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Introduction

En 2018, le cri du coeur lancé dans les médias sociaux de l’infirmière Émilie Ricard est devenu viral. Partagée plus de 35 000 fois en seulement 24 heures après sa publication via Facebook, la vidéo la présente en larmes à la suite d’un quart de travail de nuit où elle a dû couvrir plus de 70 patients avec une infirmière auxiliaire et deux préposés aux bénéficiaires. Elle y raconte comment elle a été brisée par son métier et comment elle a honte des soins prodigués aux patients. À la suite de cette diffusion, l’Ordre des infirmières et des infirmiers du Québec a fait un bilan et a estimé que l’épuisement professionnel était alors à son plus haut. La crise actuelle avait été présentée comme « du jamais vu ». Un an après la diffusion de cette vidéo virale, on pouvait lire dans un quotidien que : « Les infirmières sont toujours au bout du rouleau » (1). Dans le même esprit, un article relatait que le manque de ressources professionnelles et le surcroît de travail amènent les sages-femmes à l’épuisement (2). Dans une optique apparentée, l’association du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux se mobilisait pour améliorer les conditions de travail de ses membres, en lançant une campagne intitulée « Allo, y’a quelqu’un ? » (3).

La dernière réforme de la santé inquiète et semble avoir des effets directs sur les professionnelles[1] de la santé. Le président de l’Ordre des ergothérapeutes du Québec (OEQ), Alain Bibeau, soulignait justement, dans un bulletin de l’OEQ, ses préoccupations en lien avec la dernière réforme et mentionnait que les modifications à « l’organisation du travail ne doivent pas placer les ergothérapeutes dans des situations de faute professionnelle ou de manquement déontologique » (4). Il révélait aussi que l’OEQ était « interpellé de plus en plus fréquemment par des ergothérapeutes s’alarmant de ce contexte où l’organisation et les conditions de travail nuisent à l’accès et la qualité de services. Les notions d’indépendance et d’autonomie professionnelles elles-mêmes seraient de plus en plus affectées » (4, p.2). Dans la même lignée que les infirmières, certains ergothérapeutes sont prêts à se dénoncer à leur ordre professionnel parce qu’elles estiment qu’elles ne peuvent plus réellement accompagner les patientes[2], tel que demandé par leur ordre. « De l’avis de l’OEQ, il est grand temps que le gouvernement porte un regard critique sur la situation actuelle et qu’il reconnaisse l’urgence d’agir » (4, p.2). C’est cet appel qui nous a poussées à mieux comprendre les modes managériaux qui président en santé et à porter un regard critique sur ceux-ci. Quatre enjeux éthiques, c’est-à-dire des situations compromettant le respect, en tout ou en partie, d’au moins une valeur éthique (5) sont discutés dans ce texte.

Modes managériaux en santé vus par les chercheurs

Depuis une trentaine d’années, à des fins de rationalisation, les organisations publiques de santé se transforment et adoptent de nouveaux modes managériaux (6). Plusieurs pays occidentaux, dont le Canada, ont en effet procédé à des réformes de leur système de santé[3]. Ces réformes sont justifiées par les demandes des patientes, l’évolution des technologies et le vieillissement des populations (6,7). Elles ont amené les décideurs à effectuer des transformations des organisations de santé, en adoptant les valeurs et principes de la nouvelle gestion publique (NGP). Selon Jetté et Goyette (7), la NGP est « une école de pensée en administration publique qui fait la promotion de pratiques managériales provenant du secteur marchand et qui met l’accent sur l’atteinte de résultats misant sur l’imputabilité de services et la mise en place d’incitatifs à la performance » (p.25). La logique marchande, voire bureaucratique liée à la NGP se heurte à d’autres logiques, notamment à la logique professionnelle, qui dominait les rapports sociaux avant l’introduction de la logique bureaucratique (6,8). Tandis que la logique professionnelle s’appuie sur les savoirs scientifiques, techniques et expérientiels des professionnelles pour solutionner les problèmes au quotidien, la logique bureaucratique par contraste opte plutôt pour le suivi de protocoles stricts émanant des gestionnaires, lesquels sont souvent déconnectés des particularités des contextes et de la spécificité des patientes (6-9). En bref, alors que la logique professionnelle limite le travail prescrit et repose sur le jugement clinique des professionnelles, la logique bureaucratique transforme pour sa part les relations de travail, en donnant préséance aux gestionnaires qui désormais imposent un travail prescrit au nom de l’uniformisation des pratiques (6-9). La logique bureaucratique de la NGP en vient à uniformiser les pratiques, faisant en sorte que les professionnelles deviennent interchangeables et subissent de fortes pressions pour donner toujours plus de soins et de services au plus grand nombre de patientes.

Plusieurs chercheurs s’entendent pour dire que les problèmes en santé proviennent notamment de l’implantation de la NGP au système de santé. Cette approche qui transpose les valeurs et les principes néolibéraux de gestion du secteur privé au secteur de la santé afin d’accroître, argue-t-on, l’efficacité des pratiques se heurte aux valeurs humanistes qui ont longtemps présidées au sein des organisations de santé (10). Concrètement, la NGP se caractérise par l’adoption d’une gestion par résultats, la recherche de la qualité, la reddition de comptes, l’approche client, l’évaluation des programmes, l’imputabilité des fonctionnaires, la privatisation, la mise en concurrence des établissements et, enfin, la décentralisation et le délestage des pouvoirs à de nouvelles instances (10,12). Ses promesses reposent sur une soi-disant meilleure qualité des soins et sur leur efficacité. Dans la lignée de l’approche Lean, elle ambitionne une meilleure efficience. Des études montrent notamment qu’elle permet, du point de vue de la gestion, une meilleure performance (13). Force est de constater cependant que son adoption ne se fait pas sans heurts du point de vue des professionnelles de la santé et des patientes. Selon Bourque « l’application [de la NGP] transforme les fondements des systèmes de santé » (10, p.1). Son adoption remet en question l’ethos public des gouvernements, dont le nôtre qui était auparavant centré sur « une éthique du bien commun, l’universalité de l’accès aux services de qualité et une philosophie de redistribution des richesses » (14). Le rôle de l’État est revu et calqué sur celui de l’entreprise privée qui gère des objets, des marchandises, plutôt que des êtres humains, voire des communautés souvent en situation de vulnérabilité. L’État devient davantage préoccupé par des considérations budgétaires et économiques que sanitaires et démocratiques. C’est comme si l’équilibre budgétaire et la croissance économique étaient plus importants que la santé, la qualité de vie et la vie des personnes et des communautés qui habitent le territoire sous sa gouvernance. Ainsi, les récents changements qu’a connus le système de santé québécois ne sont ni cosmétiques ni anodins : ils modifient les racines sociales démocrates du système de santé, lesquelles étaient associées à des valeurs telles que l’accessibilité universelle, l’équité, l’intégrité, l’impartialité et la solidarité. On assiste de nos jours à un paradigme de gouvernance dicté par les lois du marché où tout ce qui compte au final est « la norme quantitative du value-for-money et la conscience des coûts du service public dérive vers une vision essentiellement économique du rôle de l’État. On oublie par ailleurs de considérer dans la balance des coûts de ces restructurations elles-mêmes, non seulement en termes monétaires et de temps, mais aussi en coût humain » (14, p.817-8).

Réflexion critique

Perte d’autonomie professionnelle

Grenier et Bourque (11) soulignent que l’introduction de la NGP dans le secteur public a occasionné des conséquences structurelles, organisationnelles, mais aussi des conséquences axiologiques, notamment une modification graduelle de l’ethos des professionnelles qui y évoluent. L’ethos d’une profession est lié aux valeurs des professionnelles et à leur vision éthique de leur engagement envers la population qu’ils desservent. Avec la NGP, la logique bureaucratique en vient à remplacer la logique professionnelle. Graduellement, les professionnelles en viennent à se soumettre aux normes prescrites qu’on leur impose, même si elles considèrent que celles-ci ne sont pas celles qui devraient présider dans certains contextes (ex. avec cette patiente, il faudrait plus de traitements, il faudrait intervenir à domicile). Car, à défaut de s’y soumettre, elles en subiront des conséquences négatives (ex. dossier disciplinaire). Plus encore, les contraintes systémiques exercées sur les professionnelles qu’engendrent ces nouvelles pratiques de gestion en viennent petit à petit à moduler leurs valeurs, notamment en portant atteinte à leur autonomie professionnelle. Or, l’autonomie professionnelle est non seulement une valeur qui est chère aux professionnelles, mais elle est aussi et surtout « un prérequis pour offrir des soins et des services de qualité » (15, p.127). La NGP amène à penser le travail prescrit en termes individuels, où la performance des individus est privilégiée au détriment de la réponse adéquate aux besoins de la collectivité, affectant ainsi négativement la qualité et la sécurité des soins (11,15). En outre, la NGP évacue la dimension humaine de la relation patiente-professionnelle et expose continuellement les professionnelles de la santé à un dilemme majeur : se conformer aux exigences de la NGP ou suivre leur jugement professionnel et les meilleurs standards de pratiques cliniques (16). En ce sens, la logique de la NGP peut être vécue comme une déprofessionnalisation par les professionnelles qui peuvent ressentir une remise en cause de l’essence axiologique de leur profession et une perte de sens à leur travail (17).

Système inique et médecins-centrés

La NGP modifie les relations de travail et les rapports de force entre les acteurs sociaux. La logique professionnelle octroyait beaucoup de pouvoir aux professionnelles, car leur jugement professionnel était valorisé : il était à la base des décisions de santé. Avec la logique bureaucratique de la NGP, ce sont les gestionnaires qui décident et qui établissent avec les médecins des protocoles et des normes auxquelles les professionnelles devront se soumettre. Ces normes s’inscrivent en effet dans une logique médicale où les approches biopsychosociales de la santé ainsi que les voix citoyennes sont dévaluées (8,10). Ainsi, les récentes réformes ont retiré du pouvoir aux professionnelles et aux patientes, allant jusqu’à éliminer « la voix citoyenne dans les conseils d’administration » (18, p.78). D’office, l’organisation actuelle du système de santé avantage certains acteurs au détriment d’autres acteurs sociaux généralement plus vulnérables que les premiers. De fait, les acteurs qui sont avantagés (en l’occurrence les médecins et les compagnies pharmaceutiques) ne sont pas apriori vulnérables, bien au contraire, ce qui créé des écarts encore plus importants entre les privilégiés et les désavantagés. Sur ce sujet, comme le révèlent les nombreuses études épidémiologiques sur les déterminants sociaux de la santé, nous savons que plus une société est égalitaire, plus sa population est en santé et heureuse, et ce, de manière statistiquement significative et probante (19). Or, les inégalités sociales sont en croissance au pays comme au Québec, notamment parce que les budgets alloués au filet social, aux services publics ne cessent de diminuer (16). Plus encore, le fait de centrer le système de santé sur le traitement médical et pharmacologique des patientes fait en sorte que la mise en place d’environnements urbains, ruraux, organisationnels et sociaux contribuant quotidiennement à la santé et à la qualité de vie des personnes et des communautés est pour une large part délaissée. Nous savons par exemple que les transports actifs contribuent à la santé, mais nos modes de vie et nos aménagements urbains et ruraux sont, pour une large part, centrés sur la voiture. Nous savons aussi que la motivation et la performance au travail se nourrissent de trois besoins psychologiques fondamentaux, soit l’autonomie professionnelle, le sentiment de compétence perçu et le fait d’entretenir des relations saines et satisfaisantes avec ses collègues, et ce, dans un contexte où il est possible de travailler en cohérence avec ses valeurs éthiques (20). Or, comme vu précédemment, en tant qu’héritière du néo-libéralisme, la NGP conçoit le système public de santé comme une entreprise privée, ce qui impacte négativement non seulement les soins et les services prodigués aux patientes – notamment à celles qui sont jugées les plus vulnérables qui se retrouvent davantage marginalisées (21) –, mais également la santé physique et mentale des professionnelles de la santé elles-mêmes (22), ce qui par extension contribue à la baisse de la qualité et de la quantité des soins et des services prodigués aux populations. Autrement dit, l’injustice systémique liée aux fondements mêmes du système de santé qui attribuent de grands pouvoirs aux acteurs sociaux médicaux et pharmacologiques, lesquels ont pour la plupart une vision individualiste de la santé centrée sur la maladie ou l’accident, empêche de donner plus de places à des visions alternatives et sociales de la santé centrée sur les environnements, les populations, les personnes, la prévention des maladies et des accidents ainsi que la promotion de la santé et du bien-être. Ainsi, bien qu’un nombre croissant d’acteurs clame l’insuffisance du paradigme médical, celui-ci demeure présent, voire dominant, dont la mise en place des groupes de médecine familiale en est une illustration parmi d’autres (23).

Injustice de genre

L’austérité en santé en général et la NGP en particulier affectent en très grande proportion des femmes. Comment cela est-il possible? Rappelons que 82% du personnel en santé est des femmes et que la majorité des patients est aussi des femmes (16). De fait, le secteur de la santé est dominé par des professionnelles; et les femmes, pour diverses raisons (agressions sexuelles, avortement, contraception, famille mono-parentale, grossesse, pauvreté, proches aidantes, violence conjugale, etc.), consultent davantage les professionnelles de la santé pour elles, leur(s) enfant(s) et leur(s) proche(s) (16). Ainsi, comme l’observent l’ONU-Femmes (24) et le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (25), les mesures d’austérité et les pratiques managériales liées à ces mesures affectent négativement et en premier lieu les femmes. « Elles augmentent les inégalités sociales et nuisent à l’égalité entre les femmes et les hommes » (16, p.64), car les services publics, notamment ceux en santé, favorisent l’égalité entre les genres. Privatiser le système de santé, c’est priver des femmes d’emplois syndiqués, c’est appauvrir des femmes en leur retirant « des gains obtenus par le mouvement féministe qui se sont traduits dans des lois ou des politiques gouvernementales extrêmement importantes pour les femmes : l’équité salariale, l’assurance parentale, le retrait préventif, un régime de retraite qui assure des prestations décentes, etc. » (16, p.65). C’est aussi retirer des soins et des services nécessaires à l’égalité entre les genres (26). Comme l’affirme le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes : « Pas d’égalité sans santé » (25, p.1).

Injustice épistémique

Les injustices soulevées précédemment sont liées à une autre injustice, soit une injustice épistémique. La notion d’injustice épistémique a été introduite par la philosophe Fricker (27,28). Cette notion connaît à l’heure actuelle un engouement dans les théories féministes, mais aussi dans le monde de la santé (29). Il faut dire que celle-ci est pertinente et rend compte d’injustices de la vie quotidienne insidieuses, mais bel et bien réelles. L’injustice épistémique est liée à la connaissance, au savoir (épitémè) et se manifeste de deux manières, soit la capacité attribuée à une personne (généralement un groupe de personnes ayant des caractéristiques communes) de : a) produire des discours crédibles et b) comprendre des phénomènes complexes. Il s’ensuit que Fricker (27,28) distingue deux formes d’injustice épistémique, soit : a) l’injustice testimoniale et b) l’injustice herméneutique. La première, l’injustice testimoniale, se présente lorsqu’un interlocuteur est dévalué dans sa capacité à transmettre des connaissances avérées et donc à produire des discours considérés crédibles, pertinents et donc convaincants. Dans le présent contexte, suivant ce type d’injustice, il est possible d’affirmer que les discours de certaines professionnelles de la santé (infirmières, sages-femmes, ergothérapeutes, orthophonistes, etc.) ne parviennent pas à convaincre le gouvernement que ses pratiques managériales nuisent à la qualité des soins de santé et des services sociaux, et ce, en dépit des nombreuses évidences scientifiques qui vont en ce sens. Suivant l’effet de halo – qui est un biais cognitif suivant lequel un auditoire est plus facilement convaincu par un interlocuteur ayant les mêmes caractéristiques que lui qu’un interlocuteur ayant des caractéristiques différentes (30) –, le gouvernement constitué en majorité d’hommes de pouvoir se laisse convaincre par d’autres hommes de pouvoir. En ce sens, il s’agit d’une injustice épistémique de type testimoniale vécue par les professionnelles. Leur parole est dès lors perçue comme peu crédible ou moins crédible que celles d’autres interlocuteurs davantage valorisés socialement et d’ores et déjà en position de pouvoir. La seconde injustice épistémique est l’injustice herméneutique (27,28). Celle-ci se présente lorsque des personnes ne parviennent à exprimer leur vision des choses dans les paradigmes actuellement dominants. Cette injustice est vécue par les professionnelles qui ont de la difficulté à revendiquer leur autonomie professionnelle et promouvoir la qualité des soins, dans le contexte actuel où la NGP semble être la norme socialement désirable. Cette injustice est aussi vécue par certaines patientes, notamment celles qui présentent des problèmes de santé mentale ou qui sont très jeunes ou âgées. On présume alors souvent à tort que celles-ci n’ont pas les capacités de comprendre et qu’il vaut mieux, pour leur bien, prendre pour elles les décisions qui les concernent. De la même manière, les décisions qui sont prises de manière autoritaire et sont imposées aux professionnelles correspondent aussi à une injustice épistémique de nature herméneutique. C’est pourquoi Medina (31) affirme que les injustices épistémiques (testimoniale et herméneutique) sont intimement liées aux injustices sociales.

Conclusion

En conclusion, nous estimons que les modes managériaux actuels sont préoccupants, notamment parce qu’ils sont liés à des enjeux éthiques qui bafouent des valeurs sociales importantes, soit l’autonomie professionnelle, la qualité des soins, l’égalité interprofessionnelle, l’égalité de genre et la justice épistémique. Nous considérons que plus d’attention devrait être portée à ces enjeux éthiques, voire ces injustices sociales qui sont liés à une transformation radicale et néolibérale des fondations mêmes de notre système de santé. À l’instar de chercheuses qui adoptent parfois la posture de la « slow professor » (32) pour résister à la culture de la vitesse et de la performance dans le monde académique, les professionnelles de la santé peuvent adopter la posture de la « slow therapist » pour contester ces modes managériaux et ainsi prendre soin d’elles et protéger les valeurs qui leur sont chères. Néanmoins, cette solution ne saurait régler le problème à sa source. Une révolution managériale serait-elle dès lors de mise pour remettre au coeur de nos organisations de santé des valeurs humanistes plutôt qu’économistes afin que celles-ci soient véritablement au service de la santé, du bien-être, de la qualité de vie, de l’autonomie, de l’égalité et de la justice?