lors des séances de consultation populaires a donné une très mauvaise image des travaux de la commission. Cela, malgré le fait que 98 % des interventions étaient pertinentes et avaient du sens, selon Bouchard. La série d’anecdotes racistes et xénophobes qui ont été retransmises sans discernement à heure de grande écoute a eu pour effet de grossir la crise des accommodements raisonnables en véritable « crise nationale ». Ce contexte précis favorisera la montée de l’Action démocratique du Québec (ADQ) de Mario Dumont, politicien populiste qui mettra de l’avant un discours identitaire fortement teinté par une critique des « privilèges » dont profiteraient les nouveaux arrivants, au détriment des Québécois francophones « de souche ». L’utilisation de formules-chocs et d’un discours populiste ancré dans les dérapages de la commission Bouchard-Taylor contribuera aux succès électoraux de l’ADQ, qui formera en 2007 l’opposition officielle à l’Assemblée nationale du Québec. Dès lors, nombre de politiciens prendront note que le discours identitaire, pour ne pas dire la xénophobie, constitue un thème payant.
C’est dans ce contexte précis que le PQ, notamment sous la gouverne de Pauline Marois, entame son virage identitaire au tournant des années 2010. Profitant du contexte de la grève étudiante et du mécontentement d’une bonne partie de l’électorat par rapport aux politiques du gouvernement libéral de Jean Charest, le PQ est porté au pouvoir aux élections générales de septembre 2012. Durant son court passage à la tête de l’État québécois, le gouvernement minoritaire du PQ propose notamment d’instaurer une Charte des valeurs québécoises, centrée entre autres sur les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État. Le projet de Charte des valeurs, portée par le ministre des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville, stipulait notamment qu’« un organisme public doit, dans le cadre de sa mission, faire preuve de neutralité en matière religieuse et refléter le caractère laïque de l’État tout en tenant compte, le cas échéant, des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de so parcours historique[5] ». Hélène Pelletier insiste pour dire que Jacques Beauchemin, qui fut sous-ministre délégué à la langue française dans le gouvernement Marois, fut l’un des piliers intellectuels sur lequel se basa le virage identitaire du PQ. Désirant renouer des liens avec le caractère laïciste du nationalisme québécois qui émergea lors de la Révolution tranquille, le projet de Charte des valeurs fut au coeur de tous les débats à l’automne 2013. Cependant, de nombreux intervenants y virent là un projet politique populiste et clivant, le PQ semblant chercher à marquer des points sur le dos des minorités culturelles dans le sillon de la crise des accommodements raisonnables. Plus important encore, le projet de Charte des valeurs provoqua un immense mécontentement de la part des étudiants et militants associés aux Carrés rouges qui avaient appuyé, dans une certaine mesure, le PQ aux élections de 2012, à la suite de la Crise étudiante. On assista d’ailleurs à un mouvement de rejet du projet, proposé par le ministre Drainville[6]. Pour certains, la Charte s’attaquait injustement aux minorités et entraîna beaucoup d’appréhension chez les membres des communautés culturelles établis depuis des décennies au Québec. Pire encore, le PQ sommait tous les éléments nationalistes — partis politiques, mouvements militants et intellectuels — d’appuyer le projet de charte. Faut-il d’ailleurs se rappeler que le parti avait menacé de ne pas appuyer le Bloc québécois lors des élections de 2015 si celui-ci n’endossait pas le projet phare du gouvernement Marois. Cette attitude cavalière, qui provoqua en partie la chute du PQ aux élections de 2014, contribua néanmoins à raffermir les réflexes identitaires de nombreux groupes militants s’autoproclamant nationalistes. Selon Hélène Pelletier, les débats acrimonieux entourant le projet de Charte des valeurs ont notamment favorisé l’émergence sur la scène publique de différents groupuscules d’extrême droite se réclamant ouvertement d’un nationalisme ethnique et xénophobe. Des groupes comme La Meute ou Atalante Québec, mis sur pied dans le sillon des controverses identitaires, ont notamment profité du contexte ambiant pour médiatiser leurs actions et leurs revendications axées sur la critique de l’immigration. D’autres associations militantes nationalistes mises sur pied durant la décennie 2010 ont également mis de l’avant un discours associé à la droite identitaire, sans toutefois s’enfoncer dans l’extrémisme des groupuscules de la région de Québec.
Puis, Hélène Pelletier voit dans l’élection de la CAQ de François Legault aux élections générales de 2018 le symbole de la conversion du nationalisme québécois au conservatisme. À la manière de nombreuses autres nations occidentales qui ont élu des gouvernements conservateurs durant les années 2010, une partie de l’électorat francophone semblait maintenant prête à supporter François Legault dans son projet politique. Ce projet, selon plusieurs, faisait de la CAQ le nouveau bateau-amiral de la flotte politique nationaliste au Québec et son capitaine, par ses prises de position, une figure de Duplessis moderne. Ce retour au Canada français et de la défense des principes autonomistes d’autrefois s’accompagnait également d’une volonté politique de mettre en pratique le principe de laïcité de l’État, tel qu’il s’était notamment manifesté en 2013 lors de l’épisode de la Charte des valeurs. Quelques mois après son arrivée à la tête de l’État, la CAQ proposa le projet de loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État) qui fut adopté en juin 2019 et qui reprenait, dans une large mesure, des éléments tirés de la Charte des valeurs péquistes de 2013. Anticipant un raz-de-marée caquiste aux élections générales de 2022 (le documentaire fut diffusé au printemps 2022), il semble désormais évident pour Pelletier et plusieurs spécialistes qu’une large portion de l’électorat francophone a tourné le dos au projet souverainiste et, plus largement, aux fondements civiques du nationalisme québécois. Pour la réalisatrice du documentaire, le retour au Canada français se concrétise à vitesse grand V, avec tous les risques de dérapages que ce retournement implique pour la survivance même du Québec francophone.
S’il suscite le débat, le documentaire Bataille pour l’âme du Québec fait néanmoins peu de place à certains acteurs clés de la transformation récente du nationalisme québécois et à son ancrage dans des schèmes identitaires. Je pense entre autres à l’importance jouée par certains intellectuels à partir des années 2000 dans la (re) construction du cadre idéologique du nationalisme québécois dans une logique conservatrice. Si Pelletier tend à suggérer que c’est le sociologue Jacques Beauchemin qui est essentiellement responsable du virage identitaire québécois[7], elle laisse toutefois complètement dans l’ombre le rôle joué par l’intellectuel qui a, plus que tout autre, contribué à réorienter la nature même du nationalisme québécois : Mathieu Bock-Côté. Dès la publication de son premier essai en 2007, La dénationalisation tranquille[8], Bock-Côté s’est positionné de manière très critique par rapport au nationalisme civique en vogue depuis la seconde défaite référendaire et a su s’imposer dans l’espace public, médiatique et intellectuel comme le fer de lance de la mouvance nationaliste et conservatrice. En ce sens, on ne peut comprendre les mutations intellectuelles et idéologiques du Québec des dernières années, et notamment du nationalisme, sans prendre en considération l’influence immense qu’a eu et que continue d’avoir Bock-Côté. Qui ne se souvient pas du fameux Tweet du 27 juillet 2019 de François Legault, dans lequel le premier ministre encensait le dernier essai de Bock-Côté, L’empire du politiquement correct[9].
De même, Hélène Pelletier a omis d’apporter certaines nuances importantes par rapport à l’idée même de nationalisme et de sa formulation par différents groupes militants, intellectuels et politiques à partir de la Révolution tranquille. En cela, le néonationalisme qui émerge dans les années 1960 et 1970 est formulé en bonne partie en fonction de critères ethniques relatifs à la majorité historique d’origine canadienne-française. Même un René Lévesque, qui est aujourd’hui décrit comme un grand démocrate partisan d’un nationalisme civique[10], proposait en fait un discours nationaliste dans lequel des références à l’ethnie canadienne-française étaient évidentes. C’est d’autant plus vrai à la lecture de son essai-manifeste Option Québec[11], publié en 1968, qui contient de nombreuses références au groupe ethnique canadien-français et à sa culture historique. Dans cet essai, on retrouve également plusieurs passages s’apparentant à un nationalisme ethnique, en vertu des références à certaines menaces liées à l’intégration des nouveaux arrivants dans la société québécoise :
Lorsqu’une nation voit 90 % des immigrants qui viennent se fixer chez elle rejoindre les rangs de la minorité, adopter la langue et fréquenter les écoles de celle-ci, lorsqu’une nation doit se résigner à ce que la majorité de ses fils travaillent chez eux dans une langue étrangère, lorsqu’une nation ne contrôle pas 20 % de l’activité économique sur son territoire, elle n’est pas seulement gravement malade, elle est menacée de disparition. Si elle ne modifie pas radicalement les conditions qui ont permis l’apparition d’un tel état de choses, elle peut tout au plus colmater des brèches qui seront constamment ouvertes chaque fois un peu plus béantes, et retarder la marche d’un processus inexorable[12].
S’il est vrai que le nationalisme de René Lévesque comportait des éléments que l’on pourrait associer à un nationalisme civique, dont ses références au territoire québécois et sa vision de la social-démocratie, il ne faut pas oublier que plusieurs de ses écrits de l’époque étaient également teintés par une filiation intellectuelle à l’ancienne tradition culturelle canadienne-française. En cela, il apparaît évident que certaines nuances auraient bénéficié au récit narratif du documentaire, qui tombe parfois dans l’anachronisme lorsqu’il est question de nationalisme civique, surtout lorsque l’on se réfère au PQ des années 1970 et 1980. En fait, c’est essentiellement à la suite du deuxième référendum de 1995 que s’affirmera beaucoup plus la tendance civique dans le discours nationaliste, tel qu’il sera formulé notamment par les élites politiques associées au PQ.
Pour terminer, le constat général porté à l’écran risque de continuer à susciter des débats. L’effritement du mouvement souverainiste et la difficulté de ses leaders à rallier la jeune génération ainsi que les membres des communautés culturelles constituent des signes qui témoignent du rétrécissement progressif du « nous » collectif dans la formulation intellectuelle et politique du nationalisme québécois, de plus en plus centré sur l’élément canadien-français.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le documentaire peut être visionné gratuitement sur la plateforme numérique ici.tou.tv.
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[2]
Yves Boisvert, « La dérive conservatrice du nationalisme québécois », La Presse, 27 mai 2022 ; Jacques Beauchemin, « Le droit de dire “nous” », La Presse, 3 juin 2022 ; David Santarossa, « Retour sur la Bataille pour l’âme du Québec », La Presse, 2 juin 2022.
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[3]
Jean-Marc Piotte et Jean-Pierre Couture, Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec, Montréal, Québec Amérique, 2012 ; Francis Dupuis-Déri et Marc-André Éthier (dir.), La guerre culturelle des conservateurs québécois, Québec, M Éditeur, 2016 ; Mark Fortier, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté, Montréal, LUX, 2019.
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[4]
Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, VLB éditeur, 2002.
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[5]
Pauline Côté et Félix Mathieu, « Laïcité et valeurs dans l’économie du projet de loi no 60 — Charte des valeurs », Recherches sociographiques, vol. 57, no. 2-3, mai-décembre 2016, p. 394.
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[6]
Lori G. Beaman and Lisa Smith, « “Dans leur propre intérêt” : la Charte des valeurs québécoises, ou du danger de la religion pour les femmes », Recherches sociographiques, vol. 57, no. 2-3, Mai-Décembre 2016, p. 475-504.
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[7]
Beauchemin a d’ailleurs très peu apprécié le fait d’être présenté comme l’artisan intellectuel du virage identitaire du nationalisme québécois. À lire dans Jacques Beauchemin, « Le droit de dire “nous” », loc. cit.
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[8]
Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille : mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire, Montréal, Boréal, 2007.
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[9]
Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Montréal, Éditions du Cerf, 2019.
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[10]
Jérémie Rose, « Des Québécois comme les autres » ? Les communautés culturelles dans le projet politique et national du Parti québécois (1968-1981), Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Sherbrooke, 2020.
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[11]
René Lévesque, Option Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1968.
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[12]
Ibid., p. 154.