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Le régulateur ultime de toute demande est la demande des consommateurs

Alfred Marshall[1]

Un paradoxe marque le statut du consommateur moderne. De victime à régulateur, en effet, le nuancier s’élargit en faisant émerger des contrastes qui soulèvent plus d’une interrogation.

1 Le statut du consommateur : de victime à régulateur

Si l’on peut percevoir le consommateur comme un sujet requérant la protection législative de l’État, en tant que victime potentielle, manifeste ou latente de la négligence d’entreprise, de fausses représentations, d’ententes de fixation des prix ou de pratiques de marketing abusives[2], on reconnaît dans le même temps que les consommateurs sont dotés d’un pouvoir régulateur indéniable, apparemment loin des postures de victimes[3].

C’est à ce pouvoir que renvoient de manière aussi contrastée les Principes directeurs pour la protection du consommateur adoptés par les Nations Unies[4]. En reconnaissant la responsabilité commune mais différenciée des États dans la recherche de solutions mondiales aux problèmes de développement, ces principes directeurs promeuvent l’adoption de « modes de consommation durables[5] » par les pays développés, la consommation durable étant définie comme celle qui devrait notamment permettre de « satisfaire les besoins en [matière de] biens et [de] services des générations actuelles et futures de façon viable à long terme du point de vue économique, social et environnemental[6] ».

Ce pouvoir prend ainsi deux formes : quantitative et qualitative. La première se manifeste dans le contrôle plus ou moins exercé sur la quantité de biens achetés, c’est-à-dire le niveau de consommation, et la seconde, dans la capacité de prendre en considération, au moment de l’achat, des attributs non intrinsèques des produits et des services, soit, par exemple, des conditions de production, de transport et d’usage de ces biens par opposition aux attributs traditionnels que sont le rapport qualité/prix et le service après-vente. En bref, consommer moins et mieux, et par là guider l’effort attendu de l’entreprise.

Ces deux formes de pouvoir sont au coeur des plans dont l’objet est de modifier les modes de consommation « insoutenables à terme[7] », la dégradation continue de l’environnement mondial résultant, rappelle-t-on, d’un « schéma de consommation et de production non viable, notamment dans les pays industrialisés[8] ». C’est sur ce rapport que l’enrichissement des informations transmises aux consommateurs fonde en partie sa légitimité[9].

Constatons d’abord que cette capacité d’influence appelle une action individuelle (et non collective) du consommateur[10] et qu’elle repose sur une appréciation des intérêts d’autrui, par contraste avec des intérêts proprement consuméristes. Au coeur de ce processus se trouve la nature de l’information communiquée aux consommateurs, c’est-à-dire les messages du marketing circulant en vue de satisfaire la demande de biens jugés désirables. Traditionnellement, cette information se confond avec les attributs qui définissent ce qu’est un bien susceptible d’attiser un tel désir — soit un bien de qualité, raisonnablement sûr, de bonne marque, accessible et abordable. Le marketing traditionnel bombarde les acheteurs potentiels de messages qui donnent à penser que les consommateurs ne seraient préoccupés que par des attributs ainsi définis, par leur confort, leur corps, leur esprit et leur image. Il n’est pas étonnant que de tels messages aient largement sollicité leurs réflexes individualistes : en l’absence de représentations plus élaborées de ce qu’est un produit de consommation, c’est en effet dans le rapport qu’il entretient avec la personne même du consommateur, en règle générale, qu’un tel produit revêtira des attributs de désirabilité. La proximité du point de vente, un meilleur prix, une qualité rehaussée, une garantie de sécurité, un design plus raffiné, une marque de prestige, un service après-vente amélioré et d’autres informations de cette sorte contribuent à promouvoir l’idée que la désirabilité d’un produit ne se définit pas en relation avec le sort d’autrui, mais plus simplement avec les champs d’intérêt personnels. Le dilemme inlassablement discuté et posé par l’évaluation d’un bon rapport qualité-prix est aussi le reflet de cette limitation des horizons d’intérêt des consommateurs.

Or la sollicitation des réflexes de coopération des consommateurs aurait pour effet d’élargir la portée de leur pouvoir, sur un registre pouvant s’étendre à un sort qui n’est pas forcément le leur — celui, par exemple, de travailleurs plus ou moins éloignés, d’animaux, d’écosystèmes et de générations futures. Ce constat soulève plus d’une interrogation.

2 Des appels à la cohérence

Une première question retiendra spécialement notre attention dans l’éventualité où le législateur envisagerait d’étendre ainsi le pouvoir d’intervention des consommateurs, notamment en garantissant l’élargissement de la gamme des informations sociétales qui leur sont accessibles : l’adjonction, à la nature essentiellement protectrice du droit de la consommation, d’un pouvoir renforcé de régulation aux consommateurs soulève-t-elle un problème de cohérence juridique ?

L’adjonction, à la nature essentiellement protectrice du droit de la consommation, d’un pouvoir renforcé de régulation aux consommateurs pourrait pertinemment soulever un problème de cohérence juridique, du moins a priori, si le droit nouveau se voulait d’ordre public. Si l’on entend créer un droit, d’ordre public, d’accès des consommateurs aux informations de type sociétal avant achat, il conviendra d’examiner les fondements du droit de la consommation pour en redéfinir la cohérence. L’expérience du droit du travail, et plus spécialement la mise en oeuvre de dispositions protectrices d’ordre public dans le contexte d’une rupture de contrat à durée indéterminée, s’avère éclairante ici[11].

Le droit de la consommation, comme le droit du travail, a pour vocation de rétablir un équilibre au sein de la relation contractuelle. Tous deux s’inscrivent en faux contre la théorie générale du contrat, et ensemble s’opposent au postulat de l’égalité des parties, lequel fonde cet idéal en vertu duquel tout contrat se forme par l’échange de consentements entre personnes libres et responsables. Les deux droits en question substituent au principe de l’autonomie de la volonté et à son analyse individualiste une conception asymétrique des parties au contrat, révélatrice de la vulnérabilité relative de l’une d’elles, en sa qualité de travailleur ou de consommateur.

Tous deux, pourrions-nous arguer, reconnaissent aussi des rapports de force distincts au travers desquels s’inscrit l’action de leurs sujets de droit privilégiés : il est question en droit du travail de l’action collective propre aux salariés syndiqués et, en droit de la consommation, de la prise en considération, par une masse critique d’acheteurs, d’attributs non seulement intrinsèques des biens mis en marché, mais aussi de leurs attributs extrinsèques. Or la Cour suprême du Canada enseigne que, en présence d’un rapport de force collectif, certaines dispositions protectrices d’ordre public ne peuvent être invoquées par le salarié, à moins qu’elles ne soient déjà incorporées dans une convention collective[12]. La Cour suprême a donc préféré à la cohérence de la hiérarchie des normes juridiques celle de l’ordre propre à la régulation collective, en soulignant l’incompatibilité de ce dernier avec le régime de protection prévu en droit civil[13]. Dès lors, la figure du salarié syndiqué, jugé moins vulnérable, servirait-elle de modèle jurisprudentiel, en droit de la consommation, dans l’examen des droits des consommateurs revendiquant l’accès aux informations de type sociétal dans le processus de décision d’achat ? Le caractère virtuellement « collectif » de pareilles formes de valorisation des produits et des services, par une masse critique d’acheteurs mieux informés, renverserait-il semblablement la perception de vulnérabilité attachée au consommateur ?

Obvier à ce type de rapprochement commande ainsi une interprétation cohérente du statut du consommateur en droit de la consommation, plus exactement une démonstration de la vulnérabilité du consommateur, qu’il s’intéresse ou non aux pratiques corporatives en tenant compte d’informations de type sociétal. En définitive, il importe de caractériser le pouvoir régulateur du consommateur en tant que pouvoir émancipateur, contrairement à un pouvoir de type dirigiste.

Examinons en quoi le pouvoir régulateur du consommateur se conjugue plausiblement à l’émancipation d’un état d’aliénation en quelque sorte, sous l’éclairage de trois critiques de la société de consommation.

S’agissant d’abord de la rupture moderne et structurante entre les sphères de la production et de la consommation, Marx soutient qu’elle est source d’oppression dans la mesure où cette rupture interdit toute relation sociale entre le producteur et le consommateur, tout lien ou toute réconciliation entre le travail et les fruits du travail[14]. Une telle critique n’est pas dénuée de sens. Envisageons-la, dans son contexte institutionnel, en dirigeant notre attention vers la situation du droit à la santé des travailleurs engagés dans la production d’un bien. Ce droit fondamental s’attache à la personne même des travailleurs sur les lieux de production. D’aucune manière ne se mêle-t-il au droit sur la chose produite à l’occasion du travail. Aussi les conditions dans lesquelles une chose est produite n’en qualifient-elles pas juridiquement le statut. Il s’ensuit que les droits réels se rattachent à la chose (en droit civil, plus particulièrement), mais qu’ils restent étrangers aux conditions, typiquement inconnues des acheteurs, dans lesquelles le produit est fabriqué. Sous le régime du droit civil comme en common law, la vente d’un bien volé (le droit du véritable propriétaire visant ici un droit privé sur la chose) peut être entachée d’illégalité[15], alors que la vente d’un bien fabriqué dans des conditions de travail illégales ne sera pas normalement entachée d’illégalité, sans qu’aucun devoir d’en informer l’acheteur ne se découvre. À l’intérieur de cette rupture institutionnalisée entre les sphères de production et de consommation, des biens produits dans des conditions attentatoires aux droits fondamentaux des travailleurs peuvent en conséquence être proposés et vendus en toute légalité sur les marchés. C’est en ce sens que l’existence même de barrières informationnelles et institutionnelles, entre les sphères de la production et de la consommation, se révèle source d’oppression.

Pour ce qui est, ensuite, du contrôle plus ou moins exercé sur la quantité de biens achetés, John K. Galbraith met en garde contre les effets manipulatoires du marketing traditionnel, en s’intéressant moins à la consommation de la production qu’à la « production de la consommation ». Si des « besoins » à combler sont le fruit du marketing, soutient cet économiste, ils n’appartiennent donc pas à la catégorie des besoins réels des individus, et moins encore à leurs besoins urgents. La production de biens justifiée par la création de besoins fallacieux par l’intermédiaire du marketing ne serait en conséquence pas plus légitime que la manipulation des consommateurs par le marketing[16]. Galbraith entend sonner l’alarme devant l’effet de dépendance engendré par le marketing, que nul ne saurait ignorer qu’à son péril[17]. Sans doute n’avait-il pas imaginé avec autant de sérieux les mêmes consommateurs appelés, par le marketing sociétal, à consommer moins, mais mieux, c’est-à-dire par l’intermédiaire des forces mêmes qu’il condamnait, mais sous une forme radicalement originale[18]. Par un étrange retournement des choses, l’attrait d’un système de production plus modéré, en phase avec un développement durable, niche peut-être dans le giron même du marketing et de sa bonne réception. Dans tous les cas, les effets d’un tel marketing éclairé seraient confrontés à ceux du marketing traditionnel, encore largement dominant.

Dans le cas, enfin, de la capacité de prendre en considération, au moment de l’achat, des attributs non intrinsèques des produits et des services, c’est Jean Baudrillard, sociologue et philosophe, qui met cette fois en garde contre la tendance générale du marketing à « hypnotiser » les consommateurs. Ces derniers ne consommeraient plus seulement des biens à proprement parler, mais des signes hiérarchiquement positionnés, socialement différenciés, et rattachés aux mêmes biens[19]. Plus inquiétante serait la perte du sens du partage dans la société de consommation moderne : cette hiérarchie des signes consuméristes supplanterait le langage des appartenances et des solidarités pour devenir un code universel de reconnaissance privé de toute forme d’obligations mutuelles, d’échanges réciproques. Non seulement ce code, par lequel se définiraient désormais les individus, souffrirait alors d’un appauvrissement structurel et symbolique, mais il résulterait aussi d’une régression dans le langage des valeurs[20]. Dans la foulée, les « signes-objets » perdraient leur réalité, insiste Baudrillard, dans la mesure où le marketing moderne ne renvoie plus aux informations portant sur les biens en tant que tels, mais sur une réalité imaginaire ; en ce sens, les messages du marketing ne seraient plus ni vrais ni faux : en tant que simulacres, ils généreraient leur propre réalité, le marketing étant devenu « l’art de rendre les choses vraies en affirmant qu’elles le sont[21] ». Comme Galbraith, Baudrillard n’a pas su entrevoir l’émergence du marketing sociétal et ses conséquences sur l’expression d’obligations sociales à travers le processus d’achat, car l’expression d’une telle forme de responsabilisation est rendue possible entre des individus, consommateurs, qui n’interagissent pas directement, mais à travers l’appel du nouveau marketing. En mettant en relief la valeur sociétale des produits, ce dernier promeut dès lors ce que Baudrillard craignait de voir disparaître par l’effet des mêmes canaux publicitaires : le sens de la solidarité. Enfin, le marketing sociétal renvoyant précisément aux conditions de production, de distribution ou d’usage des produits, il se prête mieux au processus de falsification des informations, au sens poperrien, que le marketing traditionnel ; la valeur sociétale des biens se révèle typiquement dans l’appréciation d’éléments relativement concrets. On trouvera peu de magie dans l’assurance qu’une entreprise paie des salaires décents à ses employés, fait usage de filets de pêche d’une certaine taille, traite ses eaux usées, embauche des adultes et promeut l’accès à l’école, ou se conduit autrement comme une « organisation responsable[22] ». Ici encore, l’appel du marketing éclairé se poserait à l’encontre des publicités traditionnelles, tout aussi dominantes.

En somme, qu’il soit question de traverser la frontière informationnelle séparant l’accès aux attributs intrinsèques de l’accès aux attributs extrinsèques des biens de consommation, de contrôler plus ou moins le niveau de consommation de ces biens ou de prendre en considération, au moment de l’achat, les attributs non intrinsèques des produits et des services offerts aux consommateurs, ces derniers peuvent et doivent être perçus comme des acteurs susceptibles de s’émanciper d’un « schéma de consommation et de production non viable ». En cela, tout consommateur, qu’il s’intéresse ou non à l’orientation de la conduite d’entreprises par l’entremise du marketing sociétal, demeure une personne à protéger, conformément à l’esprit des Principes directeurs pour la protection du consommateur adoptés par les Nations Unies et du droit interne appelé à les mettre en application.

À cette fin, un certain degré de transparence est requis dans la communication d’informations atypiques aux consommateurs.

3. Une question de prudence

Une seconde question se pose pareillement dans l’éventualité où le législateur envisagerait d’étendre ainsi le pouvoir d’intervention des consommateurs : le droit étatique d’accès aux informations de type sociétal des consommateurs devant les entreprises de production et de vente devrait-il se fonder sur une politique de transparence inconditionnelle ? L’expérience du droit consumocratique (3.1) en Asie du Sud, dans la lutte contre le travail des enfants, offre une leçon de prudence en guise de réponse (3.2).

3.1 Le système consumocratique

Alors que le droit étatique se définit comme l’ensemble des règles normatives et obligatoires sanctionnées par les tribunaux ou la force publique, le droit consumocratique (de consummare (latin), au sens de « consommer », et de kratos (grec), signifiant « autorité ») renvoie à l’ensemble des règles normatives visant la conduite d’entreprises et dont la mise en oeuvre est signalée aux consommateurs, appelés à les sanctionner positivement ou négativement. À ce titre, c’est un droit autonome, typiquement transnational, composé d’un droit processuel (par exemple, octroi de licence, inspectorat, certification) et substantiel (par exemple, codes de conduite, normes hybrides, engagements sociétaux), accompagné de sanctions économiques[23]. Au coeur de ce droit, et singulièrement, le devoir des entreprises est mis en cause par l’appel au devoir de citoyens autorisés à faire des achats — les consumocrates.

L’apport du droit consumocratique à l’atteinte d’objectifs de protection est placé devant divers enjeux ou problèmes régulatoires : celui de l’intérêt typiquement entretenus par les juristes à l’endroit de l’effectivité régulatoire (soit la stricte mise en oeuvre des règles) de préférence à l’efficacité régulatoire (l’atteinte réelle des objectifs de protection) (3.1.1)[24] ; celui de la difficulté de communiquer simplement aux consommateurs des renseignements complexes dans un cadre transparent (3.1.2).

3.1.1 Une approche pragmatique

On soutient traditionnellement que le droit étatique (national ou international) forme le cadre sur lequel le droit non étatique doit prendre appui dans son développement[25]. En préjugeant du caractère approprié du droit étatique, la question restante renvoie alors essentiellement à la recherche d’une véritable mise en oeuvre de règles ainsi appariées, soit fondamentalement une quête d’effectivité. Le développement du droit consumocratique, d’inspiration pragmatique, ne peut reposer sur un tel présupposé. Ainsi, le contenu des normes minimales du travail, ou des conventions fondamentales du travail de l’Organisation internationale du travail (OIT), aussi désirable puisse-t-il paraître, cédera éventuellement, en partie, le pas, dans le contexte de ce développement, à d’autres normes jugées plus efficaces sur le terrain. Comme premier enjeu, il convient bel et bien de privilégier l’application de standards consumocratiques efficaces et l’atteinte d’un objectif largement partagé à la stricte application d’une norme, étatique ou non, vouée officiellement à l’atteinte de ce même objectif[26]. Un constat pertinent se raffine : la mise en oeuvre du droit étatique, par ses propres mécanismes, s’accompagne le plus souvent de la possibilité de revoir ce droit au sein d’un appareil judiciaire ou administratif, de le nuancer ou de lui découvrir un régime d’exceptions, alors que de telles procédures sont encore majoritairement absentes des régimes de mise en oeuvre du droit consumocratique[27]. Dans ce contexte, il importe d’examiner le rapprochement des intérêts des citoyens, des travailleurs et des consommateurs dans la détermination de critères d’efficacité régulatoire[28], d’où le second enjeu de la transparence et d’une juste diffusion d’informations.

3.1.2 Une approche vulgarisatrice

Un discours très généralement apologiste accompagne la notion de transparence régulatoire[29]. Des recherches dans le secteur du textile ont cependant révélé que le fait de communiquer inconditionnellement en toute transparence avec des consommateurs non experts peut présenter de sérieux risques pour la survie d’une initiative consumocrate bien menée[30]. C’est là un avertissement d’autant plus sérieux que le caractère direct de la sanction consumocrate, positive ou négative, s’avère plus marqué que celui de l’action étatique[31] et qu’en conséquence les producteurs ont souvent plus à craindre d’une menace de boycottage que du paiement d’une amende. En effet, on sous-estime largement les effets indésirables de la communication d’informations complexes, pauvrement contextualisées, et potentiellement polémiques à des « consommateurs-juges » non experts. Sous l’éclairage de travaux antérieurs, nous devons reconnaître que, en l’absence de conditions facilitantes, un label monolithique présenté aux consommateurs peut transmettre maladroitement une information mal nuancée, aux périls du label et de sa raison d’être[32]. Une politique de la transparence conditionnelle s’impose alors. Nous nous demanderons donc, plus pertinemment : à quelles conditions concrètes une politique de pleine transparence devrait-elle être mise en oeuvre ? L’approche préconisée se situe ainsi à mi-chemin entre une politique d’entière transparence et celle des négationnistes[33] pour qui une politique stricte d’opacité régulatoire devrait être envisagée. Elle jette par ailleurs un éclairage utile sur des débats sérieux à cet égard au sein de l’Organisation mondiale du commerce et de l’OIT[34].

3.2 Le droit consumocratique et le sort de jeunes travailleurs indiens

L’interdiction du travail des enfants se fonde sur le principe qu’ils ont des droits qui leur sont propres, indépendants de ceux de leurs parents. Ce degré d’indépendance présuppose à son tour que les intérêts des enfants et des parents puissent entrer en conflit. Les décisions parentales dévoilant de tels conflits abondent : au nom de la consanguinité, de l’honneur, de la non-promiscuité et de normes esthétiques définies par les adultes, il est bien connu que des parents ont arrangé le mariage de couples prépubères, participé au recrutement d’enfants-soldats, à l’excision de jeunes filles et au bandage forcé de leurs pieds, pour ne lister que ces exemples. Bien qu’elles ne soient pas aussi répandues qu’à une autre époque, les violations d’interdictions — sociales ou légales — du travail des enfants demeurent un problème majeur[35].

Il est par ailleurs largement admis que la dernière vague de libéralisation du commerce, au niveau mondial, a contribué à la déstabilisation de régimes de protection sociale divers, développés ou soutenus au niveau local. Un aperçu de ce phénomène tient au défi posé au droit protecteur national par la configuration de réseaux de production transnationaux. Comme les lois nationales se sont à ce jour montrées inaptes à relever ce défi par une appréhension appropriée de la complexité et de la diversité des opérations transnationales, l’intervention possible d’autres modes régulatoires retient l’attention[36]. L’un d’eux, consumocratique, implique les consommateurs en tant qu’agents pourvus d’un pouvoir régulateur.

Lorsqu’ils agissent en tant que consommateurs, les adultes, comme les enfants, sont perçus comme des sujets de la réglementation protectrice de l’État. Le pouvoir autonome des consommateurs se manifeste, en revanche, selon que la valeur sociétale des biens et des services est mise en évidence au sein de marchés en concurrence[37].

Le droit consumocratique, ce corps de règles à vocation de contrôle et mis en oeuvre par l’expression de la demande sur les marchés, ne peut se confondre avec les régimes de droit souple (soft law) communément associés aux initiatives « volontaires » auxquelles adhéreraient des entreprises, pas plus qu’il ne se qualifie en tant que « droit réflexif » (reflexive law), puisque sous l’influence du droit consumocratique[38], les entreprises sont, dans une certaine mesure, conditionnées par les décisions d’importants segments de consommateurs[39]. À la différence des citoyens appelés à exprimer par le vote, ex ante, leurs préférences pour un plan politique général ou particulier, les consumocrates, quant à eux, sont amenés à jouer un rôle ex post, et à se prononcer, comme des juges, sur la désirabilité de biens, par comparaison avec d’autres, et suivant des critères non traditionnels incorporés dans des codes labellisés, par exemple. De tels critères ne se limitent pas au domaine limité et controversé de l’information de processus (process information) développé en droit du commerce international[40], dans la mesure où ils peuvent aussi bien se rattacher à la protection des écosystèmes (de l’air, de l’eau, du sol) ou des animaux qu’à l’affaiblissement de l’industrie militaire, à la réduction d’inégalités flagrantes et à la protection des personnes vulnérables — les enfants en particulier. L’un des régimes consumocrates les plus sophistiqués en matière de protection des enfants d’âge scolaire a été lancé par l’organisation Rugmark dans l’État de l’Uttar Pradesh, en Inde.

Examinons le droit étatique pertinent dans le contexte de l’intervention de Rugmark (3.2.1) avant de mettre en évidence trois défis importants à relever par le droit consumocratique du travail en Inde (3.2.2).

3.2.1 Les lois sur le travail des enfants et l’intervention de Rugmark

Selon la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations Unies, « un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable[41] ». La détermination de l’âge auquel une personne cesse d’être un enfant est donc laissée à la discrétion de chacun des pays. En Inde, aux termes de la Child Labour (Prohibition and Regulation) Act, un enfant est une personne qui n’a pas atteint l’âge de 14 ans[42]. On peut inférer de la Déclaration de Genève sur les droits de l’enfant, adoptée en 1924 par la Société des Nations, que toute forme de travail des enfants excluant l’exploitation, était jugée acceptable[43]. Aux termes de la Déclaration des droits de l’enfant, adoptée en 1959, on a ajouté que les enfants avaient le droit à une « protection spéciale » et que, dans les lois adoptées à cette fin, « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être la considération déterminante[44] ». Un droit de jouer et une clause de non-discrimination généreuse ont également été introduits dans cette déclaration[45]. Pour sa part, la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 prévoit un vaste ensemble de normes « universelles » pour la protection et le bien-être de l’enfant. Elle réaffirme le principe de la non-discrimination, de l’intérêt supérieur de l’enfant, et rappelle que les enfants ont droit au repos et au loisir de même qu’au droit d’être protégés contre l’exploitation économique. Elle établit aussi généralement le droit de l’enfant à la vie, à la protection, au développement et à la participation, dans des rubriques plus détaillées de droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels[46]. D’autres instruments plus généraux, tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) incluent aussi des dispositions liées explicitement ou implicitement aux enfants[47]. On note pertinemment, dans le cas de l’interdiction du travail des enfants, que tous les droits de la personne seraient liés les uns aux autres et d’égale importance[48].

La Constitution de l’Inde a établi qu’aucun enfant de moins de 14 ans ne peut être employé dans aucune mine ou engagé dans une quelconque occupation dangereuse[49], et toute contravention à cette disposition constitue un délit passible de sanction. Les principes directeurs de la politique correspondante prévoient que l’on ne peut abuser de la santé des travailleurs, hommes et femmes, depuis leur jeune âge, et que nul ne peut être contraint par nécessité économique à exercer des tâches impropres à son âge ou à ses capacités physiques[50]. La Constitution indienne commande également d’offrir aux enfants les occasions et les conditions propices à leur développement sain dans la liberté et la dignité, et qu’ils soient protégés contre l’exploitation et l’abandon moral ou matériel[51].

La législation nationale protectrice des enfants au travail existe en Inde depuis plusieurs décennies. La principale pièce législative est maintenant la Child and Adolescent Labour (Prohibition and Regulation) Act CLPRA), entrée en vigueur le 23 décembre 1986. Cette loi uniforme et généreuse est destinée à interdire généralement l’embauche d’enfants dans certaines occupations. Son préambule précise qu’elle a aussi pour objet d’encadrer les conditions de travail d’enfants dans d’autres occupations. Contrairement à l’article 4 de la Convention (n° 138) sur l’âge minimum d’admission à l’emploi (OIT)[52], la CLPRA interdit l’embauche de toute personne de moins de 14 ans dans les seules « occupations » listées dans la partie A de son annexe et dans les seuls « processus » listés semblablement dans la partie B de la même annexe. À cet effet, tout certificat de confirmation d’âge délivré par une autorité médicale constitue une preuve décisive de l’âge de l’enfant visé[53]. Parmi les occupations et les processus énumérés dans les parties A et B de l’annexe de la CLPRA figurent ceux qui sont liés au nouage mécanique et manuel des tapis et des textiles[54]. Il est clair que ces occupations ne renvoient pas, en toutes circonstances, aux activités envisagées par la Convention (no 182) sur les pires formes de travail des enfants et l’action immédiate en vue de leur élimination (OIT)[55].

L’interdiction d’embaucher des enfants ne s’applique pas aux ateliers où les occupants travaillent avec l’aide de leur famille[56]. L’embauche d’enfants à titre de domestiques a été prohibée cependant, en vertu de la Child Labour (Prohibition & Regulation) Act, par décret du ministre du Travail en octobre 2006. Il n’est pas clair, en définitive, que les enfants indiens peuvent être légalement embauchés par des parents si le lieu de travail se trouve à la maison familiale ou à proximité[57].

Le code Rugmark a été élaboré en 1994 par des exportateurs de tapis indiens sous l’impulsion d’importateurs et d’organisations non gouvernementales (ONG) et l’influence d’acheteurs de tapis, alors que l’État indien ne parvenait pas seul à s’attaquer au problème du travail des enfants (voir l’annexe qui suit notre texte, pour la partie formelle). D’intenses campagnes européennes (en Allemagne plus particulièrement, où la demande de tapis était relativement forte) dénonçant le recours au travail des enfants avaient en effet conduit à des menaces de boycottage des tapis importés d’Inde[58]. Ayant pour mission d’éliminer progressivement le travail des enfants au coeur de la région de production du tapis indien (carpet belt), Rugmark certifie aux consommateurs que les tapis portant son label ne sont pas noués par des enfants ; il participe aussi à la réhabilitation des jeunes noueurs découverts sur les sites inspectés et administre des écoles à sa charge dans l’État de l’Uttar Pradesh[59]. Rappelons que les exportateurs et les propriétaires de métiers à tisser, typiquement, ne rejoignent pas volontairement le réseau Rugmark. Les importateurs de tapis (principalement d’Europe et d’Amérique) ont littéralement imposé leurs conditions auprès des exportateurs et des producteurs indiens[60].

Le contenu du code Rugmark a deux sources : les obligations substantives convenues entre exportateurs et importateurs selon les modalités d’accords de licence, de même qu’une série d’engagements de Rugmark, destinés au grand public, décrits et diffusés en ligne. Les obligations prévues en vertu des accords incluent l’observance des normes de Rugmark International (RMI), en vigueur depuis 1994, qui engagent tout exportateur licencié basé dans un pays contractant : 

  1. à soumettre une liste de tous les métiers à tisser enregistrés auprès de Rugmark ;

  2. à permettre la visite aléatoire et sans préavis d’inspecteurs de Rugmark sur les sites de production ;

  3. à ne pas embaucher illégalement des personnes de moins de 14 ans ;

  4. à garantir le salaire minimum officiel aux noueurs et à voir à payer un salaire équitable aux travailleurs adultes ;

  5. à retirer tout enfant surpris à travailler sur un métier ou à disqualifier le métier si son propriétaire refuse d’obéir aux ordres des inspecteurs ;

  6. à payer à Rugmark une redevance de 0,25 p. 100 sur la valeur nette du prix d’exportation des tapis pour couvrir les frais d’inspection et de labellisation.

Le manquement aux normes de RMI entraîne la révocation de la licence propre à l’usage du label Rugmark et d’éventuelles pertes de marché[61].

Le code Rugmark contient aussi une série d’engagements officiels accessibles aux consommateurs par Internet. L’un de ces engagements tient au fait d’obéir au droit local indien. Rugmark affirme son soutien à l’interdiction du recours au travail illégal des enfants. Tandis que le message central transmis aux consommateurs est que l’organisation offre la meilleure assurance qu’aucun enfant n’a participé à la fabrication de tapis, un message plus ambigu (jusqu’en 2017) précisait que « [i]n the case of traditional family enterprises, children under 14 years of age helping their parents must attend school regularly » — condition typique des environnements d’affaires locaux et familiaux[62]. En principe, le code Rugmark autorise ainsi le travail d’enfants accompagnant un parent (un père ou un « oncle », par exemple), le travail en famille (family business) étant exclu des interdictions de travail posées en vertu de ce code. Dans les communautés de noueurs bien installées, un grand nombre de membres familiaux sont souvent engagés dans le nouage de tapis. Plusieurs enfants sont ainsi en mesure d’invoquer leurs liens familiaux avec un « oncle » (chacha) relativement distant pour justifier leur travail derrière un métier à tisser[63].

Cette possibilité s’avère plus significative encore lorsque le système des castes professionnelles — et son équivalent musulman chez les noueurs (c’est-à-dire le jati hindou et le birādarī musulman) — perdure au sein de ces communautés. Le jati s’est constitué progressivement autour de familles de commerçants et de cultivateurs hindous qui ont embrassé le métier de noueur au milieu du xxe siècle. En fermant parfois les yeux sur l’application stricte du droit local indien, des inspecteurs de Rugmark disent favoriser une « approche réaliste » en concentrant leurs efforts sur les pires formes de travail des enfants et en évitant autant que possible les boycottages mal avisés (misguided boycotts) des consommateurs[64].

Grâce à Rugmark et à son régime consumocrate, l’illégalité du travail des enfants au sein de la région de production du tapis indien y a été progressivement reconnue, et des milliers d’enfants pauvres (travailleurs et non-travailleurs) ont pu s’inscrire gratuitement à des écoles donnant un enseignement primaire de qualité, plusieurs d’entre eux ayant poursuivi leurs études par la suite. L’initiative lancée par Rugmark a aussi inspiré la création d’organisations similaires telles que Step et Care and Fair en Inde du Nord, au Népal, au Pakistan et au Tibet. La mission de Rugmark est un projet évolutif, et l’organisation investit année après année dans l’éducation de cohortes d’élèves toujours croissantes. À ce titre, le renforcement du droit souple par l’intermédiaire des mécanismes consumocratiques s’est révélé bénéfique pour les enfants visés. L’aspect qui apparaît plus problématique, dans l’objectif d’améliorer le régime mis au point par Rugmark, est notamment le degré de transparence requis dans la diffusion d’informations de type sociétal aux consommateurs, plus particulièrement lorsqu’on vise le double objectif de prévenir les sanctions négatives des acheteurs et d’éliminer les pires formes de travail des enfants. De notre côté, nous préconisons le choix d’une approche pragmatique à cet égard, sur la base de recherches de terrain que nous avons menées entre septembre 2006 et mars 2007, avec quelques mises à niveau réalisées sur place en 2012, en 2013 et en 2016[65].

3.2.2 Des situations délicates : l’intérêt de l’enfant, l’éducation et la santé, et le choix religieux

Nous souhaitons rappeler qu’une masse critique de consommateurs peut suffire à enjoindre à des entreprises et à d’autres organisations, nationales ou transnationales, de changer certaines de leurs pratiques. Peu d’organisations concurrentielles peuvent en effet s’offrir le luxe d’abandonner une petite portion certes, mais une portion critique, de leur clientèle, et ce, sous l’influence de pressions exercées sur les équations du profit d’entreprise. Les hauts responsables de Rugmark sont conscients de l’attitude intransigeante de nombreuses personnes et d’acheteurs de par le monde au regard de la question du travail des enfants[66]. Ils craignent que cette attitude ne déclenche des boycottages mal justifiés (ou des menaces en ce sens) si l’organisation prenait la décision d’exposer ses lacunes ou de révéler tous types d’obstacles à son action sur le terrain[67]. Examinons trois illustrations caractéristiques de telles « zones d’ombre » au sein du système Rugmark.

En ce qui a trait à la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant, il appert que l’enfant d’un parent irresponsable ne peut pas compter effectivement sur l’intervention de Rugmark dans tous les cas d’opposition parentale. L’interférence avec les affaires familiales, sans doute, peut commander l’usage de la force. À noter que l’organisation ne maintient aucune relation professionnelle avec les agences compétentes de l’État, généralement le seul acteur doté du droit légitime d’intervention à cet égard[68]. Une stricte mise en oeuvre du principe fondateur des droits de l’enfant, au niveau individuel, peut requérir une telle intervention, cependant, non sans engendrer quelques possibles effets inattendus, à l’échelle d’une collectivité. Par exemple, au commencement de leur mission en 1995, des inspecteurs zélés de Rugmark ont paradoxalement et involontairement contribué à la clandestinité du travail d’enfants dans certaines régions de l’État de l’Uttar Pradesh, par la stricte mise en oeuvre d’interdictions formulées en droit étatique local, à l’encontre de la volonté de parents. Avant la création de Rugmark, le travail des enfants était manifeste et prévalait dans l’industrie du tapis[69]. Parce que l’emploi de noueurs mineurs était alors visible et largement accepté par la population locale, il était relativement facile d’en reconnaître les formes inacceptables. Toutefois, la reconnaissance graduelle de l’illégalité du travail des enfants dans la région s’est accompagnée d’efforts en vue de le dissimuler, à l’embarras des inspecteurs[70]. Une conséquence non intentionnelle de l’action première et rigoureuse de Rugmark s’est alors manifestée dans l’avancement de pratiques interlopes. Pour mieux s’armer contre les dangers de la clandestinité, Rugmark a redirigé son attention vers les pires formes de travail des enfants et accordé sa préférence à l’obtention du consentement des parents plutôt qu’à l’organisation de descentes (raids), à l’insu des acheteurs[71]. La légitimité du code Rugmark, désormais plus souple, se trouve aussi renforcée par la nécessité, de la part des inspecteurs, de composer à court terme avec les difficultés familiales des noueurs.

Concernant la préservation du droit à l’éducation et à la santé, l’étude de terrain suggère que le principe voulant que tous les droits de la personne soient d’égale importance ne sert pas toujours bien les enfants (qu’il soit question d’appliquer le droit étatique ou consumocratique). Le droit à la survie et le droit à l’éducation n’entrent pas forcément en conflit[72], mais l’on peut sérieusement mettre en doute le caractère absolu de cette équivalence dans des conditions relativement communes dans certaines régions du monde. Des observations de terrain montrent que les bénéfices attendus, par une famille défavorisée, du travail d’un enfant d’âge scolaire (ce serait une occasion ratée ou un « coût d’opportunité » en langage économique si l’enfant ne pouvait accomplir ce travail) — sont parfois très élevés. Ils peuvent faire la différence entre une diète relativement saine et des aliments en quantité insuffisante, entre l’administration d’un médicament vital pour un membre de la famille et son inaccessibilité, entre la possibilité et l’impossibilité pour un frère ou une soeur d’accéder aux études secondaires, et ainsi de suite[73]. De telles conditions sont forcément aggravées par la lenteur des réformes économiques et politiques dont peuvent dépendre des services pertinents, assurés par d’autres agences, en matière d’éducation, de santé et de finance. La complexité du contexte dans lequel agit Rugmark ne transpire pas tant de la reconnaissance de ces variables parfois présentes que de l’évaluation de leur importance relative dans des conditions graves et extrêmes. Dans quelle mesure un problème sérieux lié à la sécurité, à la santé, à l’alimentation ou aux finances d’une famille devrait-il légitimer le travail d’un enfant d’âge scolaire ? À distance, sans une connaissance détaillée des particularités du quotidien de familles démunies, cette appréciation se révèle pratiquement impossible. C’est sans compter le fait que le travail des enfants n’interfère pas dans tous les cas avec leur programme scolaire ; il appert que le travail à temps partiel, avant ou après les classes, était assez répandu dans la région de production du tapis indien — souvent en dérogation au droit étatique local, mais aussi fréquemment en conformité avec l’application du code Rugmark[74]. Cette situation ajoute aux préoccupations de l’organisation concernant la diffusion de ce type d’information sociétale et la réception de ces renseignements délicats par des acheteurs valorisant, sans compromis, transparence et vérité.

Enfin, pour ce qui est du droit au choix religieux, des recherches permettent également de constater que des conflits méconnus, perçus d’abord comme retranchés, peuvent rapidement se manifester outre-frontières du fait de communications plus transparentes entre producteurs et consommateurs. S’il peut paraître aisé d’anticiper la diffusion de telles tensions sur le plan transnational, le problème semble pourtant passer inaperçu aux yeux des partisans de la transparence exemplaire dans la régulation consumocratique. L’ironie peut s’expliquer par le fait qu’ils n’appréhendent pas de manière juste la nature télescopique des exigences à la base d’un régime consumocrate plus transparent. Il serait opportun, par exemple, d’anticiper les conséquences probables de la révélation aux acheteurs du monde, religieux et non croyants, du fait que les écoles Rugmark (utiles dans la prévention du travail des enfants) tendent à discriminer les familles musulmanes (les enfants comme les enseignants)[75]. Nous doutons que les consumocrates occidentaux seraient alors en mesure d’influencer légitimement, dans les conditions actuelles, des questions telles que l’adaptation du contenu scolaire enseigné dans les écoles Rugmark[76]. Ou de déterminer, plus particulièrement, si une ou plusieurs ou aucune religion ne devrait être enseignée dans ces écoles privées ; ou encore si le rôle des écoles (madrasas) locales devrait être minimisé dans l’examen de l’administration d’écoles subventionnées par les acheteurs de tapis. Considérant la situation tendue dans laquelle évoluent actuellement certaines communautés hindoues et musulmanes dans cette région, le risque est grand qu’une intervention mal avisée au coeur de telles affaires aggrave les tensions existantes, d’où l’importance d’envisager des solutions pragmatiques dans l’étude des conditions propices à l’amélioration et à la pérennisation du régime consumocrate.

Conclusion

Notre article offre des pistes de réflexion en réponse aux deux questions posées d’entrée de jeu : 

  1. L’adjonction, à la nature essentiellement protectrice du droit de la consommation, d’un pouvoir renforcé de régulation aux consommateurs soulève-t-elle un problème de cohérence juridique ?

  2. Un droit étatique d’accès aux informations, de type sociétal, des consommateurs devant les entreprises de production et de vente devrait-il se fonder sur une politique de transparence inconditionnelle ?

Sous l’éclairage du droit du travail, de la pensée de trois critiques du consumérisme et de l’expérience du droit consumocratique en Asie du Sud dans la lutte contre le travail des enfants, nous proposons d’abord de concevoir logiquement le renforcement du pouvoir régulateur du consommateur de manière à le conjuguer avec l’émancipation d’un état d’aliénation, c’est-à-dire d’appréhender ce nouveau pouvoir en envisageant le consommateur comme un acteur susceptible de s’émanciper plus facilement d’un « schéma de consommation et de production non viable » si on lui donne plus librement accès aux attributs extrinsèques des biens de consommation. Dans le cas contraire, en ne le considérant plus comme une personne à protéger, du fait de l’extension de son pouvoir d’évaluation, que le consommateur s’intéresse ou non à l’orientation de la conduite d’entreprises par le marketing sociétal, on risquerait de créer deux catégories de consommateurs, inégalement visées par des normes d’ordre public de protection. Nous suggérons ensuite de fonder l’accès aux informations de type sociétal par les consommateurs sur une politique conditionnelle de transparence, par laquelle le législateur s’assurerait d’une prise en considération satisfaisante des contextes pluriels dans lesquels des normes de protection sont mises en oeuvre et portées à la connaissance de consommateurs. Dans le cas contraire, on risquerait de mettre en péril l’efficacité, voire la légitimité, du marketing sociétal et d’un nouveau droit de la consommation, plus largement, ouvert aux répercussions des décisions d’achat, à l’échelle locale et mondiale.

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