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La détention provisoire, qu’il soit question du mécanisme de droit français ou de droit canadien, est la restriction de liberté la plus importante que prévoit la loi à l’encontre des personnes qui sont encore présumées innocentes — n’ayant pas encore fait l’objet d’un jugement. Les propos du professeur Pierre Chambon en 1989, à savoir que « [l]e législateur qualifie d’exceptionnelle la détention provisoire, parce qu’il sait qu’elle ne l’est pas, et qu’il voudrait bien qu’elle le fût[1] », se vérifient encore aujourd’hui. En effet, en France[2] comme au Canada[3], la proportion de prévenus progresse grandement, ainsi que la durée de leur séjour en détention[4], sans qu’il soit possible pour autant d’expliquer cette hausse par une augmentation de la criminalité[5].

La détention provisoire est utilisée plus largement lorsque les questions sécuritaires sont présentes dans les débats. Alors que les discours politiques tendent souvent à s’alarmer quant à une hausse de la criminalité, l’idée d’une nécessité d’adopter de nouvelles lois plus sévères grandit au sein de la population. Le sentiment d’insécurité est fréquemment nourri par des idées reçues, selon lesquelles nous vivrions une période d’accroissement de la violence. Dès lors, la détention, qui consiste en une mise à l’écart du prévenu, apparaît comme la solution parfaite et immédiate pour la gestion des risques. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a déjà pu s’exprimer sur le fait que la majorité de la population, non avertie, a tendance à réagir de manière trop « viscérale[6] ». Bien qu’elle soit non pertinente, puisqu’elle est passionnée, la perspective de la population a malheureusement une incidence sur le processus décisionnel menant à la détention provisoire. C’est ce qu’ont cherché à démontrer de nombreux auteurs canadiens qui souhaitaient trouver une explication à une croissance inquiétante du recours à la détention provisoire depuis le milieu des années 80[7]. En interrogeant plusieurs juges, procureurs de la Couronne et avocats au sein de trois palais de justice québécois[8], ils ont constaté une « logique d’évitement des risques[9] ». La professeure Françoise Vanhamme affirme à ce sujet que pour les juges, au-delà des directives émanant de la hiérarchie, les pressions les plus importantes allant dans le sens contraire à une mise en liberté étaient celles des médias[10]. Celles-ci toucheraient ainsi à la fois les procureurs de la Couronne et les juges, qui tendraient pour les uns à s’opposer à une mise en liberté et pour les autres à rendre une ordonnance en ce sens. Elle nomme ce phénomène le « principe général de précaution » qui consisterait dans le fait « [d’]éviter d’avoir à se justifier d’une mise en liberté suivie de la commission d’un crime, alors qu’une mise en détention l’aurait empêchée[11] ».

Ayant constaté cette problématique, nous voulons apporter un regard critique sur les conséquences réelles qu’emportent les mesures de détention provisoire en France et au Canada sur les droits fondamentaux des justiciables. Pour ce faire, nous examinerons d’abord l’état des deux systèmes juridiques sur ces mesures de privation de liberté avant procès, notamment au regard du droit à un procès équitable, et des garanties qui en découlent. Ensuite, nous mènerons une réflexion sur l’effectivité du respect de ces droits en vue de démontrer que la détention provisoire peut avoir une influence sur l’éventuelle déclaration de culpabilité du justiciable, et plus encore sur la peine qui sera prononcée à son encontre, de manière anticipée.

1 Les droits de la défense : des garanties essentielles à l’encadrement de la détention provisoire

Le principe de la présomption d’innocence, qui a valeur constitutionnelle au Canada comme en France[12], est indispensable à ces systèmes qui se réclament démocratiques afin de pallier d’éventuelles atteintes au droit à la sûreté. L’effectivité de ce principe doit profiter à la personne prévenue qui en est finalement « le bénéficiaire principal[13] ». Pour autant, tout comme en droit international pénal, où se pose la question de l’incompatibilité entre la lutte contre l’impunité et le respect de la présomption d’innocence, il est légitime de s’interroger, en droit français et canadien, sur le fragile équilibre entre la perspective coercitive de la détention provisoire et l’effectivité des droits de la défense qui en découlent. Par conséquent, « la préservation des intérêts sociaux qui conduisent à punir les criminels, [pour] les empêcher de prendre la fuite, assurer leur comparution devant une juridiction, [et] éviter qu’ils ne réitèrent des faits graves[14] » est-il incompatible avec l’effectivité du respect du droit à un procès équitable et des nombreuses garanties qui l’accompagnent ?

En France, le professeur Gérard Cornu définissait les droits de la défense en matière pénale comme « [l]’ensemble des prérogatives qui garantissent à la personne suspecte ou poursuivie la possibilité d’assurer effectivement sa défense dans la procédure pénale et dont la violation constitue, à certaines conditions, une cause de nullité de la procédure […] même si cette sanction n’est pas expressément attachée à la violation d’une règle légale[15] ».

Cornu renvoie ici aux articles 5 et 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (aussi appelée « Convention européenne des droits de l’homme ») et, ce faisant, aux droits à la liberté et à la sûreté ainsi qu’au droit à un procès équitable. Il donne à titre d’exemple, et de manière non exhaustive, comme garanties offertes découlant des droits de la défense : le droit à l’assistance d’un avocat, la possibilité pour celui-ci d’être tenu au courant du déroulement de la procédure et d’être présent au moment des interrogatoires, le caractère contradictoire des débats à l’audience, le droit de poser des questions aux témoins, le droit à la liberté de parole et celui d’avoir la parole en dernier ou encore le droit à un procès loyalement conduit[16]. Le ministère de la Justice rappelle justement que ces droits sont applicables aux personnes poursuivies tout au long de la procédure[17]. En effet, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est applicable à la procédure pénale française, puisqu’il s’agit bien là de « matière pénale[18] ». Ici la notion de matière pénale, généralement interprétée plus largement par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qu’en droit interne, ne pose pas de difficultés, car en France la procédure en matière de détention provisoire est toujours qualifiée de pénale puisqu’elle ne peut faire suite qu’à une mise en examen. Les garanties de l’article 6 sont donc applicables et s’étendent aux phases qui précèdent et qui suivent la procédure judiciaire[19], notamment dans le cas des questions relatives à un placement ou à un maintien en détention provisoire. Le Conseil constitutionnel, pour sa part, affirme que le principe du respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux des lois de la République[20].

La situation est analogue en droit canadien : les articles 8 à 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui ont valeur constitutionnelle, offrent des garanties aux justiciables dans le contexte du procès pénal. Cette charte mentionne expressément le droit à un « procès public et équitable » à l’article 11 d), comme au sein de l’arsenal juridique français. Ainsi, ces garanties existent et ont été élaborées par la jurisprudence à la lumière de l’article 7 de la Charte canadienne, qui offre une protection supplémentaire débordant du « cadre des articles 8 à 14, tout en demeurant conforme à ces derniers[21] ». La Cour suprême a interprété l’article 7 de la Charte canadienne comme garantissant aux justiciables le droit à une défense pleine et entière[22]. Alors, il existe, grâce à la protection constitutionnelle des articles 7 et 11 de la Charte canadienne, un droit fondamental à un procès équitable et à une défense pleine et entière offerts à l’accusé[23]. La Cour suprême a affirmé à plusieurs reprises la primauté de ce droit à valeur constitutionnelle[24].

Dans l’affaire R. c. Rose, la Cour suprême atteste deux pans du droit à une défense pleine et entière. Ceux-ci sont, d’une part, le droit de « connaître la totalité de la “preuve à réfuter” […] avant de répondre […] en présentant sa propre preuve » et, d’autre part, le droit « de se défendre contre tous les moyens déployés par l’État pour obtenir une déclaration de culpabilité[25] ». De la notion de droit à un procès équitable découlerait l’exigence selon laquelle « il doit [y] avoir [une] perspective raisonnable, à la lumière dont il se déroule et se conclut, d’obtenir un verdict fiable[26] ». Pour autant, il n’existe pas en droit canadien de définition limitative du droit à un procès équitable, car comme l’a rappelé la Cour suprême, les droits de l’accusé constitutionnellement protégés par l’article 7 de la Charte canadienne doivent être appliqués de manière contextuelle[27]. De ce fait, au Canada, il est nécessaire de « déterminer si des règles ou des faits particuliers rendent un procès inéquitable[28] ».

C’est ce que nous voulons faire ici en étudiant une à une les garanties offertes aux justiciables au moment d’une procédure pénale, ainsi que leur effectivité en droit français et en droit canadien, dans le contexte de la détention provisoire. Il nous paraît pertinent de préciser que le droit au respect du principe de la présomption d’innocence ainsi que le droit à un tribunal indépendant et impartial seront examinés dans un texte à paraître ultérieurement. Nous nous concentrerons plutôt maintenant sur le droit à un débat contradictoire, le droit à l’avocat, le droit à une audience publique, le droit à un jugement motivé, le droit à un recours et finalement le droit au délai raisonnable.

1.1 Le principe du contradictoire

En France, le contradictoire est un des principes essentiels des droits de la défense. Selon le professeur Cornu, cela signifie que « nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée[29] ». Pour le droit du Conseil de l’Europe, le principe du contradictoire est étroitement lié à l’égalité des armes. Le respect de cette dernière impliquerait que les parties d’un procès pénal puissent présenter chacune leur cause, dans un juste équilibre, devant un juge[30]. Le principe du contradictoire, quant à lui, commande la possibilité pour les parties de prendre connaissance de toutes les pièces que l’autre produit et de pouvoir en discuter durant l’audience[31]. Instauré en 1984 en France[32] en matière de placement en détention provisoire, le contradictoire se tient aujourd’hui devant le juge des libertés et de la détention, selon les formes prescrites par l’article 145 du Code de procédure pénale français. Toutefois, il faut préciser que l’article 179 de ce code permet au juge d’instruction de décider du maintien du prévenu en détention provisoire sans débat contradictoire, au moment de l’ordonnance de règlement[33]. Cette disposition avait fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité qui, en l’absence de caractère sérieux, n’a pas été transmise par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel[34]. Cette dernière argue, pour affirmer qu’il n’y a pas violation du principe du contradictoire, que cette décision intervient à la suite d’une décision de placement en détention provisoire — prise après un débat contradictoire — et que le prévenu peut toujours émettre ses observations[35]. Comme le soulève justement Lucile Priou-Alibert, cette dernière décision a pour effet d’amoindrir la portée du respect des droits de la défense[36].

En droit canadien, on ne parle pas de principe du contradictoire, mais de droit à la communication de la preuve[37], qui découle initialement[38] du droit à une défense pleine et entière[39] protégé par l’article 7 de la Charte canadienne. C’est dans le silence du législateur et afin de consacrer une pratique déjà ancrée dans la jurisprudence que la Cour suprême a accordé une valeur constitutionnelle à ce principe en tant que partie intégrante des principes de justice fondamentale de l’article 7[40]. Or, le droit d’avoir accès à l’ensemble des preuves de la partie adverse et de pouvoir y répondre s’applique autrement en droit canadien où plusieurs actes de procédure peuvent mener à une détention provisoire. Précisons tout d’abord que seul le juge de la Cour supérieure peut agir si le détenu est accusé d’une des infractions de l’article 469 du Code criminel[41]. Si le détenu est conduit devant un juge de paix, celui-ci doit ordonner sa détention jusqu’à ce qu’il soit présenté au juge de la Cour supérieure[42]. Pour le reste, toute personne qui n’est pas libérée au stade policier doit être présentée à un juge de paix dans un délai de 24 heures, ou « le plus tôt possible[43] ». À l’occasion de cette audience, la poursuite consent ou non à une remise en liberté. Si la Couronne refuse la mise en liberté de l’individu, une enquête sur cautionnement doit alors avoir lieu dans un délai de 3 jours, ou plus si celui-ci accepte un délai supplémentaire. Cette enquête respecte le principe du contradictoire parce qu’il revient à la poursuite de porter le fardeau de la preuve[44] et que le juge ne statue qu’après avoir entendu les deux parties, en vertu des motifs de l’article 515 (10) du Code criminel, que nous étudierons plus loin.

Or, la défense peut refuser la tenue de cette audience afin d’accepter directement le maintien en détention avant jugement ou de poursuivre les négociations avec la Couronne. Une étude réalisée dans trois palais de justice québécois démontre que la procédure qui mène au placement en détention provisoire à la suite d’une décision du juge de paix n’est pas des plus courantes[45]. Cette recherche menée en 2011-2012 a considéré les issues des actes de procédure des audiences d’enquêtes sur remise en liberté. Sur un échantillon de 304 personnes accusées, 141 ont été placées ou maintenues en détention provisoire. Sur ces 141 personnes, la décision émanait d’un juge à la suite de l’enquête sur remise en liberté uniquement pour 30 cas. De même, pour les 115 personnes dont la décision a été la liberté provisoire, cette décision émanait de ladite enquête dans seulement 24 cas[46]. Ainsi, seuls 54 des prévenus ont été touchés par une enquête sur remise en liberté. Le placement en détention provisoire peut donc émaner tout autant du juge de paix que d’une décision de la Couronne ou encore d’une logique de la défense elle-même. L’enquête sur cautionnement étant de droit, la loi ne viole pas expressément le droit fondamental selon lequel toute personne peut se faire entendre avant qu’une décision soit prise à son sujet[47]. Toutefois, comme cette étude le démontre, la pratique porte atteinte à l’effectivité de ce droit.

1.2 Le droit à l’assistance d’un avocat

En droit français, c’est la loi du 6 août 1975 qui intègre à l’ancien article 135-1 du Code de procédure pénale la possibilité pour l’inculpé d’être assisté par un avocat au moment de la comparution devant le juge qui décide de son placement en détention provisoire[48]. Depuis la loi du 5 mars 2007, cette assistance est devenue obligatoire à l’occasion du débat contradictoire[49]. Cette assistance obligatoire est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme[50] car, comme la CEDH a pu le rappeler, le droit pour un accusé de se défendre lui-même n’est pas absolu[51]. Cette dernière a même considéré que, « lorsqu’une privation immédiate de liberté se trouve en jeu, les intérêts de la justice exigent par principe une représentation par un conseil[52] ».

Le droit au recours à une assistance — soit à un avocat — est protégé par l’article 10 b) de la Charte canadienne[53] et profite au prévenu depuis 1835[54]. Dans le cas d’une audition, c’est la jurisprudence qui a explicitement affirmé que le droit à l’avocat découlait des articles 7 et 11 d) de la Charte canadienne en tant que principe de justice fondamentale[55]. Cependant, contrairement à ce qui passe dans le système français, si ce droit ne peut être nié au prévenu, ce dernier peut décider d’y renoncer.

1.3 Le droit à une audience publique

En France, et ce, depuis 2007[56], la publicité des débats devant le juge des libertés et de la détention ou devant le juge d’instruction est de principe[57]. Toutefois, le ministère public, le mis en examen ou son avocat peuvent toujours s’y opposer et les juges, y porter un avis[58]. Le Code de procédure pénale prévoit tout de même plusieurs exceptions à la publicité des débats, notamment en cas de criminalité organisée, de risque d’entrave aux investigations ou encore de risque d’atteinte à la présomption d’innocence, à la sérénité des débats, à la dignité de la personne ou aux intérêts d’un tiers[59].

Au Canada également, l’enquête sur cautionnement est rendue publiquement. Toutefois, cette publicité peut être restreinte par le juge de paix, et doit l’être si le prévenu en fait la demande[60]. La Cour suprême a considéré que c’était là une restriction raisonnable au principe de liberté d’expression garanti à l’article 2 b) de la Charte canadienne, du fait qu’elle n’est ni totale ni définitive[61].

1.4 Le droit à un jugement motivé

Même si elle n’est pas systématiquement rendue publique, la décision irrévocable du juge, en France comme au Canada, doit toujours être motivée. L’exigence de motivation des ordonnances de placement en détention provisoire prend tout son sens dès lors que, comme nous l’avons vu, la liberté est le principe et la détention, l’exception. Depuis la loi française du 17 juillet 1990[62], le juge des libertés et de la détention doit justifier sa décision de placement en détention provisoire, qui « doit comporter l’énoncé des considérations de droit et de fait sur le caractère insuffisant des obligations du contrôle judiciaire […] et le motif de la détention par référence aux seules dispositions des articles 143-1 et 144[63] », de prolongation de la détention ou encore de demande de mise en liberté par référence aux objectifs de l’article 144. Il doit préciser en quoi les autres mécanismes, tels que la mise sous contrôle judiciaire ou l’assignation à résidence avec surveillance électronique, ne seraient pas suffisants pour atteindre les objectifs de l’article 144[64]. Dans sa rédaction d’origine, l’article 144 du Code de procédure pénale laissait une grande discrétion au juge, celui-ci pouvant décider du placement en détention provisoire. Le critère du trouble à l’ordre public a été modifié à plusieurs reprises[65] et il a fait l’objet de critiques doctrinales en raison de son application par les tribunaux en cas d’infraction grave[66]. La rédaction actuelle de l’article 144 du Code de procédure pénale, qui a été actualisée conformément à la Loi du 5 mars 2007[67], prévoit les sept motifs suivants :

1° Conserver les preuves ou les indices matériels qui sont nécessaires à la manifestation de la vérité ;

2° Empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ;

3° Empêcher une concertation frauduleuse entre la personne mise en examen et ses coauteurs ou complices ;

4° Protéger la personne mise en examen ;

5° Garantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice ;

6° Mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;

7° Mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé. Ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire. Toutefois, le présent alinéa n’est pas applicable en matière correctionnelle[68].

Le juge des libertés et de la détention, lorsqu’il statue sur le placement, le prolongement de la détention ou une demande de liberté, doit se fonder sur l’ensemble de l’article 144. En sens contraire, lorsqu’il est question du maintien en détention, le tribunal doit motiver sa décision uniquement au regard des 2°, 4°, 5° et 6° dudit article[69].

Il en est de même en droit canadien, où l’article 515 (10) du Code criminel exige que la décision de placer un prévenu en détention soit motivée par les juges à l’aide d’un des motifs de l’article. D’ailleurs, la Cour suprême a précisé, dans l’arrêt R. c. St-Cloud, que l’existence de ces motifs n’entraîne pas automatiquement la détention, du moment qu’il est nécessaire de la justifier[70]. Le Code criminel prévoit donc trois motifs permettant au juge de paix de placer un prévenu en détention provisoire. Ainsi, l’article 515 (10) du Code criminel dispose ce qui suit :

Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :

a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi ;

b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction ou celle des personnes âgées de moins de dix-huit ans, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice ;

c) sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes :

(i) le fait que l’accusation paraît fondée,

(ii) la gravité de l’infraction,

(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,

(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale d’emprisonnement d’au moins trois ans[71].

Exception faite du critère de la protection de la personne mise en examen de l’article 144 du Code de procédure pénale, un lien peut être fait entre les motifs en droit français et en droit canadien. Ce critère étant utilisé de manière très exceptionnelle, nous n’irons pas plus loin à cet égard dans notre texte. Nous préférons en effet nous concentrer sur les critères qu’emploient les juges pour placer en détention provisoire les personnes prévenues, de même que sur leur incidence relativement au principe de la présomption d’innocence dont les textes fondamentaux commandent l’effectivité au Canada et en France.

1.4.1 Le critère du risque de soustraction à la justice

Le premier motif ouvrant la possibilité à une incarcération avant procès en droit canadien exige que cette mesure soit nécessaire pour « assurer [l]a présence [de la personne poursuivie] au tribunal afin qu’[elle] soit traité[e] selon la loi[72] ». En France, la loi permet également le placement en détention provisoire pour « [g]arantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice[73] ». Dans les deux cas, le juge compétent doit démontrer un risque que le prévenu tente de se soustraire à la justice. Pour la CEDH, ce critère s’apprécie en fonction du caractère de l’intéressé ainsi que de sa situation familiale, professionnelle et économique, et de son domicile[74]. La CEDH a affirmé qu’il ne faut pas seulement prendre en considération la gravité de l’infraction[75], mais également l’importance de la peine encourue et le degré d’intolérance du prévenu envers la privation de liberté[76].

Du côté canadien, la Cour suprême a déjà énoncé les critères sur lesquels le juge de paix devait se fonder afin de traiter cet objectif. Ainsi, comme en droit français, il lui faut tenir compte, notamment, du fait que l’accusé occupe un emploi et a un domicile, ainsi que des relations familiales et sociales stables[77]. De même, les juges de la Cour suprême ont affirmé qu’entre en considération le niveau de vie du prévenu dès lors que fuir représenterait un certain coût[78]. Ce facteur est important au moment de l’étude de l’engagement financier que le prévenu est prêt à souscrire[79]. Finalement, le juge de paix doit évaluer la gravité de l’infraction car, plus la peine encourue est élevée, plus la volonté de s’y soustraire est susceptible d’augmenter[80]. En France comme au Canada, la pratique doit donc se fonder sur des garanties de représentation, ce qui, évidemment, a pour conséquence que les personnes de nationalité étrangère, les itinérants, les personnes dont le statut socioéconomique est faible ou qui sont marginales, ou les deux à la fois, sont celles qui feront le plus l’objet de l’application de ce critère[81].

1.4.2 Le critère du risque pour la protection ou la sécurité du public et la bonne administration de la justice

En droit canadien, la détention provisoire est également envisageable lorsque celle-ci s’avère « nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction ou celle des personnes âgées de moins de dix-huit ans, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice[82] ». C’est là le motif le plus invoqué par les juges[83], ce qui s’expliquerait par le fait que ces derniers sont souvent des anciens membres de la Couronne dont la mission consiste en la protection de la société[84]. Dans l’arrêt St-Cloud, la Cour suprême précise que la sécurité du public est une « juste cause », au sens de l’article 11 e) de la Charte canadienne, si le prévenu risque de commettre une nouvelle infraction et de compromettre ainsi la sécurité du public[85]. Aujourd’hui, les juges apprécient ce critère en fonction de la probable dangerosité du prévenu qui n’a pas à être exacte et qui s’évalue, selon la Cour d’appel du Québec, en fonction des points suivants :

(1) la nature de l’infraction, (2) les circonstances pertinentes de celle-ci, ce qui peut mettre en cause les événements antérieurs et postérieurs, (3) la probabilité d’une condamnation, (4) le degré de participation de l’inculpé, (5) la relation de l’inculpé avec la victime, (6) le profil de l’inculpé, i.e., son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental, (7) sa conduite postérieurement à la commission de l’infraction reprochée, (8) le danger que représente, pour la communauté particulièrement visée par l’affaire, la liberté provisoire de l’inculpé[86].

Selon le juge Gagnon, les critères élaborés par la jurisprudence — dans l’arrêt St-Cloud ou encore dans l’affaire R. c. Rondeau — militent davantage en faveur de la détention que de la mise en liberté[87].

Ce second objectif en droit canadien se rapproche des objectifs un, deux, trois et six de l’article 144 du Code de procédure pénale français. Comme nous l’avons exposé plus haut, le Code criminel canadien prévoit la possibilité d’incarcérer le prévenu si sa libération peut nuire à l’administration de la justice. Or, c’est afin de protéger la bonne administration de la justice que l’on incarcère en France dans le but suivant : « 1° Conserver les preuves ou les indices matériels qui sont nécessaires à la manifestation de la vérité ; 2° Empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ; 3° Empêcher une concertation frauduleuse entre la personne mise en examen et ses coauteurs ou complices[88] ».

Le premier objectif de l’article 144 du Code de procédure pénale français touche le risque de disparition des preuves, rarement utilisé par les juges, qui n’a pas vocation à pouvoir s’appliquer sur une longue période dès lors que l’enquête avance. Ce risque paraît tout de même toucher davantage une personne coupable qu’une personne innocente qui, elle, aura intérêt à ce que la vérité soit dévoilée au moyen des preuves[89]. Le deuxième objectif tend à éviter les risques de pression sur les témoins ou les victimes de l’infraction, ce qui suppose qu’une personne physique ou morale ait subi les conséquences néfastes d’une infraction, et que le prévenu en soit l’auteur. Le troisième objectif, quant à lui, a pour dessein d’éviter toute concertation frauduleuse, ce qui suppose l’implication de plusieurs personnes dans l’infraction. Il est nécessaire pour le juge de justifier en quoi seule la détention permettrait d’éviter ce risque. Certains établissements pénitentiaires permettant aisément la communication, le magistrat doit donc répartir les personnes incarcérées dans des établissements différents, ce qui peut conduire à un éloignement important du prévenu de son entourage social et familial. Ce critère ne fait pas partie des critères de maintien en détention[90], car le risque de concertation perd de sa pertinence au fil du temps[91]. À nouveau, le risque ne devrait pas viser l’innocent qui n’est ni auteur, ni coauteur, ni complice[92].

Le sixième objectif porte sur le fait d’éviter le renouvellement de l’infraction ou d’y mettre fin. Pour l’avocat général Damien Vandermeersch, ce critère est « peu compatible avec les principes généraux qui régissent la détention préventive : il repose, d’une part, sur le postulat que l’inculpé a commis les faits et, d’autre part, sur l’effet de neutralisation et de répression recherché à travers sa mise à l’écart immédiate[93] ». En vérité, le renouvellement d’une infraction suppose que l’infraction poursuivie soit avérée, ce qui n’a pas encore été démontré dès lors que l’affaire est en cours d’instruction. Il en est de même pour le critère de « mettre fin à l’infraction » du même article 144 du Code de procédure pénale. Jean-René Farthouat écrivait sur ce sujet que « [l]es innocents ne renouvellent pas les infractions puisque, par définition, ils ne les ont pas commises et ne troublent pas un ordre public qui ne saurait s’émouvoir de la probité[94] ». Des excès rédactionnels avaient d’ailleurs été rectifiés par le législateur par la modification du troisième alinéa de l’ancien article 80 du Code de procédure pénale qui disposait que « le juge d’instruction a le pouvoir d’inculper toute personne ayant pris part, comme auteur ou complice, aux faits qui lui sont déférés ». Comme en droit canadien, ce critère est très largement utilisé en droit français, notamment lorsque le mis en examen a un passé judiciaire important. À vrai dire, afin de savoir si le prévenu est susceptible de commettre une nouvelle infraction, la pratique s’interroge sur son passé. Cette motivation se révèle problématique du fait de son caractère permanent : ainsi, alors que le trouble à l’ordre public peut s’atténuer, le casier judiciaire, lui, demeure[95]. Au fil de tous ces critères apparaît une logique de culpabilité, notamment parce que l’on doit partir du principe que l’individu a commis la première infraction.

1.4.3 Le critère de la confiance du public envers l’administration de la justice

Au Canada, c’est en 1997 qu’a été ajouté le dernier objectif de l’article 515 (10) du Code criminel qui dispose ceci :

[La] détention [du prévenu] est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes :

(i) le fait que l’accusation paraît fondée,

(ii) la gravité de l’infraction,

(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,

(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale d’emprisonnement d’au moins trois ans[96].

La Cour suprême a précisé que ce critère était autonome, et à considérer uniquement lorsque les deux autres n’étaient pas applicables[97]. On retrouve ici le critère de l’intérêt public qui avait été invalidé constitutionnellement dans l’arrêt R. c. Morales[98]. Cette fois-ci, et sous ce libellé, il a été jugé conforme à la Charte canadienne dans l’arrêt R. c. Hall[99]. Dans l’arrêt St-Cloud, la Cour suprême a jugé utile de préciser que ce dernier critère ne doit pas être interprété comme une possibilité pour une incarcération quasi automatique des prévenus lorsqu’ils sont inculpés en raison d’un crime grave seulement du fait d’une forte probabilité d’une condamnation au risque de violer l’article 11 e) de la Charte canadienne[100]. Toutefois, dans la même affaire, la plus haute cour du pays ajoute que, en présence « d’un crime grave ou très violent, lorsque la preuve contre l’accusé est accablante, et que la ou les victimes sont vulnérables, la détention préventive sera habituellement ordonnée[101] », et ce, d’autant que l’article n’exige pas des circonstances exceptionnelles ou d’une rare gravité. D’ailleurs, la Cour suprême refuse cette approche d’une application de l’alinéa dans un contexte exceptionnel seulement[102].

Sur ce point, la Cour d’appel du Québec a précisé que les éléments de ce critère, soit la preuve accablante, la gravité du crime et la probabilité d’une condamnation, n’étaient que des considérations, car il ne faut pas devancer la cause au fond pour le respect du principe de la présomption d’innocence[103]. Le juge Baudouin, dans la même affaire, ajoute que l’on doit se référer au public averti, ou informé, et non à la majeure partie du public canadien, qui peut avoir une réaction « viscérale » devant le crime, selon laquelle « se débarrasser du criminel, c’est se débarrasser du crime[104] ». Ainsi, dans l’arrêt Hall, la juge en chef McLachlin définit ce public comme formé de personnes avisées « de la philosophie des dispositions législatives, des valeurs consacrées par la Charte et des circonstances réelles de l’affaire[105] ». Une fois encore, en raison de la formulation de ce critère se pose la question de la culpabilité de l’individu, et de la peine pour l’infraction avant le jugement. Or, malgré ce qu’en dit la Cour suprême, ledit critère n’est que rarement invoqué et se voit privilégié dans des situations exceptionnelles impliquant une violence très grave[106].

Ce dernier critère présente des liens importants avec le septième et dernier objectif poursuivi par la détention provisoire prévu par l’article 144 du Code de procédure pénale. Celui-ci dispose que la détention doit avoir pour but de « [m]ettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé. Ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire. Toutefois, le présent alinéa n’est pas applicable en matière correctionnelle[107] ».

Selon l’avocat général belge Vandermeersch, ce critère ne tend à se justifier qu’à l’égard des inculpés qui, ayant commis des infractions, ont gravement porté atteinte à des valeurs essentielles de la société[108]. Pour lui, c’est un non-sens dès lors que, dans les valeurs d’une société démocratique, la sécurité publique exigerait plutôt qu’un innocent ne soit jamais placé en détention, comme le commande le droit à la sûreté. C’est en 2007 que cet objectif a été supprimé en matière correctionnelle[109]. Selon le magistrat Christian Guéry, les juges français se fondent davantage sur les éléments de gravité, des circonstances de commission ou l’importance du préjudice que sur la motivation du « trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public[110] ».

Ce sont des décisions de juridictions de fond qui ont tenté de définir la notion d’ordre public, notamment à Toulouse où la Cour d’appel a considéré qu’elle comportait « de multiples acceptions dont le respect de la vie humaine, la primauté de la préservation des personnes sur celle des biens, et l’interdiction de la justice privée[111] ». Pour la CEDH, ce trouble à l’ordre public, qui doit être entendu comme « trouble de l’opinion publique devant la libération d’un suspect », ne peut découler uniquement de la gravité d’un crime ou des charges pesant sur l’intéressé[112]. Elle a d’ailleurs ajouté que la détention ne restait légitime que si, au moment de la phase de décision, l’ordre public était effectivement menacé. La CEDH a déjà critiqué la France pour ses décisions qui se bornaient à faire référence à la nature du crime et aux circonstances qui l’entouraient pour appliquer ce critère[113].

Qu’il soit question des objectifs poursuivis par la détention provisoire en droit français ou en droit canadien, on y perçoit une logique générale de « présomption de culpabilité[114] ». Les critères étudiés ci-dessus apparaissent comme trop larges, laissant aux juges compétents un vaste pouvoir d’appréciation, ce qui mène, comme nous l’avons vu, à une surutilisation du mécanisme. En effet, « ceux-ci sont confrontés aux réalités difficiles du terrain, les grands principes se diluent rapidement dans l’exigence d’une réponse immédiate et efficace que semblent requérir ces situations problématiques[115] ». De plus, le juge dispose de peu de moyens alternatifs et se trouve démuni devant les inégalités sociales que son action a finalement pour effet de renforcer. La Cour de cassation a dû rappeler, à plusieurs reprises, le droit à des juridictions du fond, qui n’appliquaient pas la détention provisoire de manière exceptionnelle[116].

1.5 Le droit à un recours

En France, la personne mise en examen, son avocat ou le ministère public disposent d’un droit d’appel contre toutes les décisions portant sur la détention provisoire, à l’exception de l’ordonnance d’incarcération provisoire. De plus, dans les cas où la détention est manifestement anormale, la loi du 24 août 1993 a créé le référé-liberté qui prévoit la saisine du président de la chambre d’accusation rapidement afin qu’il puisse suspendre les effets du mandat de dépôt[117]. Ces dispositions vont dans le sens du respect du droit à un recours effectif, protégé par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[118] ou encore par la Convention européenne des droits de l’homme[119].

En droit canadien, deux types de recours sont envisageables à la suite d’une décision de placement en détention provisoire : la révision proprement dite et la révision faisant suite à l’apparition de faits nouveaux[120]. Dans le premier cas — qui mérite d’être précisé —, le Code criminel prévoit la possibilité pour le prévenu et la Couronne de demander la révision de la décision du juge de paix à tout moment avant la tenue du procès[121]. Pour cela, le requérant doit apporter au juge de la Cour supérieure une preuve « pertinente et significative[122] » qui, s’il évalue que la demande est bien fondée, pourra lui permettre d’annuler l’ordonnance rendue antérieurement par le juge de paix. Pour toute nouvelle révision, il faut attendre un délai de 30 jours. Précisons que la situation n’est pas la même dans toutes les provinces du Canada. En Saskatchewan[123], un nouvel appel n’est pas possible lorsqu’un juge de la Cour supérieure a déjà rejeté la demande de révision, tandis que c’est envisageable au Québec[124], en Alberta[125] ou en Ontario[126]. Lorsque la décision a été rendue par un juge de la Cour supérieure, lorsque le prévenu est accusé d’une infraction de l’article 469 du Code criminel, alors la demande de révision doit être présentée à la Cour d’appel[127].

1.6 Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable

La personne prévenue ou accusée, en détention ou en liberté provisoirement, est placée dans une situation d’attente, devant un procès qui tarde bien souvent à se tenir. Or, comme l’affirme l’adage : « justice delayed is justice denied ». La question du délai raisonnable est double en droit français. En effet, il existe, au-delà du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, un droit au délai raisonnable de la détention provisoire. De plus, l’article 5.3 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que « [t]oute personne arrêtée ou détenue […] a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure[128] ». Le texte ne mentionne pas de délai précis, car chaque situation doit « s’apprécier dans chaque cas suivant les circonstances de la cause[,] [lesquelles] sont d’une extrême variété[129] ». La cour s’appuie généralement sur les critères suivants : « la complexité de l’affaire, la gravité de l’infraction, le risque de suppression des preuves, le risque de fuite, la dangerosité de l’inculpé[130] ». Le législateur de 1996 a inclus dans la législation française, soit à l’article 144-1 du Code de procédure pénale, la notion européenne de « délai raisonnable » en disposant que « [l]a détention provisoire ne peut excéder une durée raisonnable, au regard de la gravité des faits reprochés à la personne mise en examen et de la complexité des investigations nécessaires à la manifestation de la vérité[131] ».

Ainsi, le juge doit mettre fin à la détention dès que les conditions du Code de procédure pénale ne sont plus remplies. Il revient à la chambre d’instruction d’estimer ce délai raisonnable[132]. La chambre criminelle de la Cour de cassation contrôle cette obligation imposée aux chambres de l’instruction de répondre aux moyens faisant état d’un dépassement du délai raisonnable de la détention[133]. C’est à partir de 1975 que la France a instauré une durée limitée à la détention provisoire[134], dont les plafonds ont été modifiés à plusieurs reprises depuis, notamment par l’entremise des lois du 15 juin 2000[135], du 5 mars 2007[136] et du 10 août 2011[137]. Ces plafonds, qui diffèrent selon le statut de majeur ou de mineur de la personne prévenue et de la gravité de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie, ont été largement accrus en matière d’infractions terroristes depuis la loi du 21 juillet 2016[138].

Au Canada, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est protégé par l’article 11 b) de la Charte canadienne[139] et s’applique différemment selon le statut de la personne poursuivie. En effet, l’article 525 du Code criminel prévoit que, sauf lorsqu’il s’agit d’une infraction à son article 469, l’ordonnance de placement en détention provisoire doit être révisée si le prévenu n’est pas jugé dans un délai de 90 jours. De plus, dans le cas d’une infraction sommaire, l’ordonnance doit être révisée s’il n’est pas jugé dans un délai de 30 jours[140]. Le 28 mars 2019, se prononçant sur la façon appropriée de procéder à l’examen de cette détention provisoire au regard de l’article 525 du Code criminel, la Cour suprême a insisté sur l’importance du réexamen de la situation en vertu du droit de « ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable[141] ». Alors que la Cour suprême de la Colombie-Britannique avait considéré que l’article 525 exigeait que le prévenu apporte préalablement la preuve d’un délai anormal dans la procédure — qui soit a eu des conséquences néfastes sur sa situation, soit n’est pas de son fait — pour que le juge évalue si sa détention était toujours justifiée au regard des critères de l’article 515 (10). Dans l’arrêt R. c. Myers, la Cour suprême du Canada a estimé au contraire que « l’art. 525 exige du juge siégeant en contrôle qu’il fournisse au prévenu les motifs pour lesquels son maintien en détention est justifié ou non[142] » sans qu’aucune condition préalable soit requise de la part du prévenu. Pour les prévenus en liberté provisoire, la Cour suprême[143] a récemment prévu des plafonds à partir desquels le délai devient déraisonnable, soit 18 mois devant la cour provinciale, et 30 mois pour la cour supérieure.

2 La décision de placement en détention provisoire : une précondamnation ?

2.1 La détention provisoire : une exécution anticipée de la peine ?

Bien que ses fondements et ses objectifs puissent être divers, la peine n’est légitime à l’encontre d’un individu que lorsque ce dernier a été déclaré coupable d’une infraction. La détention provisoire apparaît alors comme une entorse au principe selon lequel la peine commence à courir au moment où elle est infligée. En droit canadien, ce principe est prévu dans l’article 719 (1) du Code criminel. Il en est de même en droit français où l’exécution de la peine d’emprisonnement doit faire directement suite à son prononcé[144]. Or, en droit français comme en droit canadien, le temps passé en détention provisoire est pris en compte dans l’exécution de la peine d’emprisonnement. Le 3 avril 1998, c’est le député et ancien ministre Patrick Devedjan qui relevait, lors d’une séance à l’Assemblée nationale portant sur la proposition de loi no 577/98 en vue de réformer la détention provisoire, que « la meilleure preuve que la détention provisoire est une précondamnation est qu’elle est décomptée au temps de la peine ».

Il existe effectivement, en droit français, une déduction du temps passé en détention provisoire de la peine prononcée[145]. En France, l’article 716-4 du Code de procédure pénale prévoit ceci : « Quand il y a eu détention provisoire à quelque stade que ce soit de la procédure, cette détention est intégralement déduite de la durée de la peine prononcée ou, s’il y a lieu, de la durée totale de la peine à subir après confusion[146]. » La Cour de cassation a précisé que « la mise à exécution d’une peine d’emprisonnement a pour effet de suspendre les effets d’un mandat de dépôt délivré pour autre cause[147] ». Ainsi, l’exécution de la peine d’emprisonnement met fin à la détention provisoire. Pour le calcul de l’exécution de la peine d’emprisonnement prononcée, en tenant compte du temps passé en préventive, les praticiens s’appuient sur une note de la direction de l’administration pénitentiaire.

Il en est de même en droit canadien : la jurisprudence, bien avant que le législateur intervienne sur ce point, incluait le temps passé en détention provisoire dans le calcul de la peine d’emprisonnement[148]. L’article 719 (3) du Code criminel dispose que, « [p]our fixer la peine à infliger à une personne déclarée coupable d’une infraction, le tribunal peut prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l’infraction ; il doit, le cas échéant, restreindre le temps alloué pour cette période à un maximum d’un jour pour chaque jour passé sous garde[149] ». Jusqu’en 2010, la pratique des tribunaux était d’accorder deux jours pour chaque jour passé en détention provisoire du fait que celle-ci est particulièrement éprouvante et qu’elle n’est pas prise en compte dans le calcul menant à une libération conditionnelle. C’est en 2010, par l’entremise de la Loi sur l’adéquation de la peine[150], que le législateur a imposé que le maximum de cette prise en considération passe à un jour, « sauf dans le cas où la personne a été détenue pour le motif inscrit au dossier de l’instance en application du paragraphe 515 (9.1) ou au titre de l’ordonnance rendue en application des paragraphes 524 (4) ou (8)[151] ». La Cour suprême, opposant résistance, a affirmé que les conditions d’enfermement dans le contexte de la détention provisoire étant toujours rigoureuses, la situation se révélait chaque fois exceptionnelle. De ce fait, elle a commandé aux juges de retrancher un jour et demi pour chaque jour passé en détention provisoire. Elle s’est expliquée en disant que « la perte subie aux fins de l’admissibilité à la libération anticipée suffit habituellement à justifier l’octroi d’un crédit à raison d’un jour et demi contre un, même lorsque les conditions de détention n’ont pas été spécialement dures et que la libération conditionnelle est peu probable[152] ». Au Canada comme en France, à travers la détention provisoire, on commence à faire exécuter sa peine à une personne non encore jugée coupable.

2.2 La détention provisoire : une remise en cause de l’office du juge ?

Ce constat pousse à s’interroger sur la question de l’office du juge. Prenant de l’avance sur les objectifs et les effets de la peine, le juge de paix ainsi que le juge des libertés et de la détention n’empiètent-ils pas sur les compétences de leurs pairs qui doivent statuer sur la culpabilité et sur la peine des personnes poursuivies ? Le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial est protégé en droit canadien comme en droit français. En France, ce droit est notamment garanti au premier paragraphe de l’article six de la Convention européenne des droits de l’homme[153]. Dans l’affaire Piersack c. Belgique, la CEDH a précisé la notion d’impartialité :

Si l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugés ou de parti pris, elle peut, notamment sous l’angle de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, s’apprécier de diverses manières. On peut distinguer sous ce rapport entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur en telle circonstance, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime[154].

De son côté, l’article 11 d) de la Charte canadienne dispose que « [t]out inculpé a le droit […] d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable[155] ». Dans l’arrêt R. c. Lippé, la Cour suprême précise que « l’exigence d’impartialité judiciaire comporte un aspect individuel aussi bien qu’institutionnel ». Elle y affirme ceci : « qu’un juge particulier ait ou non entretenu des idées préconçues ou des préjugés, si le système est structuré de façon à susciter une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel, il n’est pas satisfait à l’exigence d’impartialité[156] ». En matière de détention provisoire, un doute sur l’effectivité de ce droit au Canada et en France peut s’installer à travers deux aspects.

2.2.1 Les conditions de placement en détention provisoire : une anticipation sur les questions de la culpabilité et de la peine ?

Plusieurs auteurs ont relevé le fait qu’un lien étroit pouvait être établi entre la décision de placement en détention provisoire et la décision irrévocable de condamnation de l’individu selon les critères pris en considération par le juge de paix et le juge des libertés et de la détention[157]. Nous avons noté à la lecture de diverses recherches sur le sujet que les deux systèmes juridiques prévoient une anticipation de la question de la probabilité, d’une part, de la condamnation et, d’autre part, de la peine, au stade de la détention provisoire.

Pour ce qui est de la France, la CEDH a affirmé que, pour que l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit à la liberté et à la sûreté puisse être effectif, il doit exister « des raisons plausibles de soupçonner » que la personne a commis l’infraction en cause. Cette partie de l’article 5 est, pour la CEDH, « un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) (art. 5-1-c) contre les privations de liberté arbitraires ». La CEDH affirme que, dans le cas d’une détention provisoire, même si elle n’exige pas un niveau de certitude identique à celui d’une condamnation, les soupçons doivent malgré tout être des « faits ou [des] renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction[158] ». Ainsi, il paraît évident qu’un certain degré de preuve de la culpabilité du prévenu doive être établi au regard des critères de l’article 144 du Code de procédure pénale. Par exemple, comme nous l’avons vu précédemment, le critère qui consiste à « mettre fin à l’infraction ou [à] prévenir son renouvellement » n’a pas vocation à s’appliquer à une personne qui n’aurait pas commis l’infraction première pour laquelle elle est poursuivie. Là encore, en droit français, la loi commande expressément au juge de s’interroger sur la culpabilité du prévenu. En effet, le juge des libertés et de la détention doit observer la pertinence d’une détention « au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure[159] » qui doivent ainsi être démontrés. En outre, selon le septième objectif, le juge doit observer « la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé[160] ».

Au Canada, au moment de l’enquête sur la remise en liberté, dite « audience sur cautionnement », le poursuivant doit « exposer les circonstances de l’infraction présumée, particulièrement en ce qu’elles ont trait à la probabilité de la condamnation du prévenu[161] ». De plus, les critères étudiés précédemment, qui permettent au juge de décider de la détention provisoire du prévenu, démontrent que le tribunal doit, à ce stade-là, s’interroger sur la peine qui pourrait être prononcée. D’après la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Rondeau, lorsque le juge s’interroge sur la question d’une potentielle détention aux fins de « protection [et de] sécurité du public[162] », il doit prendre en considération « la probabilité d’une condamnation[163] ». Plus encore, pour le dernier critère de l’article 515 (10), la loi le prévoit expressément, car le juge doit tenir compte du « fait que l’accusation paraît fondée » ou encore du « fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement[164] ». Par ailleurs, pour évaluer ce critère, le tribunal doit examiner la preuve. En ce sens, dans l’arrêt St-Cloud, la Cour suprême a déclaré que, dès cette audience, le juge de paix doit examiner la qualité de la preuve et les moyens de défense présentés par la poursuite[165]. De surcroît, en étudiant la gravité de l’infraction, qui s’évalue au regard des maximums ou des minimums prévus par la loi[166], le juge doit examiner les circonstances de sa commission. La Cour suprême précise dans cet arrêt qu’il convient de s’interroger sur les circonstances aggravantes ou atténuantes pertinentes quant à la détermination de la peine. Il est question, en tout point, des considérations dont doit tenir compte le tribunal à l’occasion de l’audience sur la culpabilité et de l’audience sur la peine.

Ainsi, le juge des libertés et de la détention, autrefois juge d’instruction, et le juge de paix, « en décidant une détention, fini[ssent] par assumer, dans ce que certains appellent un “dédoublement fonctionnel”, le rôle de l’instance prononçant la sanction, ce qui transforme de plus en plus la détention provisoire en véritable peine[167] ».

2.2.2 Le prononcé d’un terme d’emprisonnement : une légitimation judiciaire du placement en détention provisoire ?

Plusieurs études montrent que la décision de placement en détention provisoire a une incidence importante sur la décision de condamnation et sur la peine prononcée par un tribunal qui, de ce fait, n’apparaît plus si impartial[168]. De nombreuses études réalisées sur les peines prononcées à la suite d’une détention provisoire tendent à légitimer les propos de Jean Carbonnier selon qui « [l]a détention préventive appelle la condamnation. Le tribunal condamne pour justifier, après coup, la détention préventive et, partant, le juge d’instruction qui l’a ordonnée[169] ». L’auteur relevait qu’en matière correctionnelle, parce qu’il était nécessaire que les cas soient résolus rapidement, les tribunaux avaient pour habitude de prononcer des courtes peines afin qu’elles puissent englober le temps passé en détention provisoire, du fait des règles d’imputation vues précédemment.

Du côté français, Pierre-Victor Tournier, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, a étudié le rapport entre le quantum de la peine prononcée et la durée de la détention provisoire pour les mineurs[170]. Comme on le constate dans le tableau qu’il a réalisé grâce aux données de l’année 1991 en France, la durée des peines d’emprisonnement prononcées est relativement analogue au temps passé en détention provisoire, et cela se vérifie d’autant plus lorsque la détention provisoire a été longue. Tournier émet plusieurs observations quant aux résultats obtenus. Ainsi, selon lui, plus la détention provisoire est longue, plus la proportion de condamnés est élevée, et plus la proportion de condamnation à une peine d’emprisonnement ferme se révèle importante. Finalement, il constate que le quantum de la peine prononcée est étroitement lié à la durée de la détention provisoire du prévenu. Les constats de Tournier ont été confirmés depuis pour l’ensemble des prévenus, majeurs et mineurs, notamment par la Commission de suivi de la détention provisoire, pour l’année 2014[171]. Elle a observé que, sur les 2 300 condamnations prononcées en cour d’assises, 92 p. 100 des prévenus ont été condamnés à une peine d’emprisonnement ferme, et que 76 p. 100 avaient été placés en détention provisoire[172]. À partir des chiffres du ministère de la Justice, Guillaume Vaney, chargé d’études statistiques, a recensé les peines prononcées dans leur ensemble, puis les a comparées en fonction du fait que la condamnation avait eu lieu soit après une comparution immédiate, soit après une détention provisoire, courte ou longue, ou encore en l’absence de détention provisoire. À partir de son tableau, Vaney observe que les personnes qui ont connu une détention provisoire sont plus souvent condamnées à des peines d’emprisonnement ferme, et que les peines sont « sensiblement plus sévères[173] » lorsque la détention provisoire a été davantage longue.

Les auteurs canadiens constatent également ce rapport entre la durée de la détention provisoire et la longueur de la peine d’emprisonnement ferme prononcée. Philippe Mary, en étudiant les effets de la détention provisoire au Canada, a vérifié les observations précédentes. Selon lui, de nombreuses recherches ont démontré que la détention provisoire influait sur la condamnation pénale irrévocable. Ce serait l’un des facteurs les plus importants de cette décision, qui compterait davantage que des « facteurs légaux (comme la gravité ou la nature de l’infraction) ou extra-légaux (comme le genre, l’ethnie ou l’origine sociale)[174] ». Mary affirme également que la durée de la détention provisoire a une influence sur la longueur de la peine d’emprisonnement qui sera prononcée[175]. En ce sens, Marie-Marthe Cousineau a étudié les décisions judiciaires prononcées à l’encontre des prévenus comparaissant, soit libres, soit détenus, à la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec pendant l’année 1992[176]. Elle constate que 11,4 p. 100 des inculpés libres ont écopé d’une peine d’emprisonnement ferme et 5,9 p. 100, d’une peine d’emprisonnement et d’une probation. Pour ceux qui ont comparu libres, 32,5 p. 100 se sont vu imposer une peine d’emprisonnement et 51,0 p. 100, une peine d’emprisonnement et une probation. Alors que la Chambre criminelle et pénale a prononcé une probation simple à l’encontre de la majorité des personnes qui ont comparu libres, soit 67,6 p. 100, cela n’a été le cas que pour 14,2 p. 100 des personnes qui ont fait l’objet d’une détention provisoire. Ainsi, le statut du suspect au moment de la décision de la Chambre criminelle et pénale semble avoir une incidence importante sur la peine prononcée. Cousineau soutient que les personnes qui comparaissent détenues sont « non seulement plus souvent condamnées à des peines d’emprisonnement, mais [qu’elles le sont] à des peines d’emprisonnement de plus longue durée[177] ».

Finalement, les résultats des études réalisées en France et au Canada démontrent que la décision finale subit fortement l’influence de la détention provisoire. Ainsi, celle-ci reviendrait, comme l’affirmait Carbonnier, à une validation de la première décision. Ces dernières constatations poussent à s’inquiéter quant à l’effectivité du droit à l’impartialité du juge. Il paraît ainsi légitime de douter du respect de ce droit dès lors que le juge s’appuie majoritairement sur une décision judiciaire précédente qui présumait elle-même de la culpabilité du prévenu.

S’il est permis de douter de l’impartialité du juge, n’est-il pas également pertinent de s’interroger sur l’impartialité de tous les acteurs du processus judiciaire ? Devant des constats inquiétants sur l’origine économique et sociale des personnes prévenues en détention, beaucoup de chercheurs ont remis en question le droit à l’égalité des justiciables devant la loi, laissant ainsi présager l’existence d’une discrimination systémique présente dès le début de la procédure pénale.

3 La décision de placement en détention provisoire : le reflet d’une inégalité des justiciables devant la loi ?

La discrimination dont les justiciables feraient l’objet serait pour certains, avant même que les acteurs judiciaires entrent en jeu, induite par la préexistence de critères légaux discriminatoires. En effet, la procédure pénale française comme la procédure pénale canadienne encadrent l’application de la détention provisoire par des objectifs que celle-ci doit poursuivre, qui, pour beaucoup, défavoriseraient une catégorie de la population à problèmes socioéconomiques. Plus encore, les mêmes justiciables placés en détention provisoire souffriraient, du fait de cette première décision, d’une seconde discrimination au stade de la détermination de la peine.

3.1 La différence de traitement des justiciables devant la détention provisoire induite par des critères légaux discriminatoires

Le droit à l’égalité devant la loi a valeur constitutionnelle en droit canadien[178] et en droit français[179]. C’est ainsi qu’en France la loi prévoit que peut être placée en détention provisoire toute personne physique lorsque l’infraction pour laquelle elle est poursuivie le permet. Plus précisément, depuis 2002, la détention provisoire est envisageable pour toute personne mise en examen qui encourt une peine criminelle ou encore une peine correctionnelle supérieure ou égale à trois ans d’emprisonnement[180]. Toutefois, de nombreuses exceptions à ce principe sont prévues, qu’elles concernent les mineurs[181], les diplomates, les membres de la Commission européenne des droits de l’homme et les juges de la CEDH[182], les membres du Parlement[183] ou encore le président de la République[184].

Au Canada, au regard de l’article 515 (6) du Code criminel, le juge de paix a l’obligation de placer en détention provisoire les personnes poursuivies pour certaines infractions parmi les plus graves du droit pénal canadien. En ce sens, le juge perd une partie de son pouvoir décisionnel. En dehors des personnes prévenues inculpées pour une infraction de l’article 469 du Code criminel, le juge doit alors rendre une ordonnance de mise en liberté provisoire ou, exceptionnellement et en poursuivant les objectifs de l’article 515 (10), une ordonnance de placement en détention provisoire. En France comme au Canada, les dispositions juridiques concernant la détention provisoire ne s’appliquent donc pas identiquement pour tous les justiciables. Devant les lois canadiennes et françaises sur la détention provisoire, il est pertinent de se demander si le principe de l’égalité des justiciables par rapport à la loi est effectif.

Plus encore, pour Carbonnier, la détention provisoire ne doit pas s’appliquer à tous de la même façon. À ses yeux, selon les cas, elle peut être nécessaire ou, au contraire, hors de proportion. Dans ses écrits, il a dressé une liste de catégories de délinquants, en insistant, pour chacune, sur l’utilité ou non de la mesure. Ainsi, il rassemble les personnes en situation de détresse psychologique ou économique, en affirmant que pour celles-là la détention provisoire aurait des effets positifs, car la souffrance qu’elle engendre serait un moindre mal pour elles qui, au regard de leur condition de vie en liberté, sauraient davantage s’en accommoder. Dans le sens contraire, pour d’autres délinquants, soit ceux qui commettent « des infractions de pur droit positif : délits d’imprudence, délits politiques, délits fiscaux, délits financiers, etc. », la détention provisoire devrait être supprimée « presque entièrement[185] ». Il semble alors pertinent de se demander si la justice française et canadienne traite effectivement les justiciables en considération d’un type de délinquance, comme semblerait le conseiller Carbonnier ?

De nombreuses études ont été menées au Canada sur la population de prévenus détenus. Ainsi, déjà en 1986, les rapports de Statistique Canada affirmaient que cette population était principalement composée « de jeunes hommes […] généralement célibataires, sans emploi et [qui] ont une scolarité légèrement inférieure à la moyenne […] les données révèlent que 70 % des 16 211 prévenus de l’échantillon avaient des antécédents carcéraux[186] ». La même année, Marie-Marthe Cousineau, Hugo Théorêt et Danielle Laberge ont analysé ladite population pénale pour ajouter que 58 p. 100 des infractions pour lesquelles les détenus provisoirement étaient poursuivis ne semblaient pas revêtir de caractère grave[187]. Il serait majoritairement question de délits contre les biens sans violence, d’infractions à la circulation routière ou aux règlements municipaux ou encore de situations illégales de nature administrative. Constatant cela, ils soutiennent que, dans ces cas, la détention provisoire ne poursuit pas les deux objectifs de l’article 515 (10) de l’époque, soit le risque de se soustraire à la justice et le risque causé à la société[188]. En 2014, l’étude effectuée par Karen Beattie, André Solecki et Kelly Morton Bourgon pour le ministère de la Justice du Canada démontre que le justiciable est davantage susceptible de faire l’objet d’une détention provisoire si c’est « un homme, célibataire, autochtone ou sans emploi ou atteint d’une maladie mentale ou soupçonné de l’être[189] ». Plus encore, une étude du Groupe de recherche et d’analyse sur les politiques et les pratiques pénales (GRAPP) a analysé la population détenue provisoirement au Québec de 1981 à 1985, notamment sur ses caractéristiques sociodémographiques. Les chercheurs concluent alors que « l’incarcération en détention provisoire est une mesure judiciaire discriminatoire qui vise particulièrement certaines catégories de justiciables dont la caractéristique principale est leur appartenance aux couches socio-économiquement défavorisées de la société[190] ».

Les témoignages de différents acteurs de la procédure pénale illustrent et confirment parfaitement les résultats des études mentionnés plus haut. En effet, les juges, les procureurs de la Couronne ou encore les avocats de la défense insistent sur l’importance des garanties de représentation dans le processus décisionnel concernant la détention provisoire, qui crée une différence de traitement des justiciables en raison de leur statut socioéconomique et familial. Ainsi, Vanhamme a retranscrit et publié ces témoignages. Entre de nombreuses déclarations, la plus éclairante semble être celle de maître Bélanger, qui affirme ceci :

Deux personnes accusées du même crime, avec le même historique criminel ou avec les mêmes antécédents, […] quelqu’un qui est sur le bien-être social […], c’est sûr que c’est vrai que cette personne-là n’a pas les mêmes garanties ou des garanties pour sortir, mais, dans son cas à [elle], c’est possible que l’avocat ne fera même pas l’enquête de caution pour tenter de [la] faire sortir, [alors] que quelqu’un qui paye son avocat personnellement et que ce n’est pas un mandat de l’aide juridique, […] il aura plus de chances de sortir[191].

Or, la différence de traitement dont témoignent les acteurs du procès pénal est rendue possible par la rédaction des textes juridiques portant sur la détention provisoire. Concernant le premier motif justifiant la détention, soit le fait de s’assurer de la présence du prévenu devant le tribunal, l’étude de Marie-Luce Garceau démontre que le juge de paix, pour statuer sur ce point, s’attache aux critères suivants : l’existence d’une adresse fixe, la stabilité de la résidence et de l’emploi ou encore les liens familiaux et sociaux. Plus encore, pour ce qui est du second critère, la loi prévoit expressément que les juges doivent se pencher sur la « nature de l’infraction », le « profil de l’inculpé, i.e., son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental » ou encore « sa conduite postérieurement à la commission de l’infraction reprochée[192] ». Ainsi, une personne ayant des garanties de représentation faibles et un casier judiciaire aura moins de chances de bénéficier d’une liberté provisoire.

En France, les statistiques du ministère de la Justice pour l’année 2014 semblent révéler une situation similaire. Tout d’abord, Vaney recense dans son étude les types d’infractions pour lesquels les personnes détenues provisoirement étaient poursuivies durant cette année-là, qui se trouvent être majoritairement des vols ou relatives aux stupéfiants[193]. La Commission de suivi de la détention provisoire affirmait également pour la même année que, « [g]lobalement, les types d’infractions relevant du domaine réglementaire, économique et professionnel dont la place n’est pas négligeable dans le contentieux correctionnel, même en enlevant la circulation routière, sont peu concernés pour la détention provisoire : les taux de recours sont le plus souvent très inférieurs au taux moyen des délits[194] ». Cette étude révèle le fait que la gravité de l’infraction en cause n’est pas le critère majeur de mise en détention provisoire. Elle semble même confirmer les propos de Carbonnier, selon qui la détention provisoire ne devrait pas s’appliquer à une certaine catégorie de prévenus faisant partie de la « délinquance en col blanc[195] ».

Alors qu’au Canada, Cousineau a recensé les études réalisées sur les détenus provisoires et a ainsi confirmé que la principale caractéristique permettant de bénéficier d’une mise en liberté provisoire est d’avoir de bonnes garanties de représentation ; en France, une étude similaire de Bruno d’Aubusson de Cavarlay en 1987 et une autre de René Levy publiée la même année démontraient des résultats identiques[196]. La similitude de leurs conclusions peut s’expliquer par l’identité des critères de placement en détention provisoire dans les deux systèmes, notamment celui qui consiste à s’assurer de la présence du prévenu devant les tribunaux. Comme nous l’avons vu, il permet de viser plus particulièrement une certaine partie de la population, notamment les individus ayant des problèmes d’ordre socioéconomique, les personnes sans emploi, avec des problèmes de santé mentale, ou encore les personnes itinérantes.

Il paraît pertinent de s’interroger sur cette différence de traitement. Est-elle le résultat d’une simple application des textes formels ou relève-t-elle finalement d’une discrimination systémique qui commencerait au début du processus judiciaire ? Les constatations quant aux textes juridiques concernant la détention provisoire sont formelles : le droit français, tout comme le droit canadien, permet au juge de réaliser un traitement différencié entre les justiciables. Le lien entre la politique pénale d’un État et les catégories d’individus susceptibles d’aller en détention provisoire se révèle de toute évidence important. Il suffit d’observer la politique pénale française de la fin des années 80 tournée vers la lutte contre le trafic de stupéfiants qui a créé une répression plus sévère, ce qui a fait ainsi du toxicomane « [le] candidat idéal à l’incarcération préventive[197] ». Les auteurs constatent souvent « une forme de classement différencié des conduites illicites, par lequel on fait un partage des illégalismes populaires et ceux de la classe dominante[198] ». Mais au-delà du droit pénal qui contient des infractions qui sont davantage tournées vers la classe populaire, la détention provisoire en est une illustration concrète en procédure pénale, du moment que, comme il a été démontré précédemment, les critères étudiés par les juges pour décider du placement en détention provisoire peuvent être discriminatoires. Une auteure affirme ainsi que « nous pouvons probablement considérer que les motifs retenus afin de détenir provisoirement un accusé sont, en soi, un des multiples moyens de contrôle et de gestion des populations économiquement défavorisées[199] ».

Pour autant, les auteurs ayant travaillé sur le sujet relèvent que cette discrimination est présente non seulement dans les textes, mais également tout au long du processus judiciaire. Celle-ci débuterait dès le contrôle policier et l’arrestation : selon Jean Hétu, « le mode de vie des pauvres est de nature à attirer plus facilement l’attention de la justice que celui des autres classes sociales d’autant plus que les quartiers défavorisés bénéficient habituellement d’une surveillance accrue de la part de la police[200] ». Au Canada, les critères de mise sous garde d’un suspect tendent à s’appliquer à une catégorie de justiciables en particulier puisque les agents de paix doivent s’interroger sur « les condamnations antérieures du prévenu, son expérience antérieure de détention, sa situation d’emploi, sa conduite envers les policiers, la gravité de l’infraction, le type de victime en cause, l’existence d’un mandat d’arrestation et la prise d’une déclaration par les policiers[201] ». L’étude de René Levy en France démontre que, lors de l’arrestation, les garanties de représentation entrent déjà en jeu pour la décision de placement en garde à vue. Ainsi, il relève que plus une personne peut offrir de garanties de représentation, soit un domicile fixe, une situation familiale stable, un emploi, plus elle a de chances d’échapper à une garde à vue, et inversement[202].

Selon Levy, Brian A. Grosman ou encore Philippe Robert, il existe un lien étroit entre la police et la poursuite, qui permet, au Canada notamment, une influence sur leurs recommandations au moment de l’enquête sur cautionnement. Ce serait vraisemblablement un des facteurs les plus importants après « les antécédents criminels de l’accusé, la gravité de l’offense, la possibilité que l’infracteur commette une autre offense s’il est libéré, la possibilité qu’il influence les témoins, ses racines dans la communauté et son apparence physique[203] ». Les auteurs expliquent que, si « la justice tend à incarcérer immédiatement là où la police a arrêté et détenu[204] », c’est que, lorsqu’ils arrêtent un justiciable, les policiers sont le plus souvent déjà convaincus de sa culpabilité[205]. Toutes les caractéristiques du justiciable l’ayant mené à une garde à vue ou à une mise sous garde — son manque de garanties de représentation, son appartenance de classe, son apparence, son statut socioéconomique — sont les mêmes qui influencent les juges compétents pour décider du placement en détention provisoire. C’est ainsi que les auteurs soulèvent « l’hypothèse de l’existence d’une gestion discriminatoire […], à l’endroit des personnes socio-économiquement défavorisées[206] ».

3.2 La différence de traitement des justiciables devant la peine induite par le placement en détention provisoire

Ce constat prend un degré de gravité encore plus important dès lors que de nombreuses études ont mis en évidence que, au Canada comme en France, les personnes qui font l’objet d’une mise en liberté provisoire ont des issues plus favorables à leur procès que celles qui sont détenues provisoirement[207]. D’ailleurs, Garceau réalise ce constat à l’aide des études de Wayne L. Morse et Ronald Hanna Beattie en 1932[208], puis celles de Martin Lawrence Friedland en 1965[209], celles de Pamela Koza et Anthony N. Doob[210] en 1975, d’Anthony N. Doob et Ann Cavoukian en 1977[211] ou encore d’Ejan Mackaay en 1976 et de Philippe Robert en 1986[212]. Beaucoup de chercheurs ont pu montrer que la détention provisoire avait un effet sur la peine, et même qu’elle pouvait être considérée comme un « facteur prédictif de l’incarcération » plus important que d’autres qui seraient légaux ou extralégaux[213]. Bon nombre d’entre eux établissent que, outre son influence sur le type de peine prononcée, la détention provisoire serait décisive en ce qui concerne la longueur de la peine d’emprisonnement ferme[214]. Cousineau a illustré cette réalité au Canada en étudiant les sentences rendues en 1992 à la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec selon le statut du suspect au moment du procès sur la peine. Sa recherche a confirmé les études des auteurs précités. En effet, elle a observé une grande différence entre les peines prononcées par les juges en fonction de la comparution des personnes accusées en tant que personnes libres ou détenues. Ainsi, les personnes comparaissant libres ont majoritairement été condamnées à une peine de probation, soit 67,7 p. 100 d’entre elles, et beaucoup moins à une peine privative de liberté comme l’emprisonnement, qu’elle soit prononcée subsidiairement à une peine de probation ou non, soit 17,3 p. 100. Au contraire, les personnes qui étaient détenues lors de leur procès sur la peine ont, pour la majeure partie d’entre elles, été condamnées à une peine d’emprisonnement ferme, soit 83,5 p. 100, et seulement 14,2 p. 100 d’entre elles l’ont été à une peine de probation simple[215].

De nombreux chercheurs, après avoir élaboré ce constat, se sont interrogés sur les raisons de son existence. Ainsi, ils insistent dans un premier temps sur les plaidoyers de culpabilité, qui seraient beaucoup plus fréquents chez les personnes placées en détention provisoire. C’est d’ailleurs ce que démontre Cousineau, dans son étude[216]. En 1989, Sylvie Gravel et Marie-Marthe Cousineau ont réalisé plusieurs entretiens auprès de prévenus en détention provisoire qui affirmaient que les conditions de détention étaient si terribles qu’elles les incitaient à plaider coupable « à n’importe quel prix […] dans le seul but de faire cesser cette forme d’emprisonnement devenue intolérable[217] ». Les auteurs relèvent tous que la pression qu’engendre le placement en détention provisoire a cet effet direct sur la déclaration de culpabilité, qui pousse les prévenus à plaider coupable alors qu’ils ne l’auraient peut-être pas fait sinon. S’ils décident de plaider l’innocence, ils risquent de rester en détention le temps du procès. En plus du fait d’éluder la question de la culpabilité, ce plaidoyer peut influencer négativement le juge sur le type de sentence qu’il sera susceptible de prononcer.

Si Marie-Eve Sylvestre, Céline Bellot et Nicholas Blomley ont avancé, à partir d’une étude réalisée dans quatre villes canadiennes pendant la période 2012-2016, que « [l]a décision [du juge] d’imposer une peine d’emprisonnement et la durée de celle-ci [sont] influencée[s] par cette détention avant procès[218] », c’est qu’ils ont observé que souvent la peine était fixée, comme nous l’avons précisé ci-dessus, en fonction de la période passée en détention provisoire. De plus, ces études démontrent qu’au Canada la Couronne était plus favorable à un arrêt de la procédure ou à retirer ses accusations lorsque l’accusé était en liberté[219]. Ces auteurs vont jusqu’à affirmer que la détention provisoire, au-delà d’avoir un effet sur la peine, en ferait partie. C’était d’ailleurs l’objet des développements précédents sur la prise en compte de la détention présentencielle dans le calcul du quantum de la peine. Les juges de la Cour suprême confirment eux-mêmes, comme la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Wust qui déclare que « [p]rétendre que la détention présentencielle ne peut jamais être réputée constituer une peine après la déclaration de culpabilité — parce que le système judiciaire ne punit pas des personnes innocentes — est un exercice de sémantique qui ne tient pas compte de la réalité de cette détention[220] ». Dans l’arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, les juges de la Cour suprême avaient affirmé clairement que les possibilités d’acquittement diminuaient lorsque l’accusé était détenu avant son procès[221]. Pour eux, l’incarcération avant procès cause effectivement un stigmate permanent, même lorsque la personne est acquittée ensuite, qui peut entraîner des conséquences nocives sur l’emploi ou les liens familiaux[222].

L’incarcération, en effet, ne peut que désavantager l’accusé, ne serait-ce que pour la préparation de sa défense[223]. Elle nuit, entre autres choses, à la possibilité pour lui d’avoir accès à des informations pertinentes quant à son dossier ou à un conseil. C’est ce que relève Carbonnier, pour qui « il est certain que l’inculpé détenu est placé, pour l’organisation de sa défense, dans des conditions matérielles et morales beaucoup plus défavorables que l’inculpé libre[224] ». Au cours des années 70, Friedland et Mackaay avaient d’ailleurs observé que la détention impactait considérablement sur la communication avec l’avocat et la possibilité d’avoir accès à l’état d’avancement du dossier. Entravant ainsi la préparation d’une défense appropriée, elle place le prévenu détenu dans une position défavorable par rapport au prévenu libre, qui augmente la possibilité qu’il soit déclaré coupable à l’issue de la procédure et condamné à une peine d’emprisonnement[225]. S’ajoute à cela, selon Carbonnier, le « facies carceraria[226] », autrement dit un changement d’apparence physique, notamment sur le visage du détenu du fait de son incarcération. Cette modification physique serait la conséquence des conditions de la détention, soit une mauvaise alimentation, le peu d’exposition à la lumière, l’absence ou la quasi-absence d’exercice physique, le manque de soin et d’hygiène ou encore de sommeil, sans oublier les troubles psychologiques déjà présents ou causés par la détention. Comme le démontre le fort taux de suicide chez les personnes prévenues incarcérées[227], la détention provisoire peut constituer « un choc violent pour la personne qui passe du milieu libre à la prison […] l’incertitude quant à la condamnation et [à] la peine prononcée reste aussi une donnée stressante pour l’ensemble des personnes en détention provisoire[228] ». Pour Carbonnier, les conditions de détention donnent au prévenu un visage antipathique qui influerait de manière négative sur la perception que pourraient avoir les jurés ou les juges sur lui, notamment sur son innocence, ces conséquences étant bien évidemment préjudiciables à ce prévenu dans le processus de détermination de sa peine.

Conclusion

L’analyse du cadre juridique entourant la détention provisoire en droit français et en droit canadien nous a permis de relever l’existence d’un équilibre fragile entre la perspective coercitive de la détention provisoire et l’effectivité des droits de la défense. Qu’il soit question des justiciables canadiens ou français, force nous est de constater que la détention provisoire — soit la plus grande restriction de liberté prévue par la loi à leur encontre alors qu’ils sont encore présumés innocents — a une incidence importante sur leurs droits. À vrai dire, bien que le mécanisme, du fait de son caractère potentiellement liberticide, soit encadré très strictement par des droits fondamentaux à valeur internationale, conventionnelle et constitutionnelle, au Canada comme en France, leur effectivité subit elle-même l’influence de la pratique. Ainsi, et pour n’en mentionner que certains, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit au respect de la présomption d’innocence, le droit à l’égalité devant la loi, le droit à un juge impartial, le droit au respect du principe du contradictoire ou encore le droit d’être jugé dans un délai raisonnable sont atteints par le cadre juridique très permissif de la détention provisoire. L’étude des critères permettant aux juges français et canadiens de prononcer un placement en détention provisoire révèle des motifs très larges qui laissent un trop vaste pouvoir d’appréciation aux juges, ce qui mène à une surutilisation de la mesure. C’est donc dans la perspective de restreindre le recours à la détention provisoire que de nombreux auteurs ont proposé de rendre plus stricts les critères de l’article 144 du Code de procédure pénale français et de l’article 515 (10) du Code criminel canadien. Ainsi, ils prescrivent une obligation de résultat et non de moyen envers les juges pour le respect du caractère exceptionnel de la détention provisoire. De plus, alors qu’aux yeux de Carbonnier l’examen anticipé de la culpabilité du prévenu au stade de l’instruction neutralise la présomption d’innocence, il semblerait au contraire que, pour de nombreux auteurs, ce droit fondamental et le droit à un tribunal impartial en soient davantage impactés. La décision du juge des libertés et de la détention ou du juge de paix, en anticipant sur la culpabilité et sur la peine, influe considérablement sur la décision irrévocable du tribunal. Cet empiètement est tel que le magistrat Bernard Callé y voit un dédoublement fonctionnel. Plus encore, la mesure ne toucherait pas tous les justiciables de la même façon. Nous avons en effet pu observer l’existence d’une discrimination systémique concernant une certaine partie de la population dès le début du processus judiciaire, discrimination préexistante dans les lois canadiennes et françaises. Alors que Carbonnier voit la détention provisoire comme un « mal nécessaire », d’autres auteurs proposent maintenant, à l’inverse, une effectivité réelle du principe selon lequel la détention provisoire se doit d’être exceptionnelle. Beaucoup s’interrogent sur des moyens alternatifs à l’enfermement — dont on constate aisément les conséquences désastreuses et permanentes qu’il peut engendrer — qui permettraient d’atteindre les objectifs poursuivis par la détention provisoire.