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Certains aiment faire des mélanges inattendus, des alliances surprenantes. Il suffit de penser au cuisinier qui moud du poivre sur les fraises, au peintre qui associe deux couleurs traditionnellement incompatibles, au musicien qui joue du Bach à l’accordéon ou encore à l’orfèvre qui insère du bois dans du métal précieux. D’autres excellent à aborder des sujets sous un angle inhabituel[1]. Nicholas Kasirer est de ceux-ci et de ceux-là : il prend un plaisir évident à marier connaissance ou découverte du droit avec d’autres matières, en particulier la littérature, ou à chausser des lunettes originales pour lire notre discipline. Il n’y a qu’à se souvenir du recueil La solitude en droit privé[2], où son propre texte, portant sur le droit robinsonien, était fondé principalement sur le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique[3]. On peut évoquer aussi les textes qu’il a réunis dans Le faux en droit privé[4] où, bien sûr, les fictions et autres artifices ont été à l’honneur. Ou bien l’ouvrage Le droit civil, avant tout un style[5] ? où il avait invité des chercheurs à se pencher sur les qualités littéraires et esthétiques de ce droit.

Cette fois-ci, avec Myriam Jézéquel et Véronique Fortin, Nicholas Kasirer réunit en un ouvrage les études présentées lors des ateliers du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec de l’Université McGill, tenus en 2003-2004. À cette occasion, huit chercheurs se sont penchés sur le fait que « le péché joue un rôle certain dans la vie du droit, y compris dans divers champs du droit privé[6] » (p. 3). Ces textes sont augmentés d’une introduction de Nicholas Kasirer et d’une synthèse de Myriam Jézéquel dont le titre peut semer un peu l’effroi pour quiconque n’en prend pas les termes au strict sens premier[7] ! Un avertissement : que le lecteur facétieux ne cherche pas à faire un lien entre le péché et l’auteur de chaque texte. Les péchés ont été choisis par chacun, semble-t-il, uniquement en fonction de leur intérêt intellectuel, scientifique ou métaphorique.

Sur le plan formel, cette publication est là aussi originale puisqu’il est rare qu’un ouvrage de droit ou même sur le droit comporte des illustrations juste pour le plaisir, pourrait-on dire. Page de couverture comprise, dix reproductions suggèrent, chacune à leur façon, les transgressions de la loi divine. Précisons que l’ordre dans lequel les textes sont présentés n’a rien de thomiste et que trois d’entre eux sont rédigés en anglais.

La grande pécheresse du droit privé, c’est la société par actions. Deux textes lui sont consacrés. À vrai dire, dans un cas, elle est bel et bien pécheresse elle-même[8], alors que, dans le second, on pourrait la considérer comme complice puisqu’elle favorise un péché[9].

Dans le premier de ces deux textes, Jean-Guy Belley prévient d’emblée le lecteur : « Dans ce texte, je soutiendrai […] que l’héritage culturel judéo-chrétien reste un fondement primordial du capitalisme contemporain » (p. 63). Il illustre son propos avec deux passages bibliques dont la symbolique est éloquente à cet égard, la fable du veau d’or et l’épisode des vendeurs du Temple.

Se penchant ensuite sur l’orgueil, l’auteur précise d’abord qu’il ne fera pas une étude très approfondie de ce péché, qu’il estime non nécessaire en l’occurrence, et ensuite que l’orgueil qui l’intéresse n’est pas celui de l’individu mais plutôt celui qui est « un fait social de type institutionnel » (p. 68). Pour Jean-Guy Belley, l’orgueil est un « péché grave, de nature spirituelle, car il affecte l’âme et non le corps » (p. 69).

Venant au capitalisme corporatif, dont « [l]e moteur du développement […] fut l’institution de la société par actions » (p. 72), Belley affirme que « [s]on crime est fondamentalement un péché d’orgueil » (p. 71), péché « patent » (p. 94).

En fait, l’orgueil décrit ici est poussé à un tel point que le lecteur peut se demander si la société par actions ne se prend pas carrément pour une divinité. L’auteur abonde effectivement dans ce sens : « Les entités corporatives qui vont devant nous pour orienter et contrôler le devenir du genre humain ont acquis tous les attributs du Dieu judéo-chrétien ou des divinités païennes » (p. 92).

Devant un mal si profond, comment terrasser Lucifer, quel serait l’« antidote » (p. 96) ? Nous laissons au lecteur l’étonnement de la réponse dont nous livrerons ici un seul indice : la solution se trouve dans… Frankenstein ou le Prométhée moderne, ouvrage de Mary Wollstonecraft, dite Mary Shelley, paru en 1818.

Le péché lié aux sociétés par actions sur lequel réfléchit Jean-François Gaudreault-DesBiens est l’avarice. Pour ce professeur, il existe deux types d’avares. Le premier est « passif », en ce sens qu’il veille pathologiquement sur son bien, mais il « ne nuit pas nécessairement activement aux autres » (p. 212) pour accumuler et conserver sa richesse. L’auteur donne ici en exemple deux personnages marquants : l’oncle Picsou, de Walt Disney, et Séraphin Poudrier de l’écrivain québécois Claude-Henri Grignon. L’avare passif, selon Gaudreault-DesBiens, est relativement sympathique, mais, surtout, c’est un pécheur légal. Il aurait bien trop peur, en transgressant la loi, d’y laisser des plumes. Pardon, des sous !

L’autre avare est « avide [et] cupide » (p. 213) et travaille activement pour accumuler ses biens. Contrairement au premier, le second, pour parvenir à ses fins, n’hésitera pas à « flirter avec l’illégalité » (p. 213). Il se croit « au-dessus de la loi » (p. 214), rêve de puissance, agit souvent « en toute impunité » (p. 214), « ne s’intéresse qu’à lui » (p. 215) et, comme si cela ne suffisait pas, est souvent orgueilleux, également. Bref, cet être n’est pas particulièrement plaisant.

Pour Gaudreault-DesBiens, « le droit des sociétés par actions […] est systématiquement ouvert à l’avarice » (p. 216). C’est d’ailleurs un terrain où les juristes jouent un rôle important « dans ce qui paraît être un processus de légitimation silencieuse de l’avarice, entendue ici comme cupidité » (p. 216). On comprend que cette avarice correspond au second type décrit ci-dessus.

Cet auteur se situe sur deux niveaux pour démontrer que le droit des sociétés par actions « est structurellement hospitalier aux manifestations “agressives” d’avarice » (p. 216). Le premier niveau consiste en une métathéorisation de ce droit à l’occasion de laquelle il révèle « l’espèce de “pacte de non-agression” qui règne entre l’avarice et […] l’analyse économique du droit » (p. 216). À l’inverse, le second niveau est une microthéorisation de la matière. C’est l’occasion, pour l’auteur, de se pencher sur ce qu’il nomme l’« actionnariocentrisme » (p. 216) de cette branche du droit privé.

Au terme de la première théorisation, Gaudreault-DesBiens soutient que « l’éthique inspirant la branche normative de l’analyse économique du droit [est] fondamentalement une [éthique] d’assouvissement » (p. 227) et que, « l’avarice [est inscrite] dans le code génétique du droit des sociétés » (p. 228).

À l’occasion de la seconde théorisation, cet auteur estime que la « culture de la cupidité » (p. 235) est favorisée par la théorie du réseau de contrats mettant en jeu les « intérêts d’une foison de “cocontractants” potentiels » (p. 229). Cette théorie « tend à valoriser l’efficience comme objectif ultime » (p. 231) pour laquelle l’intérêt des seuls actionnaires est pris en compte. En effet, l’actionnariocentrisme « occulte […] totalement la problématique plus large des fonctions sociales de l’entreprise » (p. 247).

En conclusion, alors que le droit des sociétés par actions légitime l’avarice et l’égoïsme, Gaudreault-DesBiens « fait de l’éthique une considération exogène à la structure profonde du régime juridique » (p. 247) de ces sociétés.

Le constat est peu réjouissant. La rédemption passe par des réformes, que cet auteur propose sur le plan tant législatif que jurisprudentiel : par exemple, modification du processus décisionnel, encadrement juridique plus strict. Le doute subsiste cependant : ces réformes auraient-elles « une portée suffisamment large pour qu’elles soient efficaces » (p. 237) ? Alors, Gaudreault-DesBiens suggère une « re-théorisation du droit des sociétés par actions » (p. 235) puisque ce ne sont pas « seulement des changements dans le droit qui s’imposent, mais bien des changements du droit [visé] » (p. 237-238). Nous résumerons cette théorie à ses trois axes principaux : 1) étudier la fonction sociale de la « firme » (p. 238) ; 2) élargir « le champ d’investigation à ce que fait la firme » (p. 239) ; et 3) voir la firme comme « un ordre juridique où un pouvoir s’exerce bel et bien et où des normes, négociées ou imposées, contraignent tous les acteurs pertinents » (p. 245).

Se situant également sur le plan économique, Hugo Cyr traite de la paresse dans les droits sociaux et économiques ou plus exactement par rapport à ces droits[10]. Dans un texte extrêmement dense et fouillé – paresseux, s’abstenir ! –, le professeur Cyr va bien au-delà du péché qui lui a été assigné. La paresse est en somme prétexte à « un essai d’interprétation généalogique de certaines de nos conceptions juridiques » (p. 131). À l’occasion, « [c]et essai d’archéologie tentera […] d’examiner quelques couches de sédimentation ayant créé l’alliage qu’est aujourd’hui le péché de la paresse qui afflige notre traitement des droits sociaux et économiques » (p. 133).

Après avoir défini le péché – en général – comme l’opposé de la charité, « engagement par amour envers Dieu » (p. 134), cet auteur en rappelle les différentes catégories possibles : originel, mortel, capital, véniel. Il en invente une nouvelle pour la paresse, qu’il désigne alors par son nom initial, l’acédie, le péché « motivationnel ». Rappelons que le terme employé par saint Thomas d’Aquin pour nommer le péché étudié par Hugo Cyr provient du grec akêdia, qui signifie : négligence, indifférence. Pour les chrétiens, l’acédie est le mal dont est atteint celui qui ne sent plus la foi et qui ne pratique plus les rites de la religion. D’ailleurs, d’après Cyr, « [l]’oisiveté et la paresse ne sont que des symptômes ou des épiphénomènes de l’acédie » (p. 141).

À la suite d’un raisonnement très savant, se penchant sur la notion d’obligations, au sens religieux du terme, Cyr conclut que celles-ci peuvent « être vues comme un mode d’obtention du salut » (p. 144). De son côté, Dieu, en contrepartie, est tenu à une obligation réciproque. Conclusion – pour le moins innovante – « [la] grâce n’est plus alors un don de Dieu mais plutôt la contrepartie d’un contrat synallagmatique entre Dieu et le croyant » (p. 144) ! Il est difficile d’imaginer symbiose plus étroite entre droit et religion !

Cyr nous entraîne ensuite dans l’éthique protestante, où, « [l]a paresse est carrément la confirmation externe de l’absence de grâce […] seul Dieu pourrait faire renaître le paresseux en le touchant de la grâce » (p. 160). Puis, progressant dans le temps, il présente la place de la religion dans la pensée de Machiavel, de Pierre Nicole, de Bayle, de Bernard Mandeville, pour qui « ce sont les vices des uns et des autres qui tiennent les humains ensemble » (p. 168). Cela permet au professeur Cyr de constater une modification profonde de la notion de paresse : « alors que le péché d’acédie correspondait à celui de se laisser guider par l’appétit calculé du corps, le nouveau péché de la paresse correspond à celui de ne pas se laisser suffisamment guider par cet appétit calculé » (p. 171) !

De son côté, Susan G. Drummond livre sa réflexion sur l’envie qui s’accompagne d’une réflexion sur les traditions juridiques mixtes. Elle exploite plus précisément le thème suivant : « [t]he place of envy within legal mixité » (p. 189), la notion d’envie nécessitant obligatoirement la présence de l’autre, une relative proximité, voire intimité. Comme l’écrit cette auteure, l’envie est un « relational sin » (p. 195). L’envie existe entre frères et soeurs, entre voisins. Si, à une plus grande échelle, elle existe aussi entre peuples, toutes ces « envies » sont identiques. Drummond considère que l’envie concerne plus les personnes que les choses, contrairement à la convoitise. Ainsi, on envie les qualités de quelqu’un alors qu’on peut convoiter ses biens.

Drummond prend comme archétype de la mixité Jérusalem, ville autour de laquelle de nombreuses traditions juridiques ont circulé. En fait, dit-elle au début de son étude, « I here want to deploy Jerusalem as a metaphor for mixité » (p. 190). Droit civil et common law s’y sont mélangés, côtoyant quelques droits religieux (talmudique, musulman, chrétien et druze). Au sujet de Jérusalem, il est même permis de parler d’un « palimpseste » de traditions juridiques, pour reprendre le terme de Drummond, l’empruntant à Alcalay[11] (p. 191). Au-delà des règles propres à chaque communauté, s’est créé un ordre juridique plus « commun », plus oecuménique : « Like the defensive psychological structures generated by envy, Jerusalem has similarly generated the consistent, coherent, far-reaching worldviews that are required to neutralize those hostile emotions by embedding them within a sense of righteousness » (p. 201). En somme, l’envie n’a pas que des côtés négatifs dans la mesure où elle pousse parfois à créer quelque chose : « At times, the encounter between the one and the other is the very bedrock out of which differences emerge in often selfconsciously opposing directions and are entrenched, where the distinct private law and idiosyncratic legal traditions of each are spun out so that the haram is not a meeting ground for judgment on a middle ground of shared justice but rather a place built from envy » (p. 206).

Pour leur part, Marie-Claire Belleau et Rebecca Johnson entraînent le lecteur sur un tout autre terrain et parlent de la colère. À noter qu’elles emploient le plus souvent le terme wrath qui exprime un stade d’emportement supérieur à anger. Citant le dictionnaire Webster, elles précisent elles-mêmes que wrath est une colère « strong, stern [ou] fierce » (p. 18). Il y a la même différence entre anger et wrath qu’entre colère et courroux[12].

Quand on pense à la colère – et peut-être même plus largement, aux péchés – sur le plan juridique, le droit criminel vient immédiatement à l’esprit : « popular culture’s gaze is often obsessively focused on criminal law as a site of sin » (p. 19). Pourtant, que de litiges privés donnent cours à cette « émotion[13] » ! Il n’y a qu’à songer à ceux qui concernent le divorce, la garde d’enfants, le travail, les problèmes environnementaux, ceux qui portent sur la responsabilité civile, les disputes, notamment entre actionnaires ou entre héritiers. Évidemment, par définition, tout litige, en particulier de droit privé, porte en lui un germe plus ou moins important de colère.

Les professeures Belleau et Johnson préviennent qu’elles s’intéressent à « wrath’s presence in law » ; plus précisément, elles se demandent quelle est la relation « between wrath and the judge » (p. 22). À noter qu’elles ne traquent pas la colère dans la loi ou la doctrine ; de même, ce n’est pas la colère des justiciables qui les intéresse. L’objet de leur réflexion est plutôt la colère telle qu’elle s’exprime dans le discours judiciaire.

Pour examiner ce discours, Belleau et Johnson ont choisi un arrêt de la Cour suprême du Canada[14]. Il se trouve que cette affaire relève du droit criminel, mais une fois encore, ce n’est pas le droit substantiel qui intéresse ces auteures. Elles ne se penchent que sur le texte du jugement lui-même, sur sa structure et sur le langage employé.

Belleau et Johnson préviennent que « [j]udicial wrath can appear in many faces. It can involve personal angers between judges, anger about the actions of the Court as an institution, anger towards parties before the Court, anger at competing visions of justice and injustice » (p. 24). Ensuite, elles mènent à bien leur démonstration, fort intéressante, en disséquant, pourrait-on dire, le texte de l’arrêt retenu.

Ces auteures expliquent la genèse d’un jugement du plus haut tribunal du pays, les alliances d’opinions qui se font et se défont au cours de l’élaboration du texte et de la circulation de son projet parmi les neuf magistrats[15] ; lorsque cela n’est pas évident, d’après les termes employés et parfois en faisant une lecture entre les lignes, elles en déduisent que tel juge a rédigé des motifs avant tel autre, éventuellement que ce dernier a réagi à la lecture faite par son collègue de ses propres motifs, et ainsi de suite. Belleau et Johnson vont jusqu’à utiliser l’ordre de présentation des motifs pour comprendre l’expression des sentiments des juges – qui réagissent négativement aux propos d’un ou de plusieurs autres de leurs collègues ou les approuvent. Elles comparent les arguments utilisés par la majorité des juges et ceux des dissidents, tout en tenant compte des omissions ou des silences dans le discours. Bien sûr, elles abordent les conventions d’écriture qui traduisent généralement une opposition avec un collègue, peut-être même justement un sentiment de colère. Chacun sait que, dans le monde juridique, les formules du genre « en toute déférence envers X » ou « en tout respect, je ne partage pas l’opinion de X » ou encore le fait de traiter un collègue ou un confrère de « savant » ne sont pas bon signe. Plus on encense quelqu’un, plus on marque ses distances par rapport à lui. Ces expressions constituent également souvent une façon de masquer des sentiments négatifs, dont la colère.

Après l’analyse des textes des quatre juges ayant exprimé une opinion dans l’arrêt R. c. F.F.B., les professeures Belleau et Johnson constatent qu’ils ont « crafted their calls in language more or less overtly coloured by various forms of wrath, and by wrath’s absence[16] » (p. 56). Et cette colère, « as a tool of persuasion[17] » (p. 56), revêt de multiples facettes.

La gourmandise, au départ, pose un problème terminologique. Ce mot évoque, de nos jours, une certaine légèreté, une joie de vivre qui s’oppose à la notion même de péché. On ne blâme pas le gourmand, surtout lorsqu’il reste dans des limites raisonnables, ce que ne fait pas le glouton qui, lui, n’est pas forcément gourmand, d’ailleurs. Historiquement, c’est ce travers excessif qui se trouve sur la liste de saint Thomas d’Aquin. En anglais, c’est précisément le terme gluttony qui est employé pour décrire celui que Desmond Manderson désigne justement comme « the most physical of sins » (p. 259)[18]. Pour cet auteur, la gourmandise est le péché fondamental puisque notre premier instinct est de manger. C’est également le plus moderne, c’est « the natural law of capitalism » (p. 261) qui ne connaît pas de limites.

Manderson constate la très grande place accordée au plaisir dans notre société ; celui-ci est obligé et fait l’objet de pratiques, de sciences et d’arts à la fois rigides et complexes. Par conséquent, « [i]n the modern world, sin – something ungoverned, unregulated, free of rules – is no longer impermissible : it has become impossible » (p. 262).

Si l’on suit bien la pensée de cet auteur, autrefois, au Moyen Âge, le péché était un danger omniprésent, externe à l’être humain et à ses activités, relevant de l’imagination. Maintenant, il fait partie intégrante de notre vie. Et « the only sinner left is the law » (p. 262). Comme le fait de manger transforme les aliments, le droit transforme tout en un « instrument suitable for its use » (p. 262).

Après quelques rapprochements inattendus entre nourriture et droit, Manderson fait remarquer que, si le droit est gourmand, le droit privé est sûrement le plus grand pécheur, car, qu’il s’agisse de la matière contractuelle ou du domaine extracontractuel, le pivot central est « this notion of a community as accomplished by conversion and equivalence » (p. 263).

Pour Manderson, l’exemple parfait de gourmandise intellectuelle est saint Thomas d’Aquin lui-même. Cet auteur va jusqu’à employer le terme « voraciousness » (p. 264) à son sujet. Saint Thomas d’Aquin était en effet un lecteur frénétique et disait que sa plus grande vertu était « of having understood whatever I have read » (p. 264). Et pourquoi ? Parce que sa raison lui permettait de trouver un sens à tout sans avoir à rechercher une signification à l’extérieur de lui-même, de son propre cerveau. Cela a mené Manderson à conclure que le droit privé est comme le thomisme puisque « [private law’s] gluttonous logic insists on the necessity of a common langage and will not comprehend that which stands outside it » (p. 265).

Qui dit gourmandise, au sens concret du terme, dit nourriture. Or qui dit nourriture, dit souvent animaux. C’est le thème qu’aborde ensuite Manderson, notamment en présentant le raisonnement thomiste en deux volets sur ce sujet : d’abord, « [l]acking the capacity for private law, animals leave the realm of the legal community altogether » (p. 266) ; ensuite, « we are therefore entitled to treat them as objects for consumption in any way we desire » (p. 266).

Nous avons l’habitude de classer les animaux en fonction de la distance ou de la proximité qu’ils ont avec nous, êtres humains : « This is the feature that is characteristic of both gluttony and of the concept of community embedded in private law » (p. 268).

Finalement, Manderson conclut que le gourmand « wants to understand everything, once and for all. And this metaphysical and jurisprudential gluttony is manifested metonymically in the over-eater, who devours the world with no consideration for what has been lost or foregone » (p. 273). La seule chose qui compte pour le gourmand, c’est lui, sa vie, ses besoins.

Et Manderson termine par un plaidoyer en faveur de l’humilité puisque, selon lui, « [t]he glutton’s desire stands in need of governance – in this, Aquinas was right. Not governance by reason or by empathy or by law, however, but by humility » (p. 273). C’est l’absence d’humilité qui mène au péché. Malheureusement, il est dommage de constater que, peu importe le domaine, l’économie ou le droit, par exemple, « humility is a virtue in awfully short supply » (p. 273).

Le dernier texte dont nous traiterons porte sur la luxure et a été rédigé par un chercheur français, Daniel Borrillo. Comment empêcher l’être humain de céder à Asmodée, démon de ce péché ? Plusieurs solutions ont été avancées au fil du temps. Au début du christianisme, seul le célibat réglait le problème. Au vie siècle, saint Ambroise a proposé d’autres voies : le veuvage, la virginité et le mariage. C’est à cette institution que s’intéresse Borrillo, dont le texte est intitulé « L’orthodoxie matrimoniale comme remède contre les errances de la passion » (p. 103). Malheureusement, le mariage ne suffit pas réellement à prévenir le péché, car lui-même peut devenir prétexte à la luxure, à la concupiscence. Pour contrer cette dérive, un seul remède, l’« orthodoxie matrimoniale » (p. 109). Celle-ci comporte quatre caractéristiques : « l’érotique consacrée par le matrimonium doit être de nature hétérosexuelle, contraignante, régulière et monogamique » (p. 109).

En ce qui concerne le sexe des époux, sujet qui intéresse particulièrement Borrillo, ce dernier rappelle que « [l]a première des conditions de la légitimation symbolique de l’acte sexuel est que celui-ci ait lieu entre personnes de sexe différent » (p. 109). Et, comme il le fait remarquer, l’officialisation, l’institutionnalisation des relations homosexuelles est loin d’être unanimement acceptée, même si les relations elles-mêmes sont relativement tolérées. Pourtant, en France, par exemple, « [l]e juge du divorce n’est pas moins pétri de préjugés au point où la simple constatation de l’homosexualité de l’un des époux demeure […] une cause récurrente de divorce pour faute » (p. 112)[19].

Pour ce qui est de la contrainte et de la régularité, les époux se doivent, en vertu du Code Napoléon et de son interprétation par les tribunaux, d’avoir des rapports sexuels « réguliers et modérés » (p. 113). En somme, assez mais pas trop, comme l’ordonne une jurisprudence constante.

La fréquence de ce qui est désigné communément par la triste formule du « devoir conjugal » est donc examinée par les tribunaux mais « aussi la manière dont l’obligation s’exécute » (p. 114). Nous laissons au lecteur le soin de découvrir combien et comment… Bien entendu, la notion de procréation plane, à peine voilée, au-dessus de ces diktats.

Quant à la quatrième composante de l’orthodoxie, la monogamie, il faut savoir qu’en France, « l’adultère demeure la cause la plus importante du divorce pour faute » (p. 118).

Pour terminer, Borrillo se penche sur le « sexe des fous » (p. 119). Alors que, en dehors du mariage, les relations sexuelles avec ou entre handicapés mentaux sont très sévèrement surveillées par le droit qui les renie quasiment, leur sexualité, « [d]ès lors qu’elle s’exprime à l’intérieur des bornes matrimoniales, […] devient une liberté méritant la plus haute protection du droit » (p. 120-121).

Pour conclure, disons que ce recueil offre au lecteur un ensemble d’études originales, intéressantes qui, tout en étant très sérieusement menées, constituent pour notre plus grand plaisir une sorte de « divertissement[20] », au sens où l’entendait Pascal.