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Située sur une berge nordique habitée de brouillard, dans la forêt dense ou dans la toundra immense, l’oeuvre d’Audrée Wilhelmy explore résolument les frontières autant spatiales, biologiques et morales que celles des genres littéraires. Développant une cartographie imaginaire aussi vaste que floue, l’écriture wilhelmienne s’habille d’une aura de mystère, n’offrant aux questionnements du lectorat que des réponses cryptiques. Avec leur ribambelle de personnages évoluant au coeur des paysages forestiers ou maritimes, les romans Oss (2011), Le corps des bêtes (2017) et Blanc Résine (2019) font miroiter la possibilité du réel, jouant de cet effet pour maintenir l’ambiguïté. En nous appuyant sur quelques éléments de définition des genres, nous montrerons comment cette oeuvre déstabilisante se situe à la croisée du fantastique, du réalisme magique, du réel merveilleux et de l’horreur moderne, construisant un univers au sein duquel le réel et l’irréel se côtoient alors que l’inexplicable, bien qu’inquiétant, semble malgré tout aller de soi. Ensuite, nous examinerons le rôle de la cartographie dans l’établissement d’un pays imaginaire en observant notamment comment les toponymes se parent de sonorités étranges et comment les blancs de la carte s’épaississent, au point de provoquer une certaine désorientation au cours de la traversée du texte. Enfin, nous nous intéresserons aux frontières morales et à leur transgression, surtout dans les deux premiers romans, dans lesquels les sexualités hors normes et l’inceste occupent une place importante, ceci dans le but de comprendre le malaise suscité, chez les lectrices et les lecteurs, par l’abject.

Ancrage dans le réel et soupçon d’irréel

Il a de tout temps été difficile de départager avec précision les genres voisins que sont le fantastique, l’horreur, le réalisme magique et le réel merveilleux. Si certains critères apparaissent opératoires pour les périodes plus anciennes comme le XIXe siècle, ceux-ci semblent plus difficiles à appliquer de nos jours. Comment qualifier ces récits qui questionnent le monde réel, qui y décèlent des failles, en révèlent des aspects insoupçonnés, qui le frôlent en se chargeant parfois de soupçons d’irréel? Plutôt que de reprendre toutes les définitions – souvent contradictoires – données aux différents genres, avec le risque de s’enliser dans une énième comparaison, nous retiendrons principalement deux aspects : l’effet de lecture et l’ancrage dans le réel.

Si le fantastique se caractérise généralement par son effet de lecture unique, à la rencontre entre plaisir de l’indétermination et suspense (Bouvet, 2007 [1998]), certains textes se rapprochent du récit d’horreur dans la mesure où ils suscitent plutôt une impression de malaise. C’est ce qui a d’ailleurs amené certains chercheurs et certaines chercheuses à distinguer deux tendances opposées dans le genre fantastique, l’une privilégiant une poétique de l’indétermination et l’autre une poétique de l’excès (Mellier, 1999). Comme nous le verrons par la suite, l’oeuvre de Wilhelmy a ceci de particulier que ses premiers romans, dont Oss et Le corps des bêtes, jouent sur l’exposition de l’abject, s’employant à susciter une fascination à la limite du dégoût. Dans l’isolement du reste de la civilisation, les lois humaines ne semblent ainsi demeurer que pour être mieux enfreintes. Même si les indéterminations sont nombreuses, la transgression des frontières morales engendre un malaise grandissant au cours de la lecture. La dynamique est sensiblement différente dans le troisième roman du cycle, Blanc Résine, où le mystère s’accompagne d’une poésie aux effets « mirabilisants » (Fabre, 1992) plutôt qu’horrifiants.

Le second aspect qui nous intéresse concerne l’ancrage dans le réel. Caractérisé par une « irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel » (Caillois, 1966 : 8), le fantastique classique est connu pour prendre place dans un cadre réaliste qui se trouve bousculé, à la suite d’une rupture créant une discordance entre le naturel et le surnaturel. Comme l’explique Bozzetto, le plaisir de lire se trouve à la fois dans ce malaise ressenti ou cette terreur qui nous amènent à « frôler le réel » :

Les artefacts dits fantastiques […] rendent compte de l’affleurement dans le monde du quotidien d’un informulable conceptuellement, dont l’un des effets est souvent, pour le lecteur ou le spectateur, une sensation de manque, engendrant malaise, terreur ou horreur, tout en procurant un plaisir certain qui est sans doute le résultat d’une sorte de frôlement du réel : la jouissance d’affronter les limites de la symbolisation.

Bozzetto, 2001 : 7-8 ; l’auteur souligne en italique, nous soulignons en gras

L’un des changements majeurs apparus dans ce qui a été nommé le fantastique moderne concerne justement le rapport au réel. C’est souvent l’espace urbain, le cadre quotidien des lectrices et des lecteurs contemporains, qui constitue l’ancrage premier, un espace qui sera peu à peu marqué par des failles, qui apparaissent insidieusement :

Quelque chose d’absurde, d’irrationnel se produit certes, et n’est pas perçu comme irruption d’un ordre supérieur, mais plutôt comme un ennui, comme une perturbation ; un désordre qui s’insinue par d’infimes failles, subvertissant les bases supposées normales de la quotidienneté.

Bozzetto, 1992 : 216 ; nous soulignons

Plus discrète que dans le fantastique classique, où des entités surnaturelles étaient souvent responsables de la distorsion spatiale, la perturbation se fait tout en douceur, mine de rien, résultant parfois de la dislocation des repères topographiques, de l’ambiguïté de la posture énonciative, du bris de la cohérence spatiale, etc.[1]

À l’instar du fantastique, le réalisme magique et le réel merveilleux sont d’abord et avant tout ancrés dans le monde réel. C’est d’ailleurs ce qui les différencie du genre merveilleux – ou de la fantasy, l’un de ses sous-genres les plus développés –, étant donné que dans ce dernier l’univers de la fiction a ses propres lois, sa propre géographie, son personnel imaginaire, ce qui fait qu’il est habituellement sans commune mesure avec le monde réel. Si le fantastique crée des indéterminations à partir de failles, en revanche le réalisme magique englobe les deux niveaux de réalité – rationnel et irrationnel – sans les opposer. Selon Amaryl Chanady, le réalisme magique présente une « antinomie irrésolue entre deux niveaux de réalité »,

alors que dans le fantastique, le surnaturel est perçu comme problématique, puisqu’il est manifestement antinomique par rapport au cadre rationnel du texte, le surnaturel dans le réalisme magique est accepté comme faisant partie de la réalité. Ce qui est antinomique au niveau sémantique est résolu au niveau de la fiction. […] Le rationnel et l’irrationnel […] font tous deux partie de la réalité fictionnelle. Le surnaturel apparaît avec la même normalité que les événements quotidiens de la vie ordinaire

Chanady, 1985 : 30 et 101

Si ces deux niveaux parviennent à cohabiter sans créer de discordance, à l’opposé du fantastique, c’est souvent parce qu’ils renvoient à des manières différentes de penser le monde. Les visions du monde, tout comme les registres littéraires, se trouvent donc juxtaposés, donnant lieu à l’émergence d’une textualité hybride et non hiérarchique. Puisque réel et surnaturel sont perçus de la même manière, les descriptions d’événements insolites empruntant les formes et tons propres au réalisme abondent, générant un brouillage qui incite le lectorat à laisser de côté les interprétations par trop catégoriques :

He (the author) abolishes the antinomy between the natural and the supernatural on the level of textual representation, and the reader, who recognizes the two conflicting logical codes on the semantic level, suspends his judgment of what is rational and what is irrational in the fictious world[2].

Farris, 2004 : 8

Déconstruisant, en les faisant cohabiter, les frontières entre les différents registres interprétatifs, les récits réalistes magiques et de réel merveilleux créent ainsi un espace d’entre-deux marqué par des règles et des codes autres que ceux en vigueur dans la réalité[3]. En résultent, dans le cas du réalisme magique, une codification – sans pour autant fournir d’explication – de certains éléments irrationnels et, pour le réel merveilleux, un travail de poétisation de la langue visant la mise en place d’une atmosphère mystérieuse et diffuse, au sein d’un univers qui conserve tout de même les contours du réel. Ancré dans le réel, l’univers de la fiction se charge d’élans poétiques, qui font apercevoir des facettes inusitées de la réalité. Selon Charles Scheel, c’est la manière dont le réel et le mystérieux interagissent qui permet de distinguer ces deux modes narratifs :

Dans le [réalisme merveilleux], réalisme et mystère forment un tissu indéfaisable : le discours narratif articule un récit dont le fil même est double, composé du code réaliste renforcé (ou phagocyté : cela reste à voir pour chaque cas) par le code, générateur de mystère, d’une langue poétique. À la construction clairement bipartite de l’un [réalisme magique], s’oppose la texture intégrée de l’autre.

Scheel, 2005 : 113

Au nombre des exemples de réel merveilleux se trouvent notamment les romans de Gracq, dont les « pays imaginaires[4] » (Camus, 2006) ont intéressé beaucoup de critiques. De la même façon, si l’oeuvre de Wilhelmy est profondément ancrée dans le réel, elle ne présente pas d’antinomie très nette entre naturel et surnaturel, le travail poétique visant à réenchanter le monde ou à le plonger dans l’abjection. Quelques soupçons d’irréel suffisent pour donner au récit une direction parfois aux limites du vraisemblable ou du tolérable, laissant entrevoir les contours d’un univers étrange, mystérieux, en partie insaisissable, nous faisant frôler le réel au lieu de nous y inscrire pleinement. Comme chez Gracq, des indéterminations demeurent irrésolues, l’énigme reste entière, le plaisir de l’indétermination n’est pas absent de l’expérience de lecture. Dans le but de mieux comprendre comment fonctionne cet ancrage dans le réel, nous verrons comment l’oeuvre de Wilhelmy élabore d’un roman à l’autre une cartographie dont les contours et les frontières restent floues.

Cartographie de l’univers romanesque

Ce qui frappe en premier lieu quand on interroge l’univers romanesque wilhelmien, ce sont les « effets de réel » provenant de la description minutieuse des éléments naturels, des sensations corporelles très vives créées par le contact avec l’environnement, maritime, minier ou sylvestre. Au contraire de ce que Barthes suggérait à propos du « décor », nettement dévalorisé par rapport à l’action, à l’intrigue et aux personnages (Barthes, 1968), nous postulons que ce sont justement ces notations réalistes dotées d’une force singulière qui donnent le sentiment d’être immergé dans des espaces sauvages ou habités, créant l’impression d’une véritable « présence » malgré leur statut imaginaire. Ceci est sans doute renforcé par le fait que ces derniers sont situés aux confins, aux frontières du monde habité, que ce soit sur la côte, en pleine forêt ou dans la toundra. En effet, l’isolement dans lequel se trouvent les personnages, la relation très intime qu’ils et elles entretiennent avec leur milieu, font en sorte de rendre les frontières géographiques assez floues. Voici, par exemple, comment est présenté le village d’Oss :

Il faut voir ce très petit village de sel et de roches appelé Oss. […] Les cabanes […] sont plantées trop près des vagues : les alguesmontent en mousse près des joints. L’été, leurs portes s’alignent, ouvertes au large et aux grands vents, sur un chemin de gravier dessiné droit entre la grève et la forêt d’épinettes, derrière.

Wilhelmy, 2019 [2011] : 11 ; nous soulignons

L’incipit du roman nous oblige à faire un effort d’imagination, à « voir » ce qui n’existe pas encore, à percevoir l’intrication de la matière brute – sel, roche – avec les constructions humaines, le caractère organique des cabanes, plantées comme le serait un jardin, leur proximité avec les éléments naturels – algues, vagues, vent. Lieu mitoyen, enserré entre deux espaces des confins – la mer et la forêt –, le village se trouve en périphérie du monde habité, loin de tout autre agglomération. Les habitants sont des pêcheurs baleiniers, leurs cimetières comportent des « monuments funéraires construits avec des os et des fanons de baleine » (Wilhelmy, 2019 [2011] : 12), l’enfant qu’ils accueillent semble issue de la mer, comme un poisson pris dans les filets :

La première fois qu’au village ils ont trouvé Noé […] [e]lle gisait dans les filets, juste comme aujourd’hui, sa petite robe d’enfant mouillée et crasseuse plaquée sur son corps. […] Pas de nom. Rien qu’un morceau de fille avec des cheveux trop longs.

Wilhelmy, 2019 [2011] : 34

À ce lieu fortement associé à la mer, premier point sur la carte du pays imaginaire qui se déploie sous nos yeux, s’ajoute un autre rivage dans Le corps des bêtes, un lieu encore plus isolé puisqu’il s’agit d’un phare, celui de Sitjaq, situé dans l’estuaire « du grand fleuve ». C’est là que vit Mie avec ses frères et le reste de la famille, sauf sa mère, Noé, qui a élu domicile dans une cabane : « Loin sur la grève : la masure délabrée, ses carillons de coquillages, sa collection d’étoiles séchées sur les marches du balcon, sa balustrade défoncée. » (Wilhelmy, 2017 : 11) D’un roman à l’autre, on assiste à un redoublement de l’isolement, à une intrication encore plus étroite entre l’habitation et l’humain (carillon de coquillages, collection d’étoiles de mer), mais aussi à un rapport organique plus fondamental étant donné que la masure semble constituer une extension de la protagoniste :

[Mie] sent entre ses murs la pulsation du sang de sa mère. Force endiguée par les cloisons, qui déborde vers le toit, la porte, qui briserait les fenêtres et roulerait en tempête sur la plage et jusqu’au phare si elle ne la contenait pas. Cette puissance-là sidère Mie […] sa mère enfle dans l’espace et le déborde. C’est elle qui supporte la pierre, fait trembler le verre, distend le tissu des coussins, gonfle les portes. La cabane tient debout par sa seule volonté.

Wilhelmy, 2017 : 138

Il importe de rappeler ici que les murs forment le fond d’une carte sur laquelle Noé a dessiné ses déplacements (au lieu de les raconter). Grâce à cette carte, les espaces des deux récits s’emboîtent, le village d’Oss s’insérant dans la cartographie romanesque :

La vie de Noé est sur le mur. Le territoire blanc qui longe le fleuve est éblouissant. La poussière des fusains flotte au-dessus de l’image, elle rappelle les voiliers de canards, d’oies, qui s’arrêtaient sur les berges d’Oss en route vers le nord, vers le sud.

Wilhelmy, 2017 : 75-76

Rien ne vient combler les lacunes entre les romans, le récit ne donne pas d’information à propos des événements s’étant déroulés entre le départ d’Oss et l’arrivée à Sitjaq. Seule l’énumération des lieux traversés permet au lectorat d’inférer le parcours et de prendre la mesure du périple rassemblant le cloître de Sainte-Sainte-Anne, le château désert de Luce-aux-Farolles, l’ermitage du Père Liboublan, le pensionnat d’Ismador, l’opéra de la Cité, la gare de trains, la rivière de la Bastindale, les villages côtiers – Lastaigne, Sérodes, Marydales, Bounia, Nan Mei –, les carrières à pigments d’Oronge, les grottes de Circé, les plages de Sikkim, Saint-Samovar, les falaises de Triglav, le village de Seiche, la forêt de Sevastian (le père de Mie)... Des noms surgissent dans la narration tout en demeurant absents de la carte, où seuls apparaissent les cours d’eau et les chemins, les traces de pas des uns, des unes et des autres. Cette carte intimement liée au corps de Noé cherche ainsi à rappeler le souvenir des cartes observées ou des lieux vécus à partir des sensations expérimentées, c’est une carte à la fois sensible et charnelle :

L’océan est opaque, truffé d’îles petites, poussiéreuses, qui ont des formes de fruits mûrs. Noé les a vues sur des cartes, des globes, elle les a dessinées cent fois : courbes et creux et raideurs des côtes, bas-fonds, criques. Elle aime leur contour, le mouvement de la main qui suit les rivages. […] En traçant les terres sauvages, ces îlots perdus dans les flots, elle retrouve sous ses pieds la texture des sols déjà foulés – limon, graviers, galets, sable, humus doux des vieilles forêts, bois, pierres, pavés

Wilhelmy, 2017 : 78

Impossible de se représenter de façon précise ce territoire mouvant, où l’effacement fait partie du processus cartographique :

Sitjaq, elle l’a noyé dans la mer. Il n’est pas sur la carte, il n’est pas sur le mur, elle a rayé sa langue de sable, ses étocs et ses lagunes jusqu’à ce qu’ils se mélangent aux flots et qu’il n’en reste plus de traces.

Wilhelmy, 2017 : 78

Territoire imaginaire qui acquiert, malgré tout, une forte présence, l’univers représenté se déploie avec beaucoup plus d’ampleur dans le roman suivant, Blanc Résine, qui donne de l’épaisseur à différents milieux, en particulier la forêt et la mine du Grand Nord ainsi que le village situé en pleine campagne. Qui plus est, c’est un territoire quadrillé par le réseau du chemin de fer, qui met en relation ces lieux avec la Cité. La géographie imaginaire s’avère du même coup beaucoup plus complexe et étendue, comme si le pays imaginaire prenait de l’expansion d’un roman à l’autre pour devenir un véritable univers.

Selon Yves Baudelle, « aucun roman n’est réductible à des données empiriques ou mémorielles, aucun [n’est] non plus purement fictif ou verbal » (Baudelle, 1997 : 47). De fait, l’espace romanesque ne constitue jamais un calque de l’espace réel, ni une pure invention sans rapport avec notre monde. Le monde imaginaire est un espace de liberté, où l’écrivaine ou l’écrivain invente une nouvelle géographie. Pour les lectrices et lecteurs, il s’agit d’habiter momentanément un monde autre, aux lois différentes, de découvrir un rapport à l’espace et au temps légèrement décalé ou complètement différent. Les univers de fantasy apparaissent assez autonomes, comme le montre bien Pierre Jourde :

La géographie imaginaire dessine ici l’espace idéal, l’espace-synthèse de tous les lieux magiques où s’emparent de nous, toujours neufs, inépuisables, la fascination, le vertige par lequel l’être s’aliène et se défait.

Jourde, 1991 : 249

En revanche, d’autres pays imaginaires entretiennent une relation plus étroite avec la géographie réelle. C’est notamment en observant les toponymes, générateurs d’une tension entre le géographique et le linguistique, que l’on peut mesurer le travail réalisé par l’écrivaine ou l’écrivain, qui pour nommer les lieux du monde imaginaire a recours à des noms existants ou créés de toutes pièces. Dans ce cas, la construction du territoire imaginaire passe par la choronymie (acte de nommer un lieu) (Morissonneau, 1978), pour reprendre une notion utilisée en géographie. L’examen des toponymes dans l’oeuvre wilhelmienne révèle une certaine hybridité de l’espace romanesque dans la mesure où il comprend des localités vérifiables et des localités imaginaires. Selon Baudelle, deux fonctions peuvent en effet être distinguées, l’une référentielle, l’autre sémiotique :

Le modèle proposé ici est celui d’un feuilletage : à leur valeur référentielle les toponymes romanesques ajoutent des valeurs sémantiques, qui s’y superposent sans l’effacer. […] En somme, il s’agit d’introduire des courbes de niveaux dans la cartographie fictionnelle.

Baudelle, 2018 : 50

Chez Wilhelmy, certains toponymes ont une fonction référentielle dominante dans la mesure où ils renvoient à des toponymes existants, qui se trouvent totalement remotivés une fois qu’ils sont inclus dans l’espace imaginaire. C’est le cas du nom du village, Kangoq, où s’installe le couple formé par Laure et Daã. Nom commun signifiant « oie des neiges » en inuktitut (comme cela est indiqué dans l’annexe), c’est aussi le nom d’un fjord du Nunavut, situé en face du Groenland. C’est aussi le cas de Triglav (nom d’un sommet en Slovénie) et de Nan Mei, une localité que l’on rejoint facilement en train dans le roman, alors qu’il s’agit dans la réalité d’une vallée aux antipodes du Nunavut et de l’Europe de l’Est, située dans la région de Lincang au Yunnan en Chine. Cela dit, la grande majorité sont des toponymes inventés, renvoyant pourtant, en raison de leurs connotations, à des géographies connues ; leur fonction est donc sémantico-référentielle (Baudelle, 2018).

Difficile, cela dit, d’identifier une connotation géographique prédominante, étant donné leur grande diversité. Ce qui semble définir les toponymes, c’est le fait de renvoyer à des régions du monde éloignées les unes des autres, leur éclatement, autrement dit, plutôt que leur cohérence. Ainsi, certains signes diacritiques comme le ó de la ville de Brón renvoient au gaélique (écossais et irlandais)[5] :

C’est Brón, la Désolée, baptisée ainsi par les mineurs parce que le nom de la région, Cusoke, leur paraissait ou bien trop vague ou bien trop fier pour cette étendue de terre chenue, plate comme une galette et cernée de toutes parts par une armée de pins centenaires, droits, intraitables et austères.

Wilhelmy, 2019 : 45

Quant à la prédominance de certaines sonorités comme le k (ou q), elle connote une appartenance nordique (Kangoq, Sitjaq) ou arabe, si l’on observe par exemple la Farouk (la rivière qui passe près du village), renvoyant à un prénom ou à un patronyme bien connu, signifiant droit, intelligent. D’autres sont bâtis grâce au procédé du redoublement de toponymes existants (Sainte-Sainte-Anne), ou de substitution d’une lettre (Oronge/Orange, ville du sud de la France), grâce à l’invention poétique suivant les règles de composition des toponymes en français (Luce-aux-Farolles), ou encore grâce à la transposition de noms communs, que ce soit en français (la ville portuaire de Seiche, par exemple), en kanak (bounia, qui est le nom d’un plat), en inuktitut (Sermeq, qui veut dire glacier) :

Les aigles […] me détaillent un pays de froidure par-delà mon règne conifère : Sermeq, pays d’ériophorons, d’épilobes, de ronces et d’uriculaires, territoire hors de ma gouverne et bordé tout du long par l’eau noire qui fracture les glaces. Je marche en nomade : pieds de boue, de vase, de mor de toundra dégelée, pieds qui font chanter les roches et les cocottes des sentes.

Wilhelmy, 2019 : 125

La choronymie s’inspire donc des modes de construction habituels des toponymes : inspirés d’un élément de l’environnement, servant de repère, comme dans les communautés autochtones ; ou bien faisant appel à des procédés poétiques pour créer des variantes à partir de noms communs ou de toponymes existants. À partir d’un savant mélange où des connotations multiples se côtoient et s’entrechoquent, un univers imaginaire se construit, qui se présente comme un calque décalé du réel. L’espace acquiert du même coup une substance irréelle, impossible à cerner avec précision.

Parallèlement à ce mouvement d’expansion que connaît l’espace romanesque d’un roman à un autre dans le cycle wilhelmien, un mouvement similaire peut être observé en ce qui concerne le rapport entre l’héroïne et l’espace environnant. Comme on l’a vu plus tôt, dans Le corps des bêtes, le corps de Noé, dans la perception de Mie, se confond avec l’espace de la cabane. Or ce phénomène n’a rien d’exceptionnel, car il prend encore plus d’ampleur dans Blanc Résine. Dès l’enfance, Daã se sent plus à son aise au sein de la forêt que dans le couvent où elle est née, au point de la nommer sa « maison taïga » :

Autour de Sainte-Sainte-Anne, ma maison taïga s’étire en pessières et pinèdes, talles de lichens, de lédon, misartaq, quajautiit, pingi, qurliak, en tourbières, en roches qui deviennent montagnes à mesure qu’on s’éloigne

Wilhelmy, 2019 : 22

En véritable « fille de la forêt », elle y passe plusieurs années seule durant l’adolescence, jusqu’au moment où un accident la force à retrouver une place parmi les êtres humains, près de Laure qui la soigne. Plus tard, ses virées en forêt laissent une drôle d’impression, c’est comme si elle grandissait au fur et à mesure de ses pérégrinations :

Daã est partie de plus en plus longtemps, revenant de sa forêt muette, mais grandie. Ses robes qui tombaient longues jadis lui arrivaient en haut des chevilles ; elles semblaient s’élimer, et sa peau s’épaissir, ses cheveux s’allonger.

Wilhelmy, 2019 : 332

Et, à la fin du récit, la femme prend de l’expansion au point de devenir la Terre elle-même :

Mes entrailles sont infinies, je peux les porter tous, les corps de la mine et ceux de Sainte-Sainte-Anne, ceux de Kangoq encore et de la Cité et de Brume et de Brón et du Sort Tog et de Cusoke.

Je suis Ina Maka.

J’ai le flanc large.

Je suis seule capable de faire des morts du vivant.

Wilhelmy, 2019 : 340

Comme cela est indiqué en annexe, Ina signifie Mère et Maka Terre en langue sioux Iakota. La femme ne se contente donc pas de porter des enfants ; devenue terre, elle porte aussi les morts et les mortes, les transformant en humus, terreau dans lequel puiseront les naissances à venir. Cette Terre vivante, portée par les femmes et par des noms issus de tous les coins du monde, a ceci de singulier qu’elle contribue à l’ancrage géographique tout en glissant constamment du côté de l’irréel, grâce aux procédés poétiques et aux mouvements d’expansion, qui se fondent notamment sur une intrication étroite entre le corps humain et l’espace, quand ce n’est pas le corps animal qui s’y adjoint.

L’abjection

Les ambiguïtés cartographiques et spatiales semblent, par ailleurs, s’étendre aux relations entretenues par les personnages entre eux ou elles et avec leur environnement. Habitant les confins, hors de portée des codes et infrastructures de la civilisation, les protagonistes ne suivent pas les normes sociales habituelles. Dans l’isolement de la nature qui ouvre des espaces à explorer autant qu’elle brime les contacts avec d’autres communautés, en l’absence d’autorité pour faire respecter les lois, l’efficacité des interdits et les obligations du contrat social s’étiolent. Des règles sont enfreintes ou amendées, les structures se tordent, se déplacent pour s’adapter aux exigences du milieu, comme en témoigne le langage spirituel hybride de l’oraison funèbre prononcée par Lô au tout début d’Oss :

À l’entrée du cimetière, le prêcheur Lô s’affaire à poser des coquilles d’huîtres sur la surface sale du cercueil. Il parle de Poissons et de Grand Protecteur, il parle de Dieu avec des mots qui lui ressemblent.

Wilhelmy, 2019 [2011] : 12

Ainsi, dans ces contrées de solitude et de promiscuité, même la religion monothéiste – un système de pensée des plus rigides – voit le langage, la voix de la nature s’immiscer dans le discours, brouillant non seulement les repères de la foi, mais aussi de la moralité humaine, enveloppant l’univers wilhelmien d’un voile d’indifférenciation douteuse, d’indétermination déstabilisante.

Dans ce contexte, la notion d’abjection, telle que théorisée par Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur (1980) s’avère utile pour examiner l’effet de lecture particulier éprouvé au contact de la prose de Wilhelmy. Alors que des événements d’une grande violence sont décrits avec neutralité, voire détachement, la confusion et l’hésitation s’ajoutent au choc : a-t-on bien interprété? Peut-être nous manque-t-il des indices pour comprendre les gestes des personnages? Les dichotomies victime/bourreau, proie/prédateur, humain/animal, se brouillent, les postures se confondent, exposant les limitations de nos systèmes interprétatifs habituels, rappelant la nécessité de suspendre nos jugements. Succombons donc sans plus tarder au chant de la sirène, aussi envoûtant que monstrueux, traquons-le en pénétrant dans le territoire de l’incertitude, de l’inconfort, de l’abject, entre fascination et dégoût.

Selon Kristeva, l’abjection s’éprouve simultanément à travers un mouvement de rejet, d’exclusion d’un sujet face à une étrangeté menaçante, et une pulsion de rapprochement provoquée par la fascination du tout autre, de l’innommable :

Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. […] Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écoeuré, il rejette. […] Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné.

Kristeva, 1980 : 9

Résultent de ce sentiment profondément ambivalent un inconfort, un malaise de voir les structures que l’on croyait solides trembler, de constater que les pôles du dégoûtant et du désirable ne sont pas aussi éloignés qu’ils paraissent. Malaise donc, qui émerge d’abord et avant tout de la perte de repères, de la remise en question des bases mêmes sur lesquelles reposent les normes sociales :

Ce n’est donc pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte.

Kristeva, 1980 : 12

Or c’est bien de cet entre-deux, de cette ambiguïté que se nourrit la prose de Wilhelmy, atomisant les frontières et les règles, brouillant les repères et laissant aux lectrices et lecteurs pantois la responsabilité d’en trouver le(s) sens.

Dans cet univers sale bourré d’insectes, spatialement et moralement situé à la frontière entre le civilisé et le sauvage, des événements perturbants prennent place dans la neutralité du quotidien. Ainsi, dans Le corps des bêtes, Mie, douze ans, demande candidement à son oncle Osip, qui l’a élevée comme sa fille, de lui « appren[dre] le sexe des humains » (Wilhelmy, 2017 : 121), ce qu’il finira par accepter. Similairement, Noé, dans Oss, prend plaisir à être violentée lors de relations sexuelles. À mesure qu’elle vieillit, cette alliance entre sexualité et violence va en s’intensifiant, la protagoniste cherchant activement à provoquer une colère incontrôlable chez ses partenaires pour arriver à ses fins. Ainsi, Noé se réjouit de la présence menaçante de Rameau, plutôt que d’en être terrorisée :

Elle sent Rameau comme une ombre qui se rapproche derrière elle, ça lui donne envie de sourire. […] Elle se retourne, il n’y a rien de naïf dans ses yeux ; elle est grande, longue, mais elle n’est pas fragile.

Wilhelmy, 2019 [2011] : 51 ; nous soulignons

Se dégage de cette protagoniste une aura de contrôle, allant à l’encontre de la dichotomie habituelle présentant les femmes comme les victimes passives des agressions des hommes détenteurs absolus du pouvoir[6]. L’insistance, dans l’extrait précédent, sur le regard direct de Noé ainsi que sur sa robustesse malgré les apparences font ainsi de la protagoniste une actrice à part entière dans cette situation dont elle semble maitriser les moindres détails. Le Petit Chaperon rouge se révèlerait-elle Louve, attirant, de son chant de sirène, sa proie toujours plus profondément dans la forêt, attisant sa frustration en opposant la seule mélodie aux questions posées? Alors même que nous sommes tentés d’ajuster nos interprétations, de doter le Chaperon de dents et de griffes encore plus acérées que celles de son tortionnaire, alors même que nous commençons, à la lumière du récit, à tracer de nouvelles balises, la violence entre les personnages atteint son paroxysme, nous précipitant, encore une fois, dans l’incertitude. Il doit certainement exister des limites à ne pas franchir, un moment où le consentement est retiré? Impossible de se positionner clairement face à ces ébats qui, par leur intensité, transgressent nos attentes traditionnelles quant au déroulement des relations sexuelles.

Effet de lecture

Reprenant certaines stratégies narratives propres au réalisme magique telles que la coexistence de deux registres, de deux interprétations antinomiques ou encore l’utilisation d’un ton narratif neutre et impartial, l’écriture de Wilhelmy provoque la confusion et entretient l’inconfort. Ainsi, les relations incestueuses entre une mère et ses enfants sont évoquées d’un ton neutre, empruntant la forme la plus objective possible, soit celle d’une liste d’axiomes alors qu’Osip est envahi par la concupiscence en détaillant le corps de sa mère :

À cet âge précis de sa vie, il existe quatre certitudes dans l’esprit d’Osip Borya :

  1. L’aîné n’est pas puceau.

  2. La mère lui a fait la Grande Faveur.

  3. Osip aura aussi son tour. (Mais quand?)

  4. Il est prêt.

Wilhelmy, 2017 : 18

Un des plus grands interdits humains, l’inceste[7], considéré abject à peu près partout et à toutes les époques, se trouve décrit avec détachement, voire codifié avec une froideur scientifique. Ainsi, à l’instar des oeuvres d’horreur moderne dont traite Roger Bozzetto dans Territoires des fantastiques. Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne, on pourrait dire des récits de Wilhelmy qu’ils

place[nt leurs] personnages dans un univers d’un quotidien sordide. […] On y trouve simplement des conduites pulsionnelles qui apparaissent comme monstrueuses par rapport à une norme sociale qui n’est même plus intériorisée par des personnages-témoins, même si elle l’est encore par le lecteur, ou la lectrice

Bozzetto, 1998 : 210

Émerge de ces descriptions le malaise d’assister à des événements dont on ne connait pas les tenants et aboutissants, le pressentiment d’un code échappant à la compréhension par son hermétisme. Quelque chose se tapit, à la limite de notre conscience, nous laissant patauger, seuls et désorientés, dans les eaux noires de la confusion. L’abject revient nous hanter, car « objet chu, [il] est radicalement un exclu et [nous] tire vers là où le sens s’effondre. […] Il est dehors, hors de l’ensemble dont il semble ne pas reconnaitre les règles du jeu. » (Kristeva, 1980 : 9). Déstabilisés, perturbés, nous faisons l’expérience du troisième jugement de dégoût formulé par Michel Ribon, jugement qui repose d’abord et avant tout

sur la pesanteur de nos références culturelles acquises qui répugnent à être bousculées. Ce qui nous agresse et nous horrifie n’est plus, ici, la laideur naturelle ou l’absence d’esthétique, mais l’apparition d’un schématisme nouveau qui se heurte à l’emprise du nôtre et entre en rivalité avec lui

Ribon, 1995 : 43

Mais, dans cette situation, comment expliquer que nous poursuivions la lecture, que nous acceptions, voire recherchions cet inconfort, ce malaise générés par les textes? Alors que notre sens moral tergiverse, la fascination et la curiosité, pendants du rejet abject, nous gardent prisonnières et prisonniers. Le besoin de comprendre, de saisir, de circonscrire une bonne fois pour toutes nous murmure que les réponses à nos interrogations se cachent certainement quelque part, peut-être à la page suivante ou à celle d’après? Les pages défilent, s’épuisent, le livre se referme en nous laissant sur notre faim, une faim qui continue de nous habiter bien après la lecture de la dernière ligne. Comme les membres de la famille Borya, nous demeurons coincés dans la toile de Noé – cercle vide, lieu d’indétermination incarné – entretenant le vain espoir de parvenir à accumuler assez d’indices pour le combler.

Éclatement des frontières

Puisqu’autant Oss que Le corps des bêtes se construisent autour de l’indétermination fondamentale qu’incarne Noé, ne fournissant que quelques indices épars, la responsabilité d’assembler les morceaux, de résoudre cette indétermination, doit entièrement être prise en charge par le lectorat. Comme une énigme qui refuse de laisser l’esprit en paix, les textes nous narguent, pointant les failles de nos interprétations, exigeant la réconciliation d’éléments de prime abord antinomiques. Suivant la trace de Noé, cet être mythique impossible à saisir, à circonscrire[8], laissons de côté la pensée dualiste pour entrer de plain-pied dans le territoire de l’entre-deux, dans la logique de l’hybridité correspondant davantage à cet univers tout aussi réaliste, de par sa crasse et son dénuement, que magique, car présentant des personnages aux capacités surnaturelles. Ainsi, dans la misère et la promiscuité de Sitjaq, Mie projette sans peine son esprit dans les corps des animaux qui l’entourent, développant de ce fait une familiarité plus grande avec les comportements et sensations de ces êtres poilus, à écailles ou à plumes qu’avec son propre corps[9]. Au sein de cet environnement irrémédiablement marqué du sceau de l’hybridité, la monstruosité des chimères se dote par ailleurs d’un halo de beauté alors que la condensation des membres hétéroclites de différents animaux sert à rendre compte de l’unicité de chaque individu. Transcendant l’abjection associée aux corps morts, une essence est saisie, de nouveaux points de vue sur le monde émergent :

Elle tente de discerner les monstres qui se partagent la tanière. Tranquillement, ils apparaissent : une demi-douzaine d’animaux qui ont l’air vivants, mais qui sont morts. Les créatures ne l’effraient pas […]. Mie s’approche, elle se penche sur une loutre-saumon, effleure la jonction à peine perceptible des deux cuirs, celui poilu, celui couvert d’écailles. Quelle sorte de regard pose-t-il sur le monde? Qu’est-ce qu’elle verrait à travers lui?

Wilhelmy, 2017 : 134 ; nous soulignons

Il est peut-être possible, dans ces deux questions, de discerner un des fondements de l’oeuvre de Wilhelmy. En ce sens, la lecture chronologique de ses écrits se présente comme une véritable traversée de l’abjection, commençant avec Oss, qui donne à voir des relations interpersonnelles troubles en rapprochant les pôles de la violence et de la sexualité, et se poursuivant avec Le corps des bêtes où l’horreur de l’inceste s’avère contrebalancée par la beauté de l’hybridité du regard et des expériences de Mie ainsi que par celle des créatures fabriquées par Noé. L’autrice cherche-t-elle, au fil de ses écrits, à relativiser le rapport aux choses abjectes, à déconstruire les dichotomies si bien ancrées pour laisser place à une autre perception du monde? Alors qu’Oss ne laisse que peu de place à la contemplation et à l’exploration de l’entre-deux, Le corps des bêtes se révèle plus nuancé, exposant les potentialités d’une posture hybride, incarnée par Mie, qui, grâce à son don, est en mesure d’élargir sa vision du monde, de comprendre et de s’ancrer plus aisément dans les échanges et interactions qui traversent son environnement.

Tous ces éléments, toutes ces constructions, semblent enfin s’unir, s’incarner harmonieusement chez Daã, la protagoniste de Blanc Résine (2019). Vivant en symbiose avec l’environnement, la jeune femme, profondément à l’écoute de la nature, parvient non seulement à voir la beauté des choses les plus abjectes, mais comprend aussi leur nécessité fondamentale dans le maintien de l’équilibre de la vie. Elle s’étonne du regard de Soeur Blanche qui choisit de ne voir que ce qui est beau et vivant :

J’étudie ses yeux, ils se posent seulement sur ce qui vit, ce qui génère de la joie par ses couleurs, son parfum, sa gaieté. Ses pupilles glissent sur les carcasses à moitié mangées par les charognards, sur les viscères des bêtes qu’on cuit, elles évitent les cadavres que les mineurs amènent en chariot. Moi qui comprends le langage des fougères, des simulies, des ouaouarons, renards, bryales et quenouilles, moi qui sais que si le ravageur tue l’arbre, il nourrit plus bas les vers et les termites, il prodigue aux rongeurs des abris pour l’hiver, ravitaille les champignons qui sont notre provende une fois séchés ; moi qui révère le cycle de ce qui est vivant et de ce qui est mort, je ne sais pas quoi faire de ce regard qui s’intéresse seulement à la douceur et perd le détail des choses infectes.

Wilhelmy, 2019 : 74

Au fil de ses oeuvres, Wilhelmy semble donc nous guider dans cette traversée de l’abjection, brouillant les frontières entre le moral et l’immoral, entre l’animal, le végétal et l’humain, exposant la rigidité des normes sociales pour mieux les transcender. Dans ce contexte, les incertitudes et indéterminations se révèlent un terreau fertile au développement d’une vision du monde et d’un langage moins anthropocentrés, la confusion et l’inconfort ressentis par le lectorat contribuant au développement d’une nouvelle sensibilité littéraire. Une sensibilité littéraire déstabilisante, certes, mais d’autant plus puissante et représentative de l’altérité, de l’insaisissable de la nature et des efforts à fournir pour entrer en contact avec elle en prêtant oreille à ses langages.

Fondamentalement hybride, l’oeuvre de Wilhelmy se situe aux confluents de nombreux genres littéraires, soit le fantastique, l’horreur, le réalisme magique et le réel merveilleux, en vue de construire un univers singulier. Laissant irrésolues un grand nombre d’indéterminations, comme c’est le cas dans le fantastique, l’écriture, à l’instar du réalisme magique, fait aussi simultanément exister les registres interprétatifs du réel et du surnaturel. Par ailleurs, alors que Le corps des bêtes et Oss, jouant sur l’abjection, se rapprochent de l’effet d’horreur, visant à susciter malaise et inconfort, Blanc Résine rappelle plutôt le réel merveilleux, le langage poétique conditionnant un brouillage entre le réel et le surnaturel. Il s’avère donc difficile, voire impossible de classifier la production littéraire wilhelmienne qui, loin de se contenter de remettre en question les distinctions entre les genres, se démarque par son entreprise globale d’exploration des frontières.

Comme cet article l’a démontré, ce brouillage se manifeste notamment au sein de la cartographie romanesque qui se construit et s’étend au fil des récits. Alors même que les événements prennent place dans les espaces des confins, isolés de la civilisation, tels que la taïga et les berges désolées à l’embouchure du grand fleuve, la narration multiplie les toponymes, certains réels, d’autres imaginaires. Convoquant tour à tour les sonorités des langues autochtones, gaéliques, française, reprenant parfois des noms courants ou des toponymes déjà existants, la cartographie wilhelmienne met ainsi en relation des langages et espaces habituellement éloignés les uns des autres, donnant naissance à un espace hybride déterminé par ses propres lois et codes.

L’éloignement du reste de la civilisation et, conséquemment, la proximité exacerbée avec les espaces naturels conditionnent, en ce sens, l’émergence de comportements douteux, de relations ambiguës entre les personnages, remettant en question la limite entre le moral et l’immoral, entre le fascinant et le dégoûtant. Dans le cas de Oss et du Corps des bêtes, les récits provoquent un sentiment d’abjection, usant de la déstabilisation et du malaise inhérents à cette réaction pour questionner la stabilité et la pertinence des grandes dichotomies – nature/culture, animal/humain, moral/immoral, etc. – qui informent habituellement nos jugements et interprétations. Blanc Résine, pour sa part, semble proposer une relation et une vision du monde alternatives, pour mieux laisser entrer les voix animales, minérales, végétales.

Marquant par sa polyphonie, ce roman insiste aussi sur la relation sensible que la protagoniste entretient avec l’environnement. Or de tels choix formels et thématiques ne sont pas sans faire écho à la réflexion de Wendy B. Farris sur les potentialités du réalisme magique dans le cadre de revendications féministes :

For example, feminist theoreticians, including Julia Kristeva, Luce Irigaray, and Elaine Showalter, among others, have proposed that to speak with a voice that “is not one” within patriarchal culture is a female strategy, so that the multivocal and defocalized narrative of magical realism, which bridges the diverse worlds of realism and fantasy, is double-voiced in the way that female voices have been, integrating both a dominant and a muted mode in a given text[10].

Farris, 2004 : 4

Dans cette perspective, il est possible de soutenir que le travail de Wilhelmy contribue à exposer la rigidité des dichotomies sur lesquelles reposent nos sociétés patriarcales occidentales en plus d’encourager la réappropriation et la resignification du langage et de la littérature dans une perspective holistique et égalitaire. Le brouillage et l’exploration des frontières opérés par Wilhelmy présentent en effet un potentiel subversif indéniable, la déstabilisation et la confusion qu’ils suscitent stimulant l’émergence de nouvelles réflexions.