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1

Georgina avait dix ans quand elle rencontra la Mort. Lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle lisait au chevet de sa grand-mère. Alors que Georgina essayait de prononcer un mot difficile, elle entendit sa grand-mère gémir et leva la tête. Un homme barbu coiffé d’un haut-de-forme se tenait à côté du lit. Au revers de son veston était épinglée une fleur orangée, le genre de fleur que Georgina plaçait sur les autels le jour des Morts.

L’homme sourit à Georgina de ses yeux de charbon.

La grand-mère avait parlé de la Mort à Georgina et lui avait dit de se tenir prête à le chasser avec des ciseaux. Mais Georgina avait perdu les ciseaux le jour précédent, alors qu’elle découpait des animaux de papier avec son frère Nuncio.

— S’il vous plaît, s’il vous plaît, ne prenez pas ma grand-mère, dit-elle. Elle sera tellement en colère si je la laisse mourir.

— Nous finissons tous par mourir, répondit la Mort. Ne sois pas triste.

Il se pencha, approchant ses longs doigts du visage de la grand-mère.

— Attendez! Que puis-je faire? Que dois-je faire?

— Tu ne peux pas faire grand-chose.

— Mais je ne veux pas que grand-mère meure tout de suite.

— Mmm, dit la Mort en tapant du pied tout en sortant un petit carnet noir. Très bien. J’épargnerai ta grand-mère. Sept ans, en échange d’une promesse.

— Quel genre de promesse?

— N’importe quelle promesse. Les promesses sont comme les chats. Un chat peut être rayé, il peut être noir, il peut être blanc aux yeux bleus et alors c’est un chat aveugle, ou ce peut être un chat siamois, mais ça demeure toujours un chat.

Georgina regarda la Mort, et la Mort lui rendit son regard, sans cligner les yeux.

—  Je suppose…oui, marmonna-t-elle.

— Marché conclu, dit-il. Maintenant, prends cette fleur.

Et il lui offrit le cempoaalxóchitl[1] orange vif.

#

Cette première rencontre avec la Mort eut sur Georgina un profond effet. Comme elle craignait que la Mort réapparaisse et croyait qu’il l’attendait dans tous les recoins, Georgina ne prit aucun risque. Lorsque Nuncio se brisa le bras gauche et s’érafla les genoux, Georgina resta assise dans le salon sombre. Lorsque Nuncio monta son cheval avec frénésie, Georgina l’attendit patiemment sur le bord de la route. Finalement, lorsque les autres filles se mirent à se pâmer devant les jeunes hommes et à souhaiter que l’un d’eux inscrive leur nom sur une carte d’invitation à danser, Georgina refusa de se trouver un partenaire et de se joindre aux festivités.

À quoi bon? Elle allait mourir d’un jour à l’autre, pourquoi tomber en amour? La Mort viendrait la chercher le lendemain, ou peut-être le surlendemain.

Elle choisit la robe dans laquelle elle serait enterrée et dit à sa mère qu’elle voulait des lis blancs à ses funérailles. Elle marcha autour du mausolée et inspecta le lieu de son dernier repos. Des scénarios morbides de meurtre l’assaillaient. Elle se demandait si elle mourrait frappée par une voiture ou par la foudre, ou d’une manière plus remarquable encore.

Sept années passèrent ainsi.

La septième année, sa grand-mère mourut et on la mena au cimetière dans un grand corbillard noir puis on se rassembla dans le salon pour boire et pleurer. Georgina se tenait près du piano, songeant à la mort, aux diverses façons de mourir, de la balle au tremblement de terre, lorsque Catalina s’approcha d’elle, un sourire satisfait au visage.

—  Tu ne devineras jamais ce que j’ai entendu. Ignacio Navarrete va se marier avec toi.

— Quoi?

— Je l’ai entendu parler à Miguel. Il va demander ta main.

— Mais il ne peut pas!

Georgina tendit le cou pour tenter de repérer Ignacio de l’autre côté de la pièce et elle le vit. Il portait son costume croisé et ses gants de soie blanche. Reptilien. Dégoûtant.

— Je voudrais mourir, murmura-t-elle en colère, comme une future mariée, seule devant l’autel, qui regarde l’horloge et enfin se rend compte que son fiancé est en retard.

#

Il faisait noir quand Georgina se réveilla. Un froissement de tissu la fit s’asseoir et un homme sortit de derrière les rideaux de velours épais. Il portait un long manteau et une veste bourgogne, et il arborait une petite moustache. Malgré sa tenue différente et son air plus jeune, elle reconnut qu’il était la Mort.

— Je ne le pensais pas vraiment, dit-elle aussitôt, pendant que tous les scénarios de son décès se bousculaient dans sa tête.

— Pensais quoi?

— Aujourd’hui, à la fête. Je ne voulais pas vraiment dire que je souhaitais mourir.

— Tu semblais pourtant sincère.

— Mais je ne l’étais pas.

— Donc tu veux épouser cet homme?

— Non, s’exclama-t-elle avec mépris. Mais je ne veux pas mourir non plus.

— Bien. Je ne veux pas que tu meures ni que tu te maries avec lui.

— Oh, répondit-elle.

— Tu sembles déçue.

— Alors que me voulez-vous? Je veux dire, si vous n’êtes pas venu pour me tuer.

Il lui présenta un bouquet de cempoalxóchitls orangés, le bras tendu vers elle.

— Je suis venu pour que tu tiennes promesse. N’importe quelle promesse, tu te souviens?

— Oui, marmonna-t-elle, incertaine.

— Une promesse de mariage.

Georgina dévisagea la Mort. C’était la seule chose qu’elle pouvait faire. Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Probablement pleurer et commencer à crier après son père. Ne serait-ce pas la réaction naturelle?

Elle repoussa sa longue natte derrière son épaule et s’appuya sur le lit de ses deux mains.

— Je ne crois pas pouvoir me marier avec vous, dit-elle prudemment.

— Pourquoi pas? répondit-il.

— Vous êtes la Mort.

— Je suis une mort.

— Pardon?

Il prit les lis qui étaient près du lit et les jeta sur le plancher puis il plaça les cempoalxóchitls dans le vase.

— Il y a quelques heures à peine tu appelais la Mort et maintenant tu me dis non?

— Je n’étais pas… même si j’étais… il est tard, dit-elle en se dirigeant vers sa robe brodée. Ne portant que sa chemise de nuit blanche ornée de dentelle, Georgina était presque nue, et cela ne lui semblait pas la meilleure façon de faire face à la Mort, ni à quiconque d’ailleurs.

— Il est à peine passé minuit.

— Partez s’il vous plaît, dit-elle en fermant sa robe rapidement, la main au cou.

— Je ne peux partir sans une promesse de mariage.

— Je ne vous épouserai pas!

Avait-elle crié? Georgina pressa sa main sur sa bouche, craignant immédiatement que les servantes viennent se pointer le nez dans la chambre. Que dirait-elle si ces femmes trouvaient un homme ici?

— Nous avons un problème. Nous avons conclu un marché et maintenant je dois partir les mains vides, ce qui est impossible dans mon secteur d’activité.

— Je suis désolée.

— Désolée, dit-il avec un sourire, montrant ses dents d’un blanc éclatant. Il ne suffit pas d’être désolée. Non, chère fille. Tu m’es redevable. Tu as échangé sept années de vie contre une promesse.

— C’est injuste! Je ne savais pas ce que je promettais.

— Une promesse est une promesse, dit-il, et il sortit son carnet noir. Qu’as-tu à m’offrir? Un chat. Ça ne vaut rien. Un perroquet. Bon, ils peuvent vivre un siècle mais je ne crois pas pouvoir supporter…

— Je ne veux pas épouser un homme mort.

— Je ne suis pas mort. Je suis la Mort. Des particularités, des détails, dit-il en gribouillant sur son carnet. Comme tu peux facilement le comprendre, m’accorder ta main te permettrait de régler cette dette que tu as envers moi.

— Et si je refuse?

— Soyons raisonnables. Aimerais-tu que nous en discutions demain? Nous pourrions nous rencontrer vers midi?

Georgina était certaine d’entendre les pas décidés de sa mère s’approcher de la chambre. Une terreur plus grande que celle de la mort l’envahit. Elle voulait que l’étranger quitte sa chambre, qu’il quitte la maison, avant que quelqu’un s’aperçoive qu’un homme y était.

— Oui, partez, chuchota-t-elle.

Georgina se dirigea vers la porte et y colla son oreille. Elle s’attendait à ce que la porte s’ouvre brusquement. Mais elle ne s’ouvrit pas. La maison était tranquille. Sa mère dormait profondément. Elle soupira.

Le regard de Georgina fit le tour de la chambre. Il était parti. Il restait les fleurs, mais au matin elles n’étaient plus que poussière orange.

#

La natte de Georgina était soigneusement défaite et ses cheveux, minutieusement remontés, étaient retenus par des épingles ornées de bijoux. Vêtue d’une robe cintrée bleue, elle descendit l’escalier et s’assit tranquillement pour le petit déjeuner, craintive à l’idée que la Mort frappe à la porte et demande qu’on l’invite à entrer.

— Regardez donc ça, dit son père en montrant le journal du matin. C’est déplorable. Pour qui se prend-il, cet Orozco? Je vous le dis, Natalia, c’est tout à fait déplorable de voir ces gens causer tant d’agitation.

La mère de Georgina ne répondit pas. Son père ne posait pas une question, il émettait simplement son opinion et n’attendait pas de réponse. Il avait été porfiriste[2], aujourd’hui il était madériste[3], et Dieu seul savait ce qu’il serait le lendemain. À table, il attendait de sa femme et de ses enfants qu’ils hochent la tête et acquiescent poliment, sans dire un mot : père avait toujours raison.

— Alors, quels sont tes projets pour aujourd’hui? lui demanda son père en mettant de côté le journal.

— Je veux qu’on me fasse de nouvelles robes, répondit Georgina.

— Nuncio, tu veux bien accompagner ta soeur?

— Père, je vais au Jockey Club aujourd’hui, dit Nuncio en prenant sa petite voix enfantine, même s’il avait un an de plus que Georgina.

— Je veux y aller seule. Je n’ai pas besoin de lui, dit Georgina d’un ton cassant.

— Tous se tournèrent pour la regarder, fronçant les sourcils à cause du ton qu’elle avait utilisé.

— Les jeunes femmes ne doivent pas sortir de leur maison sans escorte, lui rappela sa mère, prononçant soigneusement chaque mot : une menace de velours.

— C’est à peine si je vais sortir, rétorqua Georgina, qui savait bien que sa mère la gronderait plus tard pour lui avoir parlé sur un tel ton.

Mais ce serait pire, bien pire, si la Mort revenait la voir chez elle. S’il la rencontrait à l’extérieur de la maison, peut-être pourrait-elle rapidement lui parler et s’en débarrasser pour de bon. Sa famille n’était pas bien futée.

— Je te verrai au Fenix cet après-midi, dit Georgina. Il ne fallait pas que Nuncio garde un oeil sur elle toute la journée. Rosario pourra m’accompagner chez la couturière.

C’est donc Rosario qui lui servirait de chaperonne. Mais comme la servante était vieille et fatiguée, elle restait la plupart du temps dans la voiture avec Nicanor, le cocher, pendant que Georgina se dépêchait d’aller dans les magasins. Il en fut de même ce jour-là. Georgina put monter seule l’escalier étroit qui menait chez la couturière. La Mort apparut à côté d’elle, son sombre manteau traînant derrière lui.

— Bonjour, dit-il, portant la main à son chapeau imaginaire. Est-ce un meilleur moment pour parler, aujourd’hui?

— Un peu, marmonna-t-elle en se dépêchant de redescendre, et ils se rejoignirent sous l’escalier, cachés dans l’ombre.

Il mit la main à sa poche et en sortit une colombe morte, qu’il tenta de lui remettre. Georgina le repoussa. La colombe tomba par terre.

— Que faites-vous? demanda-t-elle, lui montrant l’oiseau déchiqueté.

— Je croyais que tu aimerais recevoir un cadeau de fiançailles convenable.

— Fiançailles? Vous êtes la Mort. Je suis vivante. N’est-ce pas un problème?

— Pas un problème particulièrement important, répondit-il en haussant les épaules.

— N’aimeriez-vous pas épouser une morte?

— Pour qui me prends-tu? Tu crois que j’ai envie de danser avec un cadavre?

— Vous ne me connaissez pas.

— C’est facile à régler. Allons dans un bar et… 

— Dans un bar?!

— Enfin, allons quelque part, n’importe où, et apprenons à nous connaître.

— Nous n’irons nulle part, chuchota-t-elle, scandalisée par la proposition.

— Eh bien, c’est donc un retour à la case départ, dit-il, et il sortit son carnet noir et un crayon. Alors je crois que je devrai prendre quatorze années de ta vie…

Le crayon se balançait entre ses doigts.

— Quatorze?

— Il y a l’intérêt composé.

— Attendez, dit-elle. Nous pouvons négocier.

— Un mariage.

— Que feriez-vous d’une épouse? Nous aurions de petits squelettes et je cuisinerais vos repas?

— Tu aimes cuisiner?

— Non!

— Regarde, l’affaire est toute simple. Il faut balancer les comptes. La dualité et tout ça. Le Seigneur et sa Dame. Tu comprends ce que je veux dire?

Elle ne savait pas quoi dire. Elle devait parler à la couturière, ensuite rencontrer son frère. Rosario pourrait se réveiller et décider d’entrer dans l’édifice.

— Ça serait magnifique, lui dit-il.

La Mort tissa autour de son cou un collier d’argent, avec des vignes et des oiseaux. La colombe revint à la vie, se posa sur ses mains et se métamorphosa en une centaine de perles noires qui s’éparpillèrent sur le sol.

Tout cela était merveilleux.

Il se pencha. Il dégageait une subtile odeur d’encens et de copal, de chandelles qui brûlent sur les autels. Ses yeux étaient si noirs, si profonds, elle n’en avait jamais vu de tels ; des yeux aussi sombres et tranquilles qu’une tombe.

Elle se demanda si ses lèvres avaient le gout des crânes de sucre.

C’était terrifiant.

Georgina se mit à pleurer. Elle se cacha le visage, mortifiée.

— Qu’est-ce qui ne va pas? lui demanda la Mort.

— Je ne veux pas, dit-elle.

Il fronça les sourcils. D’un geste de la main, il fit fondre les perles.

— Je vois. Très bien, Georgina, peut-être pouvons-nous revoir notre entente.

Georgina s’essuya les yeux et le regarda.

— Je veux une journée de ta vie. Une journée de ton coeur.

— Une seule journée?

— Une seule. Demain matin, dis à tout le monde que tu es malade et ne quitte pas ta chambre. Je te rendrai visite.

— Oui.

Déjà il était disparu, disparu parmi les ombres, et elle se dépêcha de monter l’escalier pour entrer chez la couturière.

#

Georgina dit aux servantes qu’elle était malade et verrouilla sa porte. Elle alla derrière son paravent coloré pour mettre une simple jupe et un chemisier. Bientôt la Mort arriva et Georgina s’assit sur une chaise, sans savoir ce qui allait arriver.

— Parfait. Un phonographe, dit-il, et il courut vers l’autre côté de la chambre. Quel est ton genre de musique?

— Je n’aime pas la musique. C’est mon père qui me l’a acheté.

— Et les films? demanda la Mort pendant qu’il parcourait ses disques et en prenait un dans ses mains.

— Je ne regarde pas de films. Jamais je n’irais sous une carpa[4].

— Pourquoi pas?

— Les gens y font tout un tapage et ma mère… oh, elle deviendrait folle si elle apprenait que je m’étais ne serait-ce qu’approchée de ce genre d’endroit.

— J’adore les films. J’adore tout ce qui est nouveau et excitant. L’automobile, par exemple, qui est un moyen de transport merveilleux. 

De la musique commença à jouer et Georgina fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle.

— Tu aimes ça? C’est du ragtime. Viens, danse avec moi.

Elle se demanda ce que sa mère ferait si elle regardait par le trou de la serrure et la voyait danser avec un étranger. Elle l’écorcherait vivante, probablement.

— Je ne sais pas danser.

— Je vais te montrer.

Il lui prit la main et la fit se lever de sa chaise. Deux pas dans une direction, un pas de l’autre pied pour se rapprocher. Ça semblait simple, mais Georgina se trompait toujours.

— Qu’y a-t-il? demanda-t-il.

— Je ne croyais pas que la Mort dansait. Je croyais que vous seriez plus…lugubre. Et mince.

— Alors je suis gros, c’est ça?

— Je voulais dire maigre comme un squelette, et jaune.

— Pourquoi jaune?

— Je ne sais pas. Ou rouge, peut-être. Comme dans l’histoire de Poe.

— Ma soeur aime le rouge.

— J’en ai des tas.

Georgina était occupée à surveiller ses pas. Elle finit par les faire correctement et se mit à rire.

Après la danse, ils s’assirent pour le souper. Georgina regardait le vin, les raisins et le fromage et se demandait si elle pourrait boire et manger. Elle se rappelait comment on avait piégé Perséphone avec seulement seulement six graines de grenade. Que lui arriverait-il si elle mangeait tout le fromage?

— Tu n’as pas faim? dit la Mort, et il étendit le tapis persan aussi naturellement et nonchalamment que s’il s’agissait d’un pique-nique dans un champ de pâquerettes plutôt qu’un souper dans une chambre. À quoi penses-tu? Georgina s’assit très convenablement à côté de lui, essayant de maintenir un certain décorum.

— À quoi ressemble votre soeur? demanda-t-elle, car elle ne voulait pas parler de Perséphone.

— Laquelle?

— Celle qui porte du rouge.

— Oh, elle. Elle est difficile, celle-là. Tête brûlée et colérique. Et cramoisie. Ce n’est vraiment pas une dame. Ou alors, peut-être une dame de fer. Une fille dure.

— Et vos frères?

— Eh bien, l’un d’eux est comme l’eau. Il se glisse dans les maisons, liquide et chatoyant, et il laisse derrière lui une traînée d’étoiles.

Georgina fronça les sourcils en essayant d’imaginer cela. Mais elle ne parvenait pas à voir la soeur et le frère de la Mort autrement que comme des squelettes dans des gravures en noir et blanc.

L’horloge sonna minuit, entre carillons et gémissements. Les vingt-quatre heures qu’il avait exigées d’elle arriveraient bientôt à leur fin. Georgina ne le reverrait plus. Enfin, pas avant d’être une femme très vieille et très ridée, espérait-elle. Et une femme mariée, sans doute : une madame Navarrete, mère de cinq enfants et grand-mère de seize, penchée sur sa canne, incapable de danser quelle que soit la musique.

— Et alors je mourrai, marmonna-t-elle.

— Pardon? demanda la Mort, les mains croisées derrière la tête.

— Rien.

Mais maintenant l’idée de la vieillesse l’avait envahie, maintenant elle pouvait s’imaginer sur des photos de mariage, de baptême ou d’anniversaire, les cheveux gris et le temps inscrit sur son visage ; soudainement elle n’avait plus peur de la mort. Pour la première fois depuis des années, elle n’avait plus peur de la mort : c’est de la vie qu’elle avait peur. Ou, tout au moins, de cette vie qu’elle pouvait voir nettement, les cartes sur la table devant elle, sans surprises.

C’était horrible.

— Je hais mes cheveux, dit-elle, debout devant le miroir de plein pied, sans avoir la moindre idée de la raison pour laquelle elle avait dit cela, sans savoir pourquoi ce chignon ridicule la rendait tout à coup si furieuse.

Elle tortilla de ses doigts les boucles sur sa nuque, elle les tira et plusieurs épingles rebondirent sur le tapis.

— Moi je les aime, dit-il en regardant son reflet derrière son épaule.

Il sentait les fleurs et l’encens. Elle croyait que la Mort sentirait la terre humide et les catacombes et qu’il serait très froid au toucher. Mais elle s’était trompée sur tant de détails au sujet de la Mort. Curieuse, elle leva la main et lui caressa la joue.

Non, il n’était pas froid du tout, au toucher il était tiède et humain.

Ils se regardèrent fixement dans le miroir.

— Ne me touche pas, la prévint-il. Ou quelque chose en toi mourra.

— Je n’y crois pas, répondit-elle, et elle l’embrassa sur les lèvres, même si elle le croyait à moitié.

Il avait un goût sucré.

La Mort est douce, pensa-t-elle. Il lui sourit de ses dents blanches et parfaites puis son sourire disparut et son visage se fit sérieux. Il la regarda et elle songea qu’il voyait à travers ses couches de peau et de muscles, qu’il voyait son squelette nu et son être nu.

— Si tu me touches à nouveau je prendrai ton coeur, chuchota-t-il.

— Alors prenez-le, le mit-elle au défi d’une façon dont elle se croyait incapable ; c’est qu’elle souhaitait mourir un peu.

Elle dormit dans les bras de la Mort, nue sur un tapis de pétales orange.

2

Georgina avait passé les sept dernières années de sa vie à penser chaque jour à la Mort. Mais maintenant elle ne pensait plus à lui, ne serait-ce qu’un instant. Ce qui ne veut pas dire qu’elle pensait à la vie. En fait, elle pensait et parlait très peu.

C’était comme une figurine d’horloge qu’elle sortait du lit, mangeait et allait à la messe. Elle n’était pas vraiment là, elle était comme en suspension dans un brouillard endormi, telle une somnambule marchant sur la corde raide.

Il lui arrivait parfois d’émerger de ce brouillard, avec la vague sensation qu’elle avait oublié quelque chose d’important qui parcourait son corps, et alors elle hochait la tête. C’était une sensation insignifiante, comme l’étirement d’un membre fantôme.

Georgina descendait la rue Plateros dans sa voiture. Rosario ronflait pendant que Georgina observait les hommes en haut-de-forme qui marchaient sur les trottoirs et les cargadores[5] qui se frayaient un chemin à travers la foule. Cette après-midi-là, elle était allée faire un essayage chez la couturière. Pour sa robe de mariée. Et maintenant elle pensait à ce jour, un an plus tôt, où elle avait rencontré la Mort sous l’escalier.

Elle oubliait quelque chose.

Il y avait autre chose.

Quelle importance? Une robe de mariée. Un mariage. Une vie écrite d’avance.

Elle allait se marier dans un mois. Ignacio lui avait acheté un collier bourré de diamants de La Esmeralda et sa mère se pâmait devant une dépense si extravagante. Son père affirmait que ce serait un bon mariage.

Georgina s’en fichait.

À présent elle était assise, calmement, totalement immobile, une poupée morte-vivante regardant par la fenêtre.

Quelque chose attira son attention : une femme vêtue d’écarlate, dont la robe était si voyante qu’elle semblait s’enflammer, même si elle était entourée d’autres prostituées qui sortaient dans la rue à la faveur de la nuit.

Rouge.

Georgina était en transe depuis douze mois, sans même le réaliser. Dans un petit cercueil de son invention, Georgina faisait de beaux rêves. Mais elle venait de se réveiller. Demi-pomme extirpée de sa gorge, cercueil de verre fracassé.

— Arrête, ordonna-t-elle à Nicanor, et la voiture eut un petit soubresaut.

Georgina en descendit et se dirigea vers la femme.

— Je connais votre frère, dit Georgina dès qu’elle fut à côté d’elle.

La prostituée sourit d’un sourire cramoisi, une main sur les lèvres.

— Ah oui? Quel salaud d’enfant de chienne, celui-là! Allez, file!

— Non. Je veux dire… Je croyais… Me connaissez-vous?

— Il a un oeil sur toi, c’est ça? Va déranger quelqu’un d’autre, ma chère, il faut que je travaille.

Georgina était confuse. Elle crut pendant un instant que ce n’était pas la bonne personne. Comment avait-elle pu se tromper? Que devait-elle faire? Que devait-elle dire?

Elle prit une profonde respiration.

— Il est comme les fleurs faites de ténèbres et ses baisers ont le goût de la nuit.

Rien ne changea dans le visage de la prostituée. Elle souriait de sa grande bouche, mais ses yeux fouillaient profondément Georgina, prenant sa mesure.

— Qu’est-ce que tu veux, demanda la dame rouge.

— Où est-il?

— Il n’est pas ici. Pas maintenant.

— Où est-il?

— Qu’est-ce que ça peut te faire? Il vaut mieux que tu n’aies pas affaire à lui.

— Où est-il? je t’ai dit.

Plus grande que Georgina, la femme la toisa comme si elle était un petit chien qui glapissait à ses pieds.

— Retourne à la maison et marie ton riche fiancé, petite fille. Il est facile d’oublier et ça ne fait pas mal.

— Déjà j’avais oublié.

— Oublie plus encore.

— Il a quelque chose qui m’appartient.

La femme rouge, la femme-mort, se mit à ricaner.

— Il sera au Palacio Nacional dans dix jours, mais ensuite il se dirigera vers le nord. Attrape-le à ce moment-là ou tu ne l’attraperas jamais.

Elle s’éloigna, laissant Georgina à la fenêtre d’un café. Nicanor jeta un coup d’oeil dans sa direction et la regarda d’un air bizarre.

— Que faisiez-vous à parler à cette dame, mademoiselle Georgina?

— Je ne faisais rien, répondit-elle. Elle remonta dans la voiture à la hâte et claqua la porte.

À son retour à la maison, Georgina trouva son père très content et sa mère assise sur le divan, livide, les yeux mouillés.

— Que se passe-t-il? demanda-t-elle.

— Les cadets de Tacubaya ont pris les armes, dit son père.

— Ils se battent au Zócalo, dit son frère. Ils tirent du Palacio Nacional à coups de mitraillette.

C’est alors qu’elle songea que la Mort devait être au Palacio Nacional dans dix jours. Il était arrivé d’avance.

— Don Porfirio nous reviendra, dit son père qui, fidèle à son habitude, changeait déjà d’allégeance, ayant complètement oublié Madero.

#

C’était comme une fête. Une petite fête complètement folle. Son père parlait avec animation des événements du jour, prédisant le glorieux retour du bon vieux temps de Don Porfirio. Mais le bavardage finit par se calmer.

On dit que les bureaux de plusieurs journaux avaient été incendiés. Que plusieurs personnes étaient décédées. Que le bruit des canons était incessant. Tout cela finit par les rendre nerveux alors qu’ils étaient assis au salon. Très doucement, très soigneusement, on ferma les portes et on les verrouilla de l’intérieur par de lourdes poutres.

Il n’y avait plus d’électricité et Georgina était étendue dans le noir à écouter les rafales de mitraillettes. Elles semblaient toutes proches.

Elle pressa sa main contre ses lèvres et songea que la Mort devait être là, dehors, en train de marcher dans l’obscurité de la ville.

Son père demanda qu’on charge la voiture de tout ce qu’on voulait emporter. On alla même jusqu’à attacher un matelas sur le toit.

— Nous partons pour Veracruz demain matin, répéta son père. Nous prenons le train pour Veracruz.

Mais y avait-il encore un train? Les rues étaient bondées de prisonniers qui s’étaient échappés de Belén et ils disaient que l’Imperial avait été détruit. Y aurait-il un train pour eux?

— Nous allons à Veracruz demain matin.

— Tes cheveux, remonte tes cheveux, ma fille, ordonna sa mère, mais Georgina ne lui obéit pas. Se préoccuper d’épingles à cheveux lui semblait si ridicule.

Sa mère se retourna pour crier après les servantes. Il fallait apporter une chose ou une autre. Il y avait bien quelque objet de valeur qu’il ne fallait pas oublier d’emporter.

C’était le dixième jour.

La dixième nuit, Georgina descendit le grand escalier sur la pointe des pieds et s’arrêta devant la porte principale, toujours barrée par une grosse poutre. Nicanor était assis dos à la porte.

— Qu’y a-t-il, mademoiselle?

— Il faut que je sorte ce soir.

— Vous ne pouvez pas. Dehors on se bat.

— Je dois rencontrer quelqu’un, et il ne m’attendra pas. Elle ôta son collier. Je vous échange ceci contre un cheval et un fusil.

Le collier valait une petite fortune. C’est ce que son père lui avait dit quand il l’avait regardé scintiller à la lumière des chandeliers. Nicanor se pencha et regarda longtemps les pierres précieuses, calmement.

— Je serai de retour à l’aube, dit-elle.

— Non, vous ne le serez pas.

— Le combat s’est arrêté pour la nuit. On n’entend plus le bruit des canons.

— Mais que pouvez-vous bien...

— Un homme, dit-elle.

— Est-il vraiment si important pour vous?

Quelle question! Qu’en savait-elle? Comment osait-il? Comment pouvait-elle répondre? Mais il y avait tellement de choses qu’elle se croyait incapable de faire mais qu’elle avait pourtant faites.

— Oui, dit-elle. Oui, je crois qu’il m’est important.

Nicanor lui tendit un pistolet.

3

Les rues n’étaient plus les mêmes. Les ombres des édifices étaient nouvelles, étranges. C’était une ville différente. Sur son cheval, Georgina parcourait la nuit, et la nuit était sans étoiles. Les chiens aboyaient. Elle tourna sur une rue et un cheval arriva en sens inverse, galopant sans cavalier. L’air sentait le fer et il y avait aussi une autre odeur, déplaisante : quelque part tout près on brûlait les morts.

Comme elle s’approchait du Zócalo elle commença à voir des gens, des blessés qui titubaient, des femmes qui prenaient soin de leurs blessés, cananas[6] à la poitrine et fusil à la hanche. Elle se demandait d’où ils venaient et pour qui ils se battaient. Peut-être pour Felipe Ángeles, appelé en renfort de Madero pour repousser les attaquants. Ou peut-être bien pour quelqu’un d’autre.

Mais il n’était pas là, et cette absence ne lui parut pas naturelle. Il devait se cacher.

— Je ne pars pas, chuchota-t-elle en agrippant les rênes.

Elle parcourut à toute vitesse des rues qui serpentaient et se divisaient puis elle monta une colline. La ville et la nuit étaient sans fin. Elle les traversait sans savoir où elle était. Georgina se dit qu’elle était peut-être près de Lecumberri ou encore qu’elle descendait Moneda. Une automobile la dépassa, noire et brillante, et elle poursuivit sa chevauchée.

Elle finit par tomber sur une rue large où un cheval était étendu, les entrailles répandues sur le sol. Un groupe de rurales[7] se dirigeait vers elle. Georgina se cacha dans l’ombre, prit son pistolet et les regarda passer.

Elle pensa à la mort, à une balle logée dans son crâne. Elle voulait revenir à la maison.

— Je ne m’en vais pas. Montre-toi, espèce de lâche, murmura-t-elle.

C’est alors qu’elle le vit, ou enfin qu’il lui permit de le voir, debout dans une ruelle. Il portait un chapeau de paille dont l’ombre cachait son visage, mais elle reconnut la Mort.

— Que fais-tu, Georgina? demanda-t-il. Tu es loin de ta maison cette nuit. Pourquoi me cherches-tu? Tu as déjà respecté notre marché.

Elle descendit de son cheval et regarda son visage tout de gris et d’ombres.

— Ce n’était pas un marché équitable.

— J’ai été plus que généreux.

— Vous ne m’avez pas prévenue, dit-elle en le poussant contre le mur. Je suis morte.

— Aimer c’est mourir. Ou peut-être pas. C’est le contraire. Je ne sais plus.

— Redonnez-moi mon coeur. Il ne vous sert à rien.

— Au contraire. Il ne te sert à rien, ma chère. Que feras-tu de ce coeur si ce n’est le laisser rassir et moisir dans une boîte?

— Il est à moi.

— Il ne peut t’avoir tant manqué. Ça fait un an déjà, et tu ne t’en es pas souvenue du tout.

— Ce n’était pas à vous de le prendre.

— Mais tu ne le voulais pas. Tu voulais mourir et tu ne le voulais plus.

— Ça c’était avant.

— Avant quoi?

Il releva la tête et son visage sortit de l’ombre. Il avait rasé sa moustache. Il paraissait plus jeune. Un garçon, et elle une fille.

— J’avais dit une journée et vous avez eu cette journée. Ce qui est juste est juste. Vous n’aviez pas le droit de vous sauver avec.

— Je t’avais prévenue, répondit-il.

— Vous ne m’avez rien expliqué du tout.

— Tu me l’as donné en toute liberté.

— Pour une journée!

— Parfois pour un jour c’est pour toujours.

— Vous n’êtes qu’un menteur sournois, un imposteur...

— Retourne à la maison, Georgina, dit-il. Bientôt mes frères seront ici. Bientôt Madero mourra et ce sera très dangereux.

— Vous allez mettre fin à ses jours?

— Non. Pas moi. Moi je vais mettre fin à une époque. Mais un de mes frères le tuera. De toute façon il faut que tu partes.

Le son des balles qui frappent un mur rompit la tranquillité de la nuit. Puis son écho se dissipa. Georgina trembla. Elle voulait courir mais elle restait immobile, ses yeux fixés sur la Mort, et il la fixa à son tour de son regard d’encre. Ce fut lui qui le premier cligna des yeux et tourna la tête.

— Tu es persistante, comme toujours. Et alors quoi? D’accord, reprends ton coeur. Enterre-le dans le jardin comme un radis et regarde ce qui en sort.

Il ouvrit la main et une fleur orange vif tomba dans la paume de Georgina, un cempoalxóchitl. Elle referma sa main avec précaution, de peur qu’il se brise aussi facilement qu’un oeuf. Elle se dit qu’il serait difficile de marcher jusqu’à la maison les mains tendues, mais elle était prête à le faire. Elle le mettrait dans une boîte et l’enverrait à Veracruz.

Et alors, sans y penser, prise d’une impulsion soudaine, elle écrasa la fleur sur sa bouche et le cempoalxóchitl se transforma en poussière sur ses lèvres.

— Je vous hais, chuchota-t-elle. Vous avez changé le monde.

— On construira de nouveaux palais, Georgina.

— Je ne parle pas des palais.

Elle l’embrassa, de la poussière jaune orangé encore collée à la bouche. Elle sentit une larme couler sur sa joue et son coeur battre dans sa poitrine une fois encore.

Les ombres se mirent à tourbillonner, prirent une teinte dorée puis revinrent à leur place. Il posa son front sur le sien, tranquille, les yeux fermés.

— Après ici, je vais à Chihuahua. Je vais rencontrer Villa. J’en aurai pour longtemps. J’en aurai pour sept ans.

— Tu auras besoin de moi.

Il ouvrit les yeux. Ils étaient dorés comme l’aurore.

— Oui, j’aurai besoin de toi.

Il se tourna vers le cheval de Georgina, qui vint tranquillement vers eux. Il lui offrit sa main et elle monta devant lui, tous deux vêtus de l’encre de la nuit.

Telle est la voie de la mort.

Telle est la voie de l’amour.