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La littérature fantastique existe en Chine comme partout ailleurs. Les contes traditionnels regorgent de créatures mi-animales, mi-humaines, qui peuvent se métamorphoser à leur gré ou qui sont condamnées à se transformer en raison d’un crime ou d’une faute à expier. Rien de neuf sous le soleil, qu’il se lève à l’Est ou se couche à l’Ouest. Parmi ces créatures, il y a le cas particulier des fantômes et des revenants, qui sont souvent des femmes « fatales » tourmentées par leurs actions de leur vivant ou qui reviennent hanter leurs victimes après une mort prématurée. À sa façon, l’écrivaine canadienne d’origine chinoise et d’expression française, Ying Chen, a réinvesti cette tradition séculaire, voire millénaire, en replaçant la figure du fantôme ou de la revenante au coeur de fictions contemporaines qui interrogent à la fois l’héritage culturel de son pays et la place que la femme occupe dans le monde moderne. En déplaçant les enjeux poétiques liés à cette figure fantomatique dans son oeuvre, qu’il s’agisse d’un spectre à proprement parler ou d’un avatar réincarné, Chen a redynamisé en quelque sorte les histoires de fantômes chinois, tout en leur prêtant un caractère à la fois actuel et universel. C’est de cette ingénieuse transformation littéraire que les pages qui suivent veulent rendre compte.

Bien que L’ingratitude soit le premier de ses romans à exploiter à fond la veine fantastique, Ying Chen n’a pas attendu son troisième roman pour explorer ce riche filon dans ses récits. Dès son tout premier roman, La mémoire de l’eau, le fantastique faisait irruption dans l’imaginaire de l’auteure à travers les histoires de fantômes qui constituent un « genre » populaire dans la littérature chinoise traditionnelle. C’est ainsi qu’en ouverture de ce roman, Lie-Fei, la grand-mère paternelle de la narratrice, apprenait « qu’à l’époque où l’on avait inventé les caractères chinois, les femmes étaient dangereuses […], qu’une femme morte devenait un démon et qu’une femme n’était bonne que lorsqu’elle avait un fils » (Chen, 1992 : 11 ; l’auteure souligne). Le ton était d’emblée donné pour établir, à l’orée de l’oeuvre, une correspondance secrète entre l’élément fantastique qui traverse l’écriture de Chen et le caractère féminin qui lui était associé dans la mentalité chinoise.

En effet, dans les histoires chinoises de revenants ou les histoires de fantômes chinois (selon que l’on mette l’accent sur le procédé littéraire en question ou le personnage fantastique qu’il met en forme), le spectre est le plus souvent une « femme fatale » parfois représentée sous l’aspect d’un renard qui revient hanter et perdre les hommes qu’elle séduit, quand elle n’est pas elle-même éplorée par la perte de son amant ou de ses parents dont elle a causé la mort accidentelle. C’est d’ailleurs ce que souligne la narratrice quand elle aborde les histoires que lui raconte en particulier sa grand-tante Qing-Yi :

Des histoires de fantômes où une jeune femme se noyait après s’être moquée d’un passant inconnu qui ressemblait à son arrière-grand-père ; où une famille entendait des pas dans une chambre vide ; où des lumières s’allumaient dans une maison déserte en pleine nuit, etc. Les protagonistes de ces histoires étaient toujours des femmes.

Chen, 1992 : 45-46

Dans une culture (pour ne pas dire une civilisation) où la femme a sans cesse été soumise à l’homme – le père, le mari et même le fils aîné –, selon les préceptes immuables de la morale confucéenne, il n’est pas surprenant que ce soient les femmes qui apparaissent le plus souvent comme des revenants qui refusent de mourir après le décès de la personne dont ils sont l’émanation spectrale :

Sur le dos des femmes, nous disait-on, il y avait trois montagnes qui risquaient de les écraser : le droit de leur père, le droit de leur mari et le droit de leur fils… Une fois libérées, ces femmes pourraient bien soulever une moitié du ciel.

Chen, 1992 : 46

Or cette libération ne pouvait advenir dans le folklore chinois que sous la forme d’un être fantastique, fantôme ou démon, condamné à hanter le lieu de son origine, c’est-à-dire de son assujettissement. C’est un peu ce qui se passe dans l’histoire de fantôme racontée par Ling, la petite-nièce du défunt grand-oncle de la narratrice, au quatrième chapitre intitulé « Grand-tante Qing-Yi ».

Ling et la narratrice se retrouvent alors dans la maison de ce parent décédé, par une nuit pluvieuse « favorable à l’apparition des fantômes » (Chen, 1992 : 48). Elles dorment au troisième étage de la maison, les chambres du deuxième étant réservées à la génération des grands-parents. C’est dans l’une d’elles que le grand-oncle s’est éteint et que s’apprête à mourir la grand-tante de la narratrice. « Tout le monde se querellait au deuxième étage » (Chen, 1992 : 50), rappelle Ling, soulignant le caractère maudit de ce palier intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts. C’est au cours de la nuit, bien sûr, que les apparitions inquiétantes se manifestent, troublant le sommeil des occupants de la chambre des grands-parents. Par contre, l’identité du fantôme dans le récit demeure floue. Tout ce qu’en dit la mère de Ling, c’est qu’il avait commencé par hanter ses arrière-grands-parents avant de s’en prendre à ses grands-parents. Il s’agit donc d’un spectre domestique, que la narratrice finit par identifier avec le cadavre du grand-oncle, « fantôme de l’enfant mort qui s’accrochait à ma grand-tante pour vivre en elle, sucer son sang, épuiser sa jeunesse et torturer son âme jusqu’à ses derniers jours » (Chen, 1992 : 53).

Si le récit oscille quant à l’identité du revenant, l’assimilant parfois au grand-oncle vampirique, d’autres fois à la grand-tante vampirisée, il reste que son apparition signale un « secret intrapsychique » que les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok désignent par le terme de « crypte » où, enfermés dans un « caveau secret », les fantômes des générations précédentes continuent de hanter leur descendance (Abraham et Torok, 1987 : 265-267 ; les auteurs soulignent). Dans « Notules sur le fantôme », Abraham précise sa pensée quant à la nature psychique de ce spectre récalcitrant qui refuse de disparaître :

Le fantôme est une formation de l’inconscient qui a pour particularité de n’avoir jamais été consciente – et pour cause –, et de résulter du passage – dont le mode reste à déterminer – de l’inconscient d’un parent à l’inconscient d’un enfant. Le fantôme a manifestement une fonction différente de celle du refoulé dynamique. Son retour périodique, compulsif et échappant jusqu’à la formation des symptômes (au sens du « retour du refoulé ») fonctionne comme un ventriloque, comme un étranger par rapport à la topique propre du sujet.

Abraham et Torok, 1987 : 429 ; je souligne

Il s’agit ni plus ni moins d’une forme de malédiction ancestrale liée à un secret familial, déjà présente dans le premier roman de Chen, mais qui ne prendra tout son sens que dans les romans subséquents, la narratrice y incarnant à la fois la figure « fantomatique » qui hante le récit et un « squelette » hanté par son double (ou l’un de ses avatars). Cette première incursion de Ying Chen dans l’univers fantastique, bien qu’elle n’échappe pas aux lieux communs de l’histoire de fantôme chinois(e), a ainsi ouvert la voie à ce qui allait devenir une nouvelle manière de raconter la même « matière », où les morts vivent en sursis sans être à la lettre des fantômes ou des morts-vivants, du moins dans l’esprit qu’un Occidental peut se faire de ces figures stéréotypées.

Récit d’une survivante

C’est dans L’ingratitude, son troisième roman, que le fantastique entre de plain-pied dans l’oeuvre de Ying Chen. Dès l’amorce du récit, la narratrice, Yan-Zi, est déjà morte ; c’est d’outre-tombe qu’elle racontera les circonstances qui ont mené à cette mort prématurée qui s’apparente à un suicide : « Ils jettent mon corps sur un petit lit roulant, au milieu d’une salle blanche et sans fenêtres. Leurs mouvements sont brusques. Ils me traitent de criminelle. Quand maman n’est pas là, ils ne dissimulent pas leur dégoût. » (Chen, 1995 : 9) Yan-Zi poursuit son récit en rappelant que si les fossoyeurs « respectent davantage les déjà-morts que les encore-vivants » (Chen, 1995 : 9), c’est différent dans son cas, car sa « mort est une honte démesurée » (Chen, 1995 : 9) à laquelle elle s’est elle-même condamnée et dont elle subit le châtiment mérité. Survivante dans un monde intermédiaire entre la mort et son devenir, selon la conception bouddhiste de la réincarnation, elle n’est pas encore en chemin vers sa prochaine incarnation qui la libérerait de cette vie à peine quittée. « Je ne suis toujours pas libérée » (Chen, 1995 : 65), constate-t-elle après sa mort, en tournant autour de sa mère sous l’aspect de la fumée qui s’échappe de son corps incinéré et qui vient hanter, au sens à la fois propre et figuré, le banquet funéraire que cette dernière avait préparé en son honneur. Puis son aura funèbre poursuivra celle qui est la cause de ses malheurs et de son suicide à peine déguisé, jusque dans le cimetière où la mère est venue prendre congé de sa fille : « Je me soumets à toi, ma fille, ma souveraine fille. Mais cette fois-ci tu dépasses vraiment les bornes. Tu ne pourras plus revenir sur tes pas. N’est-ce pas que tu ne reviendras plus? » (Chen, 1995 : 112 ; je souligne) Cette scène, où les rôles mère-fille sont pour la première fois inversés (tout au long du récit c’est la mère qui « hantait » sa fille en occupant toutes ses pensées et en surveillant ses moindres gestes), rappelle ce que disent Abraham et Torok à propos du mort qui habite l’inconscient de celui qui lui survit dans l’épreuve du deuil :

Il arrive cependant que, lors des réalisations libidinales, « à minuit », le fantôme de la crypte vienne hanter le gardien du cimetière, en lui faisant des signes étranges et incompréhensibles, en l’obligeant à accomplir des actes insolites, en lui infligeant des sensations inattendues.

Abraham et Torok, 1987 : 266

Dans un certain sens, L’ingratitude raconte bel et bien une histoire « classique » de fantôme, ou plus précisément ici de revenante qui survit à son décès en hantant les lieux où elle a vécu et les personnes auxquelles elle était le plus attachée de son vivant, tout en en bouleversant les conventions littéraires. L’originalité du récit consiste d’abord en cette entrée en matière qui nous plonge in situ dans l’univers des morts-vivants, suivant un topos bien connu de la littérature fantastique, mais sans recourir comme tel au surnaturel, tant l’élément fantastique nous paraît ici « naturel ». D’emblée on est plongé dans le monde du « réalisme merveilleux », où une forme de survivance dans l’au-delà nous est présentée comme étant tout à fait normale, sinon banale, ce qui semble donner raison à Anne Richter quand elle avance au sujet d’un fantastique spécifiquement féminin : « Nous voulons seulement faire remarquer que les femmes se meuvent souvent au sein du réalisme magique, de façon plus spontanée et plus concrète que les hommes. » (Richter, 2017 : 19) C’est bien ce qui se passe dans le récit de Yan-Zi, qui va hanter sa mère pendant le banquet funéraire, ruinant ainsi ses obsèques pour se venger de celle qui l’a poussée à cette extrémité, puis la poursuivre jusqu’au lieu de son enterrement dans une ultime confrontation post mortem. Comme s’il allait de soi qu’une jeune femme qui s’est suicidée pour l’amour d’une mère persiste après sa mort à vouloir entretenir ce lien mortifère, du moins jusqu’à sa disparition finale signalée par cet ultime appel d’outre-tombe qui restera sans réponse : « Maman! » (Chen, 1995 : 113)

Par ailleurs, l’histoire de Yan-Zi, qui ne constitue pas à la lettre un récit de réincarnation puisque l’aura de la défunte disparaît à la toute fin du roman sans laisser présager une quelconque forme de renaissance, prépare néanmoins la voie au « cycle des réincarnations » qui va suivre et occuper Ying Chen pendant la composition des sept romans qui succèdent à L’ingratitude. J’y reviendrai au moment d’aborder ce cycle, car c’est dans ce dernier que l’auteure innove le plus en matière de fantastique, en particulier féminin. Or L’ingratitude présente déjà une variante féminine intéressante de la littérature fantastique en Chine. Dans les histoires de fantôme chinoises, je l’ai souligné à propos de La mémoire de l’eau, le fantôme est très souvent « incarné » par une femme. Par contre, dans ces récits issus du folklore, la revenante hante davantage un homme qu’une autre femme, surtout quand elle est dépeinte comme une démone dont la raison d’être, ou plutôt de survivre, est de séduire, égarer voire mener à la mort un amant infidèle (ou potentiel) qui l’a éconduite de son vivant. Quand la victime est une femme, il s’agit le plus souvent d’une rivale dont veut se venger la revenante qui a été délaissée par son amant au profit de cette dernière. Un tel motif est assez prévisible dans sa représentation conventionnelle du fantôme féminin sur fond d’histoire érotique (au sens large du mot).

La nouveauté dans L’ingratitude consiste à mettre aux prises la mère et la fille au sein d’un conflit familial, certes, mais qui prend dans le roman des proportions culturelles dépassant largement le simple cadre domestique. Si la mère de Yan-Zi est sa principale rivale dans l’histoire de sa vie, il ne faut pas mésestimer le rôle également hostile du père à son égard, lequel se révèle un allié inconditionnel de sa femme contre sa fille. À travers la double figure des parents, c’est tout l’héritage confucéen de la Chine qui impose aux femmes soumission à leur père, mari et fils, qui est ici visé par Chen. Plus que le père, la mère dans L’ingratitude est la gardienne des valeurs ancestrales auxquelles la fille veut échapper mais dont elle ne peut se soustraire. Chair de sa chair, elle doit se soumettre à sa volonté toute-puissante qui incarne l’ordre établi dans un monde où les apparences tiennent lieu d’identité. C’est d’ailleurs elle qui passe pour « ingrate » aux yeux de sa mère, puis de son père, et non la génitrice dont l’ingratitude envers sa progéniture n’en est pas moins criante aux yeux des lecteurs et lectrices (du moins occidentaux).

Sous couvert donc d’un conflit mère-fille qui ne peut se résoudre que dans la mort, Ying Chen a imaginé une histoire originale de revenante qui joue sur deux tableaux : celui, familial, où la survivante arrive difficilement à s’arracher à l’emprise de sa mère possessive, et celui, plus politique, où la jeune Chinoise est sacrifiée sur l’autel des valeurs traditionnelles qui nient toute forme de liberté individuelle. Dans ce sens, le cadre du récit reste « réaliste », bien que l’histoire qui y est racontée emprunte au fantastique son principal dispositif narratif. Il n’en reste pas moins que l’élément surnaturel survient normalement dans le roman, s’apparentant davantage au réalisme magique, comme le propose Richter, qu’au fantastique tel que conçu par Todorov dans son ouvrage consacré au genre en question. On se souvient que dans son Introduction à la littérature fantastique, le théoricien structuraliste définissait le fantastique « pur » comme un genre oscillant entre le « fantastique-étrange » et le « fantastique-merveilleux » (Todorov, 1970 : 49), l’hésitation entre l’explication rationnelle des événements surnaturels et l’acceptation de leur caractère fantastique constituant la loi du genre. Dans L’ingratitude, aucune explication rationnelle de la survie post mortem de la narratrice n’est fournie ; en contrepartie, le caractère surnaturel de cette survivance nous est présenté comme une évidence. C’est l’interprétation proposée par le lecteur ou la lectrice qui fera pencher la balance d’un côté ou de l’autre du genre en question. Bref, le récit est à la fois fantastique (voire merveilleux) et réaliste (ou naturel). L’enjeu du texte réside ailleurs, à savoir dans le sens à accorder ultimement au recours que fait Ying Chen au fantastique comme procédé d’écriture ou truchement narratif dans la conception de ce roman en particulier par rapport à ses deux premiers romans réalistes.

Mon but n’est pas de trancher dans un sens comme dans l’autre ou de prendre parti pour l’une ou l’autre de ces explications. En tant que lecteur assidu de Chen, j’accueille ce cas d’inquiétante étrangeté (Unheimliche) dans l’oeuvre comme révélateur d’une « étrange familiarité »[1] qui commence à hanter son écriture à partir de L’ingratitude et dont le cycle des réincarnations, dans son ensemble, constitue à mes yeux l’exemple le plus achevé d’un fantastique féminin qui joue à la fois de l’irrationnel et d’une logique plus que raisonnable dans l’exploration de la frontière qui sépare le réel du surréel, le normal du paranormal.

Histoires d’avatars

Ce que j’ai appelé le « cycle des réincarnations », à la suite d’une suggestion de l’auteure qui parlait d’abord « d’un ensemble romanesque […] ayant comme personnage central une femme de nature ambiguë qui raconte ses vicissitudes désencadrées du temps et de l’espace » (Chen, 2004 : 113), avant de se référer à cet ensemble comme formant un « cycle vertigineux » (Chen, 2014 : 23), est une série de sept romans inaugurée par Immobile, paru en 1998, et qui s’est refermée sur La rive est loin, publié en 2013[2]. À travers ce cycle, Chen met en scène une narratrice innommée, voire innommable, qui prétend s’être réincarnée d’une époque à l’autre de ses nombreuses existences et d’un lieu à un autre (non précisés dans la fiction). À l’époque contemporaine, elle est mariée à A., un archéologue professeur d’université qui ne croit pas aux histoires de réincarnation de son épouse, tandis que dans ses vies antérieures, dont elle a conservé par bribes les souvenirs qui reviennent l’habiter au présent, elle a eu d’autres amants, amis ou relations de nature parfois douteuse. Fidèle à son mari qu’elle n’aime plus, ou qu’elle a fini par désaimer, elle ne lui est infidèle, en acte, que dans ses vies antérieures à travers ses multiples avatars. Sans questionner ce que peut représenter personnellement pour Chen ce curieux dispositif[3], le subterfuge surnaturel de la réincarnation lui permet de dresser à la fois le portrait d’une femme fidèle et infidèle, non coupable de ses infidélités à travers les âges, mais non plus tout à fait innocente de sa fausse fidélité au quotidien (ne serait-ce qu’en pensée).

Mon propos n’est pas ici de retracer la généalogie des incarnations successives de cette narratrice « transmigrante », qui migre dans le temps et dans l’espace, laquelle généalogie a été traitée de manière soutenue et approfondie dans l’essai auquel j’ai fait allusion, mais de revenir sur le cycle des réincarnations afin d’en éclairer le motif fantastique, en accord avec la perspective analytique adoptée dans ce texte. Je tiens toutefois à préciser qu’à une exception près, à savoir Le mangeur consacré à la figure du père, cette généalogie « fantasque » est plus matrilinéaire que patrilinéaire en ce qu’elle insiste davantage sur la figure de la mère, qu’elle répond même à un fantasme de parthénogenèse où la femme du récit s’engendre elle-même, d’elle-même, sans le concours de parents dont elle récuse l’existence à l’époque contemporaine, comme elle le prétend de sa « fausse naissance » par voie naturelle : « J’existe, tout simplement. J’existe avant ma naissance et après ma mort. » (Chen, 1998 : 51) En ce sens, la généalogie de la narratrice est essentiellement féminine, même dans Le mangeur où elle entretient une relation à la limite de l’inceste avec son père, cette relation remontant à son arrière-grand-mère qui s’était unie, après la mort de son mari, à un poisson, d’où la genèse de ce père-poisson qui a engendré à son tour cet avatar particulier de la narratrice. Le fantastique prend donc plusieurs visages contrastés dans le cycle des réincarnations, à travers le motif de la réincarnation, au premier chef, mais aussi de la métempsychose et de la métamorphose qui animent tour à tour l’un ou l’autre des romans qui le composent. Ce sont les « avatars » de ce fantastique dans l’oeuvre de Chen, plus encore que ceux de la narratrice, qu’il s’agit maintenant de mettre en lumière.

La première figure fantastique que nous rencontrons dans le cycle est la narratrice elle-même. Dans la mesure où elle prétend avoir vécu par le passé à différentes époques et dans différents lieux, elle se présente chaque fois comme la réincarnation de l’un de ses avatars. C’est le cas dans Immobile, qui inaugure le cycle, mais aussi dans Le champ dans la mer (2002), Querelle d’un squelette avec son double (2003) et Le mangeur (2006), soit les quatre premiers romans du cycle, qui peuvent être lus également comme les premiers jalons (ou chaînons) dans la chaîne de transmission des réincarnations successives de la narratrice. Le motif ou mieux le « mobile » de la réincarnation, hérité du bouddhisme, en réaction contre le confucianisme, constitue l’élément fantastique du récit. À ce sujet, on peut se référer de nouveau à Todorov et à sa définition restreinte du fantastique, dans la mesure où l’hésitation constitutive du genre, selon lui, se retrouve bel et bien dans les romans de Chen. En effet, si la narratrice est convaincue de son état réincarné, son mari rationnel en revanche doute non seulement de la véracité de son récit, mais impute son caractère invraisemblable à une forme quelconque de folie. Ce n’est qu’à la toute fin du cycle qu’il sera amené à admettre, à son corps défendant, la possibilité que sa femme soit passée par plusieurs réincarnations. Encore faut-il préciser qu’à ce moment, il est atteint d’un cancer du cerveau qui affecte potentiellement son jugement… Quoi qu’il en soit, tout au long du cycle des réincarnations, l’interprétation rationnelle du phénomène fantastique, défendue par l’homme, côtoie la croyance irrationnelle en sa réalité incarnée par la femme. Si le lecteur ou la lectrice adopte le point de vue du mari, il conclura vraisemblablement à la folie de cette dernière, mais s’il (ou si elle) accorde crédit au récit de sa femme, c’est le merveilleux qui triomphera. Or le récit est mené exclusivement par la narratrice tout au long du cycle, sauf dans le dernier roman où il se partage entre elle et son mari devenu brièvement narrateur avant de mourir. Elle aura toutefois le dernier mot de cette histoire, ce qui amène le lecteur aussi bien que la lectrice à privilégier son point de vue narratif.

Dans Querelle d’un squelette avec son double, l’élément fantastique s’enrichit d’un autre cas de figure amplement analysé par la psychanalyse mais qui prend sous la plume de Chen une coloration particulière. Je fais référence, bien sûr, aux travaux de Freud sur la figure du double dans L’inquiétante étrangeté et ceux d’Otto Rank dans son Don Juan et le double. Si, dans la théorie psychanalytique, informée par ailleurs par le folklore germanique où la rencontre de son sosie signifie la mort à brève échéance du personnage qui en fait l’expérience, le double renvoie au complexe d’Oedipe et à son irrésolution de la part du sujet, chez Chen il personnifie le fantasme de la parthénogenèse et son incroyable pouvoir de création (voire de procréation). Le double est « déjà mort » dans le récit, enseveli dans le sous-sol de la maison de la narratrice, mais il n’en demeure pas moins le parent, au sens fort ici de géniteur, du « squelette » qui lui a survécu et à travers lequel il survit : « Car le fantôme qui revient hanter est le témoignage d’un mort enterré dans l’autre » (Abraham et Torok, 1987 : 431 ; les auteurs soulignent), nous rappelle, encore une fois judicieusement, Nicolas Abraham. Le dialogue entre la narratrice et son double va d’ailleurs brouiller la frontière, non plus entre le réel et le surréel comme il advient dans le récit fantastique « classique », mais entre l’ascendance et la descendance du protagoniste dans ce roman particulier. À certains moments du récit, il n’est plus clair en effet qui procède de l’autre, le squelette de son double ou le double de la narratrice squelettique, comme le rappelle « sa » voix dédoublée : « Car, je vous le répète, nous ne sommes pas sûres de savoir, n’est-ce pas, laquelle de nous est l’ombre, laquelle est l’objet. » (Chen, 2003 : 117 ; l’auteure souligne) Ici aussi Chen innove par rapport à la tradition de la littérature fantastique, en revisitant la figure du double à l’aune des théories bouddhistes de la réincarnation et en l’incarnant spécifiquement dans un corps de femme qui paraît « à la fois étrange et familier » (Chen, 2014 : 16).

Le dernier cas de figure qu’il me faut aborder dans ce cycle particulier en relation avec le fantastique concerne la métamorphose. Déjà sensible dans la généalogie du Mangeur qui fait remonter l’ascendance de la narratrice à un père-poisson, c’est dans Espèces que le thème de la métamorphose se manifeste de manière tout aussi « spontanée » dans l’oeuvre de Chen que celui de l’au-delà dans L’ingratitude. Dès l’incipit du roman, la narratrice, après s’être révélée marâtre ou « mauvaise mère » dans le roman précédent, se trouve transformée en chatte domestique, sans explication plausible ni tentative d’en fournir une. La tentation est grande, cette fois, d’établir un lien entre ce « manège » invraisemblable imaginé par Chen et les métamorphoses littéraires d’Ovide et de Pétrone, voire de Kafka ou de Gogol. Or, sur ce plan également, Chen se distingue. C’est parce qu’elle a incarné, au sens fort du terme, la figure de la mauvaise mère dans Un enfant à ma porte que la narratrice du cycle des réincarnations se voit condamnée en quelque sorte de régresser à un stade plus primitif de la création dans l’évolution des espèces, en conformité avec l’esprit bouddhique : « Consciente de ma dégradation sur l’échelle de l’évolution, j’entends les morts dans la cave m’appeler du fond de leur éternité. » (Chen, 2010 : 179) Mais si cette involution peut nous sembler rétrograde, aussi bien en regard du darwinisme que du bouddhisme, il faut ajouter que c’est sous sa nouvelle apparence féline, libérée de son corps de femme assujettie aux lois du mariage, que la narratrice connaît de son vivant la plus grande forme de liberté :

L’avantage de ma transformation est donc évident. Je suis devenue presque muette, pas du tout audiovisuelle. L’humanité est encore supportable pour nous les chats, parce que nous ne l’écoutons plus, nous la regardons à peine.

Chen, 2010 : 9

Elle semble illustrer, par son exemple, ce que Richter souligne de la différence des hommes et des femmes dans leur traitement respectif de la métamorphose dans la littérature fantastique :

Chose remarquable : les hommes et les femmes imaginent leur métamorphose en animal comme une aliénation, mais ils ne placent pas l’autre et le moi au même endroit. Pour la femme qui se sent prisonnière au sein de la condition humaine [c’est le cas de la narratrice du cycle des réincarnations et possiblement de son auteure], l’animalisation est une délivrance : elle s’y reconnaît et s’y abandonne avec reconnaissance. A contrario, l’homme qui subit la même transformation conçoit celle-ci comme une aliénation dégradante, il se raccroche à son humanité comme à une épave, il lutte avec acharnement contre la marée oppressante des grandes mutations.

Richter, 2017 : 19 ; l’auteure souligne

Sans vouloir essentialiser ce partage des sexes dans le traitement du genre, force est de constater que la narratrice du cycle des réincarnations connaît bel et bien une forme de délivrance au cours de sa métamorphose. Bien que temporaire, puisqu’elle recouvrira volontairement sa forme première et retrouvera du coup sa condition d’épouse renfermée à la fin du roman, cette transformation subite aura été source de joie, voire de jouissance, tout au long du récit, à l’encontre des histoires racontées par Ovide ou Kafka (ce dernier donné en exemple par Richter d’une animalisation masculine dégradante), voire par les moines bouddhistes eux-mêmes. Paradoxalement, c’est en devenant une chatte domestique, docile et soumise à son maître, que la femme s’est libérée, pour le temps qui lui était imparti de vivre sous cette forme improbable, de l’emprise de son mari et des servitudes liées à la vie au foyer.

Des spectres en sursis

Après le cycle des réincarnations, dont j’espère avoir mis en lumière la dimension féminine (voire féministe) de l’écriture liée au motif de la réincarnation que Chen a emprunté au bouddhisme et réinvesti à sa façon, il nous reste à dégager son ultime avatar dans l’oeuvre plus récente de l’auteure. En effet, les deux derniers romans publiés inaugurent un nouveau cycle d’écriture qui s’inscrit dans la même veine que le cycle précédent, dont il poursuit en quelque sorte la trajectoire, mais en en infléchissant le cours, tout en renouant avec le « réalisme magique », à la fois naturel et surnaturel, expérimenté dans L’ingratitude.

Blessures (2016) et Rayonnements (2020) s’inspirent de personnages historiques qui ont en commun d’être illustres, quoique relégués dans l’ombre dans leur patrie d’origine, et d’être des Occidentaux. Quoique innommés dans les romans, trait « distinctif » qui les apparente à la narratrice innommable du cycle des réincarnations, les personnes réelles qui ont servi de modèles aux personnages de Chen sont clairement identifiables et même identifiées en quatrième de couverture de chaque titre : le médecin canadien Norman Bethune pour le personnage du docteur dans Blessures et la chimiste française Irène Curie, fille de la célèbre Marie Curie, pour la narratrice dans Rayonnements. Il faut noter également un changement important dans la voix narrative avec Blessures. Pour la première fois dans son oeuvre, Chen a eu recours à une voix hétérodiégétique pour représenter un personnage masculin qui est aussi le protagoniste du roman[4]. Dans le roman suivant, elle reviendra à la voix homodiégétique afin de confier à son personnage féminin la conduite du récit.

Si je prends la peine de souligner ce changement de perspective survenu dans la narration, c’est qu’il laisse entendre une prise de position nuancée de la part de l’auteure quant au choix de la voix narrative à adopter par rapport à « l’identité de genre » du personnage principal. Tout se passe comme si Chen avait éprouvé des réticences à incarner la voix narrative masculine du docteur étranger dans Blessures, préférant raconter son histoire à travers une voix impersonnelle qui rappelle celle du narrateur omniscient (communément identifié à un « il »), alors qu’elle n’a pas hésité à épouser de nouveau la voix de son personnage féminin dans Rayonnements – malgré la distance culturelle qui la séparait de son personnage – comme elle l’avait fait tout au long du cycle des réincarnations. Un indice dans le roman révèle, semble-t-il, la parenté spirituelle qu’elle pouvait ressentir à l’endroit de la mère de sa narratrice quand elle lui fait dire à son sujet :

De l’être national d’abord, migrant ensuite, toujours en proie à l’indignation face à l’injustice continuellement pratiquée entre les mondes, et entre homme et femme, elle avait évolué en naviguant à travers les hauts et les bas de sa turbulente vie sociale vers une existence sans patrie, solitaire, méditative même, dans l’intimité d’un monde physique apparemment inerte.

Chen, 2020 : 62-63

Bref, la dimension féminine de l’écriture de Ying Chen ne concerne pas seulement la thématique de ses romans ou la nature de la veine fantastique qu’elle a choisie d’explorer, mais semble aussi déterminer ses choix éthiques quant à l’adoption d’une voix narrative en fonction de l’identité sexuée de ses personnages. On pourrait être tenté d’y déceler le spectre de la « rectitude politique » qui plane sur son oeuvre, mais il me semble beaucoup plus juste d’y lire un souci d’honnêteté intellectuelle liée à la proximité des caractères.

Pour renouer avec le sujet qui nous préoccupe, Chen explore dans ces deux romans une nouvelle avenue dans le genre classique de l’histoire de fantôme. Si les deux « fantômes » proviennent de l’Occident, ce qui les distingue des autres spectres et revenantes qui hantent l’oeuvre de l’auteure, comme elles ou eux, ils vivent en sursis ou plutôt survivent à leur mort « naturelle » dans l’attente de l’autre, « intemporelle », qui mettra fin définitivement à leur errance post mortem. Comme je l’ai déjà mentionné, Chen reprend en quelque sorte le dispositif narratif qu’elle avait mis au point dans L’ingratitude, où Yan-Zi survivait un certain temps à sa mort « accidentelle » sous forme d’aura persistante avant de disparaître – ou transmigrer[5] – à la fin du roman, tout en lui donnant une portée beaucoup plus grande, aussi bien sur le plan romanesque qu’historique. Ce sont des décennies après leur décès intempestif que les personnages principaux dans les deux derniers romans de l’auteure reviennent hanter, qui un lieu où il avait trouvé la mort (la Chine pour le médecin dans Blessures), qui un lieu où il n’avait jamais mis les pieds (le Japon pour la chimiste dans Rayonnements), ce qui les apparente davantage à la narratrice du cycle des réincarnations qui se déplaçait dans le temps et dans l’espace en faisant fi de leurs limites spatio-temporelles[6]. Ce stratagème a permis à l’auteure de revisiter l’histoire de la Chine, dans le premier roman qui met en scène la révolution communiste de Mao Zedong, puis du Japon, dans le deuxième qui a pour arrière-fond la double catastrophe d’Hiroshima et Nagasaki. Or, les personnages inspirés de Bethune et de Curie sont présentés dans ces romans « historiques » comme des spectres ou des fantômes[7] qui reviennent hanter leur passé à l’époque contemporaine, dans l’attente d’une mort définitive qui mettra fin à leurs tourments de vivre (ou plutôt de survivre). En ce sens, ils renouent avec la trame historique que Chen avait exploitée dans son premier roman, tout en s’inscrivant dans la continuité logique du cycle des réincarnations.

Je ne vais pas reprendre ici l’analyse plus substantielle que j’ai proposée de la figure de l’avatar du médecin dans Blessures, me contentant de renvoyer le lecteur et la lectrice à l’article déjà cité. Je propose plutôt, pour conclure, d’examiner brièvement l’ultime avatar du fantastique féminin dans l’oeuvre de l’auteure, en attendant ses prochains romans qui nous réserveront peut-être d’autres surprises à cet égard. En effet, Rayonnements met en scène non seulement le personnage inspiré d’Irène Curie, la narratrice du récit, mais également celui de sa mère dans une relation mère-fille qui pour une fois n’est plus conflictuelle, bien qu’elle ne soit pas toujours exempte de désaccords. On y côtoie aussi les personnages secondaires du père et du mari, mais l’accent est mis avant tout sur la communauté de destin qui lie intimement la mère et la fille qui ont survécu à une mort prématurée et qui vont découvrir au Japon le lieu improbable de leurs retrouvailles. Rien ne semble expliquer à première vue le choix insolite de cette destination dans le roman, sinon le titre qui met au diapason les radiations qui ont tué les deux femmes et celles qui ont fait souffrir tout un peuple après la double tragédie d’Hiroshima et de Nagasaki ; un titre polysémique qui va d’ailleurs, à l’instar de celui du roman précédent, revenir à plusieurs reprises dans le récit pour en moduler le sens. Or, si la mère et la fille reviennent dans un tel décor, en se moquant de la vérité historique, c’est pour expier les crimes contre l’humanité qu’elles ont contribué, bien malgré elles, à perpétrer par leurs recherches et qui leur sont reprochés par les survivants de la catastrophe. C’est du moins ce que laisse entendre la narratrice, elle-même revenante parmi « la famille de fantômes désunis » (Chen, 2020 : 17) et « handicapés » (Chen, 2020 : 24) par l’arme nucléaire, dans le passage suivant :

En tout cas, ils sont sans doute convaincus que si je viens rôder par ici, c’est que je suis impliquée dans le massacre d’une manière ou de l’autre. Les coupables aiment revenir sur le site de leur crime par remords ou par narcissisme. C’est pourquoi, sans doute, ils m’examinent de loin à travers leurs regards fuyants et sans expression, pour comprendre ou pour réagir.

Chen, 2020 : 38

Il faut en déduire que le recours au dispositif fantastique dans ce roman, se teinte d’une dimension idéologique en se mettant au service d’une réalité supérieure qui demande réparation.

Il était prévisible, au final, que le fantôme du médecin dans Blessures reste après son sacrifice humanitaire au pays qui l’a vu mourir afin d’y retrouver la paix éternelle, mais moins attendu que les spectres des deux chimistes, qui n’ont jamais visité le Japon de leur vivant, s’y retrouvent inopinément après leur décès pour expier un crime qu’elles n’ont pas commis, certes, mais qui leur est en partie imputable en raison de leurs travaux mortifères. Aux fantômes de la famille condamnés à errer et hanter le théâtre de leur tragédie, répondent ceux de la mère et de la fille réunies de nouveau par la complicité qui les liait de leur vivant. La figure originale que Chen met en forme dans cet ultime roman est celle de fantômes rattrapés par leur propre passé « dans ce lieu exotique » (Chen, 2020 : 23) comparable « à une gigantesque plaie » (Chen, 2020 : 6) que la narratrice porte en elle. Ces fantômes ne se contentent plus de revenir tourmenter les vivants, ils sont eux-mêmes hantés par un monde qu’ils ont contribué à anéantir et qui ne les quitte plus : « Ce monde qui me hante moi aussi » (Chen, 2020 : 7), conclut la narratrice. À travers Rayonnements, le surnaturel s’allie une fois de plus avec le réel dans l’oeuvre de Ying Chen, mais pour mieux faire ses comptes avec l’Histoire, le fantastique n’étant que l’habile truchement par lequel cette reddition pouvait voir le jour dans – et grâce à – la fiction.