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« Sans les sauvages ou les barbares, l’école ne pourrait pas rappeler aux enfants qu’ils font partie de la civilisation » (p. 81). C’est ce rôle actif de l’école québécoise du XIXe siècle qu’expose L’école du racisme — tiré d’une thèse défendue en 2018 —, qui a valu à l’historienne Catherine Larochelle le prix Lionel-Groulx de l’Institut d’histoire de l’Amérique française en 2022. L’argument principal est que, de 1830 à 1915, les élèves québécois sont appelés à intérioriser une représentation de soi et de l’Autre qui relève surtout de l’imaginaire colonial. L’autrice, maintenant professeure à l’Université de Montréal, nous fait régulièrement adopter le point de vue des enfants via leurs compositions ou d’autres exercices pour saisir la portée des stéréotypes ainsi inculqués en classe par la persuasion ou la répétition.

L’objectif du livre est d’identifier les « représentations des Autres […] proposées aux élèves du Québec », leurs modalités et « leurs fonctions dans le curriculum scolaire » (p. 12-13) à une époque où les nationalismes intègrent la rhétorique impériale et ses principaux aliments, comme la mission civilisatrice et l’objectivation ethnographique des peuples conquis. L’ouvrage s’appuie sur un corpus de 87 manuels (dont 33 d’histoire-géographie et 53 de langue) complété par des archives institutionnelles, des archives privées et des imprimés à caractère pédagogique (comme les périodiques du département de l’Instruction publique). Outre l’introduction et la brève conclusion, le livre compte six chapitres. Le chapitre 1 présente le cadre théorique et une définition opératoire de « la construction rhétorique de l’altérité radicale » (p. 38-39). Il mobilise la tendance plus psychologisante des études critiques (E. Lévinas et S. Ahmed), dont l’objet est la relation intersubjective ou, dans le cas du rapport colonial, son déni, qui ne peut être qu’appris — à l’école, par exemple.

Les chapitres 2 et 3 montrent que le « matériau scolaire » québécois fait une large part à des thèmes colonialistes à vocation universelle qui opposent le civilisé au barbare en adoptant les personnages de l’Oriental ou du Noir africain. Cela vient de ce que les enseignant.e.s s’abreuvent à une circulation transnationale des idées pédagogiques et des référents impériaux et orientalistes, via le Journal de l’instruction publique ou l’achat de manuels (notamment de géographie) venus d’Europe et des États-Unis. Le chapitre 3 montre que la construction des Autres barbares passe en partie par la représentation de leurs corps, minutieusement décrits et illustrés. Au fil du siècle, le corps des Autres, d’abord une curiosité anthropologique qu’illustrent les peuples des confins comme les Hottentots et les Esquimaux, devient une variable plus sèche qui ordonne la classification biologique des races, suivant l’évolution des idées scientifiques.

C’est au chapitre 4 que l’autrice développe sa thèse principale : l’altérité autochtone est le « point central de l’élaboration de l’identité canadienne par l’école au XIXe siècle » (p. 20). Elle est, en quelque sorte, notre orientalisme à nous. C’est une thèse forte, qui implique que la construction nationale lancée de 1830 à 1910 est structurée moins par un nationalisme à l’européenne (qui oppose des concurrents blancs entre eux) que par un colonialisme génocidaire (qui valide l’effacement des indigènes). Le chapitre montre que le matériau scolaire, dont les manuels d’histoire et des projets théâtraux, essentialise les nations indigènes d’Amérique du Nord, associées à un état de nature que le progrès fera disparaître — sans bruit, prétendent les manuels, à une époque où leur élimination est pourtant violemment orchestrée sur le terrain.

Les chapitres 5 et 6 explorent des pistes documentaires particulières. Le chapitre 5 porte sur l’image et ses rôles pédagogiques. Il offre une discussion plus étendue sur la méthode et l’histoire des usages pédagogiques et il peut servir d’initiation à l’iconographie. Le chapitre 6 porte sur les oeuvres missionnaires comme l’Oeuvre de la Sainte-Enfance, qui veulent mobiliser les enfants pour « le rachat des enfants infidèles en Chine et dans les autres pays idolâtres » (p. 270). Ces mouvements misent sur le soutien des écoles et jouent sur le registre des émotions en montrant l’horreur vécue par les enfants barbares et la joie d’aider ces malheureux en donnant, en priant et en paradant. Les écoles qui prêtent ainsi leur concours à « l’achat de petits Chinois » n’inculquent donc pas que des savoirs ou des normes froides, mais aussi des affects.

L’école du racisme est un livre convaincant, basé sur une recherche documentaire gigantesque et un propos clair. La démonstration repose sur l’accumulation des exemples, qui suffit amplement à soutenir la thèse. Une force de la recherche est l’éventail des sources consultées : des manuels de disciplines variées, pour montrer le rôle de la géographie, mais aussi des incessants exercices de grammaire et de syntaxe qui puisent dans le lexique des races (« La France est une nation puissante. Les Arabes demeurent sous des tentes », p. 21) ; l’analyse de pièces de théâtre scolaires et de cahiers de devoirs repêchés dans des fonds privés pour illustrer l’expérience des enfants ; les archives d’institutions d’enseignement. Le livre est parsemé de remarques intéressantes sur des divergences entre anglophones et francophones du Québec, même si ce n’est pas l’objet du livre, qui insiste surtout sur leurs points communs.

Le livre montre en quoi l’histoire de l’éducation contribue à l’histoire des identités nationales. Étonnamment, l’historiographie canadienne et québécoise de l’éducation reste toutefois peu conviée. L’ouvrage n’offre pas de mise en contexte claire du monde scolaire québécois et de son évolution durant la période (programmes, rôle des manuels, population des élèves, profil et situation des enseignant.e.s, qui sont les premiers destinataires des sources étudiées). Cela manque un peu : le « matériau scolaire » de 1830 n’est pas celui de 1910 et cet angle mort réduit notre intelligence des sources, rendant même certaines phrases difficiles à interpréter (par exemple, on parle du « curriculum scolaire canadien » en p. 120). On aimerait aussi quelques lignes supplémentaires sur le corpus et son interprétation. Par exemple, la bibliographie décompte seulement sept manuels parus avant 1860 et, de façon générale, on ignore comment les occurrences recueillies sont distribuées entre les différents manuels du corpus, certains semblant revenir plus que d’autres dans la démonstration. Enfin, et malgré ce qu’annonce l’introduction, l’ouvrage présente un discours scolaire plutôt monolithique ; même si cela n’affaiblit pas la thèse principale, il reste que l’ouvrage présente rarement le milieu scolaire québécois comme un écosystème qui ferait voir « la multiplicité des discours [de] l’école, leurs interactions et leurs paradoxes » (p. 14).

Par-delà ces questions pointues d’arrimage à l’histoire de l’éducation, la démonstration offerte par l’autrice est de haute tenue et son message, scientifique et politique, est important. L’école du racisme offre des contributions intellectuelles, théoriques et méthodologiques précieuses et clairement exposées, qui trouveront leur place dans toutes les mains et dans plusieurs plans de cours.