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1 La montée en puissance de l’entente sur les répercussions et les avantages et sa conceptualisation

Les avancées de la mondialisation et de l’économie libérale au cours des dernières décennies ont provoqué une croissance marquée de l’exploration et de l’extraction de ressources naturelles. Nourrie par l’explosion des nouveaux marchés, la demande pressante de matériaux a poussé l’extraction des ressources vers d’autres sommets. Le marché de l’électricité participe à cette croissance de l’économie libérale à la recherche de ressources.

L’intensité de l’extraction des dernières décennies et l’intrusion dans des contrées jusque-là intouchées ont provoqué des bouleversements environnementaux et des conflits sociaux d’une envergure différente qui ont suscité bien des remous et des reconfigurations dans les façons de faire. C’est dans ce contexte de risques élevés d’opposition sociale à l’exploitation des ressources naturelles et de ses effets nocifs que d’autres méthodes sociales et juridiques pour apaiser et encadrer les exploitations ont été rapidement mises au point. Parmi ces méthodes innovantes se trouvent le concept de l’acceptabilité sociale[1] et l’entente sur les répercussions et les avantages (ERA)[2]. Ces méthodes font oeuvre de figures de proue de la nouvelle gestion de l’exploitation des ressources naturelles. Nous nous concentrerons ici sur l’ERA.

La technique de l’ERA a beaucoup été utilisée dans le contexte de l’extraction minière où elle a fait ses premières armes. L’ERA s’est aussi d’abord fait connaître et a souvent été étudiée quant à son utilisation dans les pays du Sud. La technique n’a cependant pas limité son action au seul domaine minier ni à ces seuls pays. On peut également la trouver dans les pays du Nord, dans les projets d’exploitation forestière ou des énergies nouvelles[3]. Sous toutes les latitudes géographiques, l’ERA a particulièrement proliféré lors d’exploitations sur des territoires sur lesquels des populations autochtones disposent de droits ou en réclament. Les droits des Autochtones au Canada sont de facto intimement liés aux droits sur les ressources naturelles[4]. Cependant, là encore, même si les ERA sont particulièrement négociées et conclues en contexte autochtone, la technique n’est pas limitée à ces seules populations, puisqu’elle peut aussi toucher des communautés allochtones.

C’est notamment le cas de l’utilisation d’ententes analogues aux ERA à l’occasion de l’implantation des parcs éoliens sur tout le territoire du Québec, de 2002 à 2013, bien que les auteurs ne les aient pas encore qualifiées ainsi. Ces ententes conclues au Québec entre des promoteurs de parcs éoliens et des communautés locales à caractère municipal, mais aussi avec des communautés autochtones, feront l’objet de notre analyse ci-dessous.

De façon générale, la conclusion d’une ERA entre un promoteur de projet et les communautés locales touchées par l’extraction de ressources naturelles s’est répandue comme une traînée de poudre au cours des dernières décennies. Le phénomène a rapidement retenu l’attention des analystes qui proposent globalement deux façons distinctes, voire opposées, de les concevoir : une vision bienveillante, qui appuie et fait la promotion de la formule, et une vision plus critique, qui soulève surtout les risques et les dangers de la formule sur le plan des politiques publiques, mais aussi quant à leurs impacts sur les communautés locales elles-mêmes.

L’intérêt de l’ERA pour le promoteur est qu’elle favorise l’appui et l’approbation des populations locales, ou de leurs représentants, pendant qu’elle encourage une plus grande participation et autonomie des populations locales[5]. Selon cette conception bienveillante, l’ERA permet aux populations touchées par le projet d’exiger l’atténuation des impacts négatifs de l’extraction de ressources naturelles et d’en récolter des bénéfices économiques tangibles[6]. L’ERA favoriserait ainsi l’intégration des préoccupations des populations directement touchées dans la gestion de l’extraction de la ressource et en atténuerait les effets néfastes. Pour les populations autochtones, certaines analyses dépassent le seuil de la bienveillance pour aller jusqu’à en faire des instruments de libération des peuples autochtones[7].

De l’autre côté, dans une vision plus critique, et tout en reconnaissant que l’ERA peut procurer certaines retombées positives pour les communautés, on insiste plutôt sur ses effets nocifs. On y souligne d’abord que la conclusion d’une ERA se fait dans un contexte où le promoteur dispose d’un pouvoir démesuré par rapport à la communauté locale. La structure asymétrique des pouvoirs entre les parties contractantes devient ainsi source d’aggravation des distorsions[8]. Pendant que l’entreprise — souvent multinationale — planifie ses activités et ses méthodes à l’échelle mondiale, les communautés locales se trouvent isolées les unes par rapport aux autres par divers mécanismes sous-jacents à la négociation et à la conclusion d’une ERA, dont l’imposition par le promoteur de clauses de confidentialité qui interdisent non seulement aux communautés d’établir des ponts entre elles, mais écartent aussi toute possibilité de discussion et de débat en leur sein même[9]. L’ERA devient dès lors un obstacle au jeu de la transparence et de la participation citoyenne sur les territoires touchés. Afin de corriger ces effets délétères, les tenants de la vision critique réclament des autorités publiques un meilleur encadrement de la conclusion des ERA[10]. En contexte autochtone, les critiques ne sont pas moins vives. On mentionne que l’ERA représente une privatisation de l’obligation de consultation que les tribunaux ont confiée au gouvernement fédéral et qu’elle participe du néolibéralisme, en levant les barrières à l’extraction de la ressource et à l’accumulation du capital[11].

Le propos de certains analystes se montre encore plus acéré en qualifiant le mouvement de prolifération de l’ERA à l’échelle du pays de néocolonialisme qui favorise le retour de l’économie canadienne des ressources naturelles (staples)[12] et en soutenant que le capitalisme colonial devient alors le principal moteur du développement de la périphérie nordique. Par sa promotion de l’ERA, l’État se ferait surtout le défenseur de l’industrie au détriment de la protection des droits des communautés locales, surtout autochtones.

Plusieurs auteurs reconnaissent que l’ERA n’est pourtant pas totalement noire ni intégralement blanche. Le mécanisme n’a pas que des effets néfastes, pas plus qu’il n’est en tout point bénéfique et à l’abri des critiques. Certains auteurs y voient un instrument essentiel — surtout en contexte autochtone — mais insuffisant[13].

Nul doute toutefois que la prolifération de l’ERA trouve sa source dans une réaction de l’industrie et des États devant les réactions d’opposition ou de mécontentement des communautés locales quant aux conditions d’extraction ou d’exploitation des ressources naturelles.

Comme une revue de littérature nous a permis de l’observer, les approbations officielles de l’État en faveur de l’extraction de la ressource ne suffisent plus à assurer à l’industrie la poursuite de ses activités sans opposition ni difficulté[14]. La technique de l’ERA permet aujourd’hui de désamorcer et de prévenir ce type de réactions qui pourraient mettre en péril le projet lui-même ou encore nuire à sa rentabilité ou à sa viabilité à plus long terme.

2 L’ERA comme composante d’un triangle de justice négociée

David Szablowski, qui a surtout étudié le secteur extractif minier[15], voit le phénomène de l’ERA comme une composante d’un système global de justice négociée. À l’instar de cet auteur, nous proposons d’examiner l’ERA du domaine éolien québécois en utilisant ce cadre d’analyse de la justice négociée. Comme le remarque avec justesse Szablowski, les trois principales parties prenantes d’une ERA — soit l’État, le promoteur et la communauté locale — sont généralement favorables au processus, quoique pour des motifs différents. Le triangle de la justice négociée que scelle l’ERA se caractérise ainsi par une négociation qui se fait entre une entreprise à caractère national ou international et une communauté locale, avec l’appui éloigné ou parfois rapproché de l’autorité nationale.

Nous nous pencherons sur les trois parties du triangle de la justice négociée mises en évidence par Szablowski.

2.1 L’État

Comme l’ERA est un contrat au sens juridique du terme, elle doit minimalement répondre aux exigences de la validité d’un contrat tel que le définit le droit d’un pays ou d’un territoire. Le droit de l’État en cause (central ou les instances fédérées, c’est-à-dire les provinces au Canada) sert donc d’appui pour imposer la force légale de l’ERA et en assurer le respect.

Cependant, il y a plus, beaucoup plus. Le cadre juridique de l’exploitation des ressources naturelles peut lui-même, directement ou indirectement, favoriser, voire imposer la conclusion d’une ERA. C’est notamment le cas au Canada dans les Territoires du Nord-Ouest, où le fédéral demande aux promoteurs de conclure une entente de type ERA avec les communautés locales touchées par le projet comme condition préalable à la cession de droits d’exploration ou d’exploitation[16]. En l’absence d’ERA, aucune concession de droits à l’industrie ne sera faite. Nous verrons que l’ERA en contexte éolien au Québec émane aussi de son insertion dans une structure juridique qui en appelle la conclusion.

Comment expliquer ce recours privilégié à des ententes bipartites avant d’autoriser l’exploitation de ressources naturelles qui font normalement partie du domaine public ? Chacun sait que les nouveautés sur le plan du droit international trouvent souvent leur chemin jusque dans le droit national. C’est ainsi que les concepts du permis social d’exploitation (PSE) (social licence to operate) et du consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) pour les populations autochtones se sont fait entendre au fil du temps et ont alimenté la propagation de l’ERA comme réponse au nouveau contexte d’exploitation des ressources naturelles. Le CLPE est inscrit à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[17], adoptée en 2007, malgré l’opposition initiale des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Le Canada, pour sa part, a finalement apposé sa signature au document en 2010, en affirmant que c’était une aspiration pour les peuples autochtones à laquelle il consentait à prêter son concours[18].

Dans sa recherche de l’adhésion des populations autochtones, le Canada s’appuie plus directement sur l’obligation de consultation et d’accommodement à leur égard, développée par les tribunaux[19]. Rappelons que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[20] protège et confirme les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du Canada[21]. Quoi de mieux ou de plus solide et concret que la négociation d’une ERA pour démontrer non seulement que la consultation a eu lieu, mais également que l’adhésion de la communauté ou son consentement ne fait aucun doute[22] ? La signature de l’ERA peut dès lors être brandie comme preuve officielle du succès du mécanisme employé en vue du respect des obligations constitutionnelles envers les populations autochtones. C’est ainsi que le recours obligatoire à l’ERA pour l’exploitation minière dans les Territoires du Nord-Ouest est intimement lié à l’importante présence des Autochtones et à leurs droits constitutionnels.

Par contre, si ce droit devait nécessairement se traduire par un droit de veto des populations autochtones, le droit de consultation deviendrait une négation de la souveraineté de l’État et de son contrôle des ressources, comme le souligne Szablowski[23]. L’ERA, toujours selon ce dernier, représente au Canada une hybridation entre l’obligation de consultation et l’exigence relative du consentement de la population locale. Pour l’État, l’ERA s’avère donc un mécanisme qui lui permet de soutenir qu’il s’est acquitté de ses responsabilités de consultation — la conclusion d’une ERA faisant suite à une négociation[24] — en dépassant même les exigences minimales à ce sujet et en démontrant l’adhésion de la communauté locale.

L’ERA s’inscrit par ailleurs clairement dans un contexte de « retrait de l’État » ou de son « absence sélective[25] » qui le mène à déléguer ses responsabilités à l’industrie et à réduire ses dépenses de surveillance et de contrôle en matière d’extraction des ressources naturelles[26]. Cette caractéristique de l’insertion de l’ERA dans une logique de réduction des obligations ou du rôle de l’État s’avère significative pour mieux comprendre son rôle à l’intérieur de l’économie politique de l’extraction des ressources naturelles au Canada et au Québec. Nous y reviendrons concernant l’énergie éolienne au Québec.

2.2 Le promoteur

Pour l’industrie, la négociation de l’ERA apparaît comme un outil permettant de cultiver ses relations de bon voisinage avec les communautés locales et également de plaider son statut d’entreprise citoyenne. L’ERA devient ainsi un système de prévention des oppositions au projet pendant qu’il fait son chemin à travers les processus officiels d’approbation par les autorités publiques[27].

L’ERA offre au promoteur l’occasion de négocier, projet par projet, le détail de certaines conditions qu’il accepte d’observer. La technique s’apparente de ce fait, pour l’entreprise, à une forme d’autorégulation. Et l’industrie favorise normalement l’autorégulation à la législation puisqu’elle peut mieux en contrôler les termes et l’étendue.

Parmi les grands avantages que procure l’ERA à l’industrie se trouve en outre la transformation de la fiscalité en contributions volontaires négociées, à forces inégales, et dont la communauté locale doit en outre lui être redevable[28]. Nous aurons aussi l’occasion de revenir sur cette caractéristique dans le cas de l’ERA en contexte éolien.

De plus, l’interprétation et le contrôle des normes issues de l’ERA sont mis à l’abri de la surveillance étatique directe et constante. Comme pour la conclusion du contrat, le contrôle du respect de l’entente est soumis au même déséquilibre de pouvoirs qui caractérise la relation entre l’entreprise et la communauté locale, et impose un lourd fardeau à la communauté locale[29].

2.3 Les communautés locales

Les communautés locales sur le territoire desquelles se trouvent les richesses naturelles à exploiter souffrent souvent de la tutelle de l’État qui fixe et contrôle les règles d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles. En effet, les populations locales n’ont que peu ou pas de prise sur les droits afférents à ces ressources. L’option de l’ERA devient dès lors une voie pour se faire entendre et participer au processus d’approbation du projet. Les populations locales sont donc sensibles et ouvertes à un mécanisme qui leur permettra de se dégager de la tutelle de l’État et de négocier des conditions d’exploitation qui pourraient répondre aux besoins qu’elles auront exprimés. L’ERA leur offre ainsi la possibilité et même le pouvoir de participer activement à certaines formes de régulation de l’extraction des ressources naturelles. Par la voie de la négociation avec le promoteur, l’ERA autorise en quelque sorte les populations locales — ou plutôt leurs représentants — à s’engager là où le droit public les écarte largement des processus décisionnels.

3 L’énergie éolienne et son contexte réglementaire favorable à l’ERA

Il importe de comprendre le contexte réglementaire éolien dans lequel s’insère l’ERA puisque, comme nous l’avons souligné pour l’extraction des ressources minières dans les Territoires du Nord-Ouest, ce contexte appuie souvent directement la conclusion d’ERA entre l’industrie et les communautés locales. Nous ferons ci-dessous une brève présentation du contexte d’implantation et de diffusion de l’énergie éolienne au Québec qui, par sa complexité unique, soutient et alimente la conclusion d’ERA entre les producteurs d’énergie éolienne et les communautés locales[30].

3.1 Exemption de contributions à la fiscalité municipale

Comme l’ERA en contexte éolien — à l’image des autres secteurs des ressources naturelles — s’accompagne presque toujours de la négociation de contributions financières dites « volontaires » aux communautés locales, il importe de vérifier ce que prévoit par ailleurs la loi en matière de pouvoirs fiscaux des municipalités sur les activités ou les installations industrielles de production d’électricité. En effet, la philanthropie, les contributions volontaires ou « don gratuit » — comme on l’appelait sous l’Ancien Régime en France — sont souvent l’autre face d’une fiscalité déficiente.

Les municipalités locales du Québec disposent d’importants pouvoirs fiscaux sur leurs territoires respectifs. Le rôle capital joué par la fiscalité foncière dans le financement des activités municipales est bien connu puisqu’elle occupe, selon les derniers chiffres publiés en 2016, plus de la moitié des revenus municipaux[31]. Les réformes successives en matière de fiscalité municipale, menées de façon soutenue à compter des années 70[32], ont réformé le régime de manière à réduire significativement les exceptions à la règle générale de la taxation de tout immeuble, et ce, par des exemptions nombreuses de certains types de propriétés ou par l’adoption de règles particulières s’appliquant à des municipalités données. Ces particularités et ces exceptions multiples avaient par ailleurs marqué la fiscalité municipale de la première partie du xxe siècle[33].

Devant l’élargissement de la règle de l’inscription au rôle foncier de tout immeuble et sa taxation selon les règles d’application générale, il faut souligner que les installations de production et de transport de l’électricité ont, au contraire, bénéficié d’une règle opposée, sauf en de très rares exceptions. En effet, ces installations ont eu droit à une exemption de taxes foncières versées aux municipalités qui est allée en s’élargissant au lieu de s’amoindrir, comme aurait pu l’exiger la rationalisation de la fiscalité municipale poursuivie lors des réformes.

L’exemption de fiscalité foncière municipale des immeubles servant à la production d’électricité s’articule aujourd’hui en deux temps.

Dans un premier temps, l’article 68 de la Loi sur la fiscalité municipale (LFM)[34] interdit aux municipalités de porter au rôle foncier les constructions qui font partie d’un réseau de production, de transport ou de distribution électrique et leurs ouvrages accessoires. Pour plus de précision, cet article ajoute qu’un barrage ou une centrale ne sont pas non plus portés au rôle (peu importe qui en est propriétaire). Au moment où la LFM est entrée en vigueur, soit en 1979, ou lors de l’adoption en 1971 de la Loi sur l’évaluation foncière[35], qui avait été la première à instaurer cette règle générale de ne plus porter au rôle les immeubles en cause, il n’y avait, à notre connaissance, aucune installation industrielle de production éolienne digne de ce nom. Il ne fait cependant aucun doute que cette disposition s’applique à l’heure actuelle aux installations éoliennes.

Un immeuble non porté au rôle ne peut faire l’objet d’une taxation foncière, à moins d’être soumis à une règle particulière, reposant sur une autre base que celle de la valeur foncière. Une telle exception existe effectivement dans la LFM[36], mais elle s’applique exclusivement à l’industrie dite autoconsommatrice qui disposait d’installations hydroélectriques fonctionnant en 1971 et qui versait en conséquence des taxes municipales. L’industrie autoconsommatrice désigne l’industrie propriétaire de ses propres installations d’électricité pour l’alimentation de ses usines énergivores. L’industrie qui répond à ces critères se limite aujourd’hui à une seule région (le Saguenay–Lac-Saint-Jean) et à deux catégories industrielles, soit l’industrie de l’aluminium (à l’époque Alcan) et l’industrie papetière (à l’époque Price Brothers). Les centrales hydroélectriques de ces industriels ont été épargnées par la nationalisation de 1962-1963 et leur contribution à la fiscalité municipale a été maintenue[37]. Il n’existe actuellement aucune règle écartant l’exemption de taxation foncière pour la production d’électricité de source éolienne. Les éoliennes (bases, mâts, turbines) et toutes leurs composantes sont en conséquence de nos jours totalement libres d’impôts fonciers.

Dans un second temps, les terrains occupés aux fins de production d’électricité sont eux-mêmes également exempts de taxation foncière. Même s’ils doivent être portés au rôle en vertu de l’article 68 LFM, les terrains en question bénéficient d’une règle d’exemption de taxation, prévue par l’article 204 (7) LFM.

Donc, en dépit des investissements immobiliers de plusieurs millions de dollars sur le territoire des municipalités locales ou régionales de comté du Québec que représente la construction des parcs éoliens, ces autorités publiques ne disposent d’aucun pouvoir pour en tirer un revenu fiscal.

3.2 L’électricité : un marché continental pour le Québec

L’introduction de l’énergie éolienne dans la politique énergétique du Québec est essentiellement un produit juridique de haute voltige instauré à la suite de quelques tâtonnements. Soulignons d’abord l’important rôle joué par les objectifs internationaux du Québec pour l’accès au marché nord-américain, afin d’y vendre ses surplus d’électricité. À compter de 1996[38], le gouvernement québécois a dû, dans une mesure certaine, calquer des aspects importants de sa politique énergétique sur les grandes orientations états-uniennes de libéralisation du marché de l’électricité[39], même si aucune des caractéristiques de ce marché de l’électricité de l’époque (prix élevés au consommateur et grands écarts de prix à l’échelle du pays) n’était alors présente au Québec. Ce dernier s’est vu obligé de garantir que son réseau de transport devenait disponible à tout producteur privé d’électricité, sous la surveillance de la Régie de l’énergie concernant les coûts facturés par le transporteur, c’est-à-dire la division Trans-Énergie d’Hydro-Québec, responsable du transport entre les unités de production d’électricité et les réseaux de distribution. À la suite de la mise aux normes états-uniennes, le Québec a pu obtenir en 1997 son permis de négociant en gros aux États-Unis[40], s’alignant du même coup sur les objectifs de la libéralisation du commerce entre le Canada et les États-Unis.

3.3 L’introduction systémique des producteurs privés d’électricité

Le Québec a cependant dû faire un autre changement majeur pour maintenir son accès au marché des États-Unis, ce qui a représenté un revirement fondamental par rapport au compromis de la nationalisation de l’électricité des années 60, soit permettre le retour d’un marché privé de production d’électricité aux fins de consommation[41], tout en préservant le monopole[42] d’Hydro-Québec pour le transport à haute tension et la distribution aux consommateurs québécois.

D’abord amenée sous le véhicule du développement hydroélectrique des petites rivières, confié à l’entreprise privée, la production privée d’électricité a fait face à une vive opposition citoyenne en faveur de la protection des rivières, souvent situées près des lieux d’habitation. Un moratoire imposé en 1994 sur le développement des petites rivières ne sera levé qu’en 2001, ce qui entraînera à nouveau une importante opposition citoyenne, de telle sorte que le gouvernement du Québec annoncera le 26 novembre 2002 qu’aucun nouveau barrage ne sera construit sur les petites rivières, sauf dans le cas des projets déjà trop avancés pour y mettre fin.

Le vent d’appui dont bénéficient par ailleurs les énergies renouvelables a permis au gouvernement québécois de trouver une autre façon d’introduire une production privée d’électricité et d’en multiplier les producteurs. La filière éolienne va rapidement devenir cette voie privilégiée[43], puisque le 27 novembre 2002 le Conseil des ministres adopte un décret qui détermine les critères de sélection pour le premier appel d’offres de fournisseurs. Ce décret devient le modèle suivi par la suite pour l’acquisition d’énergie éolienne par Hydro-Québec[44].

Le rattachement de la filière éolienne au développement durable et aux énergies vertes a permis de pousser l’implantation de cette production énergétique sans que soit trop visible la mutation profonde de la politique de l’électricité du Québec sur laquelle elle s’appuyait, ce qui a écarté discrètement l’un des principaux acquis de la nationalisation de 1962-1963, soit la fin de la production privée d’électricité aux fins de consommation au détail.

La Régie de l’énergie avait, dès le début, émis des réserves sur l’achat d’énergie éolienne. Elle avait indiqué au gouvernement du Québec que la déréglementation de la production de l’électricité par l’introduction d’une production privée d’énergie éolienne ne pouvait se défendre dans le contexte d’une politique énergétique ayant pour objet de combler la demande du Québec au meilleur coût, comme l’exigent la saine gestion financière d’Hydro-Québec et les nouvelles règles établies depuis l’adoption de la Loi sur la Régie de l’énergie en 1996, sauf si c’était pour alimenter les réseaux autonomes non connectés au réseau de transport de la société d’État[45]. S’il souhaitait malgré tout persister dans cette voie, poursuivait la Régie de l’énergie dans son avis sur la question, le gouvernement devait plutôt s’appuyer sur une politique de développement régional par l’entremise du développement d’une filière industrielle éolienne. Le financement d’une telle politique ne devait toutefois pas incomber aux abonnés d’Hydro-Québec.

Cet avis de la Régie de l’énergie a été discrètement mis de côté. Le gouvernement du Québec a plutôt commandé une étude à la firme newyorkaise Merrill Lynch afin de lui suggérer les options à sa disposition pour forcer l’introduction de la concurrence dans la production d’électricité, quasi-monopole d’Hydro-Québec depuis 1963. Déposé en janvier 2000[46], le rapport Merrill Lynch adopte une interprétation particulière des résultats de l’élection référendaire de 1962 ayant porté au pouvoir le Parti libéral dirigé par Jean Lesage sous le slogan « Maîtres chez nous ». En effet, ce que recherchaient alors les Québécois, soutient Merrill Lynch, peut se résumer par une volonté de mettre fin aux disparités de tarifs d’électricité sur le territoire. Le rapport conclut en conséquence que, si l’interfinancement dans l’ensemble du territoire était protégé (par le maintien des tarifs uniformes pour tout le Québec), rien ne s’opposerait alors à l’introduction de la production privée, ce qui permettrait de favoriser la concurrence en matière de production d’électricité. Le gouvernement du Québec s’est appuyé sur cette analyse et les propositions qu’elle contenait afin de poursuivre sa politique favorable à la production privée d’électricité, sous forme de diversification du portefeuille de production d’électricité du Québec[47]. L’introduction de sources éoliennes d’électricité allait provoquer du même coup la diversification des producteurs d’électricité.

Le gouvernement du Québec s’est toutefois encore vite buté à sa propre créature, la Régie de l’énergie, justement mise en place pour l’aider dans la voie de la déréglementation. En effet, la Régie de l’énergie l’a mis en garde contre le fait que la réalité économique, tout comme le nouveau cadre juridique, n’autorisait pas les artifices que le gouvernement voulait utiliser pour promouvoir la filière éolienne (se servir d’Hydro-Québec pour subventionner la production privée d’électricité) et en faire payer le prix par les abonnés d’Hydro-Québec.

Le gouvernement du Québec a quand même maintenu fermement sa position en procédant aux changements réglementaires nécessaires pour arriver à ses fins. Il a profité de circonstances particulières qui fermaient la porte à d’autres sources d’énergie (comme la vive opposition citoyenne au programme des petites rivières) et a misé sur des évènements exceptionnels exigeant une intervention urgente d’Hydro-Québec (la crise du verglas de 1998) pour justifier et transformer le cadre juridique de l’énergie afin de forcer l’implantation de la filière éolienne une fois pour toutes. Des modifications stratégiques à la Loi sur la Régie de l’énergie adoptée quatre ans plus tôt devaient permettre au gouvernement de compléter l’encadrement juridique nécessaire[48]. D’abord, afin de garder la main haute sur l’option politique de la diversification du portefeuille de production d’électricité au Québec, le mandat de contrôle de la Régie de l’énergie a été amputé de la portion « production » d’électricité. Le terme « production » de l’article premier de la Loi sur la Régie de l’énergie a été remplacé par la « fourniture » de l’électricité vendue à Hydro-Québec ou mise à sa disposition. Seul le mécanisme contractuel de fourniture d’électricité à Hydro-Québec Distribution permettra dorénavant à la Régie de l’énergie d’exercer un contrôle — plutôt limité — sur la production de l’électricité, dont l’énergie éolienne. Ce mécanisme deviendra à son tour le réceptacle indirect de la conclusion d’ERA entre les producteurs privés d’électricité et les communautés locales.

D’autre part, la compétence en matière de production d’électricité a été rapatriée au sein du gouvernement du Québec par une modification à la Loi sur Hydro-Québec (art. 29)[49]. Les décisions en matière de production d’électricité deviennent dès lors politiques et peuvent, sans entraves, favoriser une filière plutôt qu’une autre. Elles échappent à la logique de la séparation fonctionnelle d’Hydro-Québec opérée quelques années plus tôt pour limiter l’interfinancement entre les trois fonctions et pour ouvrir la production d’électricité à la concurrence. Malgré l’importance de la rhétorique de la concurrence pour justifier la reconfiguration de l’encadrement juridique de la production d’électricité du Québec, la concurrence pourra être limitée au sein de la même filière[50]. En effet, par ces modifications, Hydro-Québec Distribution (mais non Hydro-Québec Production) pourra être obligée de s’approvisionner dans une filière plutôt que dans une autre, et imputer tous les coûts afférents aux abonnés du Québec.

3.4 L’énergie patrimoniale comme point d’ancrage de l’énergie éolienne

Une autre modification majeure introduite en 2000 dans la Loi sur la Régie de l’énergie est la question de l’énergie patrimoniale qui désigne, en gros, la production issue des centrales hydroélectriques, dites patrimoniales, que les Québécois financent depuis plusieurs décennies et qui produisent une électricité à bas coût. Fixée à 165 terawattheures (Loi sur la Régie de l’énergie, art. 52.2), toute demande en sus de cette énergie patrimoniale devra trouver sa source dans la conclusion par Hydro-Québec Distribution de contrats d’approvisionnement. Cette règle complète ainsi la voie d’introduction de l’énergie éolienne dans le portefeuille énergétique du Québec, surtout lorsque le gouvernement limite à ce secteur des blocs d’énergie particuliers, en vertu de l’article 112 de la Loi sur la Régie de l’énergie. La table est dès lors mise pour que le gouvernement puisse favoriser l’achat d’énergie éolienne produite par des producteurs privés avec qui Hydro-Québec Distribution doit conclure des contrats de fourniture d’électricité à long terme et même le lui imposer. On le voit, le mécanisme global repose sur l’idée de la concurrence — encadrée — entre producteurs, ce qui exige, au bout du compte, un mécanisme d’appel d’offres. Nous nous approchons ainsi du fil d’arrivée pour comprendre l’introduction de l’ERA en matière de production d’énergie éolienne au Québec.

3.5 L’encadrement des appels d’offres pour la production d’énergie éolienne

L’implantation de la production d’énergie éolienne dans le portefeuille énergétique québécois devait donc passer par un mécanisme d’appel d’offres de fourniture d’électricité, encadré par la Régie de l’énergie, sous la commande des décisions prises par le gouvernement du Québec quant à la filière à privilégier et aux conditions à prévoir.

La Régie de l’énergie a approuvé en 2001 la procédure d’appels d’offres d’Hydro-Québec et le code d’éthique prévu à cet égard par la loi[51]. Le gouvernement du Québec a ainsi lancé la commande par vagues à la suite de l’adoption de décrets et de règlements échelonnés de 2003 à 2013. Hydro-Québec y a répondu par des appels d’offres successifs, où elle invitait les producteurs potentiels à lui soumettre des propositions d’implantation de parcs éoliens dont elle s’engageait à acheter toute la production pendant 20 ou 21 ans.

Le tableau qui suit présente les grandes caractéristiques des appels d’offres d’Hydro-Québec. Afin de s’assurer que l’implantation des parcs éoliens réponde à l’objectif avancé de soutenir le développement régional, le gouvernement du Québec a fait usage de ses nouveaux pouvoirs prévus dans la Loi sur la Régie de l’énergie, énoncés plus haut, pour diriger le développement en ce sens.

Le premier mécanisme retenu sert à déterminer le territoire d’accueil. Il limite le territoire admissible à l’implantation de parcs éoliens à certaines régions privilégiées où le gouvernement souhaite que ses préoccupations en matière de développement régional se traduisent par des retombées économiques favorables aux populations qui y vivent et y travaillent. Le premier territoire privilégié sera la municipalité régionale de comté (MRC) de La Matanie et la région administrative de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Les appels d’offres vont osciller entre viser précisément la portion de l’est du Québec ou s’ouvrir au potentiel éolien de l’ensemble du Québec, avant d’ajouter une autre cible spécifique, dans le quatrième et dernier appel d’offres, en réservant une portion de la capacité de production à la région du Bas-Saint-Laurent.

Le second mécanisme par lequel le gouvernement du Québec peut diriger le développement éolien et le développement économique souhaité consiste à demander que les projets servent aussi à générer ou à maintenir des emplois manufacturiers structurants sur un territoire précis. La technique sert alors d’appui public propre au développement d’une industrie naissante de fabrication de pièces d’éoliennes. Au fil des quatre appels d’offres successifs, le seul territoire d’implantation privilégié sera la péninsule gaspésienne (c’est-à-dire la MRC de La Matanie et la région administrative de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine).

Les quatre appels d’offres d’Hydro-Québec pour l’approvisionnement en énergie éolienne

Les quatre appels d’offres d’Hydro-Québec pour l’approvisionnement en énergie éolienne

* Région GIM : région de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine.

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Hydro-Québec a dû mettre au point des grilles d’analyse des projets, selon la dictée des décrets et des règlements gouvernementaux, afin d’évaluer et de noter les projets soumis, bref, pour respecter les critères prescrits par le gouvernement. Ces critères évolutifs d’un appel d’offres à l’autre ont pour objet, à des degrés divers, de promouvoir les retombées économiques sur les territoires locaux et régionaux d’accueil des parcs éoliens. Ce sont en grande partie les grilles d’analyse d’Hydro-Québec Distribution — adaptées à chaque appel d’offres — qui expliquent la raison pour laquelle la signature d’une ERA devient graduellement la norme. Elles permettent aussi de comprendre jusqu’où vont les promoteurs dans les conditions et les avantages consentis dans les ERA avec les communautés d’accueil des projets de parcs éoliens.

L’ERA devient dès lors incontournable pour accroître le pointage des projets déposés et augmenter les chances d’emporter la mise. Au final, l’ERA est en quelque sorte la dernière station d’une chaîne de montage juridique complexe, favorable à l’implantation des parcs éoliens de producteurs privés[52] dans tout le Québec.

4 Les engagements des promoteurs de l’éolien par l’entente sur les répercussions et les avantages

Peu d’études ont pu mettre sur table le contenu précis des ERA, notamment en raison des clauses de confidentialité qui y sont presque toujours inscrites et qui empêchent les communautés de les divulguer ou même d’en discuter ouvertement. En effet, l’ERA baigne souvent dans un climat de secret. Néanmoins, certaines données sont maintenant connues, et une étude canadienne a proposé une typologie des principales clauses en six catégories[53] :

  1. les clauses introductives et de confidentialité ;

  2. les clauses sur l’emploi ;

  3. les clauses sur le développement économique et les occasions d’affaires ;

  4. les redevances versées à la communauté ou la participation à la propriété de l’entreprise ;

  5. la protection de l’environnement ;

  6. les clauses sociales et culturelles.

Cette typologie est certes pertinente et utile à l’analyse de l’ERA : il est aussi possible, entre autres choses, de brosser un tableau général des types de clauses que l’on peut y trouver. Cependant, comme elle émane surtout de projets miniers, elle ne permet sans doute pas de prendre en considération le contexte réglementaire ni la réalité spécifique de l’implantation de l’énergie éolienne au Québec. Une recherche menée en 2012 dans le contexte de l’évaluation environnementale stratégique des gaz de schiste[54] nous avait amenée à nous pencher de façon ciblée sur les projets éoliens du Québec et à colliger une bonne partie des ententes de type ERA conclues avec les communautés locales[55]. Nous utiliserons donc ces données pour proposer ici un regroupement des clauses en contexte éolien et en présenter les principales caractéristiques.

Nous distinguerons ci-dessous les sujets suivants abordés dans les ERA : les contributions financières aux municipalités qui accueillent un projet ; les contributions aux municipalités ou aux personnes qui n’accueillent pas d’éoliennes ; d’autres bénéfices ; et le contrôle des impacts négatifs.

4.1 Les contributions financières aux municipalités qui accueillent un projet

4.1.1 Contributions visant à compenser l’absence de taxes foncières

Les parcs implantés avant l’adoption de la structure juridique que nous avons présentée plus haut (parc éolien Le Nordais, parc du mont Miller et parc du mont Copper) n’ont donné lieu à aucun versement aux municipalités d’accueil. Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) s’exprimait ainsi en 2003 :

La commission constate également qu’aucun revenu découlant de l’exploitation du parc éolien ne parviendra aux coffres de la Ville de Murdochville, ni sous forme de taxe foncière ni sous forme de redevances ou d’entente compensatoire. La commission estime néanmoins que les municipalités devraient obtenir une certaine forme de redevances issues des infrastructures de production d’électricité éolienne présentes sur leur territoire[56].

C’est à partir du premier appel d’offres d’Hydro-Québec en mai 2003, restreint à la péninsule gaspésienne, que les promoteurs sont incités à conclure de telles ERA. Selon la grille d’analyse des propositions, les versements faits aux municipalités par les promoteurs sont ajoutés à la portion des dépenses par rapport aux coûts globaux qui doivent être engagés sur ce territoire (portion qui varie de 40 à 60 p. 100). Ces points deviennent cruciaux pour la sélection du projet. Les données révèlent que les promoteurs ont généralement convenu de verser des contributions annuelles aux municipalités de l’ordre de 1 000 $/MW de puissance installée à l’occasion du premier appel d’offres. Ces montants ont augmenté à environ 2 000 $/MW lors du deuxième appel d’offres, avec des variations importantes (de 0 $ pour le parc éolien communautaire de la MRC-de-La Côte-de-Beaupré[57] à 5 000 $/MW pour le parc éolien Témiscouata II). Le gouvernement avait resserré les critères pour favoriser des retombées plus importantes en matière d’emplois structurants dans la péninsule gaspésienne, tout en ouvrant l’installation des parcs à tout le Québec. Les décrets gouvernementaux précisaient que 60 p. 100 des coûts globaux devaient être engagés au Québec, mais que 30 p. 100 de ces coûts, excluant l’installation des éoliennes, devaient l’être dans la péninsule gaspésienne. Hydro-Québec a accordé 9 points (sur 100) à ce qu’elle a appelé le développement durable où étaient comptabilisées les contributions versées aux municipalités. Donc, le promoteur qui veut voir son projet retenu n’a pas d’autre choix que de conclure une ERA avec la municipalité d’accueil, et ce, afin de récolter des points.

Les variations dans les versements deviennent encore plus fortes au troisième appel d’offres d’Hydro-Québec, où elles augmentent sensiblement à la suite de l’attribution de 25 points sous la rubrique maintenant dénommée « acceptabilité sociale » dans les grilles d’analyse. On note à ce moment-là une hausse significative de certains versements aux communautés locales, ceux-ci pouvant atteindre 7 800 $/MW[58]. Les contributions accusent toutefois des variations qui sont davantage liées à des aléas qu’à la valeur des installations ou aux besoins des populations locales. La concurrence entre promoteurs semble faire son oeuvre, ce qui cause des tensions et des ratés dans certaines municipalités d’accueil[59].

Enfin, pour éviter la compétition entre municipalités locales et les effets délétères sur les communautés, le gouvernement a rectifié le tir au moment du quatrième appel d’offres d’Hydro-Québec en fixant au montant de 5 000 $/MW[60] les contributions que les promoteurs doivent verser aux communautés locales pour se qualifier. C’est presque une forme de taxation sans le nom[61]. La contribution est calculée sur la base de la puissance installée des parcs éoliens, fixée à l’échelle de la province, et doit être versée aux municipalités d’accueil. En conséquence, ces montants ne peuvent plus servir à distinguer la robustesse des propositions dans le contexte de l’appel d’offres. Elles deviennent dès lors plutôt un seuil d’admissibilité, que les promoteurs pourront tenter de supplanter en proposant des dépassements concernant d’autres critères planchers, comme la proportion des coûts engagés au Québec ou dans la péninsule gaspésienne, ou encore en augmentant la proportion de la participation locale au-delà du taux exigé à la base (50 p. 100).

Les montants versés et la façon de les calculer, on le voit, varient selon les appels d’offres et selon les territoires. Les méthodes de calcul fluctuent aussi légèrement mais, dans tous les cas, deux constantes demeurent en ce qui a trait aux ERA en contexte éolien. La première est que les promoteurs proposent régulièrement de verser aussi le montant convenu pour l’exploitation du parc pendant la période des travaux de construction, même si celui-ci n’est pas encore en activité. Cette période de travaux donne souvent lieu à des nuisances particulièrement intenses, de sorte que le versement d’une indemnité au cours de cette période est susceptible de mieux faire accepter la venue du projet dans le milieu et de mettre un certain baume sur les inconvénients causés. C’est du moins ce que souhaitent les parties signataires. La seconde constante de toutes les ERA en contexte éolien est la qualification des contributions financières les plus importantes. En effet, l’ERA qualifie toujours ces sommes de « contributions volontaires », en précisant qu’elles cesseront ou diminueront d’un montant équivalent si jamais la législation devait permettre aux municipalités de percevoir des taxes ou des redevances de quelque nature que ce soit sur les parcs éoliens[62].

Il est donc clair que ces montants négociés servent à pallier, en partie, la défiscalisation de la production d’électricité au Québec, qui est totale en ce qui concerne la production éolienne, ce qui se révèle d’autant plus inquiétant que la capacité de production éolienne est aujourd’hui occupée à près de 95 p. 100 par la grande entreprise multinationale de l’énergie, en dépit des efforts pour promouvoir les parcs communautaires[63].

Dans un projet qui ne s’est pas réalisé finalement, le BAPE avait relevé qu’une redevance de 2 000 $/année par éolienne (ce qui équivalait à 1 333 $/MW/année, soit un montant supérieur à celui qui est versé dans le cas de plusieurs parcs) représentait un montant très faible par rapport à l’équivalent d’une taxe foncière sur l’installation éolienne. Le BAPE calculait que la contribution du promoteur équivaut habituellement à peu près à une taxe foncière sur une maison de 150 000 $, alors que la valeur d’une éolienne est dix fois plus élevée, c’est-à-dire 1 500 000 dollars[64]. Le même rapport indiquait aussi que le montant que le promoteur proposait de verser à la municipalité n’atteignait pas 1 p. 100 des revenus tirés de la vente d’électricité. Ces remarques inscrites dans le rapport du BAPE avaient pour objet de souligner à quel point les montants versés aux communautés locales en vertu de l’ERA ne faisaient pas le poids d’une fiscalité foncière bien pensée.

Outre les montants annoncés, il est aussi pertinent de vérifier si les ERA prévoient des restrictions à l’usage des sommes versées en remplacement de taxes foncières. À moins d’être limitées à certains usages par la loi (comme dans le cas de certaines redevances réglementaires), les municipalités disposent normalement de toute la latitude voulue pour décider de l’utilisation des impôts et des taxes levés, selon leurs compétences. Est-ce bel et bien le cas pour cette contribution volontaire des promoteurs de l’éolien, celle-ci représentant le montant le plus important versé à la municipalité en tant que territoire d’accueil des installations éoliennes industrielles ?

Les clauses inscrites aux ERA démontrent que des restrictions dans l’usage ou dans leur visibilité sont présentes. D’abord, les ERA peuvent demander que les sommes soient versées dans un fonds séparé et clairement identifié. Elles peuvent préciser les usages privilégiés et exiger que le promoteur soit systématiquement tenu au courant de leur emploi. Dans un cas particulier, on spécifie que ledit fonds doit porter le nom du promoteur et que les usages doivent favoriser l’atténuation des impacts négatifs du projet ainsi que le développement économique ou touristique de la municipalité[65]. Cette clause est particulièrement préoccupante dans la mesure où l’argent versé « en lieu de taxes » sert prioritairement à atténuer les impacts négatifs du projet lui-même. Or, les préjudices causés par le promoteur pourraient, selon le droit en vigueur, ne relever que de sa seule responsabilité légale. Pensons, par exemple, aux troubles de voisinage occasionnés par les travaux de construction ou d’entretien des éoliennes ou encore aux dommages causés aux voies et aux chemins empruntés par le lourd camionnage qu’implique la construction d’un parc éolien. Nous verrons que les rédacteurs d’ERA y ont pensé et que, afin de limiter les conflits avec les municipalités à ce sujet, ils ont prévu des clauses spécifiques (voir plus bas).

Dans d’autres cas, l’ERA ne précise pas d’usage particulier à faire des sommes, mais exige que l’origine de l’argent soit indiquée, autant au moment de l’adoption du budget annuel que dans la présentation des états financiers. La municipalité s’engage à toujours soumettre au promoteur un exemplaire de ces documents officiels qui en font foi.

Donc, même si l’ERA ne semble pas toujours limiter sévèrement les usages de la contribution volontaire, l’objectif de rendre la contribution du promoteur visible à tous pourrait engager une municipalité dans certains types de dépenses à l’exclusion de ses dépenses générales. Nous en concluons donc que le promoteur vise ici un objectif de visibilité. C’est le cas du fonds de contribution générale du parc éolien de L’Érable, dont les montants doivent faire l’objet de projets précis.

Des montants sont aussi parfois prévus pour la MRC, notamment lorsque des éoliennes sont situées en zone non municipalisée (territoire non organisé (TNO)).

4.1.2 Contributions aux OBNL

En sus des contributions financières de base pour pallier l’exemption fiscale, la très grande majorité des ERA prévoient également des sommes en faveur des groupes communautaires présents dans la municipalité. Ces montants sont plus modestes, souvent forfaitaires[66], ou à raison de 200 $/MW[67]. Dans la majorité des cas, l’argent doit être versé dans un fonds spécifique qui porte un nom comme le Fonds de visibilité, le Fonds vert ou le nom de la société en commandite du promoteur, tel le Fonds de visibilité Éoliennes de L’Érable. Le promoteur entend ainsi démontrer son statut d’entreprise citoyenne (« bon citoyen corporatif[68] »). Ces versements permettent d’appuyer le développement social et communautaire, en finançant des organismes à but non lucratif (OBNL). Dans le cas du parc éolien communautaire de Frampton, on a plutôt prévu que le financement des organismes du milieu serait directement pris à même une portion de 10 % de la contribution de 3 000 $/MW[69].

L’ERA peut prévoir que le promoteur donne lui-même l’argent directement à l’organisme communautaire désigné par la municipalité, ou qu’il doit préalablement autoriser ses destinataires[70], de sorte qu’aucune ambiguïté ne persiste pour les groupes communautaires quant à la source de son financement. Un autre modèle précise que le choix des organismes communautaires se fait par un comité où siège le représentant du promoteur.

4.1.3 Contributions pour projets spéciaux

Plusieurs ERA incluent des contributions particulières pour projets précis négociés dans des contextes spécifiques. Notons, par exemple, une contribution de 50 000 $ pour un système de chauffage municipal à la biomasse pour le centre communautaire, le garage municipal et même l’église[71]. L’ERA précise que la municipalité pourrait choisir un autre projet, mais qu’elle doit respecter les critères énoncés, soit la mise en valeur de son potentiel récréotouristique, la protection de l’environnement ou la promotion des énergies renouvelables. Le projet de la municipalité doit être réalisé avant la mise en production du parc éolien, sinon les sommes ne seront plus disponibles. Dans un autre cas, le même montant forfaitaire doit être précisément lié à la construction ou à l’exploitation du parc éolien.

On voit aussi la constitution d’un fonds pour le développement socioéconomique. L’attribution des fonds se fait la plupart du temps à la suite de la présentation de projets liés à la mise en valeur de la faune, au potentiel récréotouristique, à la protection de l’environnement ou à la promotion des énergies renouvelables. Dans le projet du parc éolien du Massif du Sud, on prévoit même la construction d’un centre d’interprétation de l’énergie éolienne à Saint-Luc-de-Bellechasse, comme mesure d’atténuation et corrective pour deux éoliennes construites à l’intérieur de la zone tampon prévue dans le Règlement de contrôle intérimaire[72].

Ces sommes doivent aussi être indiquées séparément au moment de l’adoption du budget annuel de la municipalité et du dépôt des états financiers, avec communication des documents officiels au promoteur.

4.2 Contributions aux municipalités ou aux personnes qui n’accueillent pas d’éoliennes

La création de certains parcs a entraîné des oppositions soutenues. Lorsqu’un parc est particulièrement contesté, on observe que les promoteurs ont tendance à diversifier les propositions de contributions pour favoriser des formes inédites ailleurs. C’est ainsi que dans le cas du parc éolien de L’Érable on a prévu des indemnités particulières pour une catégorie de personnes qui doivent vivre à proximité du parc sans en tirer de bénéfices directs. L’indemnité est versée au propriétaire d’une résidence permanente[73] qui habite le parc[74], sans avoir signé d’entente avec le promoteur pour accueillir une éolienne sur son terrain. Sans reconnaître l’existence de dommages, l’ERA comprend un montant calculé sur la base de 600 $/MW, qui servira à apaiser les conflits émanant des dommages visuels ou auditifs aux propriétaires incommodés[75]. Un fonds dit d’acceptabilité sociale a été créé à cette fin. La somme prévue, calculée sur la base de 1 000 $ par propriétaire situé à proximité du parc, doit être distribuée selon une formule qui fait diminuer le montant remis avec l’éloignement. Toute compensation cesse pour les propriétaires installés à une distance de 1,6 km[76].

Dans le cas du parc éolien Témiscouata II, la MRC de Témiscouata a prévu des indemnités aux municipalités voisines qui n’accueillent pas d’éoliennes sur leur territoire. La MRC verse ainsi une prime de proximité à Saint-Elzéar, à Saint-Honoré et à Saint-Louis-du-Ha ! Ha ! pour compenser l’impact visuel de ce parc éolien. Le montant de 30 000 $ prévu à cette fin provient du fonds de développement de la MRC mis en place avec le projet de parc éolien communautaire Témiscouata I[77].

4.3 Autres bénéfices

D’autres dispositions particulières ont été observées. La plus fréquente concerne la promesse du fournisseur de recruter de la main-d’oeuvre locale et régionale, dans toute la mesure du possible, à compétences égales, ajoute-t-on généralement. En appui à ce genre de modalité, le rapport du BAPE au sujet du projet du parc éolien de Gros-Morne et son rapport concernant le parc éolien de Montagne Sèche avaient mis en exergue le taux de chômage élevé dans les municipalités de la Gaspésie touchées par les projets éoliens. Le message a été entendu et diverses formulations pour privilégier la main-d’oeuvre du territoire ont été incluses dans les ERA[78].

D’autre part, l’ERA conclue dans le cas du parc éolien du Massif du Sud a prévu une autre forme de bénéfice, soit un montant annuel de 25 000 $ qui peut servir à la création d’un programme de formation au collégial sur l’entretien ou l’exploitation d’un parc éolien ou encore être versé sous forme de bourse d’études remise à un élève du cégep de la région inscrit à un tel programme[79].

4.4 Contrôle des impacts négatifs

Les ERA prévoient diverses clauses pour contrôler l’impact des nuisances causées par la construction du parc ou son entretien, ou pour améliorer les relations entretenues entre les communautés locales et les promoteurs. L’impact sur les chemins empruntés (ou bien à construire ou à élargir) figure au premier plan de ce type de préoccupations.

On indique souvent dans une ERA qu’un inventaire préalable de l’état des chemins doit être dressé et convenu au début des travaux. Le promoteur s’engage alors à remettre en l’état ces chemins, en ajoutant à l’occasion l’énoncé suivant : « dans la mesure où la détérioration est causée par les travaux pour le compte du promoteur dans le cadre du projet[80] ». Comme mesure d’atténuation des nuisances, les promoteurs promettent aussi d’utiliser de l’abat-poussière lorsque cela sera requis[81]. On complète parfois par une entente pour l’ouverture des chemins qui ne sont généralement pas déneigés en hiver[82].

Il existe aussi des engagements financiers préalables aux travaux, que ce soit sous forme d’assurance dommages à laquelle s’engage le promoteur ou par la détermination d’une indemnisation pour les dommages passés et futurs[83].

On note également une autre préoccupation concernant la possible nécessité d’une intervention des services de lutte contre les incendies[84]. L’ERA précise même que, si les exigences en matière d’incendie en viennent à imposer à la municipalité de se munir de nouveaux équipements de lutte contre les incendies pour intervenir sur le site du parc éolien ou si la municipalité doit donner des formations supplémentaires à son personnel, le promoteur s’engage à faire des représentations pour qu’elle obtienne des subventions du gouvernement du Québec à cet effet. Si les subventions ne permettent pas alors d’en couvrir les frais, le promoteur s’engage à financer les coûts raisonnables payés par la municipalité[85].

La communication entre le promoteur du parc éolien et la municipalité en vue de minimiser et de contrôler les nuisances est le plus souvent assurée par l’entremise d’un comité de suivi que prévoit l’ERA. C’est le promoteur qui est chargé de le mettre en place, avec des représentants de l’entreprise et de la municipalité[86]. Dans certains cas, la composition du comité de suivi peut inclure des citoyens et d’autres représentants[87].

5 Les engagements de la municipalité

La liste des engagements que prend la municipalité peut sembler plutôt courte lorsqu’on la compare à celle du promoteur de l’éolien. Cependant, il faut retenir que ce n’est pas le nombre d’engagements qui pèsent dans la balance, mais bien leur importance et les contraintes liées à leur mission et à leurs pouvoirs.

5.1 Permettre l’occupation des emprises publiques

L’implantation des éoliennes se fait souvent sur des terres publiques provinciales, sous la responsabilité du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (souvent en TNO[88]) ou encore sur des terrains privés[89]. La production électrique du parc éolien doit en outre être acheminée par le promoteur, par l’intermédiaire d’un réseau collecteur sous la responsabilité et la propriété du promoteur, jusqu’au réseau de transport d’Hydro-Québec situé hors du parc. Ce réseau collecteur, souterrain, doit emprunter les emprises des chemins et des voies d’accès, qui sont le plus souvent de compétence municipale.

Donc, l’implantation d’un parc éolien exige aussi l’autorisation de la municipalité pour l’occupation des emprises publiques de ses chemins, dans lesquelles le promoteur doit pratiquer des tranchées pour y enfouir le réseau collecteur[90]. Ces travaux exigeront, à leur tour, une remise en l’état des voies et de leurs emprises.

5.2 Appuyer le projet

Les engagements les plus stratégiques de la municipalité pour le promoteur s’articulent autour de l’appui au projet du conseil municipal ou du conseil de la MRC. L’appui demandé à la municipalité se décline en diverses clauses ou dimensions inscrites à l’ERA.

La municipalité qui accepte les sommes d’argent versées en compensation de la défiscalisation des installations éoliennes s’engage en contrepartie à appuyer le promoteur dans ses démarches administratives afin que le projet obtienne toutes les autorisations nécessaires. Ainsi, la municipalité doit non seulement appuyer la demande au sein de sa propre organisation par rapport à sa population, mais aussi devant les instances supérieures[91] dont le promoteur doit également obtenir des approbations. La municipalité s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter la réalisation du projet par le promoteur, à délivrer les permis et les certificats des demandes conformes de même qu’à « mettre à la disposition du promoteur les ressources disponibles à la municipalité pour fournir de l’information et des recommandations pour faciliter la réalisation du projet[92] ». La municipalité doit, en somme, « supporter les activités de développement du promoteur[93] ».

Évidemment, l’ERA précise toujours que les approbations de la municipalité s’inscrivent dans les limites de demandes conformes à la réglementation. Dans une ERA en particulier, on a toutefois pris la peine de bien préciser qu’il était question de projets conformes aux normes « actuellement en vigueur ». Cette précision pourrait suggérer que la municipalité ne doit pas s’aviser de modifier pour l’avenir la réglementation de façon à rendre un projet non conforme, en changeant, entre autres choses, sa réglementation actuelle. Autrement dit, si le promoteur contacte la municipalité et obtient l’assentiment de cette dernière avant que son projet soit trop avancé pour déposer les demandes de permis nécessaires, la municipalité pourrait se voir interdire par l’ERA de repenser sa réglementation (en matière d’urbanisme, par exemple), de façon à bloquer ou à imposer des modifications au projet, même à une étape embryonnaire de son développement[94].

La municipalité s’engage aussi à traiter avec célérité et diligence toute demande du promoteur, et ce, tout au long des phases de développement du projet, autant pendant la phase de construction qu’au moment de l’exploitation du parc éolien. Les demandes du promoteur doivent être traitées promptement, et les autorisations attendues qui sont conformes doivent être fournies à l’intérieur du délai maximal prévu par la loi[95].

Il arrive que les demandes d’appui des autorités municipales débordent le seul périmètre municipal pour atteindre les instances nationales comme l’organisme responsable des autorisations en matière d’environnement et de protection du territoire agricole, soit la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ)[96].

Une stratégie particulière a été mise en place pour le parc éolien du Massif du Sud en vue d’exercer un contrôle plus étroit du respect des obligations de la municipalité : les versements se font par étapes, au fil du cheminement du projet éolien dans les processus administratifs. C’est ainsi que l’ERA de ce parc prévoit le versement des contributions en séquence harmonisée avec les points charnières du projet. Le premier versement doit être fait après l’obtention des permis de toutes les municipalités touchées ; le second, au moment de la mise en exploitation du projet, ce qui suppose l’acquisition de toutes les autorisations supérieures. Dans le cas d’un projet communautaire, l’ERA énonce que les contributions versées par le promoteur privé cesseront en cas de défaut du partenaire communautaire[97].

Dans un cas particulier, une entente signée quant aux dommages causés aux chemins prévoit que, en contrepartie de l’indemnisation convenue, la municipalité s’engage à ne pas parler de manière péjorative du projet ou de l’utilisation des routes, « à ne pas dénigrer le parc éolien, le tout directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, à quelque personne que ce soit, en public ou devant les média[98] », sinon le promoteur ne sera tout simplement plus responsable de l’entretien des routes.

Conclusion

Avant le montage réglementaire de l’implantation de l’énergie éolienne, que nous avons expliqué à la section 3, les premiers parcs éoliens n’étaient pas accompagnés d’ERA conclues avec les municipalités. Il ne fait pas de doute que l’ERA permet aux représentants élus des populations locales de s’exprimer et d’exiger des bénéfices — souvent financiers — là où le droit étatique ne le prévoit pas. Les municipalités qui ont formulé des réserves par rapport à un projet de parc éolien n’ont pas nécessairement trouvé la tâche facile.

Dans ces processus, le rôle des populations elles-mêmes ou de la société civile est difficile et trop souvent bafoué, selon certains auteurs[99]. À moins d’avoir été contactés par les prospecteurs en tant que « propriétaire sollicité pour louer une portion de sa terre » afin d’y installer une éolienne[100], les citoyens apprennent le plus souvent qu’un projet de parc éolien se prépare sur le territoire de leur municipalité une fois ledit projet bien avancé et l’ERA possiblement signée par les élus du territoire.

Lorsque les municipalités se sont avisées d’être moins réceptives à l’arrivée de ces projets en utilisant leurs pouvoirs en matière de zonage et d’urbanisme afin de répondre à la demande citoyenne qui s’y opposait (les citoyens refusaient de voir ces engins s’installer dans leur arrière-cour ou défigurer un paysage riverain ou forestier d’exception), les promoteurs ont pris conscience de l’intérêt à modifier leurs pratiques et à instaurer des processus de négociation avec les élus locaux[101]. De toute façon, les grilles d’analyse de leurs projets par Hydro-Québec les y poussent clairement.

Quel rôle joue donc l’ERA dans la construction du triangle de la justice négociée avancé par Szablowski ?

Dans l’axe de la relation entre l’État et le promoteur, la prolifération de l’ERA éolienne repose à la fois sur une réglementation complexe qui la commande et sur les déficiences de la réglementation publique, notamment en matière fiscale. Au lieu d’accorder le pouvoir de taxation aux municipalités locales, l’État central permet que les contributions se fassent selon un processus de négociation où la relation de pouvoir ainsi que la capacité d’analyser les enjeux et les forces de chacun sont clairement du côté des promoteurs. Ces derniers ont pu jouer une municipalité contre une autre et placer les propriétaires en situation d’opposition, notamment ceux qui accueillent une éolienne et reçoivent un loyer versus ceux qui doivent parfois vivre près de ces engins sans en tirer un financement de location. Les promoteurs en question se sont cependant trouvés un peu dépourvus lorsque des municipalités ont décidé de ne pas céder à la maxime « Diviser pour mieux régner », qu’avaient pu utiliser certains promoteurs, en se réunissant à leur tour et en convenant que le promoteur visé se devait de négocier avec tout un regroupement solidaire de municipalités[102]. Il faut ici souligner l’intervention de l’État qui a appuyé le mouvement en adoptant une loi privée qui validait la démarche[103].

L’axe État-municipalités confirme, comme l’ont souligné plusieurs auteurs, que la prolifération de l’ERA est la résultante des lacunes de la réglementation publique à laquelle se substitue une réglementation privée. De cette façon, les États appuient et poussent les parties, dont les municipalités, à négocier à la pièce des ententes qui peuvent, à l’occasion, s’avérer bénéfiques pour certaines communautés, ou plutôt pour certains segments de certaines communautés. Dans les faits, elles ne servent qu’à masquer les enjeux latents qui ne sont pas pour autant résolus par ce type de mécanisme. Elles tentent de mettre une chape de plomb sur les résistances et les oppositions qui émanent du territoire ou d’ailleurs, lorsque le territoire est pour ainsi dire coopté par l’entremise de ses élus susceptibles de se mettre davantage en relation avec le promoteur qu’avec ses citoyens.

L’axe promoteur-municipalité du triangle de la justice négociée est peut-être celui qui soulève les questions les plus difficiles. L’appui hâtif et élargi de la municipalité en échange d’une compensation financière, qui devrait autrement être son dû, touche le coeur de ses pouvoirs et de ses compétences : celle-ci se lie alors par contrat pour l’avenir. Implicitement, la municipalité accepte de ne pas user des pouvoirs et des compétences que lui accorde la loi, notamment en matière d’urbanisme, afin d’appuyer le promoteur et son projet. Les demandes des citoyens deviennent non recevables par rapport à l’engagement qu’a tôt pris la municipalité envers le promoteur. La Cour suprême du Canada met en garde les municipalités prêtes à s’engager dans un contrat qui entrave leur pouvoir de réglementation, à moins d’une habilitation législative explicite[104]. Or, rien dans la Loi sur les compétences municipales[105] ou dans d’autres instruments législatifs s’appliquant aux municipalités québécoises ne leur permet de brader leurs pouvoirs d’urbanisme en échange de compensations financières. Certains pourraient plaider que les ERA prennent la précaution de préciser que les projets doivent être conformes à la réglementation en vigueur pour bénéficier de l’appui de la municipalité, mais si l’ERA est signée avant même que les demandes officielles de permis ne soient déposées et si le projet n’est pas suffisamment prêt, la précision se révèle davantage susceptible de soulever un problème que de le résoudre.

Des auteurs soulignent que l’État se contente souvent de jouer un rôle passif, notamment en matière d’exploration et d’exploitation minière[106], laissant ainsi libre cours aux relations de pouvoirs malsaines qui caractérisent les positions relatives des parties. Dans le domaine éolien, nous avons vu que la conclusion d’une ERA par un conseil municipal le place par la suite dans une position délicate où il lui est interdit de soulever des objections par rapport au projet ou à son exploitation, sachant que le parc éolien continuera à être exploité pendant vingt ans après l’obtention de tous les permis nécessaires.

Ainsi, la justice négociée qui en découle place la municipalité dans une position de soumission quant au projet et à ses retombées, tenue qu’elle s’est engagée à défendre le projet, ce qui heurte le rôle de recherche constante de l’intérêt public par cette instance publique décentralisée de première importance.

Le retrait relatif de l’État derrière l’ERA n’est pas pour autant un indicateur de désintérêt de l’activité sous-jacente. La filière éolienne démontre plutôt le contraire, où l’État a mis tout son poids afin de s’assurer de trouver la formule la plus flexible et implacable pour forcer l’implantation d’une production privée d’énergie renouvelable au Québec. Le retrait relatif de l’État derrière l’ERA a plutôt pour objet de favoriser une conclusion qui appuie, sous toutes ses facettes, le développement de l’industrie éolienne.

Le citoyen se trouve ainsi éjecté du triangle de la justice négociée entre les trois parties que sont l’État, la municipalité et le promoteur, ce qui remet en question les fondements mêmes de la démocratie municipale.