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Le Québec a récemment connu une « crise des perceptions[1] », voire ce que certains considèrent comme une crise des accommodements raisonnables, problématique maintenant bien connue des Québécois, de toutes origines. La controverse ainsi suscitée aurait progressivement pris naissance entre 2002 et 2007[2], alors que de nombreux cas d’accommodements religieux ont été largement médiatisés et critiqués publiquement. C’est effectivement durant cette période qu’ont été soulevées les questions délicates du port du kirpan et du foulard dans les établissements scolaires, de l’installation de souccahs sur les balcons de condominiums, de la fourniture de locaux destinés à la prière et des ablutions dans les toilettes d’institutions publiques[3], pour ne nommer que celles-là[4]. En février 2007 était également instituée la commission Bouchard-Taylor, du nom des deux commissaires ayant siégé à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Après avoir consulté les citoyens et les institutions québécoises et écouté leurs états d’âme sur la question, les commissaires ont rendu un aussi attendu que volumineux rapport « phare » censé orienter les politiques publiques en la matière.

Les commissaires constatent notamment dans leur rapport les craintes populaires relativement répandues de voir les modes de fonctionnement institutionnels et les valeurs sociales modifiés au nom de particularismes religieux[5], craintes résultant fort probablement de la confusion citoyenne qui règne quant à la portée et aux limites mêmes de la notion d’accommodement raisonnable[6]. Concept originellement juridique bien délimité par la jurisprudence, quoique des interrogations subsistent encore[7], l’accommodement raisonnable a effectivement eu du mal à franchir indemne les frontières du droit. C’est pourquoi certains intervenants du monde juridique ont cru bon de remettre les pendules à l’heure et de clarifier[8] cette notion par un « retour aux sources[9] ». Ils rappellent ainsi en particulier qu’une violation du droit à l’égalité est absolument nécessaire pour qu’un individu ait droit à un accommodement, ce dernier n’étant pas en soi un droit fondamental[10]. Tout accord conclu dans une situation non discriminatoire ne constitue donc pas un accommodement raisonnable à proprement dit, mais devrait plutôt être considéré comme une entente facultative conclue à l’amiable[11]. Il importe ainsi de connaître la portée et les limites des obligations juridiques imposées par le droit à l’égalité reconnu dans la Charte des droits et libertés de la personne[12] du Québec et la Charte canadienne des droits et libertés[13]. Il est également juste de souligner que les institutions publiques ont le devoir de bien comprendre ces obligations juridiques et les responsabilités qui en découlent[14].

Bien que ces clarifications soient essentielles en droit, il reste qu’il revient généralement et en définitive aux institutions — et rarement aux juges — de décider d’accéder ou non aux demandes d’accommodement religieux formulées par les individus ou les groupes qui les fréquentent. Comme le notent d’ailleurs avec justesse les commissaires Bouchard et Taylor, exceptionnelles sont les revendications dont la solution nécessite l’intervention des tribunaux[15], la plupart des demandes d’accommodement étant plutôt réglées par l’entremise de la « voie citoyenne », c’est-à-dire par suite de négociations et de discussions entre individus ou groupes[16].

Étudier l’accommodement sous l’angle de la pratique quotidienne nous a conduits à nous interroger sur l’importance du processus dans la solution de revendications d’accommodement. En effet, la jurisprudence en matière d’accommodement religieux et la doctrine qui l’a étudiée se concentrent habituellement sur l’aspect substantiel, c’est-à-dire sur la présence ou l’absence d’une obligation juridique d’accommoder et sur les facteurs qui influent sur cette décision. Or, puisque seule une minorité de revendications sont judiciarisées, la manière dont celles qui ne le sont pas sont traitées par les décideurs de première ligne devient d’autant plus pertinente. Le projet à l’origine du présent texte consistait d’ailleurs, et là réside son principal intérêt, à s’interroger sur cet « écart entre le droit et le monde vécu[17] » et à analyser celui-ci dans le contexte particulier des commissions scolaires — lesquelles englobent les établissements d’enseignement primaire et secondaire publics — et les universités, deux types d’institutions publiques particulièrement susceptibles d’avoir à faire face à des demandes d’accommodement. Et comme la notion d’accommodement raisonnable comporte une double dimension (procédurale et substantielle), nous nous sommes interrogés, d’une part, sur le fonctionnement de la gestion des demandes religieuses, les étapes des processus suivis par les établissements et le fardeau de la preuve que doit surmonter le demandeur et, d’autre part, sur les balises ou les facteurs encadrant leur prise de décision, au moyen d’une étude empirique dont nous rendrons compte dans la première partie de notre texte.

Nous avons par ailleurs été frappés par la ressemblance entre l’évolution récente du droit des Autochtones, qui impose à l’État, dans certaines situations, une obligation de consulter et d’accommoder ces derniers, et le concept d’accommodement religieux. Dans les deux cas, nous constatons qu’un mécanisme destiné à assurer l’adaptation d’une règle générale ou d’une décision prise par une institution rattachée au groupe majoritaire aux besoins ou aux intérêts d’un groupe minoritaire implique un équilibre, une combinaison entre processus et substance. Nous avons fait le pari de comparer ces deux pratiques. Le second volet de notre texte ne repose pas, toutefois, sur une étude empirique des processus décisionnels en matière d’accommodement autochtone. Il s’inscrit plutôt dans une réflexion comparatiste qui nous a permis, d’une part, de souligner l’attention particulière portée par les tribunaux au processus de discussion devant mener à un accommodement et, d’autre part, de constater le rôle inévitable des groupes dans la mise en oeuvre de ce qui paraît d’abord être un droit individuel.

Sur le plan théorique, notre étude s’inspire de la distinction entre processus et substance chez certains théoriciens du contrôle de la constitutionnalité des lois. Il est connu que les droits individuels peuvent servir à contester certains aspects importants des politiques publiques, comme l’illustrent les décisions récentes de la Cour suprême du Canada en matière d’aide sociale[18] ou d’assurance maladie[19]. Or, plusieurs auteurs affirment qu’il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la validité des politiques générales adoptées par l’État, en particulier lorsqu’il est question de redistribution de la richesse. Il s’agirait là de décisions qui relèvent essentiellement du processus démocratique et non de l’application de droits individuels par des juges non élus. Pour tenter de résoudre ce dilemme, certains auteurs, dont le plus connu est sans doute l’Américain John Hart Ely[20], ont proposé de donner aux droits fondamentaux garantis par la Constitution l’objectif d’assurer la participation de tous les citoyens à la prise de décision. Par contre, pour ceux qui adhèrent aux idées d’Ely, les droits fondamentaux ne devraient pas porter sur des choix politiques, comme la nature et la portée des programmes de protection sociale, question qui relèverait plutôt des représentants démocratiquement élus. Ainsi, une distinction est établie entre le processus (soit le débat démocratique qui mène à la décision) et le résultat ou la substance (c’est-à-dire la décision elle-même).

Comme l’écrivait récemment Pierre Bosset, « la voix des juristes mérit[e] de s’exprimer, d’être entendue et d’être écoutée dans toute délibération publique sur l’accommodement raisonnable[21] ». Certes, mais à la condition de ne pas se cantonner dans le droit strict et de considérer les aspects sociaux non moins importants, mais parfois absents du discours juridique[22], que pose ce débat. En effet, puisque la norme ne prend de sens qu’appliquée[23], que ce soit par les juges ou par les citoyens, ce dernier cas nous intéressant plus particulièrement ici, il est essentiel de tenir compte de la pratique effective des accommodements pour en saisir la portée.

1 Les processus d’accommodement raisonnable dans les établissements d’enseignement

Le premier volet de notre projet cherche à analyser le clivage entre la notion d’accommodement raisonnable et la façon dont elle est comprise en pratique. Pour ce faire, nous avons procédé à des entrevues avec certaines commissions scolaires et des universités, lesquelles ont été sélectionnées selon des critères principalement géographiques — proximité des centres urbains — et, dans une moindre mesure, quantitatifs — nombre d’élèves comparable. Des établissements ayant accepté de participer à notre étude, on compte 9 commissions scolaires, soit 5 du Québec et 4 de l’Ontario[24], et 21 universités : 7 du Québec, 10 de l’Ontario et 4 de la Colombie-Britannique. Nous avons conçu le questionnaire servant de base aux entrevues dans le but d’obtenir de l’information générale sur l’établissement et les individus ou groupes qui le fréquentent, sur la nature individuelle ou collective des revendications religieuses ainsi que sur le fonctionnement de son processus décisionnel. La nature des fonctions des personnes ayant accepté notre invitation varie. Pour les établissements québécois, il s’agissait, dans les universités, de directeurs des services aux étudiants, de conseillers juridiques, de vice-recteurs aux études ou de registraires, et, dans les commissions scolaires, d’assistants au directeur général et de conseillers juridiques. En ce qui concerne les établissements d’enseignement universitaires et scolaires ontariens et britanno-colombiens, nous avons discuté principalement avec des directeurs et des conseillers des départements de droits de la personne, de la diversité culturelle ou de l’éthique, des vice-doyens aux études, des registraires ainsi qu’avec l’assistant au directeur général d’une commission scolaire. Afin de nous assurer que ces interlocuteurs se sentiraient à l’aise de nous parler librement d’un sujet pour le moins épidermique, nous avons enfin convenu que les noms des établissements participants demeureraient confidentiels, sauf en ce qui concerne les documents déjà rendus publics.

Le choix d’étudier précisément le cas des établissements d’enseignement s’explique par la nature multiethnique ou multiculturelle de la communauté scolaire qui les fréquente et, par conséquent, de l’expérience qu’elles ont acquise dans la gestion de la diversité religieuse. Or, dans un monde du travail qui se caractérise souvent par son rythme effréné, les gestionnaires n’ont pas toujours le temps de réfléchir de manière appropriée à la manière de traiter les demandes d’accommodement et les balises les encadrant. L’expérience des commissions scolaires et des universités pourrait ainsi être profitable à d’autres institutions publiques. Par ailleurs, si les écoles ont déjà retenu l’attention des chercheurs québécois préoccupés par l’accommodement religieux[25], tel n’est pas nécessairement le cas, à notre connaissance, des universités ; en témoigne le peu de place qu’elles occupent dans le rapport Bouchard-Taylor[26].

1.1 La structure informelle et décentralisée des pratiques d’accommodement

Comme le souligne Stéphane Bernatchez, l’accommodement nécessite la mise en place d’une pratique de médiation favorisant la connaissance de l’autre et de ses besoins[27]. En ce sens, les juges Deschamps et Abella estiment d’ailleurs dans l’arrêt Multani que « [l]e processus imposé par l’obligation d’accommodement raisonnable tient compte des circonstances précises dans lesquelles les intéressés doivent évoluer et laisse place à la discussion entre ces derniers[28] » et ajoutent que « [c]ette concertation leur permet de se rapprocher et de trouver un terrain d’entente adapté à leurs propres besoins[29] ».

Les personnes ou institutions engagées dans la gestion de la diversité religieuse en arrivent d’ailleurs généralement par elles-mêmes et dans le cadre d’une démarche informelle à un compromis raisonnable, de sorte que la plupart des revendications ne sont pas judiciarisées, comme le soulignaient les commissaires Bouchard et Taylor[30]. En effet, dans le but d’établir un espace public commun et harmonieux[31], les processus suivis par les citoyens, du moins dans le contexte des établissements d’enseignement, sont souvent axés sur la participation du demandeur, la discussion, la négociation, l’intercompréhension et la recherche de compromis[32]. L’intervention du juge ne semble donc nécessaire que dans les cas plus difficiles dans lesquels les processus internes d’accommodement n’ont pas permis aux parties de s’entendre. Rendu à cette étape, le différend entre celles-ci est d’une telle ampleur que la solution doit provenir et être imposée de l’extérieur dans une « démarche [plus] codifiée, [plus] rigide, [susceptible de] dresse[r] les parties l’une contre l’autre et [qui], en fin de compte, décrète un gagnant et un perdant[33] ».

S’il convient, avec d’autres[34], de souligner que les institutions publiques doivent connaître les responsabilités qui leur incombent en vertu du droit à l’égalité, elles doivent néanmoins pouvoir bénéficier d’une souplesse nécessaire dans l’application de ces normes juridiques. C’est d’ailleurs la préoccupation exprimée devant les commissaires Bouchard et Taylor, plusieurs intervenants ne souhaitant pas l’imposition de formules d’application rigides dans la gestion des demandes d’accommodement[35]. Une intervention trop marquée du droit dans la régulation et la gestion de la diversité religieuse risquerait en effet de retirer une certaine part de liberté décisionnelle aux décideurs de première ligne[36].

Dans la vie courante, et comme notre recherche nous a permis de le constater, il se crée ainsi, en dehors du droit, autant « [d’]ordres normatifs parallèles[37] » qu’il y a d’institutions aux prises avec des demandes d’accommodement. Ces ordres sont semblables à plusieurs égards, et nous en résumerons les points communs essentiels, en mettant en relief certaines de leurs différences qui varient le plus souvent selon la présence ou l’absence d’une politique écrite ainsi que selon le caractère individuel ou collectif de la revendication.

1.1.1 Les commissions scolaires : variations selon la présence ou l’absence d’une politique écrite

Des commissions scolaires québécoises interrogées, il est frappant de constater que très peu ont adopté une politique d’accommodement. Ce qui étonne davantage, c’est que toutes les commissions ontariennes approchées disposent au contraire de politiques écrites en la matière. Cette distinction entre le Québec et l’Ontario emporte-t-elle cependant de réelles conséquences en ce qui concerne la structure et l’efficacité des processus décisionnels ? Comme nous le constaterons, pour ce qui est des différentes étapes et autorités décisionnelles, la présence ou l’absence d’une politique écrite ne semble pas influer sur la nature décentralisée du traitement des demandes.

Ainsi, au Québec, aucune des commissions scolaires qui ont répondu à notre enquête ne dispose de politique écrite. Malgré cela, les processus étudiés n’en sont pas moins systématiques et suivent généralement les mêmes étapes, dans une démarche décentralisée par laquelle les demandes sont réglées au cas par cas. Il va de soi qu’il revient aux élèves (ou à leurs parents) désireux d’obtenir un accommodement de s’adresser d’abord à l’enseignant ou au directeur de l’école[38], qui sont généralement les décideurs de première ligne, leurs décisions étant susceptibles, selon les cas, d’être soumises à la consultation ou à l’approbation du conseil d’établissement[39]. C’est le cas, par exemple, en ce qui concerne la détermination de l’utilisation des locaux de l’école par le directeur — et donc nécessairement quant à l’utilisation de locaux à des fins de prière —, laquelle utilisation est assujettie à l’approbation du conseil d’établissement[40]. Ce l’est aussi en ce qui a trait aux règles de conduite et aux mesures de sécurité proposées par le directeur d’école[41], comme cela a d’ailleurs été le cas dans l’affaire Multani, alors que le conseil d’établissement avait refusé à l’élève la possibilité de porter son kirpan[42]. Le dialogue et la discussion semblent par ailleurs au coeur de ce processus décisionnel pour certaines écoles, tandis que d’autres limitent la participation individuelle à la fourniture d’informations additionnelles à la demande des autorités seulement. La présence d’un ombudsman a été notée dans certaines commissions, bien que cela ne semble pas répandu. Les établissements ne faisant pas appel aux services d’un tel médiateur se sont toutefois montrés favorables à la possibilité de ce type d’intervention à la discussion — parfois au conflit. La plupart se disent également ouverts à ce que l’élève demandeur soit accompagné par un expert religieux venant de l’extérieur.

Dans l’éventualité où l’élève (ou son parent) ne serait pas satisfait de l’accommodement proposé par les premiers décideurs, il peut alors s’adresser au directeur régional, nommé par le conseil des commissaires de la commission scolaire et chargé d’assurer le lien entre les directeurs d’école et cette dernière. S’il est toujours insatisfait, il lui revient alors, conformément à la procédure établie par la Loi sur l’instruction publique et selon un processus qui tend alors à se formaliser, d’exposer par écrit au secrétaire général de la commission scolaire les motifs pour lesquels il demande une révision de la décision[43], à la suite de quoi le conseil des commissaires statue sans retard sur la demande[44]. Enfin, comme le souligne le rapport Bouchard-Taylor, il est plutôt rare que des demandes d’accommodement soient judiciarisées. À ce sujet, notre recherche démontre qu’aucune des commissions scolaires interrogées n’a été poursuivie en justice pour cause de discrimination fondée sur la religion, sauf dans le cas de la Peel Board of Education dont la politique d’interdiction du port du kirpan a été invalidée par la Commission ontarienne des droits de la personne au cours des années 90[45].

Les commissions scolaires ontariennes interrogées suivent un schème similaire, à la différence que les politiques d’accommodement sont toutes sous forme écrite et largement inspirées du Code des droits de la personne[46] de l’Ontario et de la jurisprudence des organismes et tribunaux spécialisés en la matière. Cela n’a cependant aucune incidence sur la nature décentralisée des processus d’accommodement qui suivent sensiblement les mêmes étapes que celles qui sont résumées ci-dessus pour les commissions scolaires québécoises, les décideurs de première ligne étant les enseignants et les directeurs d’école.

La présence d’une politique écrite d’accommodement a toutefois certaines conséquences sur la manière de traiter les demandes. En effet, nous avons remarqué que la gestion des accommodements dans les commissions scolaires ontariennes se caractérise par une relative automaticité des demandes moins complexes ou bien connues des décideurs de première ligne, ce qui n’est pas ressorti aussi clairement de notre enquête auprès des commissions scolaires québécoises. Par exemple, les pratiques figurant généralement sur les calendriers oecuméniques établis par un grand nombre d’établissements à l’intention de leur personnel, sont souvent accordées sur-le-champ, sinon en quelques jours, et souvent sans autre discussion que celle qui est associée à la présentation de la demande, écrite ou verbale, par l’élève. Ce peut être le cas, par exemple, d’une demande d’exemption de classe un jour religieux. Les demandes individuelles peu complexes sont ainsi traitées de manière relativement rapide, le délai de traitement pouvant toutefois se révéler plus long en ce qui concerne des demandes moins familières ou qui supposent d’engager les ressources de l’école. Dans ces dernières situations, il est fréquent que l’établissement demande davantage d’information aux parents dans une discussion plus approfondie sur la façon dont pourrait être accommodée la pratique revendiquée.

1.1.2 Les universités : variations selon la présence ou l’absence d’une politique écrite et la nature individuelle ou collective de la revendication

Comme c’est le cas pour les commissions scolaires, il existe un nombre plus grand d’établissements universitaires ontariens et britanno-colombiens disposant de politiques écrites en matière d’accommodement que d’universités québécoises. Les processus décisionnels ne s’en trouvent cependant pas moins décentralisés, au Québec comme dans les deux autres provinces considérées, les étapes suivies étant généralement les mêmes, à quelques exceptions près. Les décideurs de première ligne sont cependant susceptibles de varier selon que la demande provient d’un individu ou d’un groupe. Ainsi, les demandes d’examens différés, les plus répandues parmi les revendications individuelles, sont généralement, selon l’établissement, adressées directement au professeur, sinon au personnel administratif ou, dans quelques cas, au registraire de l’université ; il faut, en ce dernier cas, constater la nature plus centralisée du processus.

L’étudiant insatisfait peut ensuite s’adresser au directeur de son département, ou à défaut au doyen de la faculté, afin d’en arriver à une entente satisfaisante pour les deux parties. Si l’insatisfaction persiste, il est fréquent qu’un médiateur, conseiller en éthique, en religion ou en droits de la personne, participe au processus et à la discussion afin d’éviter que le cas se formalise et se rende au sénat de l’université. Si ce conseiller n’a pas de pouvoir décisionnel dans la majorité des établissements visés, d’autres lui accordent des pouvoirs accrus. Ainsi, en cas d’insatisfaction de la décision du professeur ou du directeur du département, ou des deux à la fois, ou encore du doyen de la faculté, quelques universités ontariennes et britanno-colombiennes prévoient la possibilité pour l’étudiant de déposer une plainte devant un quasi-tribunal de l’université, par exemple un comité des droits de la personne et de l’éthique. À l’instar des tribunaux, ce dernier est chargé d’entendre les parties et d’imposer une décision réglant le conflit. L’autorité suprême des universités demeure néanmoins le sénat, devant qui le demandeur insatisfait peut déposer officiellement une plainte ; selon notre enquête, il est toutefois très rare qu’une demande atteigne cette autorité centrale. Enfin, comme c’est le cas dans les commissions scolaires, les universités interrogées n’ont pas eu à défendre leurs décisions devant les tribunaux.

Traitées de manière décentralisée dans toutes les provinces, les demandes liées aux études sont cependant réglées de façon plus formelle lorsqu’elles ont pour objet d’obtenir un examen différé. Le processus est alors un peu plus rigide et davantage encadré dans la mesure où l’exigence d’une demande écrite, et d’une réponse écrite, est plus fréquente. Ces politiques, propres aux examens différés et applicables peu importe le motif invoqué (religion, maladie[47], etc.), prévoient aussi généralement des délais de présentation de la demande plus ou moins stricts, parfois même préjudiciables. Ainsi, l’étudiant qui souhaite bénéficier d’un examen différé doit généralement formuler sa requête dès les premières semaines de cours ou dans un délai raisonnable dès le moment où sont affichées les dates d’examens de mi-trimestre ou finaux. Cet encadrement concerne également les décideurs de première ligne qui doivent souvent répondre dans un délai de quelques jours à quelques semaines de la présentation de la demande.

Cependant, au Québec, comme en Ontario et en Colombie-Britannique, il existe rarement une politique écrite pour les accommodements plus complexes exigés par des groupes. En effet, les demandes en vue de l’obtention d’un local permanent pour prier ou se laver les pieds, parmi les plus fréquentes présentées par des groupes dans les universités, sont traitées au cas par cas. Au même titre que toute autre demande concernant l’utilisation des ressources de l’établissement, ces demandes sont gérées par le service chargé de l’administration de la ressource en question. Par exemple, les demandes qui portent sur l’obtention d’un local pour prier pourront être présentées au personnel administratif de la faculté ou au service des immeubles de l’établissement, selon que la gestion du local visé relève de la compétence de l’un ou l’autre. Si les processus décisionnels applicables aux demandes liées aux études favorisent la participation de l’étudiant, ceux par lesquels sont traitées les revendications de groupes mettent davantage l’accent sur la discussion et l’échange entre ceux-ci et l’établissement, dans le but d’en arriver à une entente satisfaisante pour les deux. Le processus décisionnel prend aussi souvent plus de temps compte tenu de la complexité des demandes, des ressources disponibles et des intérêts d’autres groupes. Une université interrogée a d’ailleurs souligné que les discussions avec le groupe demandeur peuvent à l’occasion devenir plus houleuses dans ce type de cas. Ainsi, les demandes de groupes pour que soient organisées des activités séculaires et sans alcool figurent parmi les plus épidermiques que doit gérer une université. Une autre a également mentionné qu’il pouvait être plus difficile d’accommoder des groupes lorsque, par exemple, leurs membres sont trop nombreux pour n’occuper qu’une seule salle pour la prière et qu’il existe parfois des tensions entre différents groupes en concurrence pour l’obtention de locaux. Ce facteur influe nécessairement sur l’accommodement et rares sont par ailleurs les établissements qui ont accordé des locaux permanents de prière, lesquels sont plus souvent octroyés ad hoc selon leur disponibilité et compte tenu de leur utilisation à d’autres fins. Quelques universités ont toutefois construit ou rénové d’anciens bâtiments afin d’en faire un centre spirituel dans lequel des salles de prière et d’ablution sont à la disposition des personnes intéressées en permanence.

Les demandes d’accommodement sont donc généralement traitées de manière décentralisée et informelle, quoique à des degrés variables, alors que les processus des écoles ontariennes se caractérisent par la quasi-automaticité des revendications individuelles simples, de même que les processus dans les universités ontariennes et britanno-colombiennes sont plus encadrés que ceux des universités québécoises.

1.2 Le fardeau de la preuve du demandeur : « écart entre le droit et le monde vécu[48] »

Se pose alors la question suivante : « la rigidité du fardeau de la preuve en vertu du droit à l’égalité et l’approche purement subjective qui caractériserait le fardeau du demandeur en vertu de la liberté de religion conviennent-elles aux processus pratiques d’accommodement ? » Une réponse négative s’imposera, et nous constaterons que l’approche potentiellement plus formaliste de la science juridique ne répond pas nécessairement bien aux besoins des demandeurs d’accommodement et des institutions.

1.2.1 La démonstration d’une violation du droit à l’égalité… ou de la liberté de religion ?

La démarche juridique qu’empruntent les avocats et les juges nécessite d’abord la démonstration d’une violation du droit à l’égalité[49]. Dans les rapports privés, cela implique, en vertu de l’article 10 de la Charte québécoise, la démonstration, par l’individu, qu’il subit un (1) traitement différent (2) préjudiciable sur la base d’un (3) motif interdit de distinction (4) dans le contexte de la reconnaissance ou de l’exercice d’un autre droit de la personne[50]. Bien que la Cour d’appel ait justement pris soin de ne plus exiger la preuve d’une atteinte à la dignité humaine lorsque l’objet du litige est une décision institutionnelle et non une norme législative ou réglementaire[51], il n’en demeure pas moins qu’un tel fardeau de preuve peut se révéler complexe en pratique pour le demandeur. Ce dernier ne connaît généralement pas les rouages conceptuels du droit, pas plus qu’il bénéficie nécessairement, au contraire de ce qui existe dans les litiges judiciarisés, de l’aide d’un avocat pour faire état d’une discrimination et formuler sa demande d’accommodement. Il peut aussi être malaisé pour le demandeur de contester, sans assistance juridique, la preuve de la partie adverse selon laquelle l’accommodement recherché lui imposerait une contrainte excessive.

Il en va d’ailleurs différemment en pratique. En effet, la majorité des établissements interrogés n’exigent pas formellement la démonstration d’une violation du droit à l’égalité pour accéder à une demande d’accommodement. Ces derniers exigent plutôt généralement que l’élève ou l’étudiant explique pourquoi il a besoin d’être accommodé, à la suite de quoi s’ensuit souvent une discussion entre ce dernier et le décideur de première ligne. Conformément au voeu exprimé par les commissaires Bouchard et Taylor[52], plusieurs établissements — notamment québécois, mais plus fréquemment encore leurs homologues ontariens et britanno-colombiens —, considèrent en effet que l’accommodement fait partie de leurs tâches courantes, voire de leur mission, et recherchent la satisfaction des individus et des groupes qui les fréquentent. Au centre de la discussion se trouvent ainsi généralement les besoins du demandeur et non la démonstration préalable d’une atteinte au droit à l’égalité.

Non seulement ces établissements ne se soucient généralement pas de constater une situation de discrimination préalablement à toute discussion sur l’accommodement recherché, mais ils ne semblent pas non plus établir de différence conceptuelle entre le droit à l’égalité et la liberté de religion, tous deux exigeant indistinctement un accommodement, contrairement à un débat qui a lieu dans la doctrine juridique québécoise. À cet égard, Bosset considère avec justesse que, par la parenté qui les unit, le droit à l’égalité et la liberté d’expression sont « quasi interchangeables[53] ». Il en découle, comme le soulignent majoritairement Christian Brunelle, Jean-François Gaudreault-Desbiens et José Woehrling, à la lumière notamment de la jurisprudence récente, que les deux droits exigent des mesures d’accommodement[54]. D’autres se cantonnent au contraire dans une interprétation plus étroite des droits en question et sont d’avis que seule une atteinte au droit à l’égalité mène à l’obligation d’accommodement raisonnable[55]. Bernatchez et Rivet se fondent, pour ce faire, sur un extrait de l’arrêt Amselem[56] dans lequel les juges Bastarache, LeBel et Deschamps[57]interprètent à leur tour un passage clé de l’arrêt Devine[58] dans lequel la Cour suprême aurait affirmé que l’obligation d’accommodement raisonnable ne s’applique que dans le contexte du droit à l’égalité. Avec respect, nous estimons que cette position s’appuie sur une interprétation erronée et trop large, voire « évolutive », de l’arrêt Devine, dont l’extrait important, dénaturé par la position plus haut décrite, se lit comme suit :

Chaque fois qu’il est allégué qu’une distinction fondée sur un motif interdit par l’art. 10 a pour effet de compromettre ou de détruire un droit que prévoit l’art. 3, la portée de cet article doit être déterminée à la lumière de l’art. 9.1. Lorsque, comme en l’espèce, l’art. 9.1 a pour effet de limiter la portée de la liberté d’expression que garantit l’art. 3, l’art. 10 ne peut être invoqué pour contourner les limites raisonnables à cette liberté et y substituer une garantie absolue de liberté d’expression[59].

Ainsi, comme nous croyions l’avoir bien démontré[60], la Cour suprême confirmait alors que l’un des aspects ou des limites résultant de la « non-indépendance » de l’article 10, ou de son association nécessaire à un autre droit ou liberté de la personne, est le fait qu’il ne peut plus être invoqué par un justiciable lorsqu’une limitation de cet autre droit ou liberté a été jugée raisonnable en vertu de l’article 9.1[61]. En effet, puisque l’article 10 ne s’applique que lorsque la situation litigieuse s’inscrit dans la reconnaissance ou l’exercice d’un autre droit ou liberté, il s’ensuit qu’une limitation raisonnable à la reconnaissance ou à l’exercice même de ce dernier empêche la norme égalitaire d’entrer en jeu[62]. Telle est l’une des conséquences logiques du libellé de cette disposition[63]. Enfin, n’en déplaise aux tenants de la position contraire, la Cour suprême a introduit la notion d’accommodement raisonnable dans un contexte où était en jeu la liberté de religion[64], association conceptuelle qu’a également faite récemment la Cour d’appel du Québec[65]. Comme le soulignait avec pertinence la juge Lemelin, aux propos de qui souscrivaient les juges Pelletier et Rochon, « [u]ne conséquence logique de la reconnaissance d’un droit emporte l’obligation de le respecter et de prendre des mesures afin [d’en] protéger l’exercice[66] ».

1.2.2 La sincérité de la croyance comme seul élément de preuve

Selon une interprétation établie de l’arrêt Amselem[67], la majorité de la Cour suprême aurait consacré le caractère purement subjectif de l’approche qu’il conviendrait d’emprunter en vertu de la liberté de religion protégée par les chartes canadienne et québécoise. Dans la mesure où toute croyance religieuse sincère, c’est-à-dire honnête, non fictive, ni arbitraire et revendiquée de bonne foi, est protégée[68], il suffirait au demandeur d’évoquer quelque obstacle nuisant de manière plus qu’insignifiante à la pratique religieuse qu’il souhaite exercer ou voir accommodée pour se décharger de son fardeau de la preuve[69]. Il ne lui serait donc pas nécessaire — mais néanmoins utile[70] — de démontrer que la pratique en question correspond à un précepte religieux obligatoire ou perçu comme tel ou encore à l’interprétation ou à la pratique qu’en font ses autres adeptes ou les autorités religieuses officielles[71]. Ainsi, seule la sincérité du demandeur dans la revendication et la pratique d’une croyance donnée serait pertinente en vue de l’analyse. Le tribunal ou l’autorité décisionnelle ne pourrait conséquemment exiger quelque preuve d’expert quant à la validité objective, c’est-à-dire l’existence de la pratique comme dogme religieux obligatoire[72]. Question de fait, la sincérité du demandeur s’apprécierait plutôt à la lumière de la crédibilité de son témoignage au moment de formuler sa demande[73]. Dans une conception purement subjective de la liberté de religion, le respect de l’autonomie décisionnelle des individus serait donc au coeur des préoccupations de la Cour suprême[74].

1.2.3 L’impraticabilité sociale d’une approche purement subjective

Si l’interprétation des motifs de la majorité dans l’arrêt Amselem semble faire l’unanimité, il en va autrement du bien-fondé du raisonnement proposé[75]. Au premier chef, Gaudreault-Desbiens critique l’approche « radical[e][76] » adoptée par cinq juges et la portée quasi illimitée qu’ils y donnent à la liberté de religion[77]. Plutôt que de définir le contenu et les standards généraux qu’impose cette norme juridique supralégislative, la conception proposée par la majorité de la Cour suprême laisserait ainsi au champ du social le soin d’en préciser les contours[78]. Alors que la norme juridique peut inspirer et guider la pratique sociale en recommandant une conduite aux citoyens, une approche purement subjective de la liberté de religion conduirait au phénomène inverse. Cet abandon de la tâche qui revient normalement aux tribunaux de délimiter le contenu normatif des droits et libertés de la personne constituerait en effet, selon Gaudreault-Desbiens, « un cas intéressant où le sein [ou l’être] en vient à déterminer absolument la portée et le contenu d’un sollen [ou d’un devoir-être][79] ». L’auteur craint que cela ne favorise la « fondamentalisation » de toute croyance sincère et un effet corrélatif de victimisation des minorités s’estimant lésées dans la pratique de leurs croyances par la majorité, considérée comme l’oppresseur[80]. Il en découlerait aussi potentiellement un phénomène d’ « incompromissibilité[81] » de la liberté de religion dans la mesure où il est malaisé de « compromettre ce qui est considéré, à tort ou à raison, comme un droit fondamental[82] ». En témoignerait d’ailleurs l’insistance de la Cour suprême à reconnaître à l’individu la liberté de croire ce qu’il veut en matière religieuse, mais son hésitation claire à lui reconnaître la faculté d’y renoncer. Convenons avec Gaudreault-Desbiens qu’il est en effet paradoxal que l’autonomie individuelle soit au coeur de l’analyse lorsqu’il est temps de déterminer le champ de la liberté de religion, alors qu’elle semble complètement évacuée du reste de l’analyse[83]. Par exemple, la Cour suprême a refusé de donner effet à la déclaration de copropriété, contenant une interdiction de construction sur les balcons, laquelle, il est vrai, n’interdisait pas précisément la construction de souccahs. Seulement, la majorité laisse également percevoir, selon l’auteur, le caractère « plus qu’hypothétique » de la possibilité de renoncer contractuellement à sa liberté de religion, hésitation « révélatrice du postulat d’“incompromissibilité” des droits religieux qui semble inspirer la Cour suprême[84] ».

Une telle conception de la liberté de religion augmenterait par ailleurs le risque que ce droit constitutionnel soit invoqué de « façon opportuniste ou frauduleuse[85] ». Or, comme le notent les commissaires Bouchard et Taylor, les institutions publiques, contrairement aux tribunaux, ne sont pas nécessairement aptes à apprécier convenablement la sincérité du témoignage de la personne qui demande un accommodement[86]. Il est d’ailleurs révélateur qu’en pratique un nombre important de commissions scolaires et d’universités que nous avons interrogées exigent du demandeur une preuve dépassant la simple démonstration d’une entrave plus que négligeable à une pratique en laquelle ce dernier croit sincèrement. La moitié des établissements interrogés ont adopté une approche généralement subjective, mais exigent du demandeur des explications additionnelles, par écrit ou oralement, lorsque la pratique invoquée ne semble pas familière au décideur de première ligne ou lorsqu’une demande leur paraît carrément frivole. Un nombre équivalent d’établissements appliquent au contraire un test objectif et exigent du demandeur tantôt une preuve d’affiliation à une religion, tantôt une preuve d’expert de l’existence de la pratique. En ce qui concerne le port du kirpan, par exemple, la politique écrite d’une commission scolaire exige de l’élève une lettre écrite par son parent ou un leader religieux confirmant qu’il est membre baptisé de la religion sikh. Une telle preuve permet ainsi aux décideurs d’apprécier de façon plus rigoureuse la légitimité de la demande, la sincérité de la croyance religieuse et la crédibilité de l’individu qui en demande l’accommodement. Il est intéressant de noter, cependant, qu’une université interrogée applique un test à la fois objectif et subjectif dans la mesure où la pratique dont l’existence a été prouvée — élément objectif — n’a pas à être en tout point conforme au dogme officiel. Ce dernier sert plutôt de critère objectif ou de repère souple pour vérifier l’existence du dogme officiel d’où tire sa source la pratique revendiquée par le demandeur. L’élément subjectif n’est donc pas remis en question et l’université visée accepte l’interprétation que le demandeur fait lui-même du précepte religieux officiel. Un tel test objectif-subjectif nous semble mieux adapté au contexte des décideurs de première ligne qu’un test purement subjectif puisqu’il reconnaît l’autonomie individuelle nécessaire à l’exercice de la liberté de religion, tout en favorisant une vérification plus sérieuse et concrète de la revendication. Cela permettrait aussi d’éviter une situation inconfortable dans laquelle un établissement, se sentant contraint d’accommoder une personne sous le poids de la jurisprudence, accepterait une demande d’un étudiant alors que la pratique ne figurerait manifestement pas dans les rites de la religion invoquée. Par exemple, l’intervention d’un leader religieux a permis à un institut de technologie et à un de ses étudiants sikhs de constater que le port d’un casque de sécurité, que le demandeur refusait de porter, ne faisait pas l’objet d’un interdit religieux lorsque la sécurité l’exigeait. Le répondant d’une autre université nous a aussi mentionné qu’il envisageait de consulter un rabbin afin de régler le conflit occasionné par le choix d’une étudiante juive orthodoxe en sciences infirmières qui refuse d’être exposée à des corps masculins.

Un élément de preuve objectif est donc parfois essentiel, comme en conviennent d’ailleurs les commissaires Bouchard et Taylor :

Mais qu’en est-il des décideurs de première ligne dans la sphère citoyenne ? Ceux-ci n’ont ni les moyens de sonder la sincérité des demandeurs d’ajustement ni l’autorité pour le faire. S’ils ont l’obligation d’examiner avec sérieux toute demande qui leur est adressée, ils peuvent de leur côté s’en remettre à une conception plus objective de la croyance religieuse afin d’établir leur procédure[87].

C’est ce que font effectivement les établissements interrogés. Plusieurs d’entre eux ont en effet mis sur pied, souvent en consultation avec les autorités religieuses, un calendrier multireligieux servant de guide aux enseignants, professeurs, directeurs ou doyens et dans lequel on trouve généralement une liste objective des pratiques ou religions existantes. Ce serait l’outil le plus efficace en pratique pour répondre à des demandes d’accommodement[88].

Selon Woehrling, une telle façon de procéder ne serait pas contraire à la jurisprudence de la Cour suprême puisque la démarche consacrée par la majorité dans l’arrêt Amselem, plus particulièrement « les directives que donne la Cour sur le recours au critère subjectif de la sincérité plutôt qu’au critère objectif de l’existence des croyances s’adressent non pas aux décideurs de première ligne mais plutôt aux tribunaux saisis de demandes fondées sur la liberté de religion[89] ». Il est bien sûr possible de mettre en évidence dans les motifs de la majorité certaines phrases qui, prises isolément, peuvent appuyer cette interprétation[90]. Toutefois, lorsqu’un tribunal interprète le sens et la portée des droits et libertés, il ne vise pas uniquement les juges ou les avocats chargés de les appliquer judiciairement, mais il s’adresse également aux citoyens, destinataires finaux du droit, qui eux aussi appliquent, parfois différemment, la même norme dans l’espace public. Au surplus, avec respect, l’interprétation de Woehrling est susceptible de favoriser la judiciarisation des demandes d’accommodement dans la mesure où un étudiant insatisfait pourrait être tenté de s’adresser à un tribunal, devant lequel son fardeau de la preuve serait moindre.

Aussi croyons-nous, comme Woehrling mais pour des raisons différentes, que l’arrêt Amselem n’empêche pas les institutions publiques, ni les magistrats d’ailleurs, d’exiger davantage du demandeur que la simple démonstration d’une atteinte plus que négligeable à une croyance personnelle. Malgré l’unanimité qui semble régner quant au test purement subjectif qu’aurait adopté la majorité de la Cour suprême, nous sommes plutôt d’avis qu’il convient d’en faire une interprétation plus nuancée. Une relecture attentive de l’arrêt Anselem permet en effet de constater que les motifs des juges majoritaires n’évacuent pas complètement l’élément objectif du test et que le fardeau de la preuve que doit surmonter le demandeur fait plutôt appel à des éléments objectifs et subjectifs.

1.2.4 L’approche objective-subjective de la Cour suprême : une relecture de l’arrêt Amselem

Il faut d’abord reconnaître que cinq juges de la Cour suprême soulignent effectivement avec insistance qu’il ne convient pas d’exiger du demandeur la preuve de l’existence et du caractère obligatoire d’une croyance, notamment par le témoignage d’experts religieux, ni la preuve que la pratique revendiquée est conforme à celle d’autres croyants. Il est également exact de dire que la sincérité du demandeur se trouve au centre de l’analyse. Certes, mais cela n’évacue pas le critère objectif qu’a tout de même formulé la majorité de la Cour suprême, c’est-à-dire la preuve que le demandeur doit faire quant à la nature religieuse de sa pratique et de la religion en vertu de laquelle il la revendique. Dès le début de son analyse, dans cette longue mais révélatrice citation, la majorité tâche en effet de définir ce que constitue une religion :

Bien qu’il ne soit peut-être pas possible de définir avec précision la notion de religion, une définition générale est utile puisque seules sont protégées par la garantie relative à la liberté de religion les croyances, convictions et pratiques tirant leur source d’une religion, par opposition à celles qui soit possèdent une source séculière ou sociale, soit sont une manifestation de la conscience de l’intéressé. Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle[91].

Voilà où se trouve, selon nous, l’élément objectif du test. S’il convient de souligner le caractère volontaire ou subjectif que peuvent avoir les croyances de l’individu, ce passage révèle que « seules » les pratiques qui tirent leur source d’une religion sont protégées, une religion s’entendant d’un « système […] complet de dogmes[92] ». La majorité de la Cour suprême répète à nouveau le lien objectif nécessaire qu’il importe d’établir avec la religion lorsqu’elle affirme que « [c]’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection[93] ». Les juges ajoutent également, après avoir rappelé que la sincérité du demandeur est au centre de l’analyse, que « la protection conférée par l’art. 3 de la Charte québécoise ou l’al. 2a) de la Charte canadienne, ou par ces deux dispositions, s’applique […] dans la mesure où la pratique en question est liée à la religion[94] ». La majorité souligne d’ailleurs que l’évaluation du caractère sérieux de la demande se fait notamment sur la base de la crédibilité du témoignage de l’individu mais également — voilà un élément qui semble oublié des analyses doctrinales — à la lumière de la concordance entre la pratique revendiquée et « les autres pratiques religieuses courantes de celui-ci[95] ».

La définition de la religion, ensemble complet de pratiques, prend donc ici toute son importance et constitue, selon nous, un élément objectif permettant de vérifier si la revendication du demandeur est légitime et non frivole. Ce dernier ne peut donc se contenter d’alléguer une atteinte à une croyance personnelle, mais il doit aussi démontrer que la pratiquetire sa source d’une religion et d’un système complet de dogmes et concorde avec l’ensemble de ses autres pratiques habituelles. Dans plusieurs cas, il sera évidemment aisé, voire non nécessaire — comme dans l’arrêt Amselem —, de faire cette démonstration. C’est peut-être pour cette raison en effet que le volet objectif du test, conçu par la Cour suprême dans son analyse, n’a pas été appliqué aux faits de l’espèce. Dans d’autres cas, cependant, il sera non seulement profitable mais permis d’exiger davantage de renseignements sur la nature d’une pratique et son origine religieuse, de même qu’une preuve des autres pratiques courantes du demandeur pour établir la légitimité de sa revendication. Les premiers décideurs, notamment certaines des commissions scolaires et universités interrogées, respectent donc l’arrêt Amselem lorsqu’ils exigent davantage d’explications sur la nature de la pratique de même qu’une preuve d’affiliation à une religion ou de l’existence du dogme officiel d’où tire sa source la pratique invoquée par le demandeur — laquelle n’a pas à correspondre parfaitement à ce dogme ou à l’interprétation qu’en font les autorités religieuses ou d’autres membres de la religion. Il nous semble cependant qu’est interdite l’exigence plus stricte faite au demandeur par une minorité d’établissements interrogés de démontrer que sa pratique respecte les dogmes officiels sans possibilité d’interprétation personnelle, ce qui va à l’encontre du test objectif-subjectif élaboré par la Cour suprême.

Comme nous avons pu le constater, il existe donc un certain clivage entre le droit et la réalité quotidienne en matière d’accommodement religieux. Le droit propose une démarche plus rigide, oppose les parties et impose un fardeau de la preuve difficilement praticable. Pour leur part, les établissements qui pratiquent les accommodements raisonnables ne se limitent pas à accommoder par suite d’une violation du droit à l’égalité, mais ils cherchent plutôt à satisfaire, en suivant des processus plutôt informels et décentralisés, les besoins de leur population cible en matière religieuse, du moins lorsque cela est possible. En effet, comme nous le constaterons, malgré l’ouverture dont font preuve plusieurs universités et commissions scolaires, il n’en demeure pas moins que l’accommodement comporte ses limites.

1.3 Les balises applicables aux demandes d’accommodement dans les établissements d’enseignement

Si plusieurs institutions qui sont intervenues devant la commission Bouchard-Taylor, notamment les commissions scolaires, se sont montrées favorables à une approche flexible et informelle pour traiter les demandes d’accommodement, une majorité d’entre elles ont néanmoins manifesté leurs inquiétudes quant à l’absence, « vivement ressenti[e][96] », de balises encadrant ou limitant les processus[97]. En somme, comme le soulignent les commissaires, il doit y avoir « fermeté sur les valeurs et normes fondamentales, flexibilité dans l’application[98] ». Parmi les critères susceptibles d’être considérés, Gaudreault-Desbiens soulignait avec justesse que les établissements scolaires « pourraient tenter de justifier un refus d’accommoder un élève en invoquant ou bien le coût excessif de l’accommodement demandé, ou bien l’entrave indue posée par l’accommodement recherché à la réalisation de la mission de cette institution ou, enfin, l’impact indu de l’accommodement sur les droits des autres personnes y évoluant[99] ». Nous constaterons que ces facteurs figurent effectivement parmi les plus souvent mis en évidence par les commissions scolaires et les universités. Ceux-ci peuvent se classer en deux catégories, soit les balises fonctionnelles et les conditions de principe.

1.3.1 Les balises fonctionnelles

Les critères fonctionnels encadrant la prise de décision sont ceux qui ont un impact sur le fonctionnement administratif de l’établissement. Ainsi, pour toutes les commissions scolaires et universités interrogées, la disponibilité des ressources, plus particulièrement l’espace disponible et les limites budgétaires, sont les principales contraintes fonctionnelles dont il faut tenir compte dans la prise de décision. Ainsi, comme nous le soulignions, rares sont les établissements qui attribuent de façon permanente des locaux de prière à des groupes religieux. Au contraire, compte tenu des besoins diversifiés que doivent combler les locaux d’écoles et d’universités, les demandes visant leur utilisation pour fins de prière sont gérées au même titre que toute autre demande présentée, par exemple, par des associations visant d’autres objets. À cet égard, une université interrogée exige que l’association ou le groupe religieux demandeur soit officiellement reconnu par l’association étudiante générale préalablement à la formulation de toute demande en vue de l’utilisation de locaux. Ce qui, a priori, semble n’être qu’une exigence de forme pourrait toutefois constituer un obstacle pour certains groupes qui souhaiteraient que leurs membres soient accommodés. En effet, dans cette université, pour être reconnue officiellement, toute association doit être composée de 25 membres, d’un comité exécutif et d’un président, outre qu’elle doit disposer de règlements officiels. Cela semble pour le moins très structuré et contraire à l’esprit des pratiques informelles d’accommodement que nous avons explicitées à la section 1.1. Toute association religieuse étudiante qui ne respecte pas ces critères se trouve au surplus reléguée à un second rang dans la mesure où elle sera alors considérée au même titre que tout groupe venant de l’extérieur de l’université et devra payer pour l’utilisation des locaux, lorsque ceux-ci sont disponibles. Cette procédure soulève le problème de la représentativité des associations religieuses : si l’établissement — par lui-même ou par l’association étudiante — s’arroge le droit d’octroyer une forme de reconnaissance à certaines associations religieuses, il s’expose au risque de voir se constituer des associations non reconnues et de voir ces dernières présenter des revendications. Enfin, pour tous les établissements interrogés, la santé et la sécurité sont également des critères fonctionnels courants. C’est d’ailleurs pour ces motifs que certaines universités ont interdit les ablutions dans les toilettes, alors que d’autres, qui appliquent les mêmes facteurs, permettent cette pratique. Les balises fonctionnelles sont ainsi généralement les mêmes pour les commissions scolaires et les universités québécoises, ontariennes et britanno-colombiennes.

1.3.2 Les conditions de principe

Tel n’est pas nécessairement le cas, cependant, en ce qui concerne les conditions de principe ou les valeurs qui entrent en jeu dans l’analyse d’une demande d’accommodement. En effet, comme nous le verrons, bien que plusieurs considérations soient partagées entre les provinces, nous avons perçu certaines distinctions entres les établissements québécois francophones, d’une part, et les établissements anglo-québécois et ceux des deux autres provinces canadiennes, d’autre part.

Plusieurs commissions scolaires et universités ayant participé à notre recherche ont d’abord indiqué que le calendrier religieux qu’elles ont adopté constitue une considération de principe encadrant les demandes d’accommodement religieux. Elles évitent ainsi généralement, comme nous le mentionnions, de prévoir des activités les jours de congés religieux, du moins en ce qui concerne les religions connues des décideurs et inscrites au calendrier ou à la politique. Il n’en va pas de même dans le cas des religions moins traditionnelles au nom desquelles des accommodements sont exigés et pour lesquelles les établissements demandent fréquemment de l’information additionnelle au requérant avant d’accepter la demande. Les commissions scolaires tiennent aussi scrupuleusement au respect du programme scolaire, adopté en vertu de la loi, lequel impose notamment un temps minimal de jours et d’heures de fréquentation scolaire[100]. Certaines commissions scolaires, mais aussi des universités, ont par ailleurs mentionné qu’il importe que l’élève ou l’étudiant accommodé ne soit pas désavantagé sur le plan scolaire et qu’il puisse être évalué de façon appropriée, au même titre que les autres. Enfin, comme c’est le cas en droit, la pratique des accommodements tient compte de l’impact d’une demande sur les droits ou le bien-être des autres élèves ou étudiants qui fréquentent l’établissement.

Les conditions de principe résumées ci-dessus ont été indiquées par une majorité d’établissements interrogés, que ce soit au Québec, en Ontario ou en Colombie-Britannique. S’il faut convenir qu’il « n’existe pas […] de clivage ethnique simple » et qu’il serait incorrect « d’imputer uniquement au groupe majoritaire [francophone] l’opposition aux accommodements[101] », nous constaterons maintenant que, plus fondamentalement, les établissements québécois francophones ne conçoivent pas nécessairement l’accommodement dans la même perspective que les établissements anglo-québécois, ontariens et britanno-colombiens. Bien entendu, certaines commissions scolaires ou universités québécoises sont aussi ouvertes aux accommodements que celles d’autres provinces et, inversement, certaines de leurs homologues ontariennes ou britanno-colombiennes ont une approche restrictive en la matière.

1.3.2.1 L’approche multiculturelle canadienne

Étant donné sa reconnaissance constitutionnelle à l’article 27 de la Charte canadienne, le multiculturalisme est considéré comme une valeur canadienne fondamentale[102]. Il vise essentiellement, comme chacun le sait, à atténuer les effets potentiellement assimilateurs du poids démographique, politique et culturel de la majorité[103] par la reconnaissance de l’égale valeur et de l’importance de l’épanouissement de toutes les cultures[104]. En obligeant les institutions à apporter des exceptions ou à appliquer différemment des normes générales, l’obligation d’accommodement, que ce soit en vertu du droit à l’égalité ou de la liberté de religion, s’inscrit évidemment dans ce courant de pensée[105]. Dans l’arrêt Multani, par exemple, les juges de la majorité ont ainsi tenu compte de l’importance du multiculturalisme dans la société canadienne pour appuyer leur conclusion quant au caractère déraisonnable d’une interdiction absolue de porter le kirpan[106] :

La prohibition totale de porter le kirpan à l’école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d’autres. Au contraire, le fait de prendre une mesure d’accommodement en faveur de Gurbaj Singh et de lui permettre de porter son kirpan sous réserve de certaines conditions démontre l’importance que notre société accorde à la protection de la liberté de religion et au respect des minorités qui la composent[107].

Ce passage résume très bien la philosophie des commissions scolaires et des universités ontariennes et britanno-colombiennes. En effet, pour la majorité d’entre elles, sauf quelques exceptions, le non-accommodement ne semble tout simplement pas une option. La plupart perçoivent l’accommodement comme une nécessité avec laquelle il faut composer. Il est d’ailleurs révélateur que quasiment tous ces établissements ont désigné les lois provinciales sur les droits de la personne comme une considération de principe servant de guide ou de balise dans les discussions préalables à la détermination d’un accommodement. En outre, certaines commissions scolaires, mais surtout les universités, disposent de politiques sur les droits de la personne, sur la non-discrimination ou encore sur la diversité religieuse. Comme nous le mentionnions précédemment, plusieurs ont aussi des calendriers indiquant les jours de congé des principales religions et qui servent de guides à la prise de décision. En effet, les premiers décideurs évitent généralement de prévoir des activités scolaires, parascolaires ou universitaires à des dates qui entreraient en conflit avec le calendrier religieux. Ainsi, le pluralisme religieux et culturel est au coeur de la mission de la majorité des commissions scolaires et des universités de l’Ontario et de la Colombie-Britannique.

Bien entendu, et comme le laisse entendre l’extrait reproduit ci-dessus de l’arrêt Multani, accommoder la liberté religieuse comporte parfois certaines réserves et quelques établissements interrogés ont mentionné qu’ils sont prêts à faire leur part pour intégrer les individus et les groupes qui les fréquentent mais que, en retour, ils s’attendent également à des compromis de leur part. Par exemple, une université avait d’abord accepté de fournir une piscine destinée exclusivement aux femmes, pour ensuite faire marche arrière lorsque des étudiantes musulmanes ont demandé leur propre piscine au motif que les autres femmes ne seraient pas vêtues convenablement. Une commission scolaire ontarienne n’a pas hésité non plus à refuser une demande d’accommodement portant sur l’usage de manuels scolaires qui se référaient explicitement à l’existence de familles homosexuelles. Dans ce cas, la norme d’égalité enchâssée dans la Charte canadienne, dont la Cour suprême a rappelé à plusieurs reprises l’application en matière d’orientation sexuelle, a obtenu préséance sur la demande d’accommodement fondée sur des motifs religieux[108].

Bien que quelques institutions québécoises aient aussi une conception similaire de l’accommodement, nous constaterons ci-dessous qu’il semble plus souvent s’inscrire cependant, surtout chez les francophones, dans une approche interculturelle.

1.3.2.2 L’approche interculturelle québécoise ?

Comme le souligne Gaudreault-Desbiens, le débat public sur les accommodements raisonnables et la place de la religion dans l’espace public est « symptomatique d’un trouble plus profond[109] » qui touche à des questions identitaires fondamentales et à la conception même de la communauté. Sans vouloir trop généraliser, nous ne pouvons en effet passer outre l’histoire politique et culturelle du Québec contemporain, en particulier le mouvement rapide de sécularisation qui a coïncidé avec la Révolution tranquille et les efforts soutenus pour promouvoir la langue française comme langue publique commune[110]. Encore palpable, ce passé pas si lointain permet de comprendre pourquoi bien des Québécois ressentent un malaise devant des pratiques qui sont perçues comme réintroduisant des considérations religieuses dans l’espace public et qui accentuent les différences culturelles plutôt que de favoriser les échanges entre cultures.

Dans ce contexte, certaines personnes estiment que le multiculturalisme ne convient pas au Québec[111]. Ne conviendraient pas non plus un républicanisme « farouche » et une laïcité rigide « à la française » qui ne feraient aucune place à l’expression religieuse dans l’espace public[112]. Considérant son passé politique et culturel, le Québec a plutôt opté pour une voie mitoyenne, soit celle de l’interculturalisme. La diversité culturelle et religieuse en constitue bien sûr une valeur sous-jacente, mais, à la différence du multiculturalisme, l’interculturalisme inviterait les immigrants à s’intégrer à la société d’accueil de même qu’à en respecter et à en partager les valeurs, dans la formation d’une nouvelle identité commune[113].

Alors que le Québec favoriserait politiquement une approche interculturelle, notre recherche ne nous permet pas de tirer de conclusions fermes sur ce point dans le contexte particulier des universités et des commissions scolaires. Nous avons cependant observé que le pluralisme religieux est moins fréquemment nommé par les établissements québécois que par leurs homologues ontariens pour qui cette valeur paraît mieux intégrée ou acquise. Ces derniers semblent en effet considérer l’accommodement comme un devoir et s’inspirer plus naturellement des valeurs libérales que sous-tendent les codes provinciaux sur les droits de la personne. La majorité des commissions scolaires et universités francophones interrogées mentionne en effet beaucoup plus fréquemment les balises fonctionnelles comme le coût ou la faisabilité de l’accommodement, plutôt que le pluralisme religieux comme valeur essentielle.

L’absence plus généralisée au Québec de référence directe au pluralisme ne signifie pas pour autant que les établissements d’enseignement ont nécessairement adopté une approche plus stricte de la gestion de la diversité religieuse. Cela pourrait en effet plutôt (ou aussi) résulter d’une certaine méconnaissance des valeurs encadrant les demandes d’accommodement. Devant la commission Bouchard-Taylor, plusieurs institutions québécoises exprimaient en effet la perception selon laquelle il manquerait de balises claires (conditions de principe) en la matière. Cette absence de balises est parfois associée à l’imposition de solutions inspirées du multiculturalisme au détriment de l’interculturalisme. Pourtant, comme le soulignent les commissaires, de telles balises existent. Il s’agit principalement de la Charte de la langue française[114], qui fait du français la langue publique commune[115], de la Charte des droits et libertés de la personne, qui reconnaît notamment la liberté religieuse, l’égale reconnaissance des droits de tous[116] et l’égalité entre les hommes et les femmes[117], ainsi que de la « laïcité ouverte », qui assure la neutralité religieuse de l’État tout en affirmant l’importance du pluralisme dans l’espace public[118]. Enfin, en ce qui concerne les commissions scolaires, notons la Loi sur l’instruction publique[119]. Tous ces éléments, repris pour la plupart dans la politique québécoise d’intégration[120], forment le « cadre civique commun[121] » auquel les nouveaux arrivants sont invités à s’intégrer. Dans ce contexte, peut-être y aurait-il lieu, comme le suggéraient les commissaires Bouchard et Taylor, de faire une plus grande promotion des valeurs québécoises auprès des décideurs de première ligne[122]. Ceux-ci sont d’ailleurs encouragés par les deux commissaires à adopter des politiques fixant les balises applicables ou opposables aux demandes d’accommodement. Sur ce point, les institutions québécoises auraient potentiellement avantage à s’inspirer d’une majorité de leurs homologues ontariennes pour qui l’établissement d’une politique claire est déjà chose du passé.

2 La comparaison des processus selon la nature religieuse ou autochtone d’une demande d’accommodement

Depuis quelques années, le concept d’accommodement, mais surtout son pendant processuel, soit le concept de consultation, a pris une importance considérable dans un autre domaine du droit, c’est-à-dire le droit des Autochtones. En effet, la Cour suprême a affirmé, en 1990, que la consultation des Autochtones était l’un des facteurs dont il fallait tenir compte pour déterminer si une atteinte à leurs droits ancestraux était justifiée[123]. En 2004, dans l’arrêt Nation haïda, elle a affirmé que l’État pouvait avoir une obligation de consulter les Autochtones même si ceux-ci n’avaient pas présenté une preuve complète de leurs droits ancestraux[124]. Dans certains cas où l’atteinte à un droit ancestral est particulièrement grave, une obligation d’accommoder les intérêts des Autochtones se greffe à l’obligation de consulter. Une obligation semblable s’applique lorsque des droits issus de traités sont touchés[125]. L’arrêt Nation haïda a eu des répercussions considérables et a forcé les gouvernements fédéral et provinciaux à tenir compte de droits qu’il était auparavant trop facile d’ignorer. La jurisprudence subséquente donne plusieurs exemples où des autorisations gouvernementales ont été annulées en raison d’une consultation déficiente[126].

Il serait aisé de croire que le droit des Autochtones est trop éloigné des questions d’accommodement religieux pour que la comparaison entre les deux soit appropriée. Regardons-y tout de même d’un peu plus près. Les deux domaines relèvent de la problématique plus générale du droit des minorités : il s’agit de savoir comment des règles conçues par et pour la majorité peuvent être adaptées ou modifiées pour prendre en considération les intérêts, souvent opposés, de groupes minoritaires. Dans les deux cas, la Constitution accorde une force supralégislative aux droits de la minorité et attribue aux tribunaux le rôle d’invalider les lois ou les décisions gouvernementales qui ne tiennent pas suffisamment compte des intérêts du groupe minoritaire.

La comparaison entre l’obligation de consulter et d’accommoder les Autochtones et l’obligation d’accommodement en matière religieuse fait cependant apparaître certaines différences importantes dans la manière dont les tribunaux répondent à la revendication minoritaire. Ainsi, l’obligation de consulter et d’accommoder les Autochtones est axée davantage sur le processus que sur le résultat. Les tribunaux ne prescrivent pas de mesures déterminées en vue de limiter les répercussions d’un projet sur les droits ancestraux. Ils vont plutôt, contrairement à ce qui se passe dans le cas de l’accommodement religieux, évaluer le processus de dialogue entre l’État et les Autochtones et s’assurer que celui-ci a permis, autant que faire se peut, de tenir compte des intérêts de ces derniers. Par ailleurs, l’obligation de consulter et d’accommoder les Autochtones est habituellement mise en oeuvre de manière collective. Nous étudierons ces deux aspects tour à tour.

2.1 L’obligation envers les Autochtones, axée sur le processus

L’état du droit canadien des Autochtones au début des années 2000 contribue à expliquer l’apparition d’une obligation de nature processuelle envers les peuples autochtones. Jusqu’alors, la plupart des décisions de la Cour suprême au sujet des droits ancestraux ou issues de traités protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 portaient sur l’utilisation de ressources naturelles par les Autochtones eux-mêmes. Ainsi, les arrêts Sparrow[127] et Howard[128] portaient sur le droit des Autochtones de chasser ou de pêcher ; l’arrêt Delgamuukw[129] faisait suite à la revendication d’un droit de quasi-propriété sur un territoire important. L’extension de cette logique à des revendications de nature commerciale, dans l’arrêt Gladstone[130], mais surtout dans l’arrêt Marshall[131], portant sur la pêche commerciale à l’anguille en Nouvelle-Écosse, a soulevé d’importantes controverses, notamment en raison de ses conséquences redistributives sur le partage d’une ressource rare entre pêcheurs autochtones et non autochtones[132]. Dans ce contexte, la Cour était déjà consciente de l’incapacité des tribunaux à dicter des résultats précis dans chaque cas. Ainsi, dans l’arrêt Gladstone, le juge Lamer a consacré d’importants développements à la notion de justification des atteintes à un droit ancestral de portée commerciale. Selon lui, un tribunal saisi d’une telle question doit examiner non seulement la proportion de la ressource attribuée aux titulaires d’un droit ancestral, mais aussi le processus suivi par l’État pour décider d’une telle attribution : par exemple, l’État doit consulter les groupes autochtones visés[133].

Lorsque les Autochtones s’adressent aux tribunaux non pas pour obtenir l’accès à une ressource pour eux-mêmes, mais plutôt pour s’opposer à des projets d’exploitation des ressources naturelles de leur territoire par l’entreprise privée, ils se trouvent devant un dilemme. Ils peuvent tenter de faire la preuve complète de leurs droits ancestraux pour démontrer en quoi le projet contesté nuit à leur exercice. Cependant, le fardeau de preuve exigé pour ce faire, établi par les arrêts Van der Peet et Delgamuukw, est extrêmement difficile à satisfaire et constitue un obstacle presque insurmontable pour de nombreux groupes autochtones qui ne disposent pas des ressources financières et techniques pour mener un procès de 300 jours, comme dans cette dernière affaire. Une décision judiciaire sur le fond arriverait donc trop tard[134].

Les Autochtones peuvent également tenter de demander une injonction interlocutoire pour s’opposer à un projet de développement qui nuit à leurs droits. Dans ce cas, une preuve prima facie de leurs droits ancestraux suffit, mais ils doivent aussi démontrer que les inconvénients qu’ils subiraient si l’injonction n’était pas accordée sont plus importants que ceux qui découleraient du fait de l’avoir prononcée. Concrètement, cela conduit souvent les tribunaux à accorder plus de poids aux intérêts des entreprises, de leurs employés ou de l’économie régionale. L’expérience a donc démontré le peu d’utilité du recours en injonction interlocutoire pour protéger les droits ancestraux[135].

La prise en considération de cette réalité a conduit la Cour suprême, dans l’arrêt Nation haïda, à abaisser considérablement le fardeau de preuve exigé des Autochtones qui revendiquent le droit d’être consultés, tout en réduisant la portée des droits garantis, dans un tel cas, à une obligation de nature essentiellement processuelle. Lorsque l’État fédéral a accepté la revendication du groupe visé aux fins de négociation, dans le contexte de la politique des revendications territoriales globales, les tribunaux présument habituellement de l’existence d’un droit ancestral, dispensant le groupe autochtone de présenter quelque autre preuve que ce soit[136]. La Cour suprême a fait d’une pierre deux coups : elle a assuré une protection plus efficace aux droits ancestraux tout en incitant l’État et les Autochtones à mettre en place des méthodes alternatives de résolution des conflits.

Ainsi, lorsque l’État envisage d’autoriser un projet qui porte atteinte à un droit ancestral, il doit tout d’abord consulter le groupe autochtone visé, même si le droit ancestral en question n’a pas encore été prouvé devant un tribunal ni fait l’objet d’un accord avec l’État. Afin d’éviter que cette obligation de consulter demeure purement formelle, la Cour suprême a précisé que l’intensité de cette obligation variait en fonction de la solidité de la preuve du droit ancestral en cause et de la gravité de l’atteinte envisagée[137]. Dans sa dimension la plus modeste, l’obligation de consulter porterait sur la communication d’informations pertinentes aux Autochtones et sur la tenue de discussions au sujet des questions soulevées par ceux-ci. Par contre, si la preuve du droit ancestral paraît solide et que l’atteinte envisagée est importante, la Cour suprême précise que la consultation doit être approfondie et avoir pour objet l’atteinte d’un accord entre le promoteur et les Autochtones. Selon la Cour, « la consultation requise à cette étape pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les préoccupations des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l’incidence de ces préoccupations sur la décision[138] ».

La création d’une réparation essentiellement processuelle découle donc de préoccupations quant à la capacité et à la légitimité des tribunaux d’imposer un résultat déterminé dans chaque dossier de droits ancestraux, ainsi que des ressources judiciaires considérables qui seraient nécessaires si l’on devaient s’engager dans cette voie. Le fait que de tels problèmes ne sont apparemment pas présents dans les cas d’accommodement religieux explique sans doute que la Cour suprême maintienne le cap et impose des obligations substantielles aux employeurs et aux institutions publiques. Malgré les préoccupations récemment exprimées dans les médias, les cas d’accommodement religieux soumis aux tribunaux n’impliquent habituellement pas de dépenses considérables pour l’État[139]. Ils n’entraînent pas de redistribution importante de la richesse ou des ressources et se limitent souvent à des exemptions ou à des applications différenciées de normes générales. De plus, la durée de ces procès n’est pas excessive, pas plus qu’elle ne compromet la capacité des tribunaux à apporter une solution en temps utile.

Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême a pris soin de souligner que, dans les cas d’atteinte grave à un droit dont la preuve est solide, l’obligation de consulter peut se transformer en obligation d’accommoder. L’obligation n’est donc pas seulement processuelle, elle peut aussi devenir substantielle.

Le contexte qui donne lieu à cette obligation substantielle est toutefois fort différent de celui qui sous-tend l’obligation d’accommodement religieux. En effet, l’obligation de consulter les Autochtones procède de l’obligation de l’État d’agir honorablement envers ceux-ci, à la suite de l’affirmation unilatérale de sa souveraineté sur le territoire autochtone. Or, depuis une trentaine d’années, l’objectif principal de ce processus est la conclusion de « traités modernes » (par exemple, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois ou le Traité Nisga’a) qui définissent avec un certain degré de précision les droits territoriaux des Autochtones. Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême affirme donc que l’obligation de consulter ne devrait pas être considérée comme une « réparation juridique définitive[140] ». Cela explique l’accent mis sur le processus au détriment des résultats.

Jusqu’à présent, la jurisprudence a donné très peu d’exemples du volet « accommodement » de l’obligation envers les Autochtones. Dans certains dossiers où ces derniers exigeaient d’être consultés avant que l’État ne conclue une transaction foncière influant sur leurs intérêts, les tribunaux ont prononcé une injonction retardant la transaction[141]. Dans l’affaire Platinex, le tribunal a rendu une ordonnance autorisant un programme d’exploration minière, tout en imposant à l’entreprise visée des obligations portant sur la réduction des impacts environnementaux, l’embauche de membres de la première nation et le paiement de compensations à celle-ci[142]. La récente décision Wii’litswx[143] de la Cour suprême de la Colombie-Britannique donne également un exemple d’accommodement substantiel. Dans ce litige portant sur le renouvellement de concessions forestières, des discussions prolongées entre le ministère des Forêts et le groupe autochtone visé n’avaient pas conduit à un accord. La juge de première instance a conclu que, sur le plan processuel, les efforts de consultation du Ministère avaient été appropriés. Cependant, elle a conclu que, sur le plan de la substance, le Ministère n’avait pas réellement modifié sa position initiale à la suite de l’exercice de consultation ; en outre, il n’avait pas fait preuve de l’ouverture requise quant aux préoccupations des Autochtones. En effet, l’importance des effets de la coupe de bois sur les droits des Autochtones conduisait à l’imposition d’une véritable obligation d’accommodement dont l’État ne s’était pas déchargé.

Plusieurs autres aspects de l’obligation de consulter méritent d’être soulignés et d’être rapprochés de l’obligation d’accommodement en matière religieuse.

Premièrement, l’obligation de consulter possède un caractère continu. Le gouvernement peut être appelé à prendre plusieurs décisions au sujet d’un même projet. Chaque décision qui peut nuire à l’exercice des droits ancestraux devra faire l’objet d’une consultation[144]. Cela est particulièrement vrai pour les décisions qui relèvent de la planification stratégique. Ainsi, dans l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême a jugé que le gouvernement devait consulter les Autochtones lorsqu’il octroyait une « concession de ferme forestière », même si l’octroi d’une telle concession ne permettait pas, en soi, la coupe de bois et qu’une autorisation subséquente était nécessaire pour ce faire[145]. De même, la Cour d’appel fédérale a statué que le gouvernement fédéral avait l’obligation de consulter les Autochtones touchés par le projet de gazoduc de la vallée du Mackenzie dès les premières étapes de la planification du processus d’évaluation du projet[146].

Il est évident que les projets qui font l’objet de ces décisions judiciaires sont passablement plus complexes que les situations qui sous-tendent la plupart des revendications d’accommodement religieux. Cependant, l’idée que l’obligation de consulter est continue souligne l’importance de prévoir des mécanismes qui permettent aux institutions publiques de maintenir un dialogue constant avec les demandeurs d’accommodement ou leurs représentants. En matière religieuse, c’est d’ailleurs une préoccupation qu’ont exprimée les universités qui, dans des processus informels cependant, cherchent à ouvrir une discussion et à maintenir des rapports harmonieux constants avec les groupes dont les demandes d’accommodement sont continues, notamment celles qui visent l’obtention d’un local de prière.

La Cour suprême a également affirmé que le processus de consultation impose des obligations aux groupes autochtones visés. Ceux-ci « ne doivent pas contrecarrer les efforts déployés de bonne foi par la Couronne et ne devraient pas non plus défendre des positions déraisonnables pour empêcher le gouvernement de prendre des décisions ou d’agir dans les cas où, malgré une véritable consultation, on ne parvient pas à s’entendre[147] ». De la même manière, l’obligation de consulter n’équivaut pas à un droit de veto des Autochtones sur les projets de développement touchant leurs terres. Cette absence de droit de veto souligne la nature principalement processuelle de l’obligation qui découle de l’arrêt Nation haïda. La décision finale d’autoriser un projet, une fois les Autochtones consultés, demeure la prérogative du gouvernement. Toute contestation de cette décision finale sera politique et non judiciaire. C’est là une différence fondamentale entre le droit des Autochtones et l’accommodement religieux. Dans ce dernier cas, comme nous l’avons observé, les tribunaux rendent une décision sur la substance : à défaut d’entente entre les parties, ils imposent un accommodement précis ou statuent que la demande imposerait une contrainte excessive. Au contraire, à moins que l’atteinte à leurs droits ne soit suffisamment importante pour entraîner l’imposition d’une obligation d’accommodement, ce sont les Autochtones qui font les frais du défaut de s’entendre. Les leaders autochtones qui ont été emprisonnés pour s’être opposés à des projets au sujet desquels la consultation n’a pas abouti à un accord peuvent en témoigner[148].

En matière d’accommodement religieux, les tribunaux ne semblent pas exhorter aussi directement les parties à discuter et à trouver une solution acceptable. Ils n’ont en effet jamais énoncé clairement d’obligation processuelle à cet égard et se sont plutôt rabattus sur le critère de la contrainte excessive pour décider s’il était justifié d’ordonner un accommodement. Par exemple, dans l’arrêt Amselem[149], les juges majoritaires de la Cour suprême approuvent implicitement le refus de M. Amselem d’accepter quelque solution intermédiaire que ce soit, attitude jugée intransigeante par les juges dissidents et par la Cour d’appel[150].

2.2 Le caractère collectif de l’obligation envers les Autochtones

Un autre angle de comparaison est le caractère individuel ou collectif du processus de consultation ou d’accommodement. L’accommodement religieux étant fondé sur les droits individuels garantis par la Charte canadienne ou les lois sur les droits de la personne, on affirme généralement que le processus par lequel il est traité est essentiellement individuel. Or, comme nous l’avons vu plus haut, l’accommodement religieux revêt malgré tout, dans plusieurs types de situations, un caractère inévitablement collectif. Par contre, l’obligation de consulter les Autochtones est exclusivement conçue en termes collectifs. La Cour suprême a toujours affirmé que les droits ancestraux étaient des droits collectifs[151], et nul ne se surprendra que, dans l’arrêt Nation haïda, elle fasse référence à l’« obligation légale de consulter le groupe intéressé[152] ».

Les problématiques qui découlent de la collectivisation de l’accommodement religieux resurgissent cependant sous une autre forme. Lorsqu’il est appelé à mettre en oeuvre son obligation, l’État doit désigner les groupes autochtones visés. Il doit aussi choisir qui, au sein de ces groupes, il considérera à titre de représentant légitime. De la même manière qu’une université peut se trouver dans l’obligation de décider à quels groupes religieux elle accordera l’usage d’un local à des fins de prière, l’État — sous la supervision des tribunaux — doit choisir les groupes qu’il reconnaîtra comme devant être consultés ou accommodés.

La tâche est relativement facile dans le cas des bandes indiennes, dont l’existence est reconnue par la législation fédérale[153]. Dans ces cas, le caractère collectif des droits ancestraux conduit les tribunaux à privilégier l’avis du groupe, habituellement exprimé par le conseil de bande, au détriment de l’avis de personnes qui pourraient être dissidentes[154]. La consultation directe avec les individus autochtones directement touchés par un projet, si elle s’ajoute à la consultation du groupe, demeure toutefois permise et souhaitable[155].

La situation se corse lorsque différents groupes autochtones sont touchés par un projet unique. En effet, il arrive souvent que plusieurs groupes autochtones revendiquent des droits sur le même territoire. Dans de tels cas, certaines décisions insistent sur le fait que chaque groupe autochtone doit être consulté séparément et que l’État ne peut imposer une solution uniforme à tous les groupes[156], pas plus qu’il ne peut exclure arbitrairement un groupe de la consultation[157]. Par contre, dans un cas relatif à la gestion des stocks de poisson du fleuve Fraser, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a noté qu’une consultation collective des nombreux groupes autochtones possédant des droits ancestraux sur la même ressource était appropriée[158]. Ainsi, tant en matière autochtone qu’en matière religieuse, les caractéristiques de la situation factuelle peuvent commander le traitement collectif de plusieurs revendications.

La question de la reconnaissance des groupes devant être consultés ou accommodés pose des problèmes plus aigus dans le cas de groupes métis, qui jouissent de droits constitutionnels, mais dont l’existence et l’organisation ne sont pas, à l’heure actuelle, régies par une loi fédérale ou provinciale. Ce cas peut être comparé à celui des groupes religieux méconnus dont les revendications peuvent parfois être accueillies avec scepticisme. Ainsi, plusieurs revendications de droits ancestraux d’individus se présentant comme métis ont été rejetées, puisque les demandeurs n’ont pas été en mesure de prouver l’existence d’un groupe métis contemporain ayant des liens avec un groupe métis historique[159]. Étant donné le fardeau de preuve réduit qui s’applique en matière d’accommodement, un groupe autochtone devra être consulté dès qu’il démontre qu’il est probable que son statut autochtone sera reconnu par les tribunaux[160]. La prudence commande donc d’engager des discussions avec tout groupe qui présente vraisemblablement les caractéristiques d’un groupe religieux ou autochtone, selon le cas.

Conclusion

Les institutions publiques n’ont pas toujours le temps de réfléchir à la question des accommodements raisonnables et d’y trouver des solutions appropriées. Les gestionnaires publics sont en effet souvent appelés à gérer de nombreux employés et à traiter quotidiennement, sous pression et dans de courts délais, divers problèmes administratifs tous plus urgents les uns que les autres. S’ajoutent à cela, depuis quelques années, des demandes croissantes d’accommodement pour motifs religieux auxquelles tous n’ont pas nécessairement l’habitude de faire face. Dans ce contexte, et comme le démontrent les craintes exprimées devant la commission Bouchard-Taylor, il est possible que certains décideurs de première ligne se sentent dépourvus, ne sachant comment gérer et encadrer ces revendications religieuses.

À propos de la gestion des demandes d’accommodement dans les universités, les commissaires soulignaient cependant qu’« un assez bon équilibre semble avoir été atteint[161] ». C’est effectivement ce que démontre, de manière générale, notre recherche, d’où la pertinence et l’intérêt confirmés de l’analyse des processus décisionnels universitaires en la matière. À la lumière des constatations que nous avons faites, il est aussi permis d’en dire autant des commissions scolaires qui, dans l’ensemble, paraissent très bien gérer la diversité culturelle. L’expérience acquise par les établissements d’enseignement interrogés, dont le lieu géographique et la composition de leur communauté scolaire ou étudiante ont rendu inévitables les demandes d’accommodement, pourrait ainsi être profitable à d’autres institutions publiques.

La pratique des accommodements par les établissements d’enseignement démontre qu’une majorité des demandes sont traitées de manière décentralisée et informelle. Les autorités centrales font ainsi confiance au jugement et au bon sens des décideurs de première ligne. L’accommodement et la gestion du pluralisme religieux sont aussi généralement considérés, sauf de rares exceptions, comme des tâches administratives tout à fait normales et même, au sein de certains établissements, comme des valeurs fondamentales qu’il importe de favoriser. Qu’elle soit justifiée par une ouverture sincère aux différences religieuses ou par un souci de cohésion sociale, cette acceptation de l’accommodement fait ainsi partie du quotidien de plusieurs établissements qui cherchent à satisfaire les besoins des individus ou des groupes qui les fréquentent.

Malgré cette ouverture à l’égard de l’autre nécessaire à une intégration réussie, il n’en demeure pas moins que l’accommodement comporte des limites. Les commissions scolaires et universités interrogées s’attendent en effet à des compromis de la part des individus ou des groupes qui les fréquentent et elles encadrent conséquemment les demandes par des balises administratives et des considérations de principe. La santé, la sécurité, les ressources à leur disposition, les droits des autres étudiants, le respect du programme éducatif, l’égalité entre les hommes et les femmes, le pluralisme religieux et le sécularisme, valeurs qui parfois s’opposent, sont ainsi autant de facteurs que considèrent les commissions scolaires et les universités dans la gestion des demandes d’accommodement. Notre étude nous a toutefois permis de constater que certaines de ces balises semblent mieux connues des établissements ontariens et britanno-colombiens que des établissements québécois. Plusieurs de ces derniers se plaignaient d’ailleurs de l’absence de cadre ou de normes applicables aux demandes d’accommodement. Ces balises existent pourtant au Québec et auraient avantage à être mieux promues.

Si certains types de demandes individuelles sont par ailleurs accordées presque automatiquement, tels les examens différés à l’occasion de jours de congé religieux, il en va parfois différemment des revendications collectives présentées par des groupes, comme les demandes de locaux pour prier ou de la pratique des ablutions dans les toilettes. Comme elles engagent les ressources des établissements et les droits des autres étudiants, ces demandes systémiques sont en effet plus complexes et nécessitent souvent plus de temps avant d’être réglées. Malgré les difficultés que présentent ces dernières, plusieurs — voire la majorité — des établissements interrogés semblent néanmoins faire de véritables efforts en vue d’en arriver à un terrain d’entente avec leurs étudiants.

Contrairement aux obligations juridiques que les tribunaux ont dégagées de la liberté religieuse et du droit à l’égalité, qui ne semblent pas directement imposer la consultation comme mode de règlement des différends, la pratique des accommodements par les établissements d’enseignement démontre ainsi que la discussion et la participation sont essentielles au bon fonctionnement institutionnel. Les groupes religieux sont généralement engagés dans un processus axé sur la discussion préalable à la détermination d’un accommodement pouvant satisfaire, dans la mesure du possible, leurs besoins.

La discussion devient dès lors progressivement, pour de plus en plus de droits et de libertés de la personne que les individus et les décideurs de première ligne sont appelés à interpréter et à appliquer concrètement, la façon la plus efficace de résoudre les conflits. C’est ce que démontre d’ailleurs l’expérience autochtone, alors que la Cour suprême, consciente des limites du droit et de l’imposition judiciaire d’une solution précise à un différend, de même que des difficultés d’accès à la justice, impose dorénavant à l’État l’obligation de consulter tout groupe autochtone dont les droits pourraient être touchés négativement par un projet de développement. La Cour envoie ainsi le message que les demandes des peuples autochtones devraient d’abord faire l’objet de discussions directes en vue de conclure une entente qui concilierait les besoins de chaque partie, les tribunaux n’intervenant qu’en cas d’échec de ce processus de négociation. Dans le contexte des accommodements religieux, c’est aussi ce qu’exprimaient les commissaires Bouchard et Taylor, pour qui la voie citoyenne devrait demeurer le principal mécanisme de gestion des conflits, l’intervention des tribunaux devant se limiter aux cas les plus complexes.

Les inquiétudes récemment exprimées au Québec, notamment par certaines institutions et des gestionnaires publics, devraient laisser place à la confiance. À la lumière de notre étude, nous estimons que l’accommodement raisonnable ne devrait pas être considéré comme un concept craint, imposé de l’extérieur et dont les violations sont sanctionnées par la magistrature. Souvent traité de manière informelle et moins complexe qu’il n’y paraît, l’accommodement devrait plutôt être perçu tel qu’il est, c’est-à-dire comme un outil d’intégration, de compréhension mutuelle et de gestion de la diversité culturelle et religieuse, laquelle fait maintenant intrinsèquement partie du décor canadien et québécois. Les décideurs de première ligne doivent donc se faire confiance et savoir qu’une gestion harmonieuse et raisonnable des accommodements aura généralement pour effet de favoriser un plus grand sentiment d’appartenance envers leur institution[162].