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Avec Panique à l’université[1], le professeur de science politique de l’UQAM Francis Dupuis-Déri veut expliquer que la « rectitude politique » et le « wokisme » sont des « menaces imaginaires » comme l’affirme le sous-titre de l’ouvrage. Après d’autres, il apporte ainsi sa contribution aux débats qui agitent depuis quelques années le petit monde intellectuel et médiatique québécois, avec une dizaine d’années de décalage par rapport à ce qui se passe aux États-Unis[2].

Convaincu de connaître la juste mesure des choses, Dupuis-Déri affirme que l’ampleur prise par les discussions publiques sur les discours considérés comme « politiquement corrects » et les actions des activistes dits « woke »[3] relève de rien de moins que d’une « panique » qualifiée de « morale » – car il y a bien sûr d’autres sortes de paniques. Selon lui, « plutôt que de voir l’éveil des consciences comme une avancée scientifique, les polémistes l’ont transformé en épouvantail pour exciter l’opinion publique, identifiant l’antiracisme à un grave problème social et politique, dans les universités et la société en général » (p. 15, nous soulignons). Comme nous le verrons, alors que le titre annonce une « panique à l’université », l’auteur polémique en fait essentiellement avec ces « polémistes » qui sont presque tous extérieurs à l’université. Les titres de l’introduction et des six chapitres donnent le ton : « Survivrons-nous à l’apocalypse féministe et antiraciste ? », « Mots piégés et panique morale » (1), « Sonner l’alarme : un « nouveau » problème éternel » (2), « Amplifier la menace : une terrible « tyrannie totalitaire » (3), « Fabriquer le problème : « on ne peut plus rien dire » » (4), « Déformer la réalité : l’université dominée par les études sur le genre et le racisme » (5), « Produire la panique : l’industrie des idées réactionnaires » (6) et enfin, en conclusion : « Défendre l’homme blanc ».

L’engrenage menant à la « panique » suivrait ainsi certaines étapes : 1) des « polémistes » sonnent l’alarme à partir d’anecdotes, 2) ils amplifient ensuite la menace dans les médias en inventant au besoin des faux problèmes, déformant ainsi la réalité pour enfin 3) produire la panique. Le modèle est simple et on devine déjà que l’auteur va se faire le preux chevalier des personnes ainsi outrageusement attaquées par ces « polémistes » de tous les pays et s’en faire l’avocat principal en prenant la défense des « éveilleurs de conscience ».

Dans cette note critique, on se demandera si le contenu de l’ouvrage répond bien au titre et démontre 1) qu’il existe une panique à l’université, c’est-à-dire – si l’on comprend bien le sens des mots – en son sein et 2) si la qualifier de « morale » est justifié. Mais avant d’analyser cette notion de « panique morale » empruntée au sociologue de la déviance Stanley Cohen et qui, comme on le verra, tend à être appliquée à tort et à travers, perdant ainsi son utilité spécifique, attardons-nous d’abord à la nature des arguments mobilisés par l’auteur. Dupuis-Déri affirme se placer du côté de la science et entend apporter des « éléments de réflexion et faits empiriques qui permettront d’y voir plus clair » (p. 34).

[Il est] tout à fait possible d’évaluer objectivement l’exagération d’une « panique morale ». Il s’agit de la resituer dans une perspective historique et dans son contexte général, de porter attention aux métaphores, analogies et hyperboles mobilisées pour parler du problème, d’analyser les moyens mis en place pour neutraliser le problème en question

p. 62

Il associe même « l’éveil des consciences », donc le wokisme, à une « avancée scientifique » (p. 15). L’auteur semble ainsi associer « science » à « faits empiriques », lesquels serviraient à mesurer « objectivement » le degré d’exagération d’une « panique morale », notion censée expliquer l’action d’acteurs sociaux confrontés à des discours menaçant leurs valeurs et leurs intérêts, selon la définition de Stanley Cohen citée en exergue du chapitre 1. Convaincu de parler au nom de la science, Dupuis-Déri affirme, par exemple, que « la thèse selon laquelle les forces progressistes censurent les voix conservatrices et réactionnaires sur les campus aux États-Unis est clairement invalidée par la recherche empirique » (p. 173, nous soulignons). On se demande toutefois en quoi « l’éveil des consciences » est une « avancée scientifique », mais l’auteur ne donne aucun exemple précis ni ne définit ce qu’est au juste une « science ». Cela ne surprend guère si l’on s’en tient à l’épistémologie wébérienne qui, depuis le début du 20e siècle, sépare la science de la morale, et même à celle de David Hume qui insistait déjà au milieu du 18e siècle sur le fait que l’on ne peut déduire « ce qui doit être » de « ce qui est ».

Quoi qu’il en soit de ces invocations curieuses de la science et de l’empirie, ce qui frappe dans l’argumentaire du politologue est le fait qu’il tente de plusieurs manières de neutraliser, contourner ou même nier tout point de vue qui prend au sérieux les actions perçues comme remettant en cause la liberté d’expression et la liberté universitaire. Il met pour cela en oeuvre trois grandes stratégies d’évitement ou de déni, sophismes assez classiques et qui n’éclairent nullement la nature des débats sur la liberté universitaire : 1) le recours au passé selon la logique du « rien de nouveau sous le soleil » ; 2) l’évocation de chiffres censés parler par eux-mêmes et qui donnent un vernis empirique et scientifique au propos, mais qui, on le verra, ne veulent la plupart du temps rien dire de précis ; et 3) la pratique de l’amalgame, des juxtapositions arbitraires et parfois même de l’insinuation malveillante comme techniques de persuasion pour discréditer un adversaire. Ces procédés, curieux pour un ouvrage se voulant « scientifique », font de Panique à l’université un essai essentiellement polémique qui répond comme en miroir aux auteurs qu’il critique et dont très peu, pour ne pas dire aucun, ne fait vraiment partie de l’université au sein de laquelle la panique est supposée avoir lieu, du moins à en croire le titre de l’ouvrage.

L’usage de l’histoire : « cela existe depuis longtemps ! »

Dupuis-Déri, soucieux de resituer les débats « dans une perspective historique », consacre de très nombreuses pages de son ouvrage à rappeler l’histoire de multiples mobilisations et conflits dans le monde universitaire. Mais au lieu de procéder à une généalogie intellectuelle (comme le ferait une bonne histoire des idées) ou de focaliser sur un aspect particulier comme l’évolution du contenu des cours ou les rapports entre institutions et pouvoirs étatiques, industriels ou même médiatiques, Dupuis-Déri préfère les grandes enjambées à travers l’histoire pour y cueillir les éléments qui font son affaire, c’est-à-dire confirmant sa vision des choses, selon le bon vieux principe du biais de confirmation, biais qu’il n’oublie cependant pas de reprocher à ses adversaires (p. 206). Il reprend ainsi une citation trouvée dans un ouvrage de Jean-Marie Petitclerc (au titre éloquent : Y’a plus d’autorité !) qui nous apprend qu’une inscription babylonienne critiquait déjà l’inculture des jeunes ! (p. 68) On passe ensuite à Platon qui, on le sait, n’était ni démocrate ni « progressiste » (terme affectionné par l’auteur), pour ensuite arriver au Moyen Âge qui voit enfin naître une université « cosmopolite » que l’auteur nomme aussi « diversitaire ». Il nous rappelle un fait bien connu des historiens à savoir que l’université « loin d’être un lieu calme et paisible […] était donc dès l’origine traversée et constituée de tensions, de rapports de force, de conflits entre étudiants et professeurs et de divergence quant aux rôles, aux responsabilités et à la liberté des uns et des autres » (p. 71). Il en conclut que « l’esprit diversitaire – ou cosmopolite – contre lequel s’agitent aujourd’hui les monoculturalistes était donc présent aux origines des universités en Europe et y favorisait le développement de la connaissance » (p. 73). Les historiens des universités sourcilleront probablement devant cette affirmation surprenante sur l’existence d’un « esprit diversitaire » sachant évidemment que tant les professeurs (souvent membre d’ordres religieux) que les étudiants étaient alors tous des « mâles blancs » d’origine sociale élevée[4]. Mais ce n’est pas le lieu ici de débattre de la spécificité de l’université médiévale, car le sophisme est évident : même s’il était vrai qu’il existait alors une « diversité », depuis quand rappeler l’existence d’un phénomène passé justifie-t-il son existence présente ? Avec ce genre de raisonnement, on se demande pourquoi l’auteur n’ajoute pas qu’étant donné que l’Église catholique protégeait alors cette « diversité » qui favorisait, selon lui, le développement des connaissances, on devrait donc regretter son absence de l’université « moderne ».

De même, on laissera au lecteur curieux le soin de juger par lui-même la valeur à accorder aux rappels historiques sur les théories racistes et réactionnaires du début du XXe siècle et sur la chasse aux sorcières communistes dans les universités américaines au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, car ces détours ne servent au bout du compte qu’à tirer une « leçon » : « la panique morale d’aujourd’hui au sujet des wokes, que l’on nous présente comme un tout nouveau fléau, s’inscrit donc dans cette longue tradition paranoïaque qui a pris pour cible les francs-maçons, les catholiques, les Juifs, les homosexuels et les communistes, réels ou fantasmés » (p. 84). Remarquons au passage que Dupuis-Déri reproche à ses adversaires qualifiés de « polémistes » de pratiquer l’hyperbole, figure de style qu’il n’hésite pourtant pas à mettre amplement en oeuvre. Surtout, on ne sait pas comment la critique des wokes « s’inscrit » dans cette « tradition ». Par quels relais, penseurs ou institutions ? Le mystère est complet et la juxtaposition d’éléments séparés par des décennies et parfois des siècles entiers est arbitraire. L’auteur n’hésite pas à épingler au passage le polémiste français Éric Zemmour (p. 85) dont on se surprend à lire soudain le nom dans une section consacrée à l’histoire du monde académique américain des années 1950.

L’auteur enchaîne avec les contestations étudiantes des années 1960, contestations parfois violentes, qui lui permettent de produire un autre type de rapprochement : « en comparaison avec les années 1960, la situation sur les campus est donc aujourd’hui très calme, vraiment très calme » (p. 89). Qu’est-ce que cela est censé démontrer ? Qu’on devrait s’estimer chanceux ? On renoue évidemment ici avec le sophisme du « rien de nouveau sous le soleil » qui ne démontre rien, car le rappel du passé n’est jamais un argument valide pour justifier le présent et encore moins le futur. Surtout, à suivre les raisonnements de Dupuis-Déri fondés sur « l’histoire », on ne devrait pas s’inquiéter du retour en force des inégalités sociales, car il y a toujours eu dans le passé le plus lointain des groupes défavorisés. Mieux : d’aucuns pourraient même raisonner comme l’auteur et prétendre qu’elles sont moins grandes de nos jours que dans la Rome antique. La violence faite aux femmes et la guerre ? Rien de neuf non plus selon la « logique » du politologue.

L’auteur revient en conclusion sur les leçons qu’il entend tirer de l’histoire. Si des débats agitent maintenant les campus, « de telles crispations existent depuis les origines de l’Université ; elles sont presque toujours gérées à l’interne et ne méritent pas toutes ces controverses nationales et internationales qu’entretiennent les forces conservatrices et réactionnaires pour défendre leurs intérêts » (p. 300). Ainsi, selon cet argument – qui permet au passage la juxtaposition de « crispations » qui n’ont rien à voir entre elles – les personnes qui oseront seulement interroger l’ambiance actuelle sur certains campus seront, selon la logique manichéenne de l’auteur, inévitablement rangées du côté des conservateurs et des réactionnaires. En somme, l’auteur nous invite à ne pas questionner et à ne pas analyser, posture étonnante pour un professeur d’université. Recteurs et vice-recteurs seront par contre ravis de découvrir, chez un expert des black blocs, de l’anarchisme et de l’inutilité du vote, un appui imprévu et surtout bienvenu qu’ils pourraient dorénavant invoquer, comme d’autres invoquent les « idiots utiles » chers à Lénine. Surtout que ces recteurs ont justement intérêt à ne pas faire état des fondements de leurs décisions afin de ne pas ternir « l’image de marque » de leur institution, laquelle est au coeur de leurs stratégies de gestion et de quête de clientèles. Mais sur ces questions du rôle des recteurs, vice-recteurs, doyens et autres gestionnaires des universités dans les « paniques morales », qui ne seraient en fait que des problèmes « imaginaires », Dupuis-Déri n’a curieusement rien à dire, pas plus qu’il ne parle de la position des syndicats sur la défense de la liberté académique.

Il est intéressant de noter que le raisonnement de Dupuis-Déri, qui en toute rigueur devrait s’appliquer de façon générale, fonctionne toujours de manière unidirectionnelle. Ainsi, il dénonce – avec raison selon nous ! – la présence et l’activisme de groupes ultraconservateurs, religieux et d’extrême droite sur les campus américains, campus qui – comme il l’a rappelé – n’ont jamais été « calmes » (p. 106-107). Mais, suivant sa logique, on devrait laisser faire ces « chahuts » qui se régleront facilement d’eux-mêmes à l’interne, même si, dans ce cas, ce sont des forces réactionnaires qui pratiquent l’intimidation et la violence et non pas des forces « progressistes ». Après tout, comment s’assurer, en toute fidélité au principe de symétrie promulgué par le sociologue David Bloor[5], qu’il n’existe pas aussi une « paranoïa » de gauche qui voit des « réactionnaires » et des « conservateurs » partout ? – termes d’ailleurs parmi les plus fréquents sous la plume de l’auteur (voir Tableau 2). Aussi, considérant le culte que Dupuis-Déri semble vouer aux données chiffrées (on y revient plus loin), les actes d’intimidation « réactionnaires » recensés (p. 180 et suivantes) sont somme toute bien rares une fois ramenés, comme il le fait lui-même avec ostentation, au nombre total d’étudiantes et d’étudiants états-uniens. Car un cadre interprétatif n’est pas vraiment scientifique s’il n’est pas applicable à des phénomènes qui, tout en étant de même nature, sont traités différemment quand ils ont pour défaut de ne pas plaire au chercheur.

Cet usage intéressé du passé se retrouve aussi au chapitre 3, dans lequel Dupuis-Déri analyse les figures de style qu’affectionnent les polémistes de droite qui l’obsèdent. L’ouvrage se veut ici rassurant, en droite ligne du « calme » qui régnerait sur les campus. L’auteur voulant faire montre de pédagogie (p. 34), il rappelle à ses lectrices et lecteurs qui pourraient avoir la naïveté de croire que les expressions « chasse aux sorcières » et « Terreur » (celle de la Révolution française) s’appliquent à la vie universitaire actuelle, que le nombre de victimes de ces deux poussées de violence a été de plusieurs dizaines de milliers. Il tient aussi à préciser, dans le cas des sorcières, que « la vie sur les campus d’aujourd’hui n’a évidemment rien à voir avec une telle violence meurtrière de masse » (p. 130). De même, on est soulagé d’enfin savoir que la Terreur « n’a rien à voir avec les mouvements féministes et antiracistes d’aujourd’hui sur les campus » (p. 132). Sachant qu’il est fort probable que l’audience de ce livre paru chez un éditeur « engagé » et « de gauche » se recrutera surtout sur les campus, la « pédagogie » de l’auteur l’amène curieusement à prendre ses lecteurs pour des naïfs – sinon des ignorants – et ressemble à s’y méprendre à la bonne vieille condescendance des curés de jadis. Le lecteur incapable de sauter ces pages se fera ensuite expliquer le sens du mot « totalitarisme » (p. 147-151), tout en se demandant peut-être ce que cela a à voir avec l’université.

Mesures et démesures

Pour établir de manière empirique et « objectivement » (p. 62) que les débats relatifs à la liberté universitaire, à la « cancel culture » et à tout ce qui est critiqué à « droite » par les « conservateurs » et les « réactionnaires » sont, sinon purement imaginaires, à tout le moins très exagérément grossis et même fabriqués de toutes pièces, Dupuis-Déri accumule les données quantitatives.

Parlant de « l’incident survenu à l’université d’Ottawa » (p. 53) – l’auteur ne mentionne jamais le nom de Verushka Lieutenant-Duval qui a vécu péniblement ce qui est devenu une « Affaire » portant son nom –, Dupuis-Déri se contente de dire que la chargée de cours a « été suspendue quelques jours avec salaire », petite phrase qui minimise l’événement. Il prétend même qu’on n’en « connaîtra jamais tous les détails ». Le lecteur le moindrement woke dirait ici, dans son lexique particulier, que le professeur « invisibilise » la femme et chargée de cours qu’est Verushka Lieutenant-Duval et que cela pourrait choquer certains lecteurs et lectrices. Mais pour bien saisir le degré d’euphémisation plus que problématique dont fait preuve ici Dupuis-Déri, le lecteur est prié de lire le témoignage plutôt poignant de Verushka Lieutenant-Duval[6].

Prétendant analyser ce cas qui est pour lui exemplaire d’une « panique morale », Dupuis-Déri se contente de noter que les médias ont publié plus de 100 textes d’opinion sur le sujet dans les semaines suivantes (p. 53). Comme aucune analyse du contenu de ces textes n’est faite, le lecteur est prié de croire que ce seul chiffre constitue en lui-même une preuve dirimante de « panique morale » et du fait que l’affaire a bel et bien été outrageusement enflée par les médias. Un sociologue un peu curieux pourrait cependant se demander si ce grand nombre d’interventions pourrait au contraire suggérer que cette « affaire » avait une signification plus large aux yeux de nombreux intervenants. Après tout, on y reviendra plus loin, ce sont des personnes qui ont écrit ces textes et non les médias qui les ont inventés. Mais cette possibilité est passée sous silence tant il est évident pour l’auteur qu’il s’agit d’une panique, qu’il compare même à celle qui a caractérisé, selon lui, le 11 septembre 2001, jour de l’écrasement des deux tours du World Trade Center (p. 55).

Le contenu des débats qui ont suivi la décision du doyen de la faculté des Arts de l’Université d’Ottawa (appuyé par le recteur) de suspendre la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval sur la seule base d’un « inconfort » annoncé par une étudiante sur un média soi-disant social ne semble avoir aucune importance pour Dupuis-Déri qui affirme que « peu importe ce que l’on pense de l’affaire, cette amplification médiatique correspond exactement à la fabrication d’une « panique morale » […]. La recette est toujours la même : on parle sans fin d’un événement dont on ne connaîtra jamais tous les détails, pour (se) convaincre qu’on fait face à la menace effroyable et généralisée d’individus diaboliques qui frapperaient partout et sans arrêt » (p. 54). Le moins que l’on puisse dire est que l’analyse du politologue, muté en polémiste, est plutôt courte[7] et presque complotiste dans ses insinuations : « amplification médiatique » pour « convaincre » d’une « menace effroyable » ? Y a-t-il meilleure preuve d’une stratégie d’évitement ? Ce que l’on « pense » de l’affaire et la manière dont elle donne prise à la réflexion sont justement ce qui importe. Dupuis-Déri nous apprend aussi que des « agitateurs » fabriquent ces événements et « provoquent et stimulent les troubles sur les campus » (p. 47). Il leur suffit, dit-il, « d’une anecdote, voire [d’] une simple rumeur à propos de ce qui serait survenu dans une salle de cours d’une seule université. Des situations complexes sont simplifiées jusqu’à devenir unidimensionnelles, réduites jusqu’à ne représenter qu’une même terrible menace » (p. 47). Notons au passage le double jeu, toujours gagnant, de dénoncer à la fois les « anecdotes » et les simplifications de « situations complexes ».

Mais qui mène le bal ici ? Et pour convaincre qui précisément ? On l’ignore, mais cela n’a pas d’importance tant il est évident que la rhétorique de l’auteur n’est en fait que le miroir de celle des « polémistes » qu’il accuse (souvent avec raison) d’exagérer et d’abuser des hyperboles (p. 310). Il est en effet assez cocasse de constater que ce qu’il écrit à propos de ses adversaires s’applique précisément à son propre texte :

Les polémistes qui s’en prennent aux wokes […] tirent avantage des paniques morales qu’ils provoquent et alimentent. Ils répètent des histoires d’épouvante absurdes, simplistes et unidimensionnelles, rapportent de fausses nouveautés, proposent des analogies hyperboliques fallacieuses, omettent des informations pertinentes, colportent des rumeurs, des demi-vérités et des mensonges que d’autres véhiculent sans vérifier les faits.

p. 310

Dupuis-Déri préfère le raccourci intellectuel à l’analyse, plaquant mécaniquement sur ce qui s’est passé à Ottawa la thèse de la « panique morale » (notion vague sur laquelle on reviendra plus loin), sans se donner la peine de démontrer, arguments à l’appui, pour quelles raisons les événements de l’Université d’Ottawa n’auraient pas dû retenir l’attention de la communauté universitaire comme ils l’ont manifestement fait à l’automne 2020. Or, une recherche élémentaire dans les bases de données des quotidiens canadiens permet d’observer un phénomène très intéressant : sur 113 textes publiés sur le sujet entre le 15 octobre 2020 (date du déclenchement de ce qui va devenir une « affaire ») et le 19 janvier 2021, seulement 15 sont parus dans des quotidiens anglophones (The Gazette (6), The Globe and Mail (4) et Toronto Star (5)) et 98 dans des journaux francophones (Le Devoir (26), Le Droit (28), La Presse (22) et Le Journal de Montréal (22)). S’il avait effectué cette recherche, Dupuis-Déri aurait même pu applaudir les intellectuels et les médias anglophones d’avoir évité d’entraîner leurs lecteurs dans une dangereuse « panique morale »! Bien sûr, d’autres analystes pourraient penser que la différence entre universitaires anglophones et francophones a d’autres explications que la « panique morale » et fait, par exemple, intervenir des aspects culturels. Chose certaine, les enquêtes menées en juin 2021 auprès des professeurs et des étudiants québécois par la commission Cloutier sur la liberté universitaire mettent en évidence une différence statistiquement significative entre francophones et anglophones sur plusieurs questions liées à la liberté universitaire[8].

Dupuis-Déri rejoue le sophisme du nombre pour confirmer l’existence d’une « panique morale » quand il affirme qu’aucun « conflit n’éclate dans la très grande majorité des 35 000 cours (environ) offerts annuellement dans le réseau universitaire du Québec, où tout se déroule généralement très calmement, au risque même de s’y ennuyer un peu » (p. 56). Le politologue reprend ici un argument de la haute direction de l’Université de Montréal qui affirmait, la veille de Noël 2021, que les universités n’étaient pas « à feu et à sang » et qu’une loi sur la liberté universitaire était donc inutile[9]. Mais qui disait que le feu faisait rage ? Personne évidemment. La même logique soi-disant quantitative est appliquée par l’auteur aux événements remettant en question la liberté universitaire au Québec, au Canada et aux États-Unis. Ce ne sont à ses yeux que des phénomènes « microscopiques » (p. 169).

Il y a en effet beaucoup d’autres chiffres dans Panique à l’université. Contentons-nous d’un dernier exemple, celui des programmes offerts, qui plaira lui aussi aux recteurs et doyens qui, comme lui, font de l’arithmétique pour prouver que tout va bien dans les universités. On apprend ainsi qu’aux États-Unis les black studies et les programmes sur le genre sont moins fréquents que les programmes de MBA, de physique et de chimie (p. 28). Quant au Québec, on apprend que les études féministes « ne représentent que 1,22 % des inscriptions à l’UQAM et 0,001 % à l’Université de Montréal » alors que les HEC acceptent 15 000 étudiants par an (p. 31-32). Dupuis-Déri passe même en revue les annuaires de cours de l’Université Yale (pourquoi pas Harvard ?) en histoire de l’art et en sciences politiques, ainsi que celui de l’UQAM dans cette dernière discipline, afin de démontrer qu’il n’y a pas de domination des études sur le genre et le racisme (p. 207 et suivantes). Ces données n’ont en fait aucune signification, car à quoi rime des comparaisons qui ne tiennent pas compte des débouchés auxquels répondent ces champs de recherche ? Surtout, elles n’ont rien à voir avec les débats sur la liberté d’expression qui ont cours au sein des universités et qui ne portent évidemment pas sur la « domination » des études de genre ou autre domaine de recherche. Ces débats soulevaient en effet la question des actes de censure et d’annulation de la part d’activistes moraux, gestes faisant obstacle à l’enseignement de certains thèmes jugés « sensibles » par certaines personnes, pour des raisons diverses. Qu’il y ait 10 ou 1000 étudiants ne change rien à cette question fondamentale : l’université est-elle ou non un lieu de débats argumentés qui ne tolère aucune censure ?

Dupuis-Déri critique avec raison la présence de groupes fondamentalistes ou racistes sur des campus et passe en revue une liste substantielle d’événements annulés et de professeurs états-uniens (tant de droite que de gauche) chahutés, boycottés ou dénoncés (p. 170-172). Mais selon sa « méthode », on devrait rapporter les événements qui visent des « universitaires progressistes » (p. 203) au nombre total d’étudiants au sud de la frontière et ainsi conclure inévitablement que ces actions sont marginales. Sinon, s’en indigner et dénoncer haut et fort le sort réservé aux « progressistes » sur les campus américains n’est-il pas succomber à une « panique morale » ? Car si cette notion a quelque validité (on y reviendra plus loin), elle doit alors s’appliquer à tous les acteurs et pas seulement à ceux dont on partage les valeurs.

Le caractère purement sophistique de ce genre de raisonnement devrait « éveiller » même les personnes qui, en tant qu’aficionados, se laissent bercer par la rhétorique apparemment « progressiste » de Dupuis-Déri. Elles devraient en effet réaliser que le même raisonnement, mot pour mot, peut s’appliquer pour affirmer, par exemple, que la décapitation en France du professeur de géographie Samuel Paty par un islamiste le 16 octobre 2020 n’est qu’un épiphénomène surmédiatisé. Car il est évident que ce professeur ne représente qu’une personne parmi les centaines de milliers de professeurs de collèges et lycées français dont les classes, comme le dit Dupuis-Déri, « se déroulent généralement très calmement, au risque même de s’y ennuyer un peu » (p. 56). On pourrait multiplier les exemples pour faire comprendre l’absurdité de ce raisonnement, mais un dernier devrait suffire à réveiller même les plus endormis. Car selon cette « logique », on peut bien se demander ce que signifient quelques féminicides par année sur des centaines de milliers de femmes du Québec ? Ou même quelques excisions chez des adolescentes québécoises par rapport à leur nombre total[10] ? Sont-ce des « paniques morales » excitées par les médias à partir de cas microscopiques au niveau sociétal ? Implicite dans le raisonnement de Dupuis-Déri est l’idée saugrenue qu’il faudrait dépasser un seuil quantitatif pour passer de l’anecdote (p. 33) au fait significatif. Et quel serait donc le seuil minimum d’incidents liés à la liberté universitaire permettant de conclure qu’il y a matière à intervention ? Dupuis-Déri aurait pu rappeler aux polémistes qui le hantent la fameuse phrase de Talleyrand : « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». Il a préféré les imiter en leur répondant par ses propres exagérations. Cela peut sembler contradictoire pour un universitaire, mais se comprend aisément quand on réalise, comme on le verra plus loin, que ce pamphlet est plus médiatique qu’académique.

Disons le franchement et sans « autocensure » : ce genre de rhétorique qui se pense « scientifique » sous prétexte de quelques chiffres lancés en pâture aux lecteurs, mais qui n’applique ses « raisonnements » qu’à ses adversaires souvent considérés comme des ennemis, soulève des questions éthiques importantes, dont celle de l’honnêteté intellectuelle à laquelle on doit s’attendre de la part d’un professeur d’université qui, contrairement aux « polémistes » qu’il dénonce, souvent avec raison, est censé réfléchir avant d’écrire et surtout avoir conscience qu’un mode de raisonnement valide doit s’appliquer de façon symétrique à toute situation et non pas seulement à celles qui lui plaisent ou déplaisent, selon la stratégie bien connue aussi du « deux poids deux mesures ».

Comment en effet prendre au sérieux une personne qui affirme que le rapport de la commission Cloutier sur la liberté universitaire propose d’imposer aux universités « un meilleur encadrement de la liberté universitaire pour le corps enseignant » (p. 57) alors qu’il ne s’agit pas de l’encadrer mais bien de la définir de façon à ce qu’elle soit promue et respectée dans toutes les universités québécoises, surtout dans les institutions non syndiquées comme McGill, où les professeurs n’ont aucun recours formel pour défendre leur liberté universitaire d’enseignement et de recherche. Dupuis-Déri s’est également associé à une « pétition » affirmant rien de moins que « la loi 32 privera les universités et les enseignants de leur autonomie non seulement quant à la matière enseignée, mais également par rapport à la manière de l’enseigner[11] ». Or, une simple lecture de la loi 32 montre que ce discours est totalement déconnecté de la réalité. Et si un doute persistait à cet égard, l’avis des trois juristes membres de la COPLA portant sur la loi 32 et soumis à la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) – qui représente le corps professoral québécois – conclut en substance que la loi « exige surtout que les universités s’assurent que leurs règles internes n’imposent pas de limites non justifiées et déraisonnables à la liberté académique[12] ». Il est également curieux que les critiques de la loi 32 ne mentionnent jamais le fait indéniable que ce sont bel et bien les dirigeants des universités et non pas le gouvernement qui interviennent pour limiter la liberté d’enseignement des professeurs, comme l’ont bien montré des enquêtes journalistiques[13].

Enfin, Dupuis-Déri semble oublier que quantité n’est ni qualité ni indice d’importance ou de signification, et qu’un événement somme toute encore rare et qui peut donc sembler sans importance à certaines personnes peu « éveillées » à un problème qui émerge, puisse au contraire paraître, aux yeux d’autres individus plus vigilants, significatif et mériter non seulement attention, mais même intervention, précisément afin d’éviter qu’il ne devienne épidémique et ensuite endémique. Sans cette forme de vigilance, les pandémies seraient plus nombreuses… Surtout, ne négligeons pas la possibilité que le caractère exceptionnel d’une tempête institutionnelle puisse tout de même être catastrophique pour les personnes concernées, comme le montre clairement l’affaire Verushka Lieutenant-Duval.

Le politologue avait pourtant beaucoup de matériel proprement empirique à analyser sérieusement. Pensons aux résultats des sondages effectués auprès de 1000 professeurs et de 1000 étudiants par la commission Cloutier, lesquels contiennent aussi de nombreux témoignages, cités dans le rapport[14], ou encore aux 46 mémoires qui y ont été déposés par des syndicats et des professeurs, sans compter les audiences publiques filmées et toujours disponibles sur YouTube. Pensons aussi au rapport Bastarache sur la liberté académique à l’Université d’Ottawa, largement commenté dans les médias de même qu’à ses annexes détaillant de nombreux cas à travers le Canada et résumant les mémoires et témoignages entendus[15]. Enfin, pensons aussi aux nombreux textes d’opinion rédigés non par des « polémistes médiatiques », mais bien par des professeurs-chercheurs n’étant pas a priori de sombres « réactionnaires » et « agitateurs »[16].

Sur la base de ces nombreux documents, Dupuis-Déri aurait pu proposer une interprétation originale des débats sur la liberté universitaire, mais jamais notre auteur ne se donne la peine de plonger dans ces affaires et d’en soupeser les tenants et aboutissants. On nous pardonnera d’insister : comment conclure au fait que des gens paniquent, sans jamais examiner les circonstances précises du déroulement de ces événements et surtout leurs conséquences sur l’enseignement et la recherche ? Ce mystère s’explique peut-être par une forme perverse d’ironie qui amène l’auteur à mettre en exergue de sa conclusion la phrase bien connue du roman 1984 de George Orwell : « L’ignorance, c’est la force »…

Dans cette conclusion, Dupuis-Déri admet pourtant finalement que « l’université n’est pas exempte de problèmes dont plusieurs nuisent réellement à la liberté d’enseignement et de recherche » (p. 298). Il en dresse même une longue liste :

[P]ensons aux contraintes administratives ; au rapport clientéliste à l’éducation et à la concurrence entre universités ; à la concentration de véritables fortunes sous forme de chaires, par exemple, alors que des collègues ne reçoivent aucun financement pour leurs recherches ; aux exigences d’ordres professionnels dans certaines disciplines ; à l’absence de volet création en arts et lettres dans plusieurs établissements ; au nombre limité de postes de professeur, qui restreint d’autant l’ouverture à de nouveaux champs d’expertise ; au manque de personnel de soutien ; aux pressions exercées pour la publication et au formatage éditorial de plus en plus strict imposé par des géants de l’édition universitaire ; à la valeur supérieure attribuée aux publications en anglais ; aux outils bibliométriques utilisés pour évaluer l’excellence ; à l’autoritarisme de certaines directions, surtout dans les établissements privés ; aux rivalités souvent puériles entre collègues et aux inimitiés qui sont même à l’origine de plaintes formelles et de poursuites devant les tribunaux »

p. 298-299

L’auteur ne nous dit cependant pas lesquels de ces nombreux problèmes affectent « réellement » – et à quel niveau – la liberté universitaire. Est-ce « la concurrence entre universités » ? « Le manque de personnel de soutien » ? Ou plutôt les « rivalités souvent puériles entre collègues » ? En fait, il n’a pas besoin de répondre, car il use ici encore d’une stratégie d’évitement bien connue[17] qui consiste à regarder dans une autre direction en disant que les débats de ses adversaires sur la liberté universitaire sont imaginaires et que les « vrais » dangers qui l’affectent « réellement » sont ailleurs et que lui seul sait vraiment les identifier comme on vient de le voir.

L’art de l’amalgame

La principale surprise que réserve la lecture de Panique à l’université demeure toutefois la surabondance de matériel n’ayant rien à voir avec l’institution, car l’auteur semble plus intéressé par des chroniqueurs médiatiques comme Mathieu Bock-Côté et même Éric Zemmour, peu connu ici pour ses pensées sur l’université, que par les chercheurs qui, au Québec, ont vraiment discuté de manière sérieuse et argumentée non seulement de liberté universitaire, mais aussi de la mission fondamentale de cette institution[18].

Pourquoi avoir choisi de placer des « polémistes » et « agitateurs » au coeur de l’ouvrage et non des professeurs d’université ? Il semble que dans notre monde médiatique dominé justement par des chroniqueurs qui parlent de tout (et souvent de rien), le professeur d’université qui veut avoir un peu de visibilité médiatique doit en fait créer des liens avec ce milieu, ne serait-ce qu’en s’y opposant. Le professeur de science politique écrit par exemple avoir été « inspiré par la démarche » de la « journaliste, essayiste et animatrice » Judith Lussier dont il vante l’ouvrage Annulé[e]. Réflexions sur la cancel culture[19]. Imitant la journaliste il a même « tenté d’obtenir du ministre de l’Éducation, en vertu de la Loi sur l’accès aux documents, toute information relative à la culture de l’annulation dans des écoles au Québec, comme des statistiques et des messages de directions d’établissement, des notes préparatoires et des procès-verbaux de réunions à ce sujet ». Il nous informe que « la responsable du dossier [lui] a répondu qu’après recherche, il s’avère qu’aucun document n’a été répertorié » et que les deux ministres « s’étaient simplement fiés à ce que rapportent plusieurs médias à travers le monde ». Sans plus d’analyse, il en conclut que « pareille agitation médiatique et politique correspond bien à la théorie de la panique morale » (p. 58). Ce qui est curieux dans cette « enquête » est qu’elle considère comme allant de soi l’idée à la mode que toute décision politique ou autre devrait se fonder sur « des données probantes ». Or, il est évident que cette notion est souvent tautologique, les groupes ne considérant comme « probantes » que les données qui font leur affaire[20]. Ce que fait d’ailleurs l’auteur tout au long de son ouvrage.

En fait, malgré son titre, cet ouvrage porte sur le champ médiatique plutôt que sur le champ universitaire, ce qu’une petite analyse lexicométrique rend visible. Comme le montre clairement le Tableau 1, Dupuis-Déri est obsédé par Mathieu Bock-côté. Ce chroniqueur au Journal de Montréal et à TVA au Québec de même qu’au Figaro et à l’antenne de CNews en France est de loin son auteur de prédilection. Peut-être plus surprenant est le fait qu’il soit suivi de près par Éric Zemmour, ancien chroniqueur à la télé française devenu candidat d’extrême droite à la présidence de ce pays, mais peu connu pour ses réflexions sur l’université. On trouve ensuite l’essayiste français Pascal Bruckner et finalement trois chroniqueurs québécois : Christian Rioux, Joseph Facal et Normand Baillargeon, ce dernier étant curieusement à peine plus cité que Donald Trump ! On ne s’attendait pourtant pas à une telle présence dans un livre censé parler de ce qui se passe dans l’université. Il est intéressant de constater que les principaux thèmes abordés (Tableau 2) concernent aussi la sphère médiatique et ses débats dominés par les qualificatifs que se lancent habituellement les divers groupuscules idéologiques. Outre bien sûr le mot « panique » qui est omniprésent et donne son titre à l’ouvrage, les mots parmi les plus fréquemment rencontrés confirment que l’attention de l’auteur se porte moins sur l’université que sur les féministes, les wokes, les réactionnaires, les conservateurs, les progressistes, mais aussi les racistes et la gauche – évidemment « antiraciste », etc.

Comme dans toute bonne polémique, le point Goodwin doit être atteint et on observe que c’est bien le cas dans cet ouvrage. Le nom d’Hitler n’est en effet pas oublié même si c’est plutôt le mot « nazi » et ses dérivés qui figurent en bonne place dans l’ouvrage alors que les mots enseignement, liberté académique ou universitaire arrivent loin derrière. D’aucuns seront surpris – et d’autres enchantés – de constater l’absence presque totale du mot recteur ou rectrice, sans parler des doyens pourtant au coeur des décisions et des débats sur la liberté universitaire au Québec et ailleurs. Diagnostiquer une « panique » à l’université et ajouter que cette panique est « morale » sans jamais parler des recteurs ou des doyens qui ont joué un rôle dans tous les cas recensés, ni même des professeurs qui ont critiqué leur université, semble pour le moins curieux. Il est vrai qu’une lecture attentive des nombreux textes d’universitaires sur la question, dont le ton le plus souvent posé nous éloigne de la notion de « panique » et en font des textes moins visibles sur le plan médiatique, ou une enquête de terrain auprès des personnes concernées, auraient été plus exigeantes méthodologiquement que la fréquentation de sites internet autorisant la constitution, sans trop d’effort, d’un florilège de déclarations outrancières, souvent fausses, mais qui donnent du punch au propos et peuvent susciter un sentiment d’inquiétude (ou de panique ?) chez le lecteur impressionnable. Cette « méthode » peu académique, mais au fondement de toute bonne polémique facilite d’autant les « déconstructions » discursives de textes faciles à combattre – car eux aussi polémiques et peu analytiques – le tout permettant à son auteur de se situer d’emblée du côté de la vertu « progressiste » en fustigeant à peu de frais et sans risque aucun les « réactionnaires » et autres « conservateurs ». Car qui peut sérieusement défendre des « réactionnaires » et ne pas se penser « progressiste », même en ces temps où peu de personnes croient encore au « progrès »[21]?

Tableau 1

Personnes les plus discutées dans Panique à l’université

Personnes les plus discutées dans Panique à l’université

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Tableau 2

Thèmes les plus discutés dans Panique à l’université

Thèmes les plus discutés dans Panique à l’université

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À la lumière de ces données, un titre comme « Panique dans les médias » contre les wokes, les « progressistes » et les « féministes » aurait sans doute été plus juste et nous aurait surtout évité de lire un livre dans lequel on espérait trouver une réflexion sérieuse sur l’université et la liberté universitaire.

Les chroniques et textes de Mathieu Bock-Côté constituent la principale cible de Dupuis-Déri, qui situe pourtant lui-même ce chroniqueur hors du champ scientifique (p. 287-290). Le voilà malgré tout érigé en source incontournable sur l’université ! On se demande en quoi ses déclarations souvent lapidaires et incendiaires sont censées éclairer les conditions d’exercice actuelles du métier de professeur. Dupuis-Déri semble tellement obsédé par le chroniqueur le plus connu au Québec et même en France qu’il prend le temps de le corriger sur un fait fondamental. En effet, la preuve que Bock-Côté se trompe sur la soi-disant disparition de la tradition de Noël en Amérique du Nord est que le Québec produit encore plus de 1,5 million de sapins de Noël (p. 128). L’auteur aurait aussi pu obtenir des « données objectives » en comptant le nombre d’habits loués par les incarnations contemporaines du père Noël, ou en consultant les porte-parole de l’Association des Pères Noël professionnels du Québec (cela existe), qui l'auraient sûrement renseigné sur le nombre précis de pères Noël encore vivants au Québec et peut-être même à travers le monde. Bien sûr, les esprits grincheux se demanderont ce que tout cela a à voir avec l’université et nous avouons candidement ne pas le savoir non plus.

En pratiquant l’amalgame à outrance, Dupuis-Déri, en bon polémiste, souhaitait probablement impressionner son auditoire, le convaincre et l’indigner tout à la fois. Cette « méthode » fait de Panique à l’université un véritable scrapbook de données diverses souvent éloignées de ce qui se passe au sein des universités. Ainsi, qu’est-on censé comprendre des biographies de Pascal Bruckner, Mathieu Bock-Côté et Éric Zemmour ou de pages entières consacrées à des illuminés de droite ? Et pourquoi Dupuis-Déri nous informe-t-il qu’Alexandre Bissonnette, l’auteur de la tuerie de la mosquée de Québec, a étudié en sciences politiques à l’Université Laval (p. 202) ? Des gens sans aucun rapport entre eux sont placés à la file, selon la logique du « coupable par association » ; des textes d’un autre temps se voient juxtaposés à des propos très récents ; des événements n’ayant rien à voir les uns avec les autres sont mentionnés en cascade. On se contentera de quelques exemples, puisque nous avons déjà relevé quelques-uns de ces enchaînements bizarres.

Le professeur de sociologie de l’Université d’Ottawa Robert Leroux, récemment décédé, est ainsi placé en compagnie d’Éric Zemmour (p. 65-66). Dans une note, le philosophe de l’éducation Normand Baillargeon, professeur retraité devenu chroniqueur au Devoir, côtoie le tueur de masse norvégien Anders Breivik (p. 80-81). Ailleurs, un texte « antiféministe » de 1905 est censé éclairer des articles du Nouvel Observateur des années 1990 et confirmer au passage la grande leçon historique qu’il n’y a encore ici « rien de nouveau » (p. 108). Plus loin, un court passage sur l’exercice de la liberté d’expression dans les universités (p. 159-161) est soudainement interrompu par une citation de Donald Trump (autre intellectuel crédible dans le monde universitaire ?) à propos de la cancel culture (p. 161). Retour, ensuite, aux enjeux de la liberté d’expression, ce à quoi succèdent les allégations d’agression sexuelle visant Roman Polanski, le retrait par le ministre Jean-François Roberge d’une invitation faite à Daniel Weinstock – « fait cocasse » nous dit-il – et les interdictions de certains livres dans les écoles aux États-Unis (p. 164 et suivantes). Comme si ce n’était pas suffisant, Dupuis-Déri n’hésite pas à ajouter l’ignominie à l’incohérence. Au beau milieu de son histoire des mobilisations sur les campus surgit un paragraphe sur le massacre de Polytechnique, propos sans lien aucun avec ce qui précède (un témoignage de l’auteur sur son parcours académique) ni ce qui suit (les débats passés sur la rectitude politique) (p. 102-103).

Et pour n’oublier personne et discréditer d’emblée tout individu – même ceux qui se disent « progressistes » – qui oserait penser que l’idéologie woke, les mouvements identitaires et la cancel culture posent problème à l’université ou qu’il convient à tout le moins de soupeser leur impact sur les conditions d’enseignement et de recherche, l’auteur affirme que « des universitaires aboient avec la meute » (p. 16) et joignent « leur voix à ce choeur paniqué » (p. 24), composé notamment de Éric Zemmour, Mathieu Bock-Côté, Donald Trump, Vladimir Poutine, Viktor Orban et le pape François… Sans que l’on sache qui sont précisément ces mystérieux « progressistes », voici la leçon que leur prêche sur un ton sentencieux le politologue évidemment « progressiste » :

[C]es progressistes semblent incapables d’admettre que les études sur le genre, le racisme et le colonialisme, entre autres approches critiques, jouent un rôle d’une grande importance dans le développement des connaissances (ce qui devrait être au coeur de la mission d’une Université réellement universaliste, c’est-à-dire ouverte à une diversité de réalités, d’expériences, de perspectives), et choisissent plutôt de joindre leur voix au choeur des réactionnaires antiféministes et anti-antiracistes, sans réfléchir sérieusement à l’effet d’une pareille convergence ni remettre en question l’image déformée et unidimensionnelle qu’on présente alors de l’Université.

p. 26-27

Ces insinuations malveillantes et impossibles à documenter, le propos des personnes visées n’étant jamais examiné, laissons-les de côté pour noter notre accord sur le fait évident que des études sur le genre, le colonialisme et le racisme peuvent offrir, comme tous les domaines abordés de façon méthodique et non pas idéologique, des gains de connaissances[22]. Admettre cette évidence n’est cependant nullement synonyme d’accepter qu’au nom de catégories comme « l’antiracisme » et le « féminisme » (au singulier ?), des professeurs d’université soient dénoncés et harcelés sur les réseaux soi-disant « sociaux » pour avoir osé tenir un discours argumenté, mais n’ayant pas l’heur de plaire à certains activistes qui se croient investis de la vérité sur ces sujets dits « sensibles ». Et rappelons ici que même un seul cas de tel harcèlement et tentative de censure est de trop et qu’il ne faut pas le banaliser en le transformant en « anecdote », au grand plaisir de certains dirigeants universitaires.

Cette rhétorique psychologisante et accusatrice, typique du style et du lexique woke[23], atteint des sommets dans la conclusion de Panique à l’université. Les progressistes qui s’inquiètent pour la liberté universitaire ne seraient selon Dupuis-Déri que de sombres masculinistes, racistes de surcroît. Ces pauvres « polémistes anti-woke, réactionnaires ou progressistes, ne manifestent pas de curiosité intellectuelle ni d’ouverture de l’esprit ou de l’âme […]. Ils se bornent à défendre les intérêts des hommes blancs, vivants ou morts » (p. 304). Se sentant peut-être visés par ce qui ressemble à une véritable fatwa woke, certains « progressistes » pourront se consoler – et surtout éviter de paniquer – en apprenant que « ce n’est certes pas le cas de toutes les personnes qui s’inquiètent de la « liberté académique », mais les plus visibles et les plus bruyantes le clament haut et fort » (p. 304). Suivent alors sans surprise d’autres citations de Bruckner, Zemmour et Bock-Côté.

Ayant démonté en détail la rhétorique sophistique de l’auteur, venons-en avant de conclure à la notion qu’il mobilise pour donner un air savant à ses dénonciations.

« Panique morale » : une notion plus normative qu’analytique

Ce qui frappe dans l’usage que fait Dupuis-Déri de la notion de panique morale est qu’il la présente comme une notion explicative et même scientifique. Or, il est étonnant de constater que son inventeur Stanley Cohen était plutôt conscient de proposer une notion normative utile aux fins de ce qu’il appelle sa propre « cultural politics ». Dans un texte autobiographique éclairant, mais non cité par Dupuis-Déri, portant le titre significatif « Whose side were we on ? The undeclared politics of moral panic theory », il affirmait clairement trois ans avant son décès qu’il y a de « bonnes » et de « mauvaises » paniques morales et que les partisans de sa notion étudient surtout les « mauvaises paniques morales », c’est-à-dire celles qu’ils n’aiment pas, et doivent prendre parti dans cette lutte normative en se plaçant du côté de ceux qu’ils considèrent comme « dominés », sous une forme ou une autre. Cohen était toutefois suffisamment réflexif pour admettre qu’il est plus facile pour les sociologues des paniques morales de s’identifier aux entrepreneurs moraux qui sont proches d’eux en termes de « classe sociale, éducation et idéologie »[24]. Dénigrant ses adversaires au lieu d’argumenter, Dupuis-Déri affirme que seulement « ceux qui connaissent mal la théorie sociologique des paniques morales » (p. 61) osent la critiquer. Malgré ce jugement péremptoire, on ne se contentera pas ici, comme le fait l’auteur, de simplement rappeler ce que le criminologue Stanley Cohen a dit de sa notion devenue à la mode, mais on s’interrogera plutôt sur son statut épistémique plutôt flou qui contribue à son usage incontrôlé et de plus en plus vide de contenu explicatif, l’intension d’un concept étant, en logique, inversement proportionnel à son extension.

Regardons donc de plus près cette notion, car les mots font des choses[25] et il existe un art de nommer les concepts qui permet d’éviter les obstacles épistémologiques identifiés par Gaston Bachelard[26]. Notons d’abord que le choix du terme « panique » est stratégique, car il évoque une réaction forte et soudaine, tendant vers l’irrationnel ; il a une donc connotation nettement négative. Ce seul choix assure que son usage ne peut être que polémique et ne fonctionner que comme une insulte. Qui peut dire qu’il est heureux de paniquer ? Selon le dictionnaire Larousse (et le sens commun), il signifie en effet « terreur soudaine et irraisonnée, souvent collective », ce que confirme si besoin était le dictionnaire Robert qui dit plutôt « qui trouble subitement et violemment l’esprit ». La notion clé qui donne son sens à cette notion est donc bien celle de la soudaineté de la réaction. Comme il y a plusieurs types de paniques, reste à préciser le sens que Cohen donne à « morale ». Bien qu’il utilise l’expression des centaines de fois dans son ouvrage classique sur la question[27], il précise peu le sens de cette expression et semble la considérer comme évidente, se contentant de dire en ouverture de l’ouvrage (repris en exergue par Dupuis-Déri en p. 37) que la panique morale menace les « valeurs et les intérêts de la société ». Ce sont donc des menaces aux « valeurs » qui font que la panique est alors « morale ». Mais le flou apparaît aussitôt avec l’ajout de la notion d’intérêts qui, a priori, ne relève pas du registre moral au sens habituel du terme. Plus intéressant encore, Cohen insiste peu sur la variable temporelle, à savoir la nécessaire soudaineté associée à toute panique non métaphorique. Ce mélange entre « valeurs » et « intérêts », l’usage conjoint de deux mots symboliquement forts et, enfin, le flou entourant la temporalité des actions ont, à notre avis, fortement contribué à la popularité de cette notion et surtout à son extension abusive à toute situation déplaisant à quelqu’un qui peut alors affirmer que ses adversaires paniquent. Il est fort probable que Cohen lui-même déplorerait que sa notion soit ainsi passée de « concept » parfois utile à une « insulte » librement lancée. Un texte récent signé d’un doctorant en sociologie nous annonçait même « Une panique morale nommée « pourboire » »[28]! Sans surprise, l’analyste identifiait comme responsables de cette prétendue panique les « chroniqueurs conservateurs », comme si le simple fait de poser la question de la légitimité de certains pourboires entraînait ipso facto condamnation. Surtout, on peut déplorer qu’au lieu d’expliquer les phénomènes des sociologues préfèrent jouer aux moralistes et prononcer des sentences.

Qui panique ?

On le voit, le sens commun associé à la notion de panique est heurté quand le terme est appliqué à tort et à travers. Or, si l’on s’en tient à une définition précise de panique morale, on arrive curieusement à la conclusion que les paniques observées dans le monde universitaire depuis quelques années ont toutes été le fait de quelques étudiants ou étudiantes ayant lancé des alertes, aussitôt suivis par des directions universitaires qui ont (en quelques heures ou quelques jours) réagi par des communiqués ou même des suspensions. Or, ces acteurs sont pourtant totalement absents des quelque 300 pages de l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri. En effet, dans les cas recensés par les médias (sans parler des cas non médiatisés, mais qui circulent dans plusieurs corridors d’universités) ce sont bien des étudiants, des doyens, des vice-recteurs (ou « provosts », comme on dit à McGill) et recteurs qui ont réagi soudainement à des mots prononcés par des professeurs et à des phrases lues dans des textes faisant partie de cours. Ces réactions correspondent bien à la notion de panique morale alors que les professeurs impliqués étaient, eux, plutôt des victimes.

Aussi curieux que cela puisse paraître, on doit donc conclure, au terme de cette longue analyse du contenu argumentatif de Panique à l’université, que Francis Dupuis-Déri a tout faux, car il n’a jamais braqué sa lumière sur les acteurs qui sont pourtant constitutifs de l’université.

Les paniques morales, d’après Dupuis-Déri, « carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique » (p. 119). On croit rêver en lisant cela tant cette description colle parfaitement au contenu de son « essai » et confirme ainsi par inadvertance que la panique morale n’est nullement à l’université, mais bien chez certains « progressistes » et entrepreneurs moraux autoproclamés qui prétendent incarner le bien et la justice au-dessus du commun des mortels, à qui ils peuvent alors tenter d’imposer leur vision du monde en multipliant les incantations, les condamnations et les affirmations péremptoires.

Quant aux réactions de la plupart des universitaires face aux attaques contre la liberté académique, on aura deviné à la lumière de ce qui précède qu’elles ne sont ni des « paniques » ni « morales ». En effet, les discussions sur cette question sont majoritairement posées et argumentées et s’étirent sur plusieurs années, temporalité incompatible avec la notion polémique de « panique », mais propre à la pensée réfléchie. Si l’on préfère le vocabulaire de la psychologie cognitive, disons que la panique relève du « système 1 » qui réagit dans l’instant et sans réfléchir alors que les défenseurs de la liberté universitaire mettent en branle le « système 2 » qui suppose recul et réflexion, deux actions qui se déploient dans le temps long[29]. De plus, on peut soutenir que l’idée de liberté universitaire n’est pas à proprement parler une catégorie morale, mais plutôt fonctionnelle, car elle est inséparable de la mission spécifique confiée à l’université, à savoir la production et la diffusion de connaissances validées par des méthodes reconnues. Et comme l’affirme avec raison la loi 32, votée sans opposition par l’Assemblée nationale du Québec le 3 juin 2022, « l’autonomie universitaire et la liberté académique universitaire constituent des conditions essentielles à l’accomplissement de la mission de ces établissements d’enseignement[30] ».

De la panique morale au déni

On aurait pu s’attendre, eu égard à un thème aussi important que l’exercice de la liberté universitaire, que les règles élémentaires de la réflexion scientifique aient été respectées : circonscrire, en la clarifiant, une problématique ; la documenter tout en critiquant avec rigueur les sources mises à contribution ; contextualiser les analyses produites en établissant, le cas échéant, des liens plausibles avec des phénomènes apparentés ou plus anciens ; soupeser la portée d’évolutions dans la longue durée des modes de production et de transmission des savoirs. Dupuis-Déri a fait l’impasse sur tout cela et a préféré la polémique afin de livrer un ouvrage « choc » qui lui assure une visibilité médiatique. Si l’on en juge par les portraits (non critiques) qu’en ont fait Le Devoir et La Presse, cela semble avoir réussi[31]. Ses stratégies d’évitement et ses oeillères idéologiques assurent à l’auteur d’aboutir in fine aux conclusions attendues : rien de nouveau sous le soleil, montre l’histoire ; rien d’inquiétant, confirment des chiffres en tous genres ; rien de crédible à entendre, enfin, de soi-disant progressistes qui aboieraient avec la meute des réactionnaires.

Pour expliquer l’aveuglement total de l’auteur sur ce qui se passe à l’université, on peut d’ailleurs invoquer une notion utilisée par Stanley Cohen dans un autre de ses ouvrages – non cité par Dupuis-Déri –, celle de déni[32]. Cohen était en effet conscient que s’il existe bel et bien des paniques morales, il existe aussi des stratégies de déni, les deux concepts s’appelant même en quelque sorte l’un l’autre. Il identifie trois sortes de dénis : le déni littéral (rien n’est arrivé), le déni interprétatif (quelque chose est arrivé, mais ce n’est pas ce que vous croyez) et le déni d’implication (ce qui est arrivé n’est pas mauvais et n’a pas les conséquences que vous croyez)[33]. Tout comme nous avons classé les arguments de Dupuis-Déri en vertu des sophismes qu’il utilise, laissons au lecteur l’exercice – relativement facile – de les reclasser selon les types de dénis dont ils font preuve.

Quant aux quelques activistes qui cherchent à générer des paniques morales sur les campus, ils sont parfaitement décrits sous la catégorie d’entrepreneurs de morale déployée par le sociologue Howard Becker dans son ouvrage classique Outsiders[34]. Ces croisés agissent, selon Becker, en réaction à une « forme de mal qui les choque profondément ». Ils s’inspirent « d’une éthique intransigeante » et « tous les moyens leur semblent justifiés pour éliminer » le mal. Ces personnes, ajoute-t-il, sont ferventes, vertueuses et « souvent même imbues de leur vertu ». Il est aussi intéressant de noter que « les croisades morales sont généralement dirigées par des membres de la classe supérieure » qui ajoutent ainsi « au pouvoir qui découle de la légitimité de leur position morale le pouvoir qui découle de leur position supérieure dans la société ». Enfin, ces « croisés de la morale » passent souvent d’une cause à l’autre et deviennent des « professionnels de la découverte des injustices à réparer », phénomène facile à observer sur les campus. L’intérêt de l’analyse de Becker est qu’il ne juge pas leurs actions comme bonnes ou mauvaises, mais qu’il les examine et les décrit en sociologue et non pas en moraliste ou en polémiste.

Les polémistes, nous dit Dupuis-Déri, « ne s’intéressent pas sincèrement à l’Université et à ce qui s’y passe réellement, ni au savoir, ni à la connaissance » (p. 310-311). Curieusement, par une sorte de retour du refoulé, cela décrit très exactement le contenu de Panique à l’université. Cet ouvrage, écrit par un spécialiste du mouvement anarchiste, plaira beaucoup aux dirigeants universitaires qui préfèrent certainement gérer « à l’interne » – et à l’abri des critiques – les situations problématiques et surtout faire l’économie d’une réflexion sur la centralité de la liberté d’enseignement et de recherche dans la mission fondamentale de l’université. Au nom de notions généreuses, mais (sciemment ?) floues et mal définies de « justice sociale », « d’équité, de diversité et d’inclusion », les entrepreneurs de morale, défendus par Dupuis-Déri à l’aide des multiples sophismes que nous avons décrits en détail, croient en effet pouvoir faire passer leurs propres conceptions de la « justice sociale » avant – et même au détriment de – la liberté universitaire. Ils confondent ainsi, dans leur aveuglement idéologique, des ordres d’action différents, confusion qu’il est tout à fait légitime de critiquer tout comme il est légitime – et même plus que jamais nécessaire – de résister à ces injonctions qui minent la mission de l’université. Le tout sans se laisser intimider par la nuée d’insultes qui cache mal les faiblesses argumentatives d’une pensée indigente.