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On ne compte plus les dictionnaires de droit, fort nombreux, mais on peut compter sur les doigts les traductions de dictionnaires juridiques, en particulier entre l’anglais et le français. La raison tient aux différences que portent leurs systèmes respectifs : la common law et le droit de tradition civiliste, dont concepts et notions diffèrent quelquefois de manière considérable. Traduire est en outre une activité risquée nous prévient l’adage traduttore traditore (« traduire, c’est trahir »), plus particulièrement lorsqu’il s’agit de traduire le droit, dont les effets peuvent parfois entraîner des conséquences critiques.

L’anathème historiquement lancé, depuis Babel, aux traducteurs et à leur oeuvre est, aux yeux de l’opinion publique, source de discrédit de la traduction même. Si les traductologues croient que tout est traduisible, en revanche beaucoup de personnes doutent que l’on puisse tout traduire, en particulier le droit et les textes qui l’expriment, et ce parmi les juristes mêmes. Car les lois sont rédigées d’une manière particulière d’une culture juridique à l’autre et les styles de rédaction varient selon les langages du droit et leurs traditions d’écriture. Le cas de l’anglais et du français, paire de langues dont l’exemple, parmi les multiples paires envisageables, est devenu symbolique. Les textes produits, entre autres celui des lois, diffèrent au point où les deux styles de rédaction se situent aux antipodes l’un de l’autre. Pointant la différence irréductible des langues, l’essayiste Michael Edward va jusqu’à qualifier la langue anglaise de « centrifuge », alors que le français serait « centripète[1] ». Les traducteurs se trouvent alors confrontés à l’indétermination linguistique du sens du texte de départ : les deux textes disent-ils la même chose d’une langue à l’autre ? La linguistique, depuis De Saussure (1857-1913), nous a appris l’arbitraire du signe linguistique, donc des mots et termes dont la congruence d’une langue à une autre ne serait due qu’à un effet du hasard.

Quant aux systèmes juridiques, ils figurent, selon Simone Glanert, dans des « sphères épistémologiques distinctes[2] ». Dans ces conditions, la traduction du droit est-elle possible ?

Le droit est-il traduisible ?

Si l’on s’en tenait à de telles déclarations, il faudrait en conclure qu’en théorie il serait impossible de traduire le droit. À vrai dire, au vu des difficultés particulières que présente la traduction des textes juridiques, en particulier lorsqu’elle porte sur des textes d’intérêt national, se pose la question de leur traductibilité. Par exemple, si l’on s’arrête aux concepts que portent les termes clés des vocabulaires des principaux systèmes juridiques et si l’on procède à leur analyse comparée, terme à terme, on ne pourra qu’en conclure que, faute d’équivalence parfaite entre eux, la traduction s’avère impossible. De nombreux traductologues et juristes croient que la traduction juridique est, sinon impossible, du moins problématique. Ils pensent qu’une traduction ne reproduit pas à l’identique les effets juridiques du texte de départ et avancent comme preuve les multiples obstacles qui se présentent au traducteur, dont la singularité des systèmes juridiques, qui se manifeste par la spécificité des langages du droit, concepts et termes. Préjugés et idées reçues, voire ignorance de ce qu’est réellement la traduction, en aggravent les effets.

Aussi, pour affronter les périls de la traduction, fallait-il aux auteurs de la traduction du Vocabulaire juridique[3] de Gérard Cornu une bonne dose de courage et de persévérance, voire un brin d’inconscience, pour se lancer dans cette aventure, quand on sait que ce dictionnaire de droit français fait autorité dans le monde francophone, tout en servant de référence partout ailleurs. La tâche était redoutable quand on considère que « le langage du droit est en grande partie un legs de la tradition[4] ». Il s’ensuit qu’il est ancré dans un socle culturel aussi ferme qu’incontournable et que les notions juridiques qu’il porte peuvent être si abstraites et singulières, si culturellement liées au système local, à ses traditions et coutumes que des linguistes et des juristes doutent de la traductibilité du droit.

En revanche, les juristes comparatistes sont les mieux à même non seulement de traiter les problèmes que posent le langage du droit, ses termes et expressions, mais encore les concepts et notions qu’il recèle lors du transfert opéré entre systèmes juridiques. C’est ainsi qu’il n’est pas rare que l’on trouve parmi ces comparatistes des spécialistes éclairés de la traduction juridique. Tel est le cas des professeurs Alain Levasseur et Marie-Eugénie Laporte-Legeais qui, dans le cadre d’un projet international conjoint conclu entre l’Association Henri Capitant et le Juriscope de Poitiers, ont coordonné et supervisé les travaux du groupe qui a traduit le Vocabulaire juridique afin de produire le Dictionary of the Civil Code.

Commençons par quelques faits et chiffres. La 10e édition (2014) du Vocabulaire juridique de Cornu contient plus de 5 000 entrées, représentant la définition de quelque 10 000 termes répartis sur plus de 1 000 pages (1 099 plus précisément). Le Dictionary of the Civil Code présente un peu moins de 3 000 entrées (soit 2 800) sur 663 pages. La différence, soit 2 000 entrées environ, vient de la taille du corpus établi par les auteurs sur la base des 1 600 notions de droit civil jugées essentielles pour composer un dictionnaire du « Code civil » – et non un dictionnaire de droit (français), ce qu’est le Vocabulaire juridique. C’est ainsi que les auteurs ont procédé à une sélection des seuls termes jugés pertinents pour être traduits afin de figurer dans le Dictionary of the Civil Code projeté. Et ils n’ont pas retenu les autres, par exemple : anomal, concordat, concours, consulaire, distraction, distrat, éthique, étoc, fourrière, incoterm, litisconsorts, mission, nouveauté, obligataire, perquisition, préjudiciel, réfugié, requérir, sécularisation, soumission, staries, superficie, taille, tontine, usance, ventilation, vétusté, voluptuaire. N’ont été retenus que les termes portant une notion ou institution juridique d’importance et représentant plus ou moins le vocabulaire fondamental du droit privé et ses notions essentielles figurant dans le Code civil. Ce vocabulaire compte quelque 2 000 termes, ainsi que le montre la première édition (1985) du Dictionnaire de droit privé[5] du Québec.

Les entrées du Dictionary of the Civil Code, présentées dans l’ordre alphabétique, s’étendent sur 591 pages. Elles sont précédées d’un avant-propos (« Foreword », p. ix), d’un exposé des auteurs sur la méthode de traduction suivie (« Approach to Translation », p. xiii-xiv), de l’avant-propos rédigé par le professeur Philippe Malinvaud (p. xv-xvi) pour l’édition originale (1987) et d’extraits de la « Préface » de la première édition (p. xvii-xx) que Gérard Cornu a composée. Tous ces textes ont été traduits par Alain A. Levasseur et J. Randall Trahan. Ils sont suivis de la liste des abréviations utilisées dans le dictionnaire (p. xxi-xxiii) et par des instructions sur la manière de le consulter (p. xxv). À la suite du dictionnaire proprement dit (p. 1-591), un index anglais-français (p. 593-657) présente les entrées[6] ; il est suivi d’un index (p. 659-662) d’adages juridiques et, enfin, d’une bibliographie du Louisiana Civil Code (p. 663)[7].

Comme nous avons affaire à un ouvrage traduit, il importe de connaître les objectifs que visent les auteurs par cette traduction, leur mode opératoire, si l’on veut comprendre le but de cette délicate entreprise : traduire (et adapter) un dictionnaire juridique. En matière de traduction, c’est au philosophe et théologien allemand Friedrich Schleiermacher (1768-1834) que l’on doit le principe dualiste, alternative fondamentale aussi ancienne qu’évidente, que le traducteur est censé suivre en préférant 1) amener l’auteur au lecteur (traduction cibliste), ou 2) amener le lecteur à l’auteur (traduction sourcière).

Traduire ou la quête de l’équivalence

En droit, l’équivalence des textes juridiques revêt une dimension critique et pose la question de la traductibilité du droit. Traduire un texte de nature juridique revient à accomplir un acte de droit comparé, mais arrimé à l’opération traduisante. Telle est la tâche redoutable du traducteur, car traduire ne se réduit pas à trouver des équivalents convenables aux mots du texte de départ formant une chaîne de mots constituant des phrases et, à la fin, un texte. Si l’on pense que l’opération traduisante se borne, pour le traducteur, à traduire mot à mot, à chercher à tout prix pour le texte d’arrivée un mot équivalent aux mots du texte de départ, il faudrait alors mettre sérieusement en doute la possibilité même de traduire. Pour les linguistes, en effet, en vertu de l’irréductibilité du langage, aucun mot d’une langue ne possède un équivalent exact dans une autre langue. En droit, on sait que le « contrat » n’est pas un contract – du moins fait-on semblant de croire à leur équivalence…

La traduction n’en compte pas moins des milliers d’années d’existence. Le traducteur, face à son texte, doit adopter une stratégie propre à atteindre le but visé. Elle se fonde sur des principes et une ou plusieurs méthodes de traduction plus ou moins établies et fiables. L’histoire de la traduction montre qu’au moins depuis Cicéron (106-43 av. J.-C.) les traducteurs ont tantôt opté pour une façon littérale de traduire, tantôt pour une manière plus libre et qu’ils ont même combiné parfois les deux, sans oublier l’adaptation et ses avatars.

Aujourd’hui, dans la quête de l’équivalence, c’est l’esprit, plus que la lettre, que cherche à rendre le traducteur. Ce qui révèle la tendance générale qui imprègne la communication à rédiger des textes plus concis, plus simples donc plus lisibles. Elle a gagné la sphère juridique, où la forme, c’est-à-dire la langue, l’emporte de plus en plus sur le fond, le contenu. Pays de traduction, le Canada possède une longue et riche tradition en la matière et un savoir-faire à l’avenant. La traduction, ce « mal nécessaire », tient un rôle décisif dans le bon fonctionnement de ses institutions. Au Canada, la méthode de traduction privilégiée pour traduire les lois est l’« équivalence fonctionnelle », dont le juge Louis-Philippe Pigeon est l’auteur[8]. Elle est énoncée en quelques mots dans la répartie d’un modeste personnage du drame Richard II de Shakespeare : « Maintenir la loi, l’ordre, la juste harmonie[9]. »

Aussi est-il quelque peu étonnant que les auteurs du Dictionary of the Civil Code aient suivi, dans leur stratégie de traduction, le principe de l’« équivalence formelle » (traduction sourcière) plutôt que celui de l’« équivalence dynamique » (traduction cibliste). Conscients des critiques et reproches à venir, ils s’en expliquent de cette façon : « [w]hich is as much as to say that we have erred on the side of litteralism[10] ».

On n’aurait su mieux dire ! Toutefois, de solides raisons étayent ce choix. Selon Alain Levasseur et J. Randall Trahan, « in all of the writings of Cornu, the meaning of each word and the style of every sentence, far from being independent of each other, are inextricably bound up together[11] ». Ceci explique cela : ils n’ont pas traduit n’importe quel dictionnaire, car ils avaient affaire à un ouvrage de doctrine (juridique) qui est la référence du domaine et une oeuvre marquante sur le plan de l’écriture et du style. En effet, on a affaire ici à l’auteur de la Linguistique juridique, ouvrage de référence en jurilinguistique et, donc, le livre de chevet de tout étudiant qu’intéressent le langage du droit et ses textes. On ne traduit pas le texte et le style d’un grand juriste de la même façon que l’on traduirait, mettons, un contrat, mais plutôt de la façon qu’envisageait le traductologue Peter Newmark pour les textes faisant autorité (authoritative statements)[12], ce que sont justement les dictionnaires de droit, où chaque mot d’une définition importe. Un exemple le fera comprendre, où nous comparons la définition de « personne morale » figurant dans le Vocabulaire juridique à celle de sa traduction dans le Dictionary of the Civil Code :

L’équivalence « formelle » saute aux yeux. On notera, en outre, la légère différence du nombre de mots entre les deux textes : 50 et 52, confirmant l’option littérale adoptée par les auteurs. Un texte traduit est en général plus long que celui de l’original – écart qui peut parfois aller jusqu’à 300 pour 100 entre l’anglais et l’italien[15] –, mais tel n’est pas le cas de l’anglais et du français dans le domaine législatif[16]. L’équivalence juridique de « personne morale » et de legal person montre, comme dans le Code civil du Québec[17], la priorité donnée au droit civil sur la common law, alors qu’en contexte de common law c’est le terme « corporation » qui serait approprié[18].

Le droit civil de la Louisiane : le retour vers le futur

Une autre raison justifiant la décision de traduire en anglais le Vocabulaire juridique de Cornu, la motivation principale, la vision à la base de ce projet, au dire des auteurs, « was a matter not only of promoting our Louisiana civil law tradition in general by anchoring it in the English language and not just any English language, but an English language different from the English language of the common law[19] ». C’est une manière de « retour vers le futur » puisque le droit civil de la Louisiane est exprimé en anglais depuis deux siècles, du Digest de 1808 au Code civil actuel de la Louisiane, et est devenu, nolens volens, « an instrument for the defense of the civil law[20] ». Un dictionnaire du code civil louisianais rendu dans un anglais différent de l’anglais de la common law devrait contribuer à renforcer cette défense. Les auteurs ne manquent pas une occasion de le souligner lorsqu’ils traitent des notions et des termes importants. Par exemple, et pour s’en tenir à quelques termes de la lettre A, citons : abandon, abus, acceptation, acte sous seing privé, action rédhibitoire (et rédhibitoire), agrément, amiable (compositeur), antichrèse, arrhes, authentique, ayant cause.

Dans de nombreux cas, le terme traité apparaît dans un ou plusieurs articles du Louisiana Civil Code ou dans une loi louisianaise. Cela reflète clairement l’identité linguistique et culturelle sous-jacente commune au droit civil français et à celui de la Louisiane, au moins depuis l’apparition du Code Napoléon et, avant sa parution, le reliquat des « lois civiles » d’antan. Le cousinage liant les deux droits civils apparaît nettement dans le cas du terme « faute/fault », avec la notion si importante qu’il véhicule : l’obligation. Comparons ce qu’en disent les deux codes :

Une fois de plus, on trouve l’article français d’origine (1804) traduit mot à mot dans le Code civil de la Louisiane, illustrant l’ancrage de la culture et de la tradition du droit civil français qui perdure dans le seul État des États-Unis où subsiste un code civil. Chaque entrée du Dictionary of the Civil Code reproduit la riche information que Cornu et son groupe de juristes experts ont compilée et synthétisée pour chacun des termes qu’ils ont choisi d’inclure dans le Vocabulaire juridique. De nombreuses entrées du Dictionary of the Civil Code contiennent des sous-entrées constituées de la famille des mots comprenant le terme clé. Il arrive que cette famille soit composée de nombreux membres, comme on le voit pour les termes clés « loi » (9 termes), « famille » (13 termes), ou « droit » (43 termes !). Il en va de même dans les autres dictionnaires, le Black’s Law Dictionary[21] par exemple, où, sous l’entrée « succession », on trouve neuf sous-entrées consacrées au « Civil Law and Louisiana ». Il en est de même dans le dictionnaire de Brian A. Garner[22]. Tout en comptant moins de sous-entrées que les premiers, le Vocabulaire juridique de Cornu ne fait pas exception à cette règle. On y trouve de l’information linguistique fort utile sur le terme : étymologie, synonymes et antonymes, relations sémantiques (voir, comp., etc.), ainsi que d’autres informations (adages juridiques, interprétation classique ou dominante, sens large ou restreint, usage, etc.) et, parfois, un avertissement sur l’emploi d’un mot ou d’un terme, d’une expression à éviter, par exemple l’expression de common law joint and several[23] – aussi criticable en anglais que l’est « conjointement et solidairement », sa (mauvaise) traduction en français. Cette information fait également partie des entrées traduites. Les auteurs du Dictionary of the Civil Code sont même allés jusqu’à traiter et traduire la définition de termes porteurs d’anciennes significations, tel héritage (immeuble par nature, bien-fonds), dont la troisième signification, chez Cornu, remonte à l’ancien français (c. 1228). Ce terme désuet figure toujours dans le Code civil de la France, à l’article 637. Un des termes favoris de Cornu, il était très utilisé du temps de Montaigne (xvie siècle) et chez Balzac (xixe siècle).

Quant à la traduction, les traducteurs du Vocabulaire juridique ont accompli un véritable exploit. Comme nous l’avons déjà souligné, traduire un dictionnaire n’est pas une tâche aisée ; d’aucuns pensent même que, s’agissant du droit, cette entreprise est inutile voire impossible. Or, dans le cas du Dictionary of the Civil Code, non seulement ce travail a été réalisable, mais il a été en outre réalisé avec brio, même si les définitions n’empruntent pas la même voie dans les deux traditions lexicographiques, l’anglaise et la française, compliquant singulièrement la tâche du traducteur. Ces traditions se fondent sur des théories et des principes linguistiques, qui varient dans le temps, sur la façon dont un dictionnaire définit les mots et informe l’usager. En droit de surcroît, la différence dans la manière dont l’anglais et le français définissent les termes et informent leurs lecteurs dans les dictionnaires de droit est aussi grande que le fossé qui sépare la common law du droit civiliste. Là où le lexicographe français (Capitant, Cornu) favorise la définition sémantique fondée sur la logique aristotélicienne, le lexicographe anglais (Garner pour le Black’s Law Dictionary et Martin pour l’Oxford Dictionary of Law[24]) penche plutôt vers la pragmatique[25] en reconnaissant qu’un mot n’a de sens que dans le contexte où il est employé. Au contraire des common lawyers, les juristes français pensent que le sens véritable d’un mot ne fluctue pas, sinon très peu. Lex non scripta, la common law ne procède pas du législateur, mais découle, presque au jour le jour, des décisions rendues cas par cas par les tribunaux. Il s’ensuit qu’en common law, n’étant pas figé dans le marbre du passé, le sens des mots et des termes fluctue au fil du temps.

Un exemple, pris chez Cornu et Garner, permettra de mieux saisir cette différence dans la façon de définir un terme juridique. Soit le terme « domicile » : dans le Vocabulaire juridique, la définition renvoie le lecteur à un article du Code civil français (article 102), alors que dans le Black’s Law Dictionary, comme dans la plupart des dictionnaires de droit anglais (Curzon[26], PAJLO[27], Stroud[28]), le lecteur est renvoyé à une ou plusieurs causes[29] auxquelles d’autres dictionnaires ajoutent des références législatives. On en déduira qu’en droit civiliste c’est la loi qui prime, au contraire du célèbre principe de la common law remedies precede rights, que René David, le grand comparatiste français, a illustré[30]. Deux manières différentes d’informer le lecteur, deux « esprits des lois ».

Pour ce qui est des difficultés que présente la traduction d’un dictionnaire, prenons un dernier exemple tiré du Dictionary of the Civil Code afin d’en mieux comprendre la portée, soit les mots/termes « valable » et « valide ». Si l’on se basait sur les articles des dictionnaires de langue généraux (Larousse, Robert, Trésor), la plupart des personnes francophones – et, sans doute, des non-francophones – diraient que ces deux mots sont synonymes. Ce peut être le cas dans certaines situations de la langue courante, où ces deux mots peuvent se traduire par valid, en anglais. Tel n’est pas le cas en droit, où le second, « valide », peut être rendu aussi par lawful, mais pas le premier, « valable », qui n’a pas cette acception. C’est une source d’ambiguïté, d’autant plus que « valide », employé en contexte judiciaire, peut s’appliquer soit au negotium : « Ex. marriage clear, in its formation, of any ground of nullity. Syn. valable (sense 1)[31] », soit à l’instrumentum : « Ex. passport in the process of being validated. Comp. valable (sens 2)[32] ». Au coeur de cette ambiguïté se trouve une nuance sémantique qui, quoique légère, porte une différence susceptible de voiler les traits sous-jacents rapprochant ces deux termes, confondant ainsi le lecteur peu averti.

Alors, traduttore traditore ?

Cet obstacle n’est qu’une des chausse-trapes dans lesquelles peut s’enferrer le traducteur lors de l’opération traduisante. Il ne semble pas avoir dérangé les traducteurs qui ont rendu une grande partie du Vocabulaire juridique en anglais. Le texte ainsi traduit est fidèle non seulement à la lettre de Cornu mais encore à son esprit. Cette réussite est en soi un exploit quand on connaît la hauteur de vue à laquelle aspirait le doyen Cornu et le style brillant dans lequel il a exprimé le droit, style en outre d’un classicisme assez rare dans le monde juridique. Tout cela range la traduction de son dictionnaire dans une catégorie à part et place la barre très haut pour les candidats qui souhaiteraient se lancer dans l’odyssée que constitue la traduction d’un dictionnaire de droit, quelle que soit la langue dans laquelle il est rédigé. Il leur sera conseillé de garder à l’esprit qu’une telle entreprise ne saurait aboutir que si l’on assigne à la traduction, pour qu’elle franchisse le mur du temps, des horizons extrêmes et des défis (quasi) impossibles, comme ceux que les traducteurs du Dictionary of the Civil Code ont relevés.

Le labeur sisyphien auquel on doit une version anglaise de l’incomparable dictionnaire de droit qu’est le Vocabulaire juridique ne devrait pas échapper aux étudiants en droit, à leurs professeurs, aux juges et aux praticiens, ni aux jurilinguistes et aux traducteurs, non plus qu’à toute personne qu’intéresse un pan du droit si important dans la vie quotidienne, avec son langage, ses termes et notions propres. Ils ne devraient pas, non plus, rester indifférents devant la manière, le style unique dans lequel ce droit est exprimé. Le monde du droit appréciera sans doute l’oeuvre doctrinale, inspirante et de haute volée, qu’est ce dictionnaire de droit, traduction anglaise du droit civil qui a donné au Québec la particularité juridique qu’est son système de droit privé, au Canada une situation unique de bijuridisme allié à un bilinguisme institutionnel et à la Louisiane une raison de pérenniser une culture dont les racines juridiques puisent aux sources de la jurilinguistique française, soit la langue et le droit, que le doyen Cornu a illustrée. L’usager, pour sa part, appréciera un ouvrage présenté dans un format convivial semblable à celui du dictionnaire de Cornu publié aussi dans la collection « Quadrige », que l’on consulte et feuillette sans déplaisir.

Enfin, on peut aussi espérer que le lecteur sera sensible au message subliminal que Cornu nous a laissé et que les auteurs-traducteurs du Dictionary of the Civil Code ont décrypté et fidèlement reproduit : « Je suis bien trompé si je ne reconnais pas le style [du droit civil][33]. »