Corps de l’article

Le droit des contrats est actuellement en état de tension, certains diraient même de crise. Sur le plan théorique, le dogme de l’autonomie de la volonté, longtemps perçu comme le seul fondement de la force obligatoire des contrats, est de plus en plus contesté. Au cours des dernières décennies, de nombreux auteurs ont proposé des théories alternatives du contrat qui ont pour point commun de substituer à la volonté des parties une certaine forme de « bien commun[1] », qu’il s’agisse de « conciliation du juste et de l’utile[2] », de « contrat relationnel[3] », de « solidarisme contractuel[4] » ou de « moralité contractuelle[5] ». Au Québec, cette évolution des mentalités se traduit par l’importance qu’a prise le concept de bonne foi comme principe organisateur du droit privé. C’est ce qui a permis à la Cour suprême du Canada d’affirmer ceci dans un arrêt récent : « L’évolution du droit québécois des obligations a été marquée par la recherche d’un juste équilibre entre, d’une part, la liberté contractuelle des individus et, d’autre part, le respect du principe de la bonne foi dans leurs rapports les uns avec les autres[6]. »

Sur le plan pratique, ces débats théoriques débouchent sur la question du rôle du juge à l’égard du contrat. Doit-il se contenter de donner effet à l’intention des parties, respectant ainsi leur autonomie, ou au contraire adapter le contrat pour le rendre conforme à des normes de justice étrangères à la volonté des parties ? Les débats qui ont fait rage au sujet des concepts de lésion entre majeurs et d’imprévision, durant le processus qui a conduit à l’adoption du Code civil du Québec[7], sont des illustrations de cette controverse. Cependant, puisque le législateur de 1991 a finalement décidé de rejeter ces concepts comme causes de révision des contrats, c’est une autre règle, soit la prohibition des clauses abusives dans les contrats de consommation ou d’adhésion (art. 1437 C.c.Q.), qui a forcé les praticiens québécois à réfléchir à la signification concrète de ces débats et qui a donné lieu à une abondante jurisprudence.

La présence de l’article 1437 a entraîné deux types d’analyses. Il existe en premier lieu des écrits à saveur normative, c’est-à-dire des argumentations fondées sur l’analyse du texte de l’article, sur l’historique de son adoption ou sur sa relation avec d’autres dispositions du Code civil, tendant à indiquer dans quels types de circonstances la prohibition des clauses abusives devrait s’appliquer[8]. Les auteurs qui adoptent cette perspective abordent des questions comme le moment où le caractère abusif d’une clause doit être évalué (au moment de la conclusion du contrat ou au moment de l’application de la clause), si la règle peut jouer à l’encontre de l’obligation principale du contrat (par exemple, le paiement du prix) ou encore si elle ne s’applique qu’aux clauses accessoires, si le caractère abusif de la clause doit être apprécié dans l’abstrait ou dans son application à un cas précis. En d’autres termes, ce courant doctrinal cherche à circonscrire le domaine d’application de l’article 1437. En second lieu, des auteurs ont épluché la jurisprudence des tribunaux québécois afin d’inventorier les types de clauses jugées abusives et de mettre en évidence certaines catégories de clauses particulièrement susceptibles d’être invalidées, par exemple les clauses qui rendent plus difficile l’exercice des recours de l’adhérent ou les clauses qui permettent au stipulant de contrôler l’exécution du contrat[9]. La constitution de ce genre de catégories pourrait favoriser, à terme, l’application d’un raisonnement par analogie typique de la common law, où, pour décider si une clause donnée est abusive, les juges recherchent des précédents où le tribunal a statué sur des clauses semblables.

Cependant, malgré leur utilité indéniable, ces deux types d’analyses ne nous renseignent pas sur les motifs qui conduisent un juge à déclarer une clause abusive dans un cas concret. En effet, ce ne sont pas toutes les clauses qui entrent dans une catégorie « suspecte » qui seront invalidées. Ces catégories ne sont pas déterminantes. Ainsi, dire qu’une clause désavantage l’adhérent parce qu’elle pose des obstacles à l’exercice de l’un de ses recours ne mène pas inéluctablement à la conclusion qu’elle est abusive. Pour prendre une telle décision, un juge doit faire un pas de plus : il doit constater un déséquilibre important, un abus ou une atteinte à la bonne foi. C’est cette étape du raisonnement qui demeure peu étudiée jusqu’à présent.

Voilà pourquoi nous proposons ici une analyse du raisonnement employé par les tribunaux québécois pour déclarer une clause abusive. Nous avons répertorié, à l’aide des banques de données électroniques et des recueils de jurisprudence, les décisions judiciaires invalidant des clauses contractuelles sur le fondement de l’article 1437 C.c.Q., ainsi qu’une sélection de décisions où les tribunaux sont parvenus à la conclusion contraire. Nous avons ensuite repéré et catégorisé les arguments retenus par le juge dans chaque cas. Pour ce faire, nous nous sommes fondé sur une classification inspirée par la manière dont les questions d’injustice contractuelle sont analysées par la doctrine et la jurisprudence d’autres ressorts, comme les provinces canadiennes de common law, la France ou le Royaume-Uni.

Pour rendre compte de notre recherche, nous exposerons d’abord quelques notions sur la manière de concevoir l’injustice contractuelle et les clauses abusives, notamment en common law canadienne. Nous présenterons ensuite les divers types de raisonnements retenus par les juges québécois pour statuer sur le caractère abusif d’une clause.

Nous espérons que nos résultats seront utiles aux praticiens. Sachant quels types de raisonnements sont susceptibles d’être retenus par les juges, ceux-ci seront en mesure de construire une argumentation plus cohérente afin de démontrer qu’une clause donnée est abusive. Cependant, nous croyons que nos résultats possèdent également une importance théorique. En effet, comprendre la nature des raisonnements acceptés par les juges nous permettra de lever le voile, dans une certaine mesure, sur le degré d’acceptation des différentes théories du contrat par la magistrature.

1 L’abus contractuel en théorie

Pour bien asseoir la présente étude, il faut comprendre la manière dont la théorie du contrat traite les questions d’injustice contractuelle. À ce stade-ci, il n’est pas nécessaire de donner une définition précise du concept d’injustice contractuelle ; ce dernier se précisera au fur et à mesure de l’analyse. Pour l’instant, nous pouvons nous contenter d’une définition intuitive qui se réfère à ce qui est perçu comme injuste sans qu’une règle de droit spécifique s’attaque à la source de cette injustice.

Or, la réceptivité d’un système juridique à des arguments fondés sur l’injustice contractuelle dépend en grande partie des fondements théoriques du droit des contrats qui sont généralement acceptés par les acteurs de ce système. Ainsi, la common law canadienne ne sanctionnera l’injustice que si elle revêt à la fois un aspect processuel et un aspect substantiel. Dans les pages qui suivent, nous examinerons le lien entre les règles de common law à ce sujet et les théories du contrat, puis nous examinerons dans quelle mesure la distinction entre processus et substance est reflétée dans les dispositions du Code civil du Québec relatives à l’injustice contractuelle.

1.1 Les injustices processuelles et substantielles et la théorie du contrat

Au risque de simplifier considérablement, nous pouvons affirmer que les débats actuels sur la théorie du contrat opposent la théorie classique, selon laquelle le droit des contrats a pour principale fonction de donner effet à la volonté des parties, et les théories plus récentes, qui proposent d’équilibrer le respect de l’autonomie de la volonté avec des valeurs qui seraient en tension avec celle-ci, qu’il s’agisse de la protection de la partie faible, du respect de la bonne foi ou de la promotion du bien commun. Or, la théorie classique du contrat conduit à considérer l’injustice contractuelle principalement sous un angle processuel, alors que les théories modernes s’intéressent davantage à l’aspect substantiel.

Les théories essentiellement processuelles de l’injustice contractuelle se fondent sur le principe de l’autonomie de la volonté. Cela signifie que les parties à un contrat sont entièrement libres de s’assujettir aux obligations de leur choix. Elles sont considérées comme les meilleurs juges de ce qui est bon, juste ou convenable pour elles. Consentir à un contrat, c’est reconnaître pour soi-même la justice des obligations que celui-ci impose. Évidemment, cela présume, comme le reconnaît l’article 1399 C.c.Q., que le consentement soit libre et éclairé. C’est pourquoi le droit classique des contrats propose une théorie des vices du consentement : si celui-ci n’est pas libre et éclairé, la volonté n’est pas réellement autonome et l’individu serait assujetti à des obligations qu’il n’a pas vraiment voulues. Sont donc annulés les contrats où l’une des parties a agi sous l’impulsion d’une erreur déterminante, d’une fraude ou de la crainte de l’usage de la force (art. 1400-1404 C.c.Q.).

Cependant, la théorie classique s’est graduellement raffinée, et il est de plus en plus admis que les règles sur les vices de consentement et la manière dont celles-ci sont appliquées par les tribunaux ne rendent pas compte de façon appropriée de l’ensemble des situations où le consentement d’une partie n’est pas libre et éclairé. Il y a ainsi élaboration de nouvelles règles en vue de déterminer des situations où il serait légitimement possible de s’interroger sur les qualités du consentement. Bien souvent, ces règles concernent les techniques contractuelles de masse, notamment le contrat d’adhésion sous sa forme imprimée ou, plus récemment, sous sa forme électronique.

Le droit civil québécois donne un exemple d’une règle de contrôle de l’injustice contractuelle qui se veut exclusivement processuelle : c’est l’article 1435 C.c.Q., qui régit les clauses externes. Selon cette disposition, une clause externe d’un contrat d’adhésion (c’est-à-dire une clause à laquelle le contrat principal fait référence, mais qui est contenue dans un document séparé) ne sera opposable à l’adhérent que si elle a été expressément portée à sa connaissance au moment de la conclusion du contrat. Cette disposition ne s’intéresse qu’au processus de conclusion du contrat. L’article 1435 n’est pas violé lorsque des dispositions draconiennes sont incluses dans un contrat d’adhésion, pourvu qu’elles aient été portées à la connaissance de l’autre partie.

Par contre, les théories modernes admettent que le droit des contrats sert d’autres valeurs que l’autonomie de la volonté. Il n’est donc pas surprenant qu’elles s’intéressent directement au contenu ou à la substance du contrat pour déterminer si celui-ci est injuste. Ces théories expliquent l’élaboration de critères indépendants du processus de conclusion du contrat pour en apprécier le caractère juste. Par exemple, si l’on estime que le droit des contrats doit promouvoir l’égalité dans l’échange, on est susceptible d’élaborer une règle sur les clauses abusives qui tente d’évaluer si les obligations découlant du contrat sont également distribuées entre les parties.

Les règles de la lésion donnent un exemple de contrôle de l’injustice substantielle. Dans sa dimension objective, la lésion se réfère à une « disproportion importante entre les prestations des parties » (art. 1406, al. 1 C.c.Q.). Le regard des tribunaux se porte donc principalement sur le contenu ou la substance du contrat, sur la comparaison entre la valeur des obligations des deux parties, plutôt que sur son processus de conclusion. Il s’agit alors d’une conception substantielle de l’injustice contractuelle.

La juxtaposition des vices de consentement processuels « classiques » (erreur, dol, crainte) avec la lésion, qui revêt davantage un aspect substantiel, nous permet déjà d’émettre l’hypothèse que l’exigence d’une combinaison d’injustices procédurales et substantielles traduit une caractéristique structurelle du droit des contrats dans les États libéraux. À cet égard, le droit se refuserait à sanctionner l’injustice substantielle qui n’est pas accompagnée d’un vice, réel ou présumé, nuisant au processus de formation du contrat. En effet, plusieurs se méfient du pouvoir des juges de statuer sur l’équilibre du contrat. Dans un système juridique, mais surtout économique, qui valorise la liberté de l’individu-acteur économique, autoriser une telle forme de contrôle judiciaire est perçu comme une atteinte à la liberté et une menace à l’efficience économique. Au Québec, par exemple, cette méfiance s’est traduite par le rejet de la lésion entre majeurs comme vice de consentement dans le Code civil de 1994.

1.2 Le processus et la substance en common law canadienne

En common law canadienne, nous nous devons de signaler l’apparition de deux règles de contrôle de l’injustice contractuelle, soit la règle sur l’iniquité (unconscionability) et la règle sur les clauses onéreuses. Ces règles combinent des aspects processuels et substantiels ; le juge canadien ne peut donc pas annuler une clause uniquement pour des motifs qui relèvent de la substance.

La règle sur les clauses onéreuses a été formulée dans un arrêt bien connu, l’arrêt Tilden[10]. Dans cette affaire, un consommateur avait loué une voiture chez Tilden. Lors de la location, le préposé de Tilden lui avait demandé s’il désirait une couverture d’assurance additionnelle, ce à quoi le consommateur avait répondu oui. Il avait ensuite signé, sans le lire, le contrat rédigé sur un formulaire préparé par Tilden. Or, à l’endos de ce formulaire, en caractères très petits et très pâles, figurait une clause d’exclusion totale de couverture si l’assuré conduisait après avoir bu quelque quantité d’alcool que ce soit. En réponse à l’argument de Tilden voulant que le consommateur qui signe un contrat sans le lire consent tout de même à être lié par les clauses de ce contrat, le juge Dubin a affirmé ceci :

In modern commercial practice, many standard form printed documents are signed without being read or understood. In many cases the parties seeking to rely on the terms of the contract know or ought to know that the signature of the party to the contract does not represent the true intention of the signer, and that the party signing is unaware of the stringent and onerous provisions which the standard form contains. Under such circumstances, I am of the opinion that the party seeking to rely on such terms should not be able to do so in the absence of first having taken reasonable measures to draw such terms to the attention of the other party, and, in the absence of such reasonable measures, it is not necessary for the party denying knowledge of such terms to prove either fraud, misrepresentation or non est factum[11].

La règle de l’arrêt Tilden s’intéresse au processus de formation des contrats. Il est vrai qu’elle possède aussi un volet substantiel, en ce sens que le caractère onéreux ou préjudiciable d’une clause constitue l’élément déclencheur de l’obligation de porter une telle clause à la connaissance expresse de l’adhérent. Cependant, la règle demeure essentiellement processuelle en ce sens qu’elle ne permet pas de contrôler une clause qui a été divulguée à l’adhérent. L’objectif de la règle demeure compatible avec le principe de l’autonomie de la volonté : les tribunaux ne cherchent qu’à s’assurer de l’authenticité du consentement dans des circonstances où il y a un doute à ce sujet.

La règle de l’iniquité, quant à elle, semble, comme son nom l’indique, s’intéresser davantage à la substance des contrats. L’interprétation qui lui a été donnée par le courant dominant de la jurisprudence canadienne fait cependant voir de larges aspects processuels. Bien que certaines décisions de la Cour suprême aient fait mention de la règle de l’iniquité[12], la décision de principe au Canada demeure l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Harry c. Kreutziger[13]. Le demandeur dans cette affaire est décrit comme un autochtone relativement âgé, qui n’a terminé que ses études primaires, qui a des problèmes d’audition et qui n’a aucune expérience des affaires. Il a été sollicité par le défendeur pour qu’il lui vende son bateau et son permis de pêche. Après des discussions échelonnées sur trois jours, une vente a été conclue pour un montant de 4 500 dollars, alors que le bateau et le permis qui lui était associé avaient une valeur marchande d’environ 15 000 dollars. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a annulé la transaction. Le juge McIntyre a saisi l’occasion pour résumer ainsi la règle de l’iniquité :

Where a claim is made that a bargain is unconscionable, it must be shown for success that there was inequality in the position of the parties due to the ignorance, need or distress of the weaker, which would leave him in the power of the stronger, coupled with proof of substantial unfairness in the bargain. When this has been shown a presumption of fraud is raised and the stronger must show, in order to preserve his bargain, that it was fair and reasonable[14].

D’autres arrêts des cours d’appel provinciales confirment qu’au Canada l’iniquité en droit des contrats est conçue comme la réunion d’une injustice processuelle et d’une injustice substantielle[15]. Pour sa part, la Cour suprême n’a jamais donné une définition précise du concept d’iniquité. Néanmoins, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Miglin c. Miglin, le juge LeBel a fourni les explications suivantes qui mettent l’accent sur l’exigence de la preuve d’une injustice à deux volets :

Suivant le modèle contractuel privé, on ne peut écarter les contrats que s’ils sont abusifs en ce qu’ils choquent la conscience du tribunal. Pour qu’un contrat soit jugé tel, il faut retrouver à la fois une forte inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, dont tire profit la partie en position de force qui exploite la partie plus faible, et une grave iniquité ou imprévoyance dans les dispositions de l’accord (voir Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑7 et 1‑8 ; Mundinger c. Mundinger (1968), 3 D.L.R. (3d) 338 (C.A. Ont.), conf. par (1970), 14 D.L.R. (3d) 256n (C.S.C.)). La rigueur du critère du caractère abusif reflète fortement une présomption que les individus agissent dans leur intérêt, de manière rationnelle et autonome, lors de la conclusion d’ententes privées. La non‑exécution de l’entente des parties ne peut se justifier que si l’inégalité du pouvoir de négociation a faussé la transaction à tel point que cette présomption s’en trouve réfutée[16].

Plusieurs théoriciens du droit des contrats considèrent que la manière dont la règle de l’iniquité est habituellement décrite par les tribunaux peut s’expliquer par l’impossibilité pratique de prouver un vice de consentement dans de nombreux cas. Les tribunaux se satisfont alors de la preuve d’un simple risque de vice processuel — par exemple, l’inégalité du pouvoir de négociation des parties — et considèrent l’injustice substantielle comme une démonstration de la réalisation de ce risque dans le cas à l’étude[17]. Ainsi, lorsqu’un consommateur signe un contrat préimprimé que lui soumet une grande entreprise sans le lire et sans qu’il y ait possibilité de discussion, la situation présente un risque d’erreur du consommateur quant au contenu du contrat, voire un risque de dol de la part de l’entreprise. Si ce contrat comporte une clause nettement défavorable au consommateur, il sera présumé que celui-ci n’en a pas compris la portée et que son consentement n’était pas éclairé. À remarquer que cette justification de la règle de l’iniquité est entièrement compatible avec le principe de l’autonomie de la volonté. Dans cette perspective, le juge ne s’intéresse à la substance du contrat que dans la mesure où celle-ci permet de confirmer le soupçon d’irrégularité processuelle que fait naître l’inégalité du pouvoir de négociation. L’extrait des motifs du juge LeBel cité plus haut reprend d’ailleurs cette idée : il y aura iniquité si l’individu n’a pas agi dans son intérêt, de façon rationnelle et autonome ; autrement dit, si les conditions de base de l’exercice de la liberté contractuelle n’étaient pas réunies.

1.3 L’évaluation de l’injustice contractuelle

En pratique, des faits différents sont invoqués pour établir la preuve des aspects processuels et substantiels de l’injustice contractuelle. Bien mettre en évidence ces éléments permettra ensuite de catégoriser les arguments retenus par les tribunaux pour conclure qu’une clause est abusive.

1.3.1 Les critères processuels

Mettre l’accent, en totalité ou en partie, sur l’aspect processuel de l’abus contractuel conduit les juges à retenir certains critères pour évaluer les cas qui leur sont soumis, comme le pouvoir économique des parties, le processus spécifique ayant mené à la conclusion du contrat et l’inégalité informationnelle entre les parties.

Le premier critère qui vient à l’esprit est évidemment l’inégalité du pouvoir de négociation des parties au contrat. Une telle inégalité s’attaque radicalement aux prémisses de la doctrine classique du contrat, qui postule que les cocontractants sont tous deux des personnes également autonomes. C’est cette autonomie qui explique que ceux-ci peuvent, par l’entremise de négociations, en arriver à une entente qui satisfasse les intérêts de chacun. Or, si la situation concrète des parties fait que leur pouvoir de négociation est inégal, l’équation entre consentement et justice ne tient plus et justifie l’intervention du juge pour s’assurer qu’une injustice n’en résulte pas.

L’inégalité du pouvoir de négociation peut être analysée sous différents angles. Il est d’abord possible de comparer la force économique, les capacités cognitives ou les capacités organisationnelles, réelles ou présumées, des parties au contrat. Ainsi, lorsque le contrat réunit le fort et le faible, il convient de se montrer méfiant quant à son contenu. Le Code civil retient cette idée lorsque, à l’article 1384, il définit le contrat de consommation principalement en fonction de la qualité des parties à un contrat, soit un consommateur et une entreprise, dès lors présumées en situation d’inégalité.

L’injustice processuelle peut aussi être appréciée en fonction du processus ou des circonstances de conclusion du contrat. Il faudra alors se demander si ce processus permettait aux deux parties de tenir de véritables discussions au sujet du contrat envisagé ou s’il avantageait une partie au détriment de l’autre. En droit québécois, de tels facteurs peuvent être liés à certains éléments de la définition du contrat d’adhésion présents dans l’article 1379 du Code civil. Il est vrai que l’inégalité du pouvoir de négociation ou du pouvoir économique ne constitue pas officiellement un élément de la définition du contrat d’adhésion. C’est pourquoi le droit québécois admet l’existence de contrats d’adhésion entre deux entreprises[18]. Néanmoins, nous pouvons facilement imaginer que la rédaction unilatérale du contrat et l’impossibilité d’en discuter librement les conditions, éléments expressément retenus par l’article 1379, découleront habituellement d’une inégalité du pouvoir de négociation. En tout état de cause, ces deux éléments décrivent précisément — plus précisément peut-être que le concept parfois vague d’inégalité du pouvoir de négociation — les situations où il y a un risque élevé de vice processuel ou encore d’atteinte à l’intégrité du consentement ou à la liberté de contracter.

Un aspect de l’inégalité du pouvoir de négociation qui mérite une attention particulière est l’asymétrie informationnelle, qui peut porter soit sur le contenu du contrat, soit sur des circonstances de fait pertinentes quant à l’évaluation des avantages qu’une partie croit retirer du contrat. Le tribunal qui s’intéresse à cette question analysera donc des facteurs comme l’information donnée au consommateur, la lisibilité du contrat ou l’accessibilité des documents contractuels. Il pourra aussi évaluer, entre autres choses, si, de fait, le consommateur a lu le contrat ou si l’information qui lui a été fournie reflète de manière appropriée le contenu du contrat. En droit européen, Élise Poillot a constaté l’émergence d’un « principe de transparence contractuelle » qui serait à la base du droit de la consommation[19]. Cela signifie que les entreprises doivent communiquer au consommateur des renseignements suffisants pour lui permettre de comprendre la portée de ses droits et obligations : une clause deviendra abusive si elle est obscure ou si le consommateur n’a pu en prendre connaissance avant de signer le contrat[20]. Le respect du « principe de transparence contractuelle » permettrait de garantir le caractère libre et éclairé du consentement. Comme cette auteure le souligne, « [il] s’agit finalement pour le juge de contrôler la forme prise par la clause dans le cadre de l’exécution du contrat et de vérifier qu’elle est conforme à la représentation que le consommateur pouvait s’en faire au moment de la formation du contrat[21] ».

1.3.2 Les critères substantiels

Si les théories processuelles de l’abus conduisent aisément au choix de critères d’évaluation qui mesurent l’authenticité du consentement et le caractère approprié de l’information mise à la disposition de l’adhérent, les théories substantielles donnent des directives moins précises. Comme concept abstrait, la justice substantielle est difficile à définir, surtout pour des juristes formés à l’idée que le droit n’a pas pour mission d’évaluer la substance des contrats.

Pour sa part, Laurence Fin-Langer a proposé une classification des critères permettant d’évaluer si un contrat est équilibré et elle a mesuré leur application dans la jurisprudence française portant sur la notion de clause abusive[22]. Ces critères sont la réciprocité, la commutativité, l’équivalence et la proportionnalité.

Le critère de la réciprocité est satisfait lorsque les deux parties au contrat bénéficient des mêmes droits ou obligations. Autrement dit, lorsqu’une clause confère le même droit aux deux parties ou s’applique également aux deux, elle est réciproque. L’exemple le plus fréquent est celui d’une clause de résiliation du contrat qui accorde des facultés égales de résiliation aux deux parties quant à l’initiative de la résiliation, au délai applicable ou aux compensations dues.

Le critère de la commutativité[23] élargit le champ de l’analyse au contrat tout entier et fait référence au concept de contrepartie. Il y a commutativité si une clause qui impose des obligations à une seule des deux parties est justifiée par l’existence d’une autre clause, imposant une obligation à l’autre partie, qui peut être considérée comme une contrepartie de la première ou comme réduisant les effets négatifs de celle-ci. Par exemple, l’une des clauses que l’annexe à l’article L.132-1 du Code de la consommation français déclare abusives est la clause qui permet au marchand d’augmenter le prix du bien sans que le contrat accorde au consommateur une faculté de résiliation s’il juge excessive l’augmentation du prix. Si ces deux clauses sont présentes dans un contrat, il y a commutativité, puisque l’une est la contrepartie de l’autre ou l’une minimise les effets négatifs de l’autre.

Le critère de l’équivalence, quant à lui, s’intéresse à la valeur des prestations des deux parties. C’est un critère classique de justice contractuelle, que nous pouvons rattacher, entre autres, au concept de lésion objective, définie à l’article 1406 du Code civil du Québec comme une « disproportion importante entre les prestations des parties[24] ». L’application de ce critère est particulièrement aisée lorsqu’il existe une manière couramment acceptée d’évaluer une prestation en termes monétaires (notamment le risque en matière de crédit ou d’assurance).

Enfin, le critère de la proportionnalité mérite quelques explications. En droit européen, la proportionnalité est le concept utilisé pour décrire le critère de contrôle des actes administratifs ou de justification des atteintes aux droits fondamentaux. En droit canadien, le critère équivalent est celui de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés[25]. En gros, le critère de la proportionnalité en droit public exige qu’une mesure législative qui porte atteinte aux droits fondamentaux vise un objectif suffisamment important et que les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre, et leurs effets sur les droits fondamentaux des individus, paraissent proportionnés à l’importance de l’objectif visé[26]. Transposé en droit privé, ce critère exige qu’une clause contractuelle poursuive un but valable et que les moyens qu’elle emploie soient proportionnés à ce but. En droit québécois, l’article 2089 C.c.Q. donne un exemple de l’application de ce critère, lorsqu’il exige qu’une clause de non-concurrence soit « limitée, quant au temps, au lieu et au genre de travail, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur ».

Le cadre d’analyse élaboré par Fin-Langer paraît utile, mais il ne rend pas compte de tous les critères qui peuvent se rattacher à la justice substantielle. Le texte de l’article 1437 suggère d’ailleurs un autre critère : l’écart par rapport aux « obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat ». Les clauses d’un contrat doivent donc être comparées à certaines règles « habituelles » qui seraient en quelque sorte présumées justes. Cependant, le texte de l’article ne définit pas cet étalon de référence : il peut s’agir des règles supplétives que le Code civil établit pour les différents contrats nommés ou encore des pratiques contractuelles généralement répandues dans un secteur donné de l’industrie. À l’inverse, l’écart par rapport aux règles habituelles constituerait une présomption d’injustice ou d’abus contractuel.

1.4 Le processus et la substance dans le Code civil du Québec

La règle sur les clauses abusives, qui fait l’objet de la présente étude jurisprudentielle, doit être replacée dans le contexte plus large de l’évolution du droit québécois des contrats. Il est de notoriété publique que le Code civil du Bas Canada, adopté en 1866, reflétait une idéologie libérale opposée à l’intervention du juge dans le contenu des contrats[27]. En effet, le domaine d’application des règles sur la lésion était très circonscrit et ce code ne comprenait aucune règle permettant au juge d’annuler une clause abusive. C’est durant les années 60 que le législateur a ajouté au Code civil certaines règles qui tempéraient le principe de l’autonomie de la volonté, notamment en matière de prêt d’argent[28]. Ensuite, pendant les années 70, le législateur a adopté la Loi sur la protection du consommateur[29], qui, entre autres choses, rendait applicables aux contrats de consommation les règles de la lésion[30]. Cependant, cette loi ne s’appliquait pas aux contrats conclus entre deux entreprises, ni à certains types de contrats conclus par les consommateurs, comme les contrats d’assurance ou les contrats relatifs aux valeurs mobilières.

Les travaux de révision du Code civil, entrepris dès les années 50, se sont intensifiés au cours des années 70 avec la présentation du rapport de l’Office de révision du Code civil. Ce document reposait sur une philosophie axée sur la justice contractuelle et proposait des règles sur l’imprévision, sur la lésion entre majeurs et sur les clauses abusives qui autorisaient le juge à évaluer et à modifier le contenu des contrats[31]. La controverse suscitée par ces propositions a conduit le législateur de 1991 à ne retenir qu’une seule d’entre elles, soit la règle sur les clauses abusives, et à écarter la lésion entre majeurs et l’imprévision.

Dans le nouveau Code civil du Québec, adopté en 1991 et mis en vigueur en 1994, la règle sur les clauses abusives figure au sein d’une section portant sur la « force obligatoire » et le « contenu du contrat ». Cette sous-section contient trois règles nouvelles qui s’appliquent uniquement aux contrats de consommation ou aux contrats d’adhésion. L’article 1435 énonce que les clauses externes d’un tel contrat sont nulles si elles n’ont pas été expressément portées à la connaissance de l’adhérent au moment de la formation du contrat. L’article 1436 énonce la nullité, à certaines conditions, des clauses illisibles ou incompréhensibles. L’article 1437, quant à lui, dispose que les clauses abusives sont nulles ou réductibles.

La juxtaposition de ces règles, ainsi que leur comparaison avec les propositions que le législateur de 1991 a finalement écartées, démontre la réticence de celui-ci à autoriser les juges à contrôler le contenu des contrats sur le seul fondement d’une injustice substantielle. En effet, les articles 1435 et 1436 s’intéressent principalement au processus de conclusion des contrats et protègent l’intégrité du consentement. Cela est particulièrement évident pour l’article 1435 : celui-ci n’exige aucune preuve du caractère substantiellement injuste de la clause attaquée ; il suffit de démontrer qu’elle était inconnue de l’adhérent. Quant à l’article 1436, son application exige la preuve d’un préjudice causé à l’adhérent, mais, dans son ensemble, l’accent est mis sur l’information appropriée, ce qui relève davantage du processus que de la substance[32]. Par contre, les règles sur la lésion et l’imprévision peuvent être conçues comme s’intéressant exclusivement à la substance, sans égard au processus de conclusion du contrat. En effet, un contrat peut être jugé lésionnaire même si la victime de la lésion était parfaitement au courant des clauses du contrat. De même, la doctrine de l’imprévision a vocation à s’appliquer sans égard aux circonstances entourant la conclusion du contrat[33]. Ce caractère substantiel peut être considéré comme ayant motivé leur rejet par le législateur.

À la lumière de ces constatations, l’article 1437 paraît exiger une combinaison originale d’injustices substantielles et processuelles avant de permettre au juge de s’immiscer dans le contenu d’un contrat. Le concept de « désavantage excessif », au coeur de la définition de l’abus contractuel que propose cet article, revêt évidemment un aspect substantiel. Par contre, la règle de l’article 1437 ne s’applique qu’aux contrats d’adhésion ou de consommation. Or, la définition de ces types de contrats comporte des éléments qui constituent des indices d’une possibilité réelle d’injustice processuelle. Le contrat d’adhésion est défini à l’article 1379 comme celui dont les clauses ont été imposées par une partie sans qu’il y ait eu possibilité de négociation. L’article 1384, de son côté, malgré une rédaction complexe (et confuse), définit le contrat de consommation principalement en fonction de l’identité des parties, c’est-à-dire un consommateur et une entreprise, dès lors présumées en rapport inégal de pouvoir de négociation. Dans les deux cas, les éléments retenus par le législateur peuvent être compris comme une présomption d’injustice processuelle, étant donné qu’il est supposé que la partie en position de faiblesse n’a pas eu toute l’information qui lui aurait permis de donner un consentement éclairé ou qu’elle n’avait pas une liberté réelle de contracter ou de négocier les conditions du contrat.

2 La règle sur les clauses abusives : son application par les tribunaux

Ce bagage théorique nous permet maintenant d’analyser la jurisprudence des tribunaux québécois concernant l’article 1437. Comme le suggèrent la structure de cet article et sa position dans le Code civil, il apparaît que les tribunaux font principalement appel à des critères substantiels pour déterminer si une clause est abusive. Cependant, les juges s’intéressent aussi au processus de conclusion du contrat, ce qui permet d’établir des analogies avec les règles de common law sur l’iniquité et les clauses onéreuses.

2.1 L’exigence d’une injustice substantielle

De manière générale, l’examen de la jurisprudence fait apparaître, sur le plan des critères rattachés à la substance du contrat, les deux critères suggérés par le texte même de l’article 1437, c’est-à-dire la disproportion et l’écart par rapport à la norme, ainsi qu’un autre critère : l’absence de lien de causalité. Afin de raffiner l’analyse, nous emploierons les catégories établies par Fin-Langer pour catégoriser les raisonnements fondés sur le concept de disproportion : l’équivalence, la proportionnalité, la commutativité et la réciprocité. Notre analyse a également fait ressortir le critère de l’absence de lien de causalité.

2.1.1 Le critère de l’équivalence des prestations

Les affaires qui mettent en cause différentes formes de prêt à la consommation, initialement jugées sous l’angle de la lésion[34], mais aujourd’hui également en fonction de la règle des clauses abusives, fournissent l’exemple le plus frappant de l’utilisation du critère de l’équivalence[35]. En effet, il est mathématiquement possible de comparer le taux d’intérêt exigé du consommateur et la valeur monétaire du risque pris par le prêteur, même si cette preuve peut être laborieuse. Ainsi, dans l’affaire Riendeau[36], les tribunaux ont jugé qu’un taux pouvant s’élever jusqu’à 28 p. 100 n’était ni abusif ni lésionnaire. Pour parvenir à cette conclusion, le juge de première instance a examiné les résultats financiers de l’entreprise de crédit et a conclu que son bénéfice n’avait rien d’excessif. Évidemment, une telle analyse incorpore l’ensemble des coûts (financement, risque lié aux mauvaises créances, frais de perception, etc.) rattachés au service offert au consommateur. En ce sens, nous pouvons dire que c’est une application du critère de l’équivalence, même si celle-ci est évaluée monétairement à l’échelle de l’entreprise et non à l’échelle du contrat individuel.

L’équivalence est parfois appréciée en se fondant sur le sens commun, sans qu’il soit nécessaire de présenter une preuve comptable ou financière élaborée. Ainsi, les tribunaux ont sommairement invalidé des clauses qui prévoyaient un taux d’intérêt effectif d’environ 35 p. 100 sur des créances impayées[37], taux qui paraissait sans rapport avec le préjudice subi par le créancier impayé.

Par ailleurs, le critère de l’équivalence est souvent appliqué pour juger valides certaines clauses qui imposent des frais au consommateur qui tarde à exécuter une de ses obligations contractuelles. Par exemple, un contrat de carte de crédit imposait des frais de 10 dollars pour tout paiement fait en retard. La Cour d’appel du Québec statue ceci : « L’on ne saurait parler de disproportion considérable s’apparentant à la lésion objective si l’on tient compte que, selon la preuve, ces coûts représentaient les coûts réels de perception[38]. » De la même manière, les frais de retard d’environ 5 dollars par jour imposés par un club vidéo à ses adhérents qui ne retournent pas les cassettes louées à l’heure prescrite ont été jugés valides, puisque la preuve présentée au procès révélait qu’il s’agissait là d’une approximation raisonnable de la perte causée à l’entreprise par un tel retard[39].

À l’inverse, si les frais imposés semblent beaucoup plus élevés que la valeur du préjudice subi par l’entreprise ou que la valeur du service que celle-ci rend au consommateur, la clause pourra être jugée abusive. Par exemple, plusieurs fabricants d’automobiles imposent des frais de transfert des garanties conventionnelles, si bien que celui qui achète une voiture d’occasion dont la garantie est encore en vigueur doit payer des frais au fabricant s’il veut bénéficier de la garantie consentie à son vendeur. Des frais de 200 dollars imposés par Toyota ont été jugés abusifs et ont été réduits à 50 dollars, en « l’absence de toute preuve de nature économique de la part de [Toyota] justifiant un montant supérieur[40] ». Il est aisé de comprendre que le juge a estimé que les démarches administratives requises pour effectuer le transfert de la garantie ne pouvaient imposer des dépenses de plus de 50 dollars à Toyota.

Le critère de l’équivalence a aussi été utilisé pour mesurer le caractère juste de clauses de contrats de location à long terme de voitures qui avaient pour effet d’imposer au locataire un important fardeau financier à la fin du bail, notamment en prévoyant que le locataire devait supporter la différence entre une valeur arbitrairement fixée et le produit de la vente du véhicule à un tiers à la fin du bail. Là encore, le tribunal procède à des calculs complexes pour vérifier l’équivalence entre le prix total exigé du locataire au cours de la durée du bail et la diminution de valeur de la voiture durant la même période[41].

L’exigence d’équivalence peut aussi être appliquée aux clauses pénales qui s’appliquent en cas de résiliation du contrat. Une telle clause peut être jugée abusive si la valeur des services rendus au moment de la résiliation est considérablement inférieure au montant de la pénalité[42]. Par exemple, un contrat d’achat d’un voyage organisé prévoyait que celui-ci était non remboursable. Or, un client avait annulé son voyage pour des raisons de santé, avec un préavis suffisant pour que l’agence de voyage puisse trouver de nouveaux clients et ne subir aucun préjudice. Le tribunal a annulé cette clause, estimant qu’elle faisait preuve d’une « sévérité démesurée » et qu’elle assurerait un « profit particulier et spécifique excessif » à l’agence[43].

Par ailleurs, lorsque le déséquilibre semble mineur, les tribunaux n’ont pas jugé la clause abusive. Ainsi, une clause d’un contrat de construction qui exclut les réclamations pour pertes de profits si l’ampleur des travaux est modifiée à la baisse de moins de 15 p. 100 n’a pas été jugée abusive, étant donné que le montant de la réclamation exclue par la clause semblait minime en comparaison du prix total du contrat[44].

Il faut noter que, dans la plupart des cas (à l’exception des recours collectifs, qui se prêtent davantage à une évaluation globale et abstraite), la mesure de l’équivalence tient compte des circonstances particulières qui sont survenues en cours d’exécution du contrat[45], contrairement à la directive donnée par la Cour d’appel du Québec, qui préconisait une évaluation au moment de la formation du contrat[46].

2.1.2 Le critère de la proprotionnalité

Le critère de la proportionnalité est rarement appliqué dans les affaires impliquant l’article 1437. Une affaire d’assurances en donne cependant un exemple. Une police d’assurance contenait une clause qui interdisait à l’assuré de céder son droit à recevoir une indemnité sans le consentement de l’assureur. Cette clause a été jugée abusive par la Cour d’appel du Québec, étant donné qu’à son avis le but visé par l’assureur ne justifiait pas une restriction aussi draconienne aux droits de l’assuré :

Selon l’intimée, la restriction au droit de l’assuré de céder l’indemnité d’assurance, sans le consentement de l’assureur, a sa raison d’être. Il serait plus difficile pour l’assureur d’examiner le bien-fondé d’une réclamation lorsque l’assuré, qui a subi la perte, n’est plus l’interlocuteur chargé de répondre à ses demandes d’informations et plus difficile, pour la même raison, d’exercer une action récursoire contre le mauvais payeur.

Je doute de la pertinence de la restriction à la cession de l’indemnité, car la cession de l’indemnité n’implique pas nécessairement que l’interlocuteur soit changé. En effet, l’assuré devrait, en principe, continuer de remplir ses obligations. Cependant, dans les circonstances, la restriction n’a plus aucune justification. Elle a plutôt servi de prétexte pour priver l’appelante, sans motif sérieux, d’un bien qu’elle a valablement acquis[47].

Ainsi, la Cour d’appel précise l’objet de la clause et statue que les moyens employés ne sont pas justifiés par ce dernier.

Dire qu’une clause est « excessive et déraisonnable », pour reprendre les termes de l’article 1437, peut aussi indiquer une forme de contrôle fondé sur la proportionnalité. En effet, affirmer que quelque chose est excessif, c’est mettre en rapport les fins visées et les moyens employés. Ainsi, un contrat d’assurance habitation comportait une clause qui, en cas d’absence de l’assuré pour une période de plus de quatre jours, obligeait celui-ci à faire visiter sa maison quotidiennement par un voisin. L’objet de cette clause, prévenir les dommages pouvant survenir alors qu’une maison est laissée sans surveillance, était sans doute légitime. Cependant, les moyens employés, exiger une visite quotidienne, étaient sans rapport avec celui-ci[48].

2.1.3 Les critères de la réciprocité et de la commutativité

Les critères de la réciprocité et de la commutativité peuvent être appliqués lorsque la nature du contrat ne se prête pas à une évaluation précise de l’équivalence des prestations. Une décision récente donne un exemple de l’application du critère de réciprocité. Une entente entre la Société des loteries vidéo du Québec et un détaillant prévoyait qu’elle pouvait être résiliée par l’une ou l’autre des parties avec un préavis de sept jours. Le tribunal s’est fondé sur le caractère réciproque de la clause pour la juger non abusive[49], sans par ailleurs vérifier l’application des autres critères.

Le critère de la commutativité est aussi employé pour juger de l’équilibre général d’un contrat. Une affaire mettant en cause le programme de primes-voyages (« points-bonis ») Aéroplan en donne l’exemple. Un voyageur a tenté d’utiliser ses crédits pour réserver un voyage entre Val-d’Or et Lisbonne à une certaine période de l’année. Cela s’est révélé impossible, en raison d’une clause du contrat qui prévoyait que le nombre de sièges de chaque vol était limité et que les crédits ne pouvaient être utilisés pour se procurer des billets concernant certains vols durant des périodes « interdites ». Le tribunal a jugé cette clause valide, en se fondant sur une évaluation générale des avantages et des inconvénients du programme Aéroplan : « Il s’agit d’un programme de fidélisation qui donne droit, en échange de points-bonis, à des primes voyages. Par conséquent, les avantages conférés à l’adhérent sont importants, en comparaison aux déboursés que doit faire l’adhérent. Et dans ce contexte, les restrictions de disponibilité de sièges ne peuvent être qualifiées d’excessives et de déraisonnables[50]. »

Il faut noter que, dans un cas semblable, le tribunal ne procède pas à une évaluation précise de la valeur des prestations soit parce que la preuve est insuffisante, soit parce qu’il est difficile de quantifier la valeur des prestations ; le critère de l’équivalence ne peut donc être appliqué et le tribunal se rabat sur le critère de la commutativité. En témoigne une décision où, pour déclarer une clause valide, le juge mentionne tout simplement que l’adhérent a bénéficié des avantages prévus par les autres clauses du contrat[51].

De même, c’est le critère de la commutativité qui semble avoir permis à la Cour d’appel du Québec de disposer d’une situation portant sur les contrats de parrainage d’immigrants dans l’affaire Kabakian-Kechichian[52]. En vertu de ces contrats, ceux qui désirent parrainer leurs parents pour leur permettre d’immigrer doivent s’engager envers le gouvernement du Québec à subvenir aux besoins de ceux-ci pour une période de dix ans. En réponse à l’argument qu’une telle clause, eu égard à sa durée, était abusive, la Cour d’appel répond ce qui suit :

La clause vise à permettre à certaines personnes liées au parrain par des liens familiaux ou amicaux d’accéder à l’immigration, alors qu’elles n’auraient, très probablement, jamais pu y prétendre. En outre, l’immigration confère à ces mêmes personnes une série d’avantages dont elles n’auraient pas pu autrement bénéficier (accès au système de santé de l’État, sécurité du revenu, accès à l’aide juridique, etc.). C’est, en quelque sorte, un prix minime à payer pour l’exercice d’un privilège permettant, d’une part, la réunification des familles et, d’autre part, l’accessibilité aux divers services de l’État[53].

2.1.4 Le critère de l’écart par rapport aux règles habituelles ou de l’obligation essentielle

Le texte même de l’article 1437 suggère au juriste de mesurer l’écart entre la clause dont est évalué le caractère abusif et les « obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat ». Le Code civil invite donc à la comparaison, mais il demeure quelque peu imprécis quant aux termes de celle-ci. Les « règles gouvernant habituellement le contrat » peuvent provenir de plusieurs sources. Le caractère habituel d’une règle peut d’abord être évalué sur le plan juridique : le tribunal se réfère alors aux dispositions supplétives des chapitres du Code civil sur les contrats nommés, qui s’appliquent à un contrat, à moins que les parties n’en aient disposé autrement. Il peut aussi être évalué sur le plan factuel : ce sont les clauses que les parties au type de contrat en cause y incoporent habituellement, les pratiques contractuelles habituelles de l’industrie visée. Au-delà de ces deux étalons de mesure, la jurisprudence élève parfois certaines règles au rang de principes fondamentaux du droit civil. Les juges désignent aussi certaines règles comme des obligations « essentielles » de certains types de contrats, auxquelles toute dérogation serait abusive. Évidemment, ces différentes notions peuvent se recouper.

Bien que, comme nous le verrons plus loin, le critère de l’écart aux règles habituelles puisse revêtir un certain aspect processuel, il apparaît nettement substantiel. En effet, l’exercice de comparaison auquel ce critère invite suppose que l’étalon de comparaison est considéré comme intrinsèquement juste, du fait que le législateur l’a inscrit au Code civil ou qu’il constitue une pratique habituelle de l’industrie[54]. De plus, dans ces raisonnements, l’étalon de comparaison est extérieur au juge : celui-ci peut donc affirmer qu’il n’applique pas sa conception personnelle de la justice, mais plutôt une conception socialement acceptée, ce qui est de nature à augmenter la légitimité de l’intrusion dans la sphère de l’autonomie des parties.

Illustrons cela par des exemples.

L’affaire Allendale[55] de la Cour d’appel du Québec portait sur une clause du contrat standard de fourniture d’électricité d’Hydro-Québec qui prétendait exonérer celle-ci de toute responsabilité de quelque nature que ce soit à l’égard de son abonné. En l’espèce, un appareil défectueux appartenant à Hydro-Québec avait causé un incendie dans l’usine de l’abonné. Le juge Fish, siégeant alors à la Cour d’appel, a retenu plusieurs arguments afin de conclure à l’invalidité de cette clause, dont le fait qu’il s’agissait d’une clause abusive contraire à l’article 1437. Dans ses motifs, il a d’abord noté que la clause invoquée par Hydro-Québec avait une portée beaucoup plus vaste que celle des clauses d’exonération des autres distributeurs d’électricité au Canada. La clause s’écartait donc des pratiques habituelles de l’industrie. De surcroît, le juge Fish a observé que la clause s’écartait des principes fondamentaux du droit civil québécois, qu’il décrit ainsi : « Accountability is a fundamental precept of the civil law of Quebec. In matters contractual, the governing principle is that all persons must honour their contractual undertakings. Where they fail in this duty, they are liable for the resulting prejudice — bodily, moral or material — thereby caused to other contracting parties[56]. »

Le célèbre arrêt Janin[57] illustre également l’emploi du critère de l’écart par rapport à la norme habituelle. Dans un contrat de construction de grande envergure, lors de l’exécution des travaux, l’entrepreneur a dû faire face à des conditions du sol très différentes de celles que les études réalisées par le donneur d’ouvrage laissaient entrevoir. En défense à la réclamation de l’entrepreneur pour coûts additionnels, le donneur d’ouvrage invoquait une clause du contrat qui prétendait l’exonérer pour toute erreur dans les données géotechniques figurant au dossier d’appel d’offres. La Cour d’appel du Québec a tout d’abord noté que la clause en question ne faisait pas partie des normes adoptées par le Bureau des normes du Québec[58], autrement dit, qu’elle s’écartait de la pratique de l’industrie. La Cour d’appel a également relevé le fait que cette clause allait à l’encontre d’un principe général du droit civil, dont l’application en matière de contrat de construction avait été reconnue quelques années auparavant par la Cour suprême[59], c’est-à-dire l’obligation d’information du maître d’ouvrage à l’égard de l’entrepreneur, notamment au sujet des conditions du sol[60]. En dernière analyse, il semble cependant que ce soit l’écart par rapport à ce que nous pourrions appeler les « stipulations essentielles » du contrat, ou à ce que la doctrine française désigne de plus en plus comme l’« économie » du contrat, qui ait justifié l’invalidation de la clause :

La clause d’exemption de responsabilité 11.2.1 du présent contrat a pour effet de priver l’entrepreneur du bénéfice fondamental attendu des plans, des devis techniques et des études géologiques préparés par les experts qualifiés et spécialement mandatés par le maître de l’ouvrage. Ce dernier a eu recours à des professionnels et à des experts afin de s’assurer qu’il aura un ouvrage de qualité et au meilleur prix possible puisque l’entrepreneur, pouvant compter qu’il bénéficie d’une plus grande marge d’erreur dans l’appréciation du site, est en mesure de réduire son poste de dépense afférent aux éventualités à ce niveau.

Après avoir exigé un prix basé essentiellement sur des données et des plans fournis par ses professionnels experts dans leur domaine, il paraît déraisonnable et contraire à l’obligation générale de bonne foi de dénuer de tout effet l’obligation de renseignement ainsi assumée à l’égard des contractants. C’est donc à bon droit que le juge a décidé que la clause 11.2.1 devait être écartée[61].

Le critère de l’écart par rapport au droit commun, aux dispositions supplétives du Code civil a également été décisif dans plusieurs autres affaires. Ainsi, la clause d’un contrat de distribution de cartes d’autobus qui rendait le revendeur responsable de la perte des cartes, même en cas de force majeure, a été jugée abusive[62], de même qu’un contrat de location de voiture qui prétendait rendre le locataire responsable de tout dommage subi par le véhicule même s’il y avait cas fortuit ou force majeure[63]. Une clause d’un contrat de construction prétendant rendre l’entrepreneur responsable de dommages subis par l’ouvrage même après que le client en sera devenu propriétaire a été annulée, notamment parce qu’elle s’écartait des règles prévues par les articles 950 et 2115 C.c.Q.[64] La clause d’un contrat de construction qui libérait le donneur d’ouvrage de l’obligation de verser des intérêts sur les paiements en retard a également été jugée abusive[65]. C’est ce critère qui semble également avoir été appliqué dans une affaire récente impliquant une clause d’arbitrage dans un contrat de services de téléphonie cellulaire[66]. Constatant que cette clause avait pour effet de priver le consommateur de l’accès à la Division des petites créances de la Cour du Québec, pour y substituer un arbitrage privé « payant », le tribunal, cachant mal son indignation devant un tel procédé, a sommairement déclaré la clause invalide. Le jugement ne fait pas mention de l’arrêt Dell de la Cour suprême, où les juges avaient exprimé des doutes quant au caractère abusif de telles clauses[67].

Certains jugements se fondent plutôt sur la dérogation aux « obligations essentielles » du contrat. Ce concept, d’ailleurs mentionné à l’article 1437, semble se référer aux obligations les plus caractéristiques du contrat en cause. Si une clause accessoire a pour effet de miner ces obligations essentielles, elle pourrait être jugée abusive.

Par exemple, une clause du contrat de transport aérien imposé par Air Canada à ses passagers prétendait exonérer la compagnie en cas de correspondance manquée, sans qu’elle ait à prouver une situation s’apparentant à la force majeure. La Cour du Québec a jugé cette clause abusive, se fondant sur les arguments suivants :

La clause abusive peut l’être à divers titres notamment parce qu’elle va à l’encontre de ce que la partie la plus vulnérable au contrat pouvait escompter.

À moins d’une raison majeure ou des motifs de force majeure cette clause paraît déraisonnable parce qu’elle ne répond pas à l’obligation essentielle découlant du contrat soit d’assurer la correspondance entre les vols aériens jusqu’à destination[68].

Il est intéressant de constater la combinaison de motifs substantiels et processuels dans cet extrait. En effet, la clause est d’abord mesurée à l’aune de ce que le juge désigne comme le coeur du contrat, son « obligation essentielle », qui serait d’assurer le transport dans les délais prévus. Il serait abusif de tenter de se dégager de sa responsabilité pour le manquement à l’obligation essentielle. Cependant, le premier paragraphe de l’extrait cité évalue aussi l’abus à l’aune de ce que l’adhérent pouvait escompter, c’est-à-dire de la représentation qu’il se faisait du contrat. Le juge se rapproche donc du fondement processuel de l’abus, en ce sens que l’écart entre la clause et la représentation que l’adhérent se faisait du contrat constituerait une forme d’erreur, un vice de consentement. Le juge tenterait, en quelque sorte, de reconstruire la perception que l’adhérent, souvent un consommateur, se faisait des principales caractéristiques du contrat qu’il concluait. Le consentement de l’adhérent aurait été donné quant à ces caractéristiques principales, mais pas quant aux clauses secondaires. Or, toute dérogation à ces caractéristiques principales, par l’entremise d’une clause secondaire présumée inconnue, porterait atteinte au consentement de l’adhérent, donné au regard des caractéristiques principales ou des « obligations essentielles ».

Un autre exemple de ce type de raisonnement apparaît dans un jugement où le tribunal a déclaré abusive la clause d’un contrat d’assurance qui avait pour effet d’exiger qu’un traitement soit terminé dans des délais impossibles à respecter, compte tenu de la pratique médicale ou de l’accessibilité aux soins dans certaines régions[69]. Si la clause avait été jugée valide, l’assuré aurait été, dans les faits, privé du bénéfice principal qu’il pouvait espérer retirer du contrat, c’est-à-dire d’obtenir une assurance pour les soins dentaires nécessités par son état.

En qualifiant certaines obligations d’essentielles, la jurisprudence québécoise se rapproche de la règle de common law sur l’inexécution fondamentale (fundamental breach). Bien que la portée de cette règle soit controversée, l’une de ses manifestations potentielles est d’invalider des clauses d’exonération qui priveraient une partie du bénéfice fondamental qu’elle entendait retirer du contrat[70]. Dans les deux cas, le juge est appelé à hiérarchiser les différentes clauses du contrat, à accorder la priorité aux clauses principales, celles que l’adhérent avait sans doute à l’esprit au moment où il a consenti, et à écarter les clauses accessoires dans la mesure où celles-ci apporteraient des restrictions trop considérables aux clauses principales.

2.1.5 Le critère du lien de causalité

Les tribunaux évaluent aussi le caractère abusif d’une clause en vérifiant l’existence d’un lien de causalité entre la conduite de l’adhérent, qui constituerait une violation d’une obligation issue du contrat, et l’objet de la clause contestée.

Par exemple, les contrats de cartes de débit contiennent habituellement une clause qui interdit au titulaire de la carte de divulguer son numéro d’identification personnel à qui que ce soit et qui le rend entièrement responsable de tout retrait frauduleux à la suite de la divulgation du numéro. À la suite de la perte de sa carte, une personne avait été victime de retraits frauduleux. Or, elle avait admis avoir divulgué son numéro à son conjoint, ce qui, aux termes de la clause en litige, la rendait entièrement responsable des retraits frauduleux. Cependant, il avait été établi, notamment au moyen d’enregistrements vidéo, que la personne qui avait effectué ces retraits n’avait aucune ressemblance avec le conjoint. La clause a donc été jugée abusive, car, dans les circonstances particulières de l’affaire, la violation de l’obligation de confidentialité n’avait aucun lien avec les retraits frauduleux[71].

Une autre affaire concerne un contrat de garantie additionnelle d’une automobile qui contenait une clause annulant la garantie si le propriétaire apportait au véhicule des modifications non autorisées par le manufacturier. Or le propriétaire de la voiture avait fait installer une suspension non autorisée. Par la suite, le moteur a fait défaut, et l’entreprise de garantie a refusé de couvrir le coût de réparation du moteur. Bien que la décision se soit fondée sur un ensemble de motifs, l’absence de lien de causalité entre la modification non autorisée et le défaut du moteur paraît avoir contribué à établir le caractère abusif de la clause[72].

Le critère du lien de causalité peut aussi jouer en sens inverse et « sauver » une clause qui, dans l’abstrait, pourrait paraître suspecte. Par exemple, aux prises avec une clause de résiliation d’un contrat de franchise qui était rédigée de manière à s’appliquer même en l’absence de motif valable, le tribunal n’a pas déclaré celle-ci invalide, puisque les faits de l’espèce révélaient un motif valable[73]. Le tribunal a donc adopté une interprétation étroite de la clause qui était suffisante pour disposer du litige.

Évidemment, dans tous ces cas, le caractère abusif de la clause est apprécié in concreto, c’est-à-dire à la lumière de la situation spécifique survenue en cours d’exécution du contrat. Certains pourraient dire qu’il aurait été plus juste d’invoquer le concept d’abus de droit que la règle sur les clauses abusives[74].

2.2 L’exigence d’une injustice processuelle

En théorie, le caractère abusif d’une clause devrait s’évaluer seulement à l’aune de critères substantiels. Cela découlerait de la logique des articles 1379 et 1437 : la définition du contrat d’adhésion, à l’article 1379, s’intéresserait au processus de conclusion du contrat, alors que la règle sur les clauses abusives, à l’article 1437, concernerait la substance. Comme le soulignent Lluelles et Moore au sujet de l’application de l’article 1437, « on doit tout d’abord écarter les caractéristiques liées à l’aptitude d’une partie de comprendre ou de négocier le contrat. Ces éléments ne relèvent, en effet, pas de l’article 1437, mais plutôt de la qualification de contrat d’adhésion, aux termes de l’article 1379[75]. » Cependant, l’examen de la jurisprudence démontre que les tribunaux n’hésitent pas à avoir recours à des critères processuels pour porter un jugement sur le caractère abusif d’une clause, allant même, dans certains cas, jusqu’à fonder leur décision principalement sur des facteurs processuels[76].

En cela, les tribunaux québécois refusent de se laisser enfermer dans les catégories rigides de processus et de substance. À cet égard, une situation caractérisée d’injustice processuelle permettrait de faire déclarer une clause abusive alors même que le caractère substantiellement injuste de la clause attaquée ne paraît pas si grave. Il y aurait donc une forme d’osmose entre les deux catégories d’injustice. Cette osmose est d’ailleurs peut-être appelée à s’intensifier en raison de l’interprétation étroite que la Cour suprême a donnée à l’article 1435, soit la règle sur les clauses externes, dans l’arrêt Dell. Ainsi, une injustice processuelle qui ne serait pas suffisamment grave pour entraîner la nullité de la clause aux termes de l’article 1435 pourrait néanmoins être prise en considération dans l’application de l’article 1437. De plus, lorsque la clause attaquée figure dans un document qui a été signé par le consommateur, et qu’elle ne peut donc être qualifiée d’externe, l’article 1437 pourrait permettre l’examen détaillé du processus de conclusion du contrat, en dépassant la simple détermination qu’il s’agit d’un contrat d’adhésion, alors que l’article 1435 serait tout simplement inapplicable.

Curieusement, l’aspect processuel permet parfois de « sauver » un défaut substantiel. Ainsi, dans une affaire de cautionnement, le juge a insisté sur le fait que la caution avait omis de lire les documents contractuels pour écarter son plaidoyer fondé sur le caractère abusif de certaines clauses du contrat[77]. Dans une affaire de contrat de garantie de voitures, le juge affirme que l’adhérent aurait dû demander des explications s’il ne comprenait pas la portée des clauses du contrat[78]. Enfin, dans l’affaire Kabakian-Kechichian, portant sur les contrats de parrainage d’immigrants, la Cour d’appel du Québec avait jugé de tels contrats non abusifs, insistant sur le fait que « l’ensemble du processus est ouvert et transparent[79] » et que, « au moment où il s’engage, le parrain connaît l’étendue, la nature et l’objet précis de son engagement[80] ». À l’inverse, dans d’autres cas, le tribunal se fonde sur d’autres règles que l’article 1437 (par exemple, l’interprétation restrictive du cautionnement) pour donner raison au consommateur, mais il semble y avoir dans les motifs une critique du processus de conclusion du contrat[81].

Les raisonnements processuels utilisés par les juges en matière de clauses abusives peuvent être rangés dans deux catégories : le défaut du rédacteur du contrat d’informer de manière appropriée l’adhérent au sujet du contenu du contrat et le fait de décevoir les attentes raisonnables du consommateur ou de l’adhérent.

2.2.1 L’information donnée au consommateur ou à l’adhérent

Lorsqu’une clause paraît singulièrement injuste, les tribunaux s’intéressent souvent à l’information donnée au consommateur à son sujet. L’absence d’information serait un facteur aggravant, pour ainsi dire, qui contribue à établir le caractère abusif d’une clause. L’article 1437 est donc utilisé, parfois seul, parfois conjointement avec d’autres dispositions prévoyant plus clairement un devoir d’information, pour critiquer le processus de conclusion d’un contrat[82].

Ainsi, une consommatrice avait conclu un contrat de location de voiture qui stipulait qu’aucune autre personne qu’elle ne pouvait conduire la voiture. Lors de la signature du contrat, la locataire n’avait pas été avisée de la présence de cette clause. La locataire avait par la suite prêté la voiture à une collègue de travail, qui avait subi un accident. Le tribunal a déclaré la clause abusive principalement en raison du fait que l’entreprise de location n’avait pas donné d’information suffisante à la locataire et il en a même profité pour énoncer la règle générale suivante : « Il est en effet impérieux dans un contrat d’adhésion d’informer l’adhérent sur les conséquences d’une clause qui peut avoir des répercussions très sérieuses[83]. »

De la même manière, la Cour du Québec a annulé un document par lequel l’acheteuse d’une voiture d’occasion renonçait à tout recours, étant donné que la preuve avait révélé que celle-ci avait probablement signé le document par erreur, sans que le vendeur lui en explique la teneur[84]. L’obligation d’informer le consommateur des clauses onéreuses d’un contrat a également été réaffirmée dans un litige où l’article 1437 était invoqué en même temps que l’article 9 de la Loi sur la protection du consommateur[85]. Il s’agissait d’un contrat de garantie supplémentaire de voiture d’occasion, qui contenait une exclusion de garantie lorsque « [l]e véhicule a été modifié de manière non recommandée par le manufacturier[86] ». Or, le juge décrit ainsi les circonstances de la conclusion de ce contrat :

Le demandeur Chartrand témoigne à l’effet qu’au moment de signer le contrat, aucune information n’a été donnée concernant les exclusions. Le représentant du commerçant l’a renseigné sur les avantages du programme de garantie supplémentaire ; l’a invité à le signer puis à mettre ses initiales à deux endroits dont l’un au bas de la page 3 de 5, à la fin de l’énumération des obligations des parties au contrat.

À aucun moment toutefois, il n’a lu les clauses du contrat ni n’a été invité à le faire avant d’apposer sa signature ou ses initiales[87].

Le juge conclut que la clause attaquée est à la fois inopposable au consommateur, en raison de l’article 9, et abusive au sens de l’article 1437. Le juge parvient d’ailleurs à cette conclusion malgré le fait que la clause n’est pas une clause externe visée par l’article 1435. Il estime néanmoins, en se fondant sur les articles 9 et 1437, que l’entreprise avait l’obligation de soumettre la clause à l’attention du consommateur, « compte tenu de ses effets drastiques sur la finalité du contrat ».

Les juges ont également tenu compte du caractère obscur ou illisible d’une clause pour conclure au caractère abusif de celle-ci et se sont rapprochés alors de la règle prévue dans l’article 1436. Un exemple de ce type de raisonnement provient d’une affaire impliquant la garantie conventionnelle d’une voiture, qui prévoyait que « l’utilisation de pièces dont la qualité ou la conception n’équivaut pas à celle des pièces fournies par [le manufacturier] » mettait un terme à la couverture. Le manufacturier prétendait que cette clause obligeait le propriétaire de la voiture à utiliser exclusivement des filtres à air d’origine. Le juge a rejeté cette prétention, la jugeant abusive, notamment eu égard au fait que le manufacturier n’avait fourni aucun effort pour informer les consommateurs qu’aucun autre type de filtre à air n’était considéré comme équivalent aux pièces du manufacturier[88]. Le consommateur ne disposait donc d’aucun moyen pour savoir quelles pièces répondaient aux exigences du contrat. De la même manière, dans une affaire portant sur l’annulation d’un forfait voyage, la présence, dans la documentation remise au consommateur, de mentions contradictoires sur la possibilité d’obtenir un remboursement en cas d’annulation a conduit le juge à déclarer abusive la clause qui prévoyait que le prix total du voyage était non remboursable[89].

Il y a aussi des cas où le tribunal invalide des clauses qui dégagent le commerçant d’une obligation d’informer, telle cette clause qui exonérait un agent de voyage en cas de non-obtention du visa exigé par le pays de destination[90]. Dans ce cas, l’obligation d’informer avait été considérée par la jurisprudence comme une obligation implicite découlant du contrat. Par contre, dans une autre affaire, l’obligation était explicite, car elle découlait du code de déontologie du représentant financier qui avait vendu une police d’assurance vie[91]. Là encore, le défaut de donner l’information a rendu la clause abusive.

Nous pouvons comparer l’idée qui se dégage de ces décisions avec la règle énoncée dans l’arrêt Tilden en common law canadienne[92]. Rappelons-le, cette règle prévoit que l’entreprise qui emploie des contrats d’adhésion a l’obligation de soumettre explicitement à l’attention des consommateurs les clauses « onéreuses », c’est-à-dire les clauses qui peuvent être particulièrement désavantageuses à leur égard. Or, dans les cas étudiés plus haut, les graves conséquences des clauses à l’étude ont conduit les tribunaux à s’intéresser au caractère éclairé du consentement donné par le consommateur. Bien que la motivation de la plupart de ces décisions n’obéisse pas à une logique très rigoureuse, nous devons convenir que l’article 1437, dans son application concrète, semble conduire à l’apparition d’une obligation d’informer le consommateur ou l’adhérent au sujet des clauses du contrat.

2.2.2 Les attentes raisonnables de l’adhérent

À l’occasion, certaines décisions font aussi appel au concept d’attente raisonnable (reasonable expectation) de l’adhérent ou du consommateur. Ce type d’argument est particulièrement intéressant, étant donné qu’une référence aux attentes raisonnables figurait dans certains projets de réforme du Code civil et qu’elle a donc été délibérément omise par le législateur de 1991[93]. Nous avons déjà cité une décision qui, en matière de transport aérien, jugeait abusive une clause qui allait à l’encontre de ce que « la partie la plus vulnérable au contrat pouvait escompter[94] ». Il s’agit là, à notre avis, d’un synonyme du concept d’attente raisonnable.

D’autres décisions qui emploient ce concept ont été rendues en matière d’assurance. Un propriétaire avait assuré sa maison et croyait détenir une assurance couvrant tous les risques. Le texte complet de la police ne lui avait jamais été envoyé ; il faisait confiance au représentant de l’assureur. Or, la police assurait expressément les dommages découlant de « la fuite, [du] déversement ou [du] débordement accidentel d’eau ou de vapeur des installations sanitaires », mais elle comportait une exclusion pour les dommages causés par « le refoulement, la fuite ou le débordement d’eau ». Devant le refus de l’assureur d’indemniser l’assuré pour des dommages causés par un débordement du drain de la fondation (qui n’est pas une « installation sanitaire »), le juge a estimé que cette exclusion était une clause abusive, car elle « dénatur[ait] le contrat et l’attente raisonnable » de l’assuré[95]. Dans une autre affaire, une clause qui imposait au propriétaire d’une maison qui s’absentait pour plus de quatre jours de faire visiter celle-ci quotidiennement a été jugée abusive, puisqu’une personne raisonnable ne pouvait pas s’attendre à trouver une telle clause dans sa police d’assurance[96].

Comme nous l’avons souligné plus haut, les concepts d’économie du contrat ou d’obligation essentielle possèdent une dimension processuelle et peuvent être rapprochés du concept d’attente légitime. En effet, dire qu’une obligation est essentielle, c’est affirmer son importance dans la représentation que l’adhérent se fait du contrat. La clause abusive serait alors celle qui s’écarte de cette représentation de manière à produire un décalage entre le texte du contrat et la représentation que l’adhérent s’en fait[97].

Conclusion

Il aurait été plausible de croire que les articles 1379 et 1437 du Code civil du Québec séparaient nettement l’examen du processus de conclusion d’un contrat et l’examen de son caractère juste sur le plan substantiel. En cela, le droit québécois se distinguerait de la common law canadienne qui, à travers la règle de l’iniquité et celle sur les clauses onéreuses, permet aux tribunaux de porter un jugement d’ensemble qui combine critères processuels et critères substantiels. Or, l’examen des raisonnements employés par les juges québécois lorsqu’ils appliquent l’article 1437 montre plutôt qu’il n’y a aucune cloison étanche entre les deux types de facteurs : des facteurs liés au processus de conclusion du contrat sont souvent utilisés pour décider si une clause est abusive.

Cette approche souple est peut-être le reflet d’une hésitation des juges à se lancer à toute vapeur dans un contrôle de la substance des contrats. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, une clause risque davantage d’être déclarée abusive si l’entreprise ne l’a pas portée à la connaissance du consommateur ou si elle n’a pas fourni à celui-ci des renseignements suffisants quant à son application et à ses conséquences. À l’inverse, une clause substantiellement injuste pourra néanmoins être déclarée valide, contrairement à la logique apparente du Code civil, si l’adhérent en a été pleinement informé. De telles décisions trahissent sans doute la difficulté de juges formés au principe du respect de l’autonomie de la volonté à annuler des clauses désavantageuses sans qu’une partie ait établi la preuve d’une forme de vice de consentement.

Par ailleurs, l’examen de la jurisprudence révèle que, sur le plan de la substance, les juges se fondent souvent sur des concepts juridiques bien établis pour évaluer le caractère abusif d’une clause. Le critère de l’écart par rapport au droit commun est particulièrement révélateur à cet égard : la clause est alors comparée aux dispositions supplétives du Code civil. Là encore, cette tendance rassurera ceux qui craignent que les juges ne se fondent sur leurs valeurs personnelles pour décider si un contrat est valide.

Enfin, la prise en considération de facteurs processuels dans la détermination du caractère abusif d’une clause laisse entrevoir l’hégémonie de l’article 1437 sur les règles prévues par les articles 1435 et 1436. La règle sur les clauses abusives deviendrait ainsi le principal instrument de justice contractuelle (du moins au sein du Code civil) : elle permettrait même aux juges de passer outre à l’interprétation étroite de la règle sur les clauses externes proposée par la Cour suprême dans l’arrêt Dell et à la faiblesse de l’interprétation jurisprudentielle de l’article 1436.