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Ce livre du politicologue Guy Lachapelle fut publié aux Presses de l’Université Laval pour souligner le centième anniversaire d’un homme politique qui aura profondément marqué l’évolution du Québec. En référence à ce centenaire, l’ouvrage regroupe 100 textes de René Lévesque qui furent minutieusement sélectionnés. À juste titre d’ailleurs, l’auteur précise que ce livre constitue un véritable « carnet de voyage rempli d’analyses, d’observations, parfois de coups de gueule, sur les misères et les grandeurs d’un siècle qui a vu les horreurs de la guerre et qui ne semble pas avoir encore compris la fragilité du nouveau monde qui se construit » (p. 2). En le lisant, nous avons bel et bien l’impression de parcourir le fil de sa vie. De l’accompagner dans ce voyage dans le temps. De découvrir un peu plus l’homme et les événements qui ont forgé sa vision politique et l’évolution de sa pensée.

La préface de l’ouvrage a été rédigée par un autre premier ministre qui a eu, comme René Lévesque, du fil à retordre avec les militants du Parti québécois. Lucien Bouchard y rappelle que René Lévesque a beaucoup écrit. Beaucoup plus que tout autre premier ministre. Que ce soit comme journaliste, chroniqueur ou comme chef politique, il a témoigné d’un monde, de son monde. Cela implique qu’il a laissé derrière lui des textes sur une multitude de sujets. En soulignant le plus grand respect que Lévesque avait envers l’intelligence de ses lecteurs, Lucien Bouchard explique aussi pourquoi cet homme est parvenu à marquer l’imaginaire des Québécois. Il résume ainsi ce qui se cachait derrière la plume de l’ancien premier ministre : « Il ne voyait pas comment les Québécois pourraient prendre leur place dans le monde sans en avoir une connaissance éclairée » (p. x).

En signant le mot de présentation, son fils Claude Lévesque écrit pour une rare fois sur son père. Celui qui épousa également la carrière de journaliste nous livre une perspective touchante sur l’héritage d’un père plus grand que nature. Il insiste sur la soif de connaissance d’un père qui s’intéressait à tout. Il se remémore avec nous que lorsque René Lévesque « maîtrisait un sujet, son grand souci et son bonheur consistait à l’expliquer aux autres » (p. xi). Il s’agissait là de qualités qui en ont fait « un grand communicateur ». Il explique aussi son saut en politique de 1960 par deux impératifs : un sens du devoir et le besoin d’être au coeur de l’action. Il est vrai que le Québec vivait alors un moment charnière de son histoire. Et que selon son fils, « l’époque donnait envie de participer aux changements qui étaient devenus plus que nécessaires au Québec ». Et du courage, son père n’en manquait pas : « Il était “fait fort”, comme on dit » (p. xi).

Les différents textes sélectionnés ont été regroupés en quatre sections thématiques. Ils sont également présentés en ordre chronologique. Ce choix éditorial revêt deux avantages. Il permet de mieux approfondir certains sujets, tout en suivant l’évolution des préoccupations d’un jeune journaliste à celles d’un ancien premier ministre. La première section porte sur les années d’après-guerre, de la guerre froide à la décolonisation. La montée des grandes puissances préoccupe alors le jeune journaliste, tout comme la façon dont les peuples s’y prendront pour se reconstruire. On retrouve René Lévesque, ancien correspondant pour l’armée américaine en sol européen, qui découvre l’Asie pendant la guerre de Corée, où il va à la rencontre « des gars du 22 ». On redécouvre ses entretiens avec Fidel Castro ou Eleanor Roosevelt. Pour les Africains, il plaide pour en finir avec la colonisation. Il leur souhaite l’émancipation, l’autonomie, l’indépendance. Sa découverte du camp de concentration nazi de Dachau alors que la Deuxième Guerre mondiale s’achève l’aura profondément marqué. Il milite pour la paix. Il critique le racisme et, avant bien d’autres, dénonce l’apartheid de l’Afrique du Sud. La deuxième section se concentre sur un monde qui évolue et qui se transforme. On y trouve un René Lévesque plus engagé. Il a d’ailleurs fait le choix de s’investir en politique avec les libéraux de Jean Lesage. Et dans ses réflexions pour le Québec, il intègre ce qu’il a observé ailleurs dans le monde. Des parallèles se tissent entre la nationalisation de l’électricité au Québec et les expériences égyptienne ou iranienne. La lutte pour les droits civiques et les tensions raciales aux États-Unis l’interpellent. Tout comme les assassinats de Martin Luther King, de Malcolm X ou de John F. Kennedy, le terrorisme et la violence politique l’inquiètent. Dans ce monde en ébullition, il voit dans le général de Gaulle un ami du Québec.

La troisième section regroupe davantage de textes. Elle aborde le fédéralisme, le marché commun, l’interdépendance, la souveraineté-association et l’indépendance. Le chef du PQ y parle de l’avènement d’un nouveau nationalisme québécois porté par son projet de souveraineté-association. Il s’intéresse aux nombreux peuples qui réclament leur indépendance. L’autodétermination des peuples, tout comme le respect des droits de l’homme, l’importance de protéger la démocratie et de lutter contre l’autoritarisme sont des thèmes importants pour lui. Il y consacre plusieurs textes. Étudiant le marché commun européen, il n’oppose pas interdépendance et indépendance. Pour expliquer la souveraineté-association, il réfléchit d’ailleurs au modèle confédéral. La dernière section illustre la pensée d’un homme devenu premier ministre au lendemain du 15 novembre 1976. On y retrouve des discours, des allocutions et des entrevues marquantes. Qu’ils émanent de New York, Paris, Tokyo, Londres ou Québec, les textes choisis permettent de mieux cerner sa vision quant à la place et au rôle du Québec sur la scène internationale. Tout en montrant l’échec de la capacité de réformer les institutions fédérales à la suite du rapatriement unilatéral de la Constitution canadienne en 1982, ces textes illustrent sa volonté de continuer de tisser des alliances, notamment pour oeuvrer au développement économique du Québec.

Nul besoin d’être un admirateur de René Lévesque pour aimer ce livre. À travers celui-ci, c’est un grand pan de l’histoire du XXe siècle que l’on visite ou revisite, et ce à travers les yeux et le prisme d’un Québécois. Et dans ce sens, René Lévesque est bel et bien un homme de son siècle. Guy Lachapelle a réussi son pari de produire un recueil structuré et cohérent, dont se dégage la pensée de René Lévesque. Vu le nombre impressionnant de textes que l’ancien journaliste a laissé derrière lui en près de quarante ans, le défi était de taille. Il fut assurément déchirant de n’en choisir que 100 ! L’auteur a eu la sagesse de s’appuyer sur le travail effectué par d’autres chercheurs auparavant, dont celui de l’historien Michel Lévesque, qui avait collaboré à l’organisation d’un colloque sur René Lévesque quelques années après son décès. Guy Lachapelle a aussi réussi à éviter le piège de faire parler René Lévesque sur le Québec et le monde d’aujourd’hui. Par le choix des textes, il nous présente la grille avec laquelle l’ancien premier ministre concevait le monde de son époque, avec les yeux de l’époque. Judicieusement, il laisse ainsi à chacune et à chacun le soin de faire ses propres parallèles. À chacune et à chacun de tirer ses propres conclusions en lien avec ce qu’est devenu le Québec, mais aussi sur les principaux enjeux qui animent le siècle suivant.

Cela n’empêchera pas le lecteur d’esquisser un léger sourire à la lecture et au détour de certains textes. Car quelques-uns, et c’est normal, ont moins bien vieilli que d’autres. Dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, lire René Lévesque critiquant l’OTAN comme étant un monument préhistorique est l’un de ceux-là. En qualifiant René Lévesque de « confédéraliste », Guy Lachapelle nous rappelle aussi comment l’ancien premier ministre intégrait la dimension canadienne à son projet de souveraineté-association. Inspiré par sa connaissance du modèle européen, il n’opposait pas interdépendance et indépendance. Il voyait dans la souveraineté-association un moyen pour le Québec de s’affirmer d’égal à égal avec le Canada, tout en maintenant un espace commun. Cette vision avait inspiré tant Mario Dumont que Lucien Bouchard dans leurs négociations pour l’intégration d’un partenariat dans l’entente du 12 juin. C’est cette entente entre l’ADQ, le Bloc québécois et le PQ de Jacques Parizeau qui fut soumise à la population québécoise lors du référendum de 1995. Aujourd’hui, on ne retrouve paradoxalement plus cette dimension canadienne dans le projet du PQ.

Ce livre grand format est un beau livre. Le travail d’édition est remarquable. C’est aussi un livre qui donne d’abord la parole à René Lévesque. Les photos choisies viennent d’ailleurs appuyer agréablement son propos. On aimera le parcourir d’un trait, tout comme s’en servir comme ouvrage de référence. On en retiendra aussi des éléments forts de la pensée d’un Québécois qui fut à la fois fortement enraciné et ouvert sur le monde.