Corps de l’article

Le 3 juin 2009, l’Assemblée nationale du Québec adoptait à l’unanimité la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participationdes citoyens aux débats publics[1]. Cette adoption survient après trois ans de mobilisation citoyenne concernant les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (aussi appelées « poursuites-bâillons ») ou, selon l’expression américaine, les strategic lawsuits against public participation (SLAPP)[2]. Les poursuites-bâillons sont des poursuites stratégiques intentées par des entreprises ou des institutions contre des groupes de pression ou des individus qui dénoncent publiquement leurs activités, et ce, dans le but de les intimider et de les faire taire. Selon un des auteurs d’un rapport québécois sur la question, « [c]es pratiques visent essentiellement à forcer ces individus ou ces regroupements à limiter leur activité publique, ou encore, à censurer leurs déclarations en les impliquant dans des procédures juridiques coûteuses dont ils ne peuvent généralement pas assumer les frais. Il s’agit ainsi d’une forme d’intimidation judiciaire (chilling effect)[3]. »

Nous présenterons, de façon chronologique, l’apparition du phénomène au Québec, les différentes étapes de la mobilisation citoyenne en parallèle avec les initiatives gouvernementales, soit la création d’un comité d’experts, les deux consultations publiques menées par la Commission des institutions de l’Assemblée nationale, la présentation de projets de loi et l’adoption de la loi. Nous procéderons ensuite à la description des nouvelles dispositions législatives au regard des droits et libertés fondamentaux mis en évidence précédemment.

1 L’apparition du phénomène au Québec et l’historique de la mobilisation

Le phénomène des poursuites-baîllons, très répandu aux États-Unis, est demeuré peu connu au Québec jusqu’à tout récemment. La première cause d’une poursuite-baîllon reconnue comme telle par les tribunaux américains est la poursuite contre le Sierra Club qui tentait de faire échouer un projet de coupe massive d’arbres dans la forêt californienne. Dans cette affaire, une compagnie forestière poursuit l’association environnementale pour 750 000 dollars en invoquant l’interférence dans ses relations contractuelles[4]. Le tribunal accepte alors la défense fondée sur la liberté d’expression et rejette l’action en dommages-intérêts. Le juge affirme que toute personne, peu importe sa motivation première, a le droit constitutionnel de tenter d’influencer les politiques publiques.

Les professeurs Canan et Pring rapportent qu’aux États-Unis des milliers de citoyens ordinaires ont été poursuivis et réduits au silence pour avoir présenté un mémoire au gouvernement, fait circuler une pétition, envoyé des lettres aux journaux, témoigné devant des comités, fait du lobbying, participé à une réunion, à une manifestation et ainsi de suite[5]. Selon eux, plusieurs autres citoyens, ayant entendu parler du phénomène, ne participeront plus jamais de façon libre et confiante au débat public et à la gouvernance de leur quartier, de leur ville, de leur pays. Pour illustrer la variété des types d’attaques, un chapitre de leur ouvrage est consacré aux « Ultimate SLAPP », soit les poursuites intentées contre les contribuables par les services publics (police, école, administrateurs publics), un chapitre aux « Eco-SLAPP », un autre à ce qu’ils appellent les « Not in my Backyard SLAPP » et un autre intitulé « Rights SLAPP » concerne les poursuites contre les consommateurs, les travailleurs, les femmes, etc. C’est pourquoi, devant l’ampleur du phénomène, plusieurs États vont adopter, dès le début des années 90, des législations « anti-SLAPP »[6]. Un projet de loi fédérale, la Citizen Participation Act of 2009, a été présenté au Congrès et à la Chambre des représentants en décembre 2009[7].

La pratique des poursuites-bâillons a donné lieu à des écrits au Canada, peu nombreux il faut dire[8], et à quelques décisions judiciaires. C’est en 1999 que, pour la première fois au Canada, un juge, dans l’affaire Fraser v. Saanich[9], définit ce que constitue une poursuite-baîllon et affirme expressément qu’il se trouve devant un tel cas. Un promoteur immobilier de la Colombie-Britannique poursuivait plusieurs signataires d’une pétition réclamant une modification de zonage pour interférence dans des ententes contractuelles, collusion et mauvaise foi. Le juge s’exprime ainsi :

Une SLAPP est une poursuite pour obtenir des dédommagements financiers contre des individus qui ont traité avec des organismes gouvernementaux au sujet d’un enjeu public. Il s’agit d’une poursuite sans fondement, entreprise par un plaignant dont le but premier n’est pas de gagner la cause, mais de réduire au silence ou d’intimider les citoyens qui ont pris part aux débats concernant les politiques publiques ou le processus de décision politique publique[10].

Un rapport de recherche[11] décrit plusieurs procès ou menaces de procès au Canada qui répondent à la définition d’une poursuite-bâillon. Les différents témoignages recueillis suggèrent que les poursuites abusives contre des consommateurs ou des défenseurs de l’environnement constituent un véritable phénomène canadien. Selon ce rapport, le nombre de jugements rendus ne traduit pas la réalité puisque, dans plusieurs cas, la partie poursuivante a abandonné son action en cours d’instance ou encore parce que la seule menace d’une poursuite a suffi à intimider l’adversaire et à le forcer à abandonner toute critique publique.

Au Québec, ce sera la poursuite contre l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) qui alertera les groupes environnementaux, les groupes de défense des droits, les citoyens et certains politiciens sur le phénomène des poursuites-bâillons. L’AQLPA reproche à la compagnie American Iron and Metal (AIM) d’avoir amorcé la construction d’une déchiqueteuse de carcasses d’automobiles sur un ancien dépotoir avant même d’avoir obtenu les permis nécessaires et avant qu’une étude d’impact environnemental ait été fournie au ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs. L’AQLPA, estimant que le projet menace la rivière Etchemin, obtient en 2005 une injonction interlocutoire sommant la compagnie d’arrêter ses travaux. Cette dernière réplique quelques mois plus tard en intentant une poursuite en diffamation de 5 millions de dollars contre l’AQLPA, le Comité de restauration de la rivière Etchemin et certains citoyens engagés dans le dossier[12].

Un autre cas qui a été publicisé concerne le dépotoir de matériaux secs de Cantley dans la région de l’Outaouais[13]. Des résidents du secteur réclament la fermeture de ce dépotoir à cause des problèmes persistants d’émanations de sulfure d’hydrogène qui dégagent une odeur nauséabonde et entraînent des problèmes de santé. Les propriétaires du dépotoir intentent alors une poursuite de 1,2 million de dollars contre les deux citoyens les plus « bavards » dans les médias, soit M. Serge Galipeau et Mme Christine Landry[14].

Vouloir faire taire les groupes de pression peut prendre d’autres formes que des poursuites abusives en dommages-intérêts. Il peut s’agir, par exemple, de requêtes en injonction. Un cas bien connu est l’injonction demandée par le Port de Québec contre l’Association des gens de l’île d’Orléans contre le port méthanier opposée au terminal Rabaska. L’Administration portuaire de Québec demande au tribunal d’ordonner aux défendeurs d’arrêter de communiquer avec les opérateurs de croisières et de s’abstenir de faire des commentaires sur l’impact négatif du projet Rabaska sur l’industrie et sur la sécurité fluviale. Le juge Caron refuse de prononcer l’injonction au motif, entre autres, que l’accorder brimerait la liberté d’expression des défendeurs[15].

Au moment où elle fait l’objet de la poursuite par la compagnie AIM, l’AQLPA, au lieu de se laisser dominer par la peur et de se taire, choisit d’alerter la population par l’entremise des médias et lance une campagne de sensibilisation et de mobilisation, la campagne Citoyens, taisez-vous ! Le regroupement de militants, de personnalités connues, comme Me Julius Grey, et d’une cinquantaine d’organisations de la société civile québécoise, dont les trois grandes centrales syndicales, demande au gouvernement d’intervenir et d’adopter une loi pour protéger les citoyens contre les poursuites-bâillons. À la suite du lobbying de l’AQLPA, le Parti québécois, le Parti vert et Québec solidaire réclament eux aussi l’adoption d’une loi contre les poursuites-bâillons[16].

Le ministre de la Justice du gouvernement libéral, M. Yvon Marcoux, réagit très rapidement à cette pression en créant, le 25 octobre 2006, un comité d’experts formé des professeurs Roderick Macdonald et Daniel Jutras, de la Faculté de droit de l’Université McGill, et Pierre Noreau, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal[17]. Le mandat de ce comité consiste à examiner le phénomène des poursuites-baîllons au Québec et à l’étranger de même qu’à explorer les voies d’amélioration nécessaires pour atteindre l’équilibre entre la liberté d’expression et le droit à la réputation ainsi qu’entre le droit de s’adresser aux tribunaux et le caractère raisonnable des actions en justice[18].

À la même époque, le Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), dont l’AQLPA est membre, s’adresse aux Services aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) afin qu’un professeur soit dégagé pour élaborer et donner des sessions de formation sur les poursuites-bâillons à ses groupes affiliés. C’est à une professeure du Département des sciences juridiques qu’est confiée cette tâche, soit l’une des deux auteures du présent article, Lucie Lemonde. La recherche pour cette formation permet d’appréhender le phénomène au Canada et ailleurs dans le monde, de mettre en évidence les droits en jeu, de constater les faiblesses des réponses du droit québécois applicable et de proposer des solutions efficaces. Elle servira de base aux mémoires présentés ultérieurement par la Ligue des droits et libertés et le RQGE lors des consultations publiques.

2 La mise en évidence des droits fondamentaux en jeu

Les poursuites-bâillons, lorsqu’elles prennent la forme d’une poursuite en diffamation, impliquent la confrontation entre deux valeurs fondamentales, à savoir la protection contre l’atteinte à la réputation, d’une part, et la liberté d’expression, d’autre part.

Dans l’affaire Hill c. Église de scientologie de Toronto[19], le juge Cory, de la Cour suprême du Canada, rappelle que, traditionnellement, les tribunaux ont privilégié le droit à la réputation, mais que la common law (et, pourrions-nous rajouter, le droit civil) devait évoluer en fonction des valeurs exprimées dans la Charte canadienne des droits et libertés[20]. Reprenant ces propos dans l’affaire WIC Radio Ltd. c. Simpson[21], le juge Binnie explique ainsi les raisons justifiant de modifier les éléments du délit de diffamation dans le sens d’un plus grand respect de la liberté d’expression :

La fonction du délit de diffamation est de permettre le rétablissement de la réputation, mais de nombreux tribunaux ont conclu qu’il faudrait peut-être modifier les éléments constitutifs traditionnels de ce délit pour faire plus de place à la liberté d’expression. On redoute en effet que, par crainte des coûts de plus en plus élevés et des problèmes engendrés par les poursuites en diffamation, les diffuseurs passent sous silence des questions d’intérêt public. Selon la Coalition des médias, des reportages d’enquête sont mis à l’écart, en dépit de leur véracité, parce qu’ils sont fondés sur des faits difficiles à établir en fonction des règles de preuve. Inévitablement, lorsqu’il y a controverse, il y a souvent poursuite, non seulement pour des motifs sérieux (comme en l’espèce), mais simplement à des fins d’intimidation. Bien sûr, il n’est pas intrinsèquement mauvais que les propos faux et diffamatoires soient « réprimés », mais lorsque le débat sur des questions d’intérêt public légitimes est réprimé, on peut se demander s’il n’y a pas censure ou autocensure indues. La controverse publique a parfois de rudes exigences, et le droit doit respecter ses exigences.

Le changement annoncé dans cette décision a eu des répercussions immédiates, comme le démontre l’affaire Creative Salmon Company Ltd. v. Staniford[22] : un activiste environnementaliste avait été condamné en première instance à verser à la compagnie 15 000 dollars de dommages-intérêts pour avoir publié des communiqués de presse diffamatoires à son endroit. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accueilli l’appel et ordonné un nouveau procès en disant que, depuis le jugement de la Cour supérieure, la Cour suprême avait rendu sa décision dans l’affaire WIC Radio, laquelle modifie le test de la défense du commentaire loyal.

En décembre 2009, la Cour suprême, dans l’affaire Grant c. TorstarCorp.[23], renchérit en affirmant qu’il convient de modifier les règles relatives à la diffamation « pour y inclure la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public[24] ». Selon la Cour suprême, « exiger que la couverture des questions d’intérêt public atteigne à une certitude judiciaire peut aboutir à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat public[25] ».

2.1 La liberté d’expression et le droit de participer aux débats publics

La liberté d’expression est une valeur fondamentale dans une société libre et démocratique et est expressément garantie par la Charte canadienne et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[26]. Comme l’écrit la Cour suprême, « [la] liberté d’expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du coeur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles[27] ».

Ce droit comprend non seulement le droit d’exprimer tout message politique, commercial, artistique ou autre, par n’importe quel moyen, mais il comprend également le droit d’être informé. Déjà en 1938, dans l’affaire Alberta Statutes[28], le juge Cannon s’exprimait ainsi :

La liberté de discussion est essentielle, dans un État démocratique, pour éclairer l’opinion publique ; on ne peut la restreindre sans toucher au droit du peuple d’être informé, en ce qui concerne des matières d’intérêt public, grâce à des sources indépendantes du gouvernement. Les nouvelles ainsi que les opinions politiques des partis politiques qui luttent pour le pouvoir, doivent être publiées sans entrave […] La démocratie ne peut se maintenir sans son fondement : une opinion publique libre et la libre discussion, de par toute la nation et dans les limites que fixent le Code criminel et la common law, de toutes les affaires qui intéressent l’État.

Brimer la liberté d’expression des groupes de pression équivaut donc aussi à porter atteinte au droit du public d’être informé et de se forger une opinion critique sur un sujet donné. La démocratie repose sur la libre circulation de l’information, essentielle à la prise de décisions collectives libres et éclairées.

Dans une affaire où un citoyen avait été trouvé coupable d’une infraction à un règlement municipal pour avoir posé sur son terrain une pancarte qui dénonçait une compagnie d’assurances, la Cour suprême a jugé ce règlement inconstitutionnel en affirmant ceci :

Puisque l’expression commerciale est protégée par l’al. 2b) de la Charte, les entreprises ont le droit constitutionnel de se livrer à des activités d’information et de promotion par voie publicitaire. En contrepartie, les consommateurs jouissent aussi d’une liberté d’expression qui se manifeste parfois sous la forme d’une contre-publicité destinée à critiquer un produit ou à commenter de façon négative la prestation de services […] Vu l’importance majeure de l’activité économique dans notre société, la contre-publicité du consommateur contribue tout autant à l’échange d’information et à la protection d’intérêts sociétaux que la publicité ou certaines formes d’expression politique[29].

Pour illustrer davantage ce point, il y a lieu de s’attarder sur l’exemple anglais de la poursuite de la compagnie McDonald’s, connue sous le nom de McLibel Case, contre deux militants d’un petit groupe de pression, le London Greenpeace. Cette affaire a duré plus de neuf ans et s’est rendue jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg[30]. Au milieu des années 80, ce groupe entame une campagne contre McDonald’s et diffuse un tract l’accusant de pratiques abusives et immorales en matière d’élevage, d’emploi, de déforestation et d’exploitation d’enfants, et ce, par l’intermédiaire d’une publicité agressive et la vente d’aliments malsains. Le ton est particulièrement provocant et le texte emploie des termes comme « torture », « meurtre », « invasion coloniale », « empoisonnement » et « exploitation des travailleurs ».

McDonald’s réplique par une poursuite en diffamation de 100 000 livres sterling contre deux jeunes militants du groupe. Ceux-ci n’ont pas droit à l’aide juridique puisqu’il s’agit d’une affaire civile et doivent assurer seuls leur défense avec l’aide occasionnelle d’avocats pro bono. McDonald’s, quant à elle, est représentée par une grande équipe d’avocats, de conseillers et d’assistants. Les tribunaux anglais trouvent les deux militants coupables de diffamation et les condamnent à verser un total de 76 000 livres sterling à McDonald’s.

La Cour européenne, pour sa part, conclut à une violation du droit à un procès équitable et à une violation de la liberté d’expression. Parlant de cette dernière, elle écrit ce qui suit :

La Cour considère cependant que, dans une société démocratique, même des petits groupes militants non officiels, comme London Greenpeace, doivent pouvoir mener leurs activités de manière effective et qu’il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la santé et l’environnement[31].

Même si le droit de participation au débat public n’est pas textuellement prévu dans les chartes canadienne et québécoise, la liberté d’expression inclut évidemment et surtout ce droit[32]. Dans son Observation générale no 25[33], le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) rappelle que le droit de participer au débat public est une condition essentielle du droit à la liberté d’expression et de la liberté d’association. Il suppose la libre circulation de l’information et la liberté de presse. Les États ont l’obligation d’adopter des mesures législatives nécessaires pour que les citoyens puissent effectivement exercer ce droit. La démocratie moderne veut non seulement qu’il y ait des élections libres, mais aussi que les États protègent les diverses formes de mobilisation et de contestation sociale.

Les poursuites-bâillons portent directement atteinte à ce droit et leurs effets attentatoires dépassent les personnes directement mises en cause. Elles refroidissent l’ardeur des militants et des citoyens qui hésitent à s’exprimer sur un enjeu d’intérêt public de crainte d’être poursuivis. Ainsi, les poursuites abusives sont susceptibles d’écarter des citoyens de la prise de décisions publiques et d’entraîner une régression majeure du principe de la démocratie participative.

Bien que ces poursuites ne concernent pas uniquement les groupes de défense de l’environnement, plusieurs sont dirigées contre des organismes ou des associations qui travaillent dans ce domaine. Cela pourrait s’expliquer par le fait que, au cours des dernières années, l’intérêt relatif aux questions liées à la protection de l’environnement est croissant et prend de plus en plus de place au sein de la société québécoise. Plusieurs normes prévoient d’ailleurs la participation des groupes et des citoyens aux débats qui entourent les questions environnementales. Pensons notamment à la Loi sur la qualité de l’environnement qui a institué le Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) et qui permet à un citoyen de s’adresser à la Cour supérieure pour faire respecter son droit à la qualité de l’environnement[34]. Pour souligner l’importance de la participation publique dans le domaine de l’environnement, mentionnons également la Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justiceen matière d’environnement de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe (CEE/ONU), dite Convention d’Aarhus, qui reconnaît le « rôle important que les citoyens, les organisations non gouvernementales et le secteur privé peuvent jouer dans le domaine de la protection de l’environnement » et introduit diverses dispositions à cet effet[35].

Considérant qu’un des buts d’une poursuite-bâillon est l’épuisement financier des groupes de citoyens, il y a aussi atteinte à liberté d’association. Le temps et les ressources nécessaires pour faire face à ces poursuites abusives génèrent une pression économique souvent impossible à surmonter pour une organisation ou une personne et paralysent leurs activités de sensibilisation et de représentation.

2.2 Le droit d’accès à la justice et le droit à un procès équitable

La pratique des poursuites-bâillons soulève aussi les problèmes d’instrumentalisation et de dénaturalisation du système judiciaire. Comme l’écrivent les auteurs du rapport Macdonald :

[s]ur le plan institutionnel, il s’agit dans tous les cas de pratiques favorisant l’« instrumentalisation » de l’activité judiciaire au profit d’intérêts politiques particuliers, le recours aux tribunaux constituant une simple stratégie visant la modification d’un rapport de force. On peut, dans une perspective très large, considérer que toute transposition d’un conflit de nature privée dans l’arène judiciaire constitue une forme particulière de politisation et d’« instrumentalisation » de l’activité des tribunaux […] La question est surtout de savoir à partir de quand cette « instrumentalisation » constitue un détournement des finalités de l’institution judiciaire. La dimension politique du phénomène ne doit donc pas être éludée. Elle établit, d’une certaine façon, la distinction entre les poursuites-bâillons – qui sont souvent assimilées par la littérature à un abus de la procédure judiciaire – et les initiatives visant simplement la mobilisation d’un droit ou la défense d’une prétention fondée juridiquement[36].

Ces poursuites abusives stratégiques constituent une forme de détournement de la fonction judiciaire en vue de limiter l’exercice d’un droit fondamental. Elles mettent aussi en évidence le déséquilibre et l’inégalité dans l’accès à la justice. Il y a souvent non seulement déséquilibre dans les ressources financières entre les parties mais aussi dans l’accès aux services de professionnels du droit et aux experts. Cette inégalité porte atteinte au droit à l’égalité de tous devant la justice. Ce droit est garanti par l’article 23 de la Charte québécoise et par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[37] qui énonce ceci : « Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice ».

L’inégalité des moyens est parfois si importante qu’elle entraîne une violation du droit à un procès juste et équitable comme dans l’affaire du McLibel Case dont il a été question précédemment. Selon la Cour européenne, les défendeurs ont été privés du droit à une audition équitable en raison du fait qu’ils n’ont pas eu droit à l’aide juridique et à cause de la différence entre les degrés d’assistance dont eux et McDonald’s ont bénéficié. Le déséquilibre était tel qu’il a entraîné un manque d’équité. La Cour européenne écrit ce qui suit :

Cela dit, si un État décide d’accorder à une entreprise des recours à cette fin, il est essentiel, pour protéger les intérêts concurrents que représentent la liberté d’expression et la liberté des débats, qu’une procédure équitable et l’égalité des armes soient dans une certaine mesure assurées. La Cour a constaté que l’absence d’aide judiciaire avait privé la procédure en diffamation d’équité, au mépris de l’article 6 § 1. Pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence au regard de l’article 10, elle doit aussi prendre en considération l’inégalité des armes et les difficultés auxquelles les requérants se sont heurtés. Au vu de la loi en vigueur en Angleterre et au pays de Galles, les requérants pouvaient soit retirer le tract et présenter leurs excuses à McDonald’s, soit supporter la charge de démontrer, sans aide judiciaire, la véracité des allégations qu’il contenait. La seconde solution représentant un travail immense et complexe, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit des requérants à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation de McDonald’s. L’intérêt plus général que représente la libre circulation d’informations et d’idées sur les activités de puissantes sociétés commerciales, et l’effet inhibiteur potentiel sur autrui sont également d’importants facteurs à prendre en compte à cet égard, les groupes militants pouvant légitimement et fortement contribuer au débat public […] Le manque d’équité et d’égalité dans la procédure a donc emporté en l’espèce violation de l’article 10[38].

3 Les conclusions du rapport Macdonald

Les conclusions du rapport Macdonald sont claires : une intervention législative est nécessaire pour endiguer la pratique des poursuites-baîllons qui constitue non seulement une véritable menace pour la participation des citoyens au débat public et pour la démocratie participative, mais également un risque de détournement des finalités de la justice[39].

Selon les auteurs, bien que certaines dispositions du droit québécois puissent être invoquées par la victime d’une poursuite-bâillon, elles n’offrent pas au justiciable une protection appropriée contre une telle poursuite à cause de l’interprétation judiciaire restrictive et des difficultés inhérentes au fardeau de la preuve. Ainsi, l’obligation de ne pas agir de façon à nuire à autrui et de ne pas aller à l’encontre des exigences de la bonne foi, prévue dans l’article 4.1 du Code de procédure civile[40], « n’a pratiquement pas de portée normative autonome, soit du fait de sa généralité ou, paradoxalement, de la définition restreinte qu’en donnent les tribunaux. On y recourt plutôt comme à une norme interprétative ou à un principe directeur, notamment en appui aux articles 75.1 ou 165(4) C.p.c.[41]. » La possibilité prévue par l’article 75.1 de rejeter « une action ou une procédure […] frivole ou manifestement mal fondée » est interprétée strictement et fait l’objet d’une très grande retenue de la part des juges puisque cela a pour effet de priver la partie qui introduit la demande de son droit de se faire entendre. La lourdeur de la preuve exigée, celle d’une action manifestement mal fondée, fait en sorte que cette disposition ne peut pas être utilisée efficacement par les victimes d’une poursuite-baîllon[42].

En ce qui a trait à l’article 165 (4) du Code de procédure civile, qui prévoit que le défendeur peut demander le rejet d’une demande mal fondée en droit, il suppose, tout comme l’article 75.1, le rejet de l’action avant que la demande ait été examinée au fond. En conséquence, il fait l’objet de la même retenue de la part des juges qui n’accorderont cette requête que s’ils sont en présence d’une situation « claire et facilement définie[43] ». Il ne constitue donc pas non plus un moyen de défense efficace pour contrer les poursuites-baîllons puisque, dès qu’il y a apparence de droit, ce qui est souvent le cas en matière de diffamation, la demande est examinée au mérite[44].

Comme le droit québécois alors en vigueur n’offre pas de solutions efficaces pour s’attaquer au problème des poursuites-bâillons, les auteurs du rapport Macdonald recommandent au ministre de la Justice d’intervenir. Selon eux, pour être efficace, l’intervention du législateur doit impérativement s’apppuyer sur l’atteinte des objectifs suivants : « 1) la protection du droit à la liberté d’expression et d’opinion politique ; 2) l’interruption rapide des poursuites-bâillons en cours d’instance ; 3) la dissuasion des initiateurs de SLAPP ; 4) le maintien de l’intégrité et des finalités de l’institution judiciaire ; [ainsi que] 5) l’accès à la justice[45] ».

Pour ce faire, les mécanismes envisagés doivent permettre :

  1. l’établissement d’un fondement normatif (d’une définition et d’une qualification) susceptible de faciliter l’évaluation d’une poursuite entreprise pour des raisons stratégiques ;

  2. la définition d’une procédure accélérée qui ne soit pas administrée au détriment des droits d’une partie de faire valoir son point de vue ;

  3. le remboursement des dépens et des frais extrajudiciaires en faveur de la partie dont le droit à la liberté d’expression et d’opinion publique a été entravé ;

  4. la reconnaissance de l’initiative du juge d’intervenir de façon plus directive pour contrer les procédures visant un détournement de l’activité judiciaire ;

  5. l’attribution de ressources financières ou professionnelles concrètes destinées aux victimes de SLAPP, et susceptibles de faciliter la préparation d’une défense ;

  6. l’imposition de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires susceptibles de limiter la tentation de recourir à répétition aux poursuites-bâillons[46].

Les experts soumettent trois options législatives. La première option consiste en l’adoption d’une loi spécifique contre les poursuites-bâillons qui reconnaîtrait le droit à la participation publique et prévoirait l’établissement d’une procédure judiciaire spécifique d’urgence, le renversement du fardeau de la preuve, le versement d’une provision pour frais et l’octroi possible de dommages-intérêts exemplaires contre ceux qui seraient à l’origine de telles poursuites. La deuxième option est la modification de l’article 75.1 du Code de procédure civile pour permettre le rejet d’une procédure si celle-ci, « alors même qu’elle apparaît fondée, est vexatoire, excessive, abusive ou dilatoire, ou susceptible de constituer un détournement des finalités de la fonction judiciaire ». Cette nouvelle disposition, précisent les auteurs, devrait être interprétée largement en tenant compte du contexte général des relations entre les parties et du droit fondamental à la liberté d’expression, de manière à rendre possible le rejet de la requête principale même dans les cas où subsiste une apparence de droit. Enfin, la troisième option est l’adoption, dans le contexte d’une loi spécifique destinée à favoriser la participation des citoyens au débat public et à l’exercice de la liberté d’expression, des modifications au Code de procédure civile de la deuxième option[47].

4 L’adoption du projet de loi no 9

4.1 La consultation publique sur le rapport Macdonald

Quelques mois après la mobilisation à l’occasion de la campagne Citoyens, taisez-vous ! et à la suite du dépôt du rapport Macdonald, l’Assemblée nationale adopte, le 18 décembre 2007, une motion chargeant la Commission des institutions de tenir des auditions publiques à compter du 19 février 2008 au moment de la consultation générale sur les documents intitulés : Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile et Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique — les poursuites-bâillons (SLAPP)[48].

À cette occasion, 30 groupes venant de divers secteurs de la société, dont plusieurs groupes écologistes, des syndicats, des organisations de défense des droits, des associations de consommateurs ainsi que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), le Barreau du Québec et des citoyens aux prises avec des poursuites abusives témoignent devant la Commission[49].

Au total, 29 des 30 groupes se prononcent en faveur d’une intervention législative en vue d’une meilleure protection du droit des citoyens à participer aux débats publics. Seul le Barreau du Québec, dans une lettre adressée à la présidente de la Commission des institutions, juge qu’il est « prématuré d’effectuer des modifications législatives et de bâtir dans l’abstrait[50] ».

Plusieurs organismes, dont la Ligue des droits et libertés, estiment que le recours aux poursuites-bâillons constitue une menace réelle pour la participation citoyenne au débat public et un détournement des finalités de la justice[51]. Ces groupes considèrent qu’une intervention étatique est nécessaire pour décourager ces pratiques. Pour la CDPDJ aussi, une intervention législative est non seulement nécessaire mais impérative. Dans son mémoire présenté à la Commission des institutions, elle écrit ceci : « Il est impératif de prendre des mesures adéquates en vue de garantir l’exercice par les militants et les organisations des droits protégés par la Charte, sans oublier les droits du public en général ou de la population qui y sont garantis, notamment, le droit à l’information[52]. »

Cette intervention, selon ces organismes, devrait reposer sur les objectifs indiqués dans le rapport Macdonald, soit la protection du droit à la participation aux débats publics, la dissuasion des compagnies ou personnes à l’origine d’une poursuite-baîllon, l’interruption rapide de ce type de poursuite, le maintien de l’intégrité de l’institution judiciaire et l’accès à la justice. Tant la Ligue des droits et libertés que la CDPDJ approuvent et font leurs les mécanismes mis en avant par les auteurs du rapport Macdonald pour atteindre ces objectifs tels qu’ils ont été énumérés plus haut. Parmi les trois solutions proposées dans le rapport Macdonald, les deux organismes de défense des droits, tout comme la Confédération des syndicats nationaux (CSN), privilégient la première.

Pour la Ligue, « la simple modification de l’article 75.1 du Code de procédure civile est insuffisante et [inefficace] » : d’une part, « cette modification ne répond pas à l’urgent besoin de reconnaître officiellement le droit à la participation des citoyens au débat public et, d’autre part, elle donnera lieu à une foule d’interprétations jurisprudentielles et de controverses devant les tribunaux[53] ». La CSN est aussi de cet avis :

Cette solution paraît nettement insuffisante. Elle ne change rien au fait qu’il demeurera extrêmement difficile d’obtenir un rejet préliminaire d’action. Nous sommes convaincus que les tribunaux continueront à se montrer peu réceptifs à mettre un terme à une poursuite sans qu’il n’y ait eu procès au fond. C’est actuellement le cas, et l’ajout des termes « procédures vexatoires ou excessives » n’y changera rien[54].

Pour la Ligue, la CSN et la CDPDJ, l’adoption d’une loi reconnaissant officiellement le droit des citoyens à la participation publique et ayant pour objet de favoriser l’accès à la justice et de rétablir le déséquilibre financier entre les parties dans ce type d’action est la meilleure option. La CDPDJ précise ceci :

Relativement aux trois options envisagées dans le Rapport, la Commission, étant donné son mandat de veiller à promouvoir la Charte par tous les moyens appropriés, appuie fermement la première, soit l’adoption d’un texte législatif spécifique au SLAPP qui permettrait d’entrée de jeu de circonscrire les enjeux en cause. Dans le même ordre d’idée, la Commission écarte totalement comme option la possibilité de prendre des mesures à la pièce sans la promulgation d’une loi-cadre[55].

Outre l’adoption d’une loi spécifique, ces organismes recommandent la création d’un fonds d’aide aux victimes de poursuites-bâillons pour couvrir les frais d’une requête en irrecevabilité tel que cela a été recommandé par les auteurs du rapport Macdonald[56].

À la fin des audiences de la Commission des institutions, lors de son discours de clôture, le ministre de la Justice de l’époque, Jacques P. Dupuis, se prononce en faveur de l’adoption rapide d’une loi pour contrer les poursuites-bâillons. Il s’exprime ainsi : « J’ai l’intention de déposer, à cette session-ci, des dispositions législatives sur la question des poursuites-bâillons. J’ai indiqué au Barreau que j’ai rencontré la semaine dernière que nous n’allions pas retenir leur suggestion de ne pas légiférer en matière de poursuites-bâillons[57]. »

4.2 La consultation publique sur le projet de loi no 99

À ce moment, la majorité des groupes écologistes, syndicaux et communautaires actifs dans la société québécoise ainsi que des citoyens bien informés connaissaient le phénomène des poursuites-bâillons, mais sans plus. En mai 2008, une coalition d’organismes, formée de l’AQLPA, du RQGE et de la Ligue des droits et libertés, voit le jour et met en branle diverses techniques de mobilisation populaire afin de réclamer l’adoption d’une loi le plus rapidement possible. Peu après, la poursuite de 6 millions de dollars intentée par la société aurifère Barrick Gold contre les Éditions Écosociété et contre les auteurs du livre Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique va sensibiliser d’autres citoyens et d’autres groupes de la société québécoise[58].

Le 11 juin 2008, la coalition, à laquelle s’est jointe la maison d’édition Écosociété, tient une manifestation symbolique devant le palais de justice de Montréal pour expliquer publiquement ses revendications et annoncer l’appui de quelque 150 groupes d’intérêt et de plus de 1 000 citoyens. Deux jours plus tard, le ministre de la Justice dépose le projet de loi no 99 intitulé Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics[59]. C’est finalement la troisième option du rapport Macdonald qui est privilégiée par le législateur.

Du 7 au 22 octobre 2008, la Commission des institutions de l’Assemblée nationale tient des auditions publiques à l’occasion de consultations particulières sur le projet de loi no 99. Lors de ces auditions, plus de 20 groupes commentent le projet de loi de façon positive. Pour la Ligue des droits et libertés, le choix de cette option n’est pas idéal, mais le projet est tout de même satisfaisant en raison, notamment, du préambule qui exprime clairement la volonté du législateur de reconnaître le problème et de s’y attaquer sérieusement. Il est opportun de reproduire ce préambule puisqu’il est repris mot à mot dans la version définitive de la loi et, chose rare, est inséré dans le Code de procédure civile :

CONSIDÉRANT l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne ;

CONSIDÉRANT l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics ;

CONSIDÉRANT l’importance de favoriser l’accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice[60].

Les groupes accueillent favorablement les dispositions permettant de condamner les personnes à l’origine d’une poursuite-baîllon à des dommages-intérêts réels et punitifs, de même que la possibilité de condamner personnellement les administrateurs et les dirigeants de la personne morale ayant participé à la décision de poursuivre de manière abusive.

Pour les organismes témoignant devant la Commission des institutions, certains aspects du projet de loi demeurent perfectibles. Ainsi, la Ligue des droits et libertés de même que les autres groupes faisant partie de la coalition réclament un allègement du fardeau de la preuve, estimant que la nécessité de démontrer « à sa face même » l’abus, est trop onéreuse pour la victime d’une poursuite abusive. Ils recommandent en outre que la loi précise clairement qu’elle s’applique aux causes pendantes[61] et demandent une modification des critères d’octroi de la provision pour frais, jugeant que la preuve de « motifs sérieux » et de l’« impossibilité de valablement faire valoir son point de vue » est trop exigeante et ne permet pas d’atteindre l’objectif qui consiste à « veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties » énoncé dans le préambule. Dans le but de s’assurer que les dispositions adoptées permettent d’atteindre les objectifs poursuivis par le législateur, ces organisations recommandent l’introduction d’un mécanisme d’évaluation auquel devraient prendre part les groupes et les citoyens ayant eu à y recourir.

Le 5 novembre, quelques jours seulement après la clôture des consultations particulières, le premier ministre du Québec, Jean Charest, annonce le déclenchement d’élections générales et, du même coup, la mort au feuilleton du projet de loi no 99.

5 Les nouvelles dispositions législatives

Malgré la déception de ses membres et sympathisants, la coalition continue d’exercer diverses pressions auprès des élus, principalement au bureau de la nouvelle ministre de la Justice, Kathleen Weil, pour réclamer l’adoption d’une loi avant juin 2009. Le 5 mars, sur le parvis du palais de justice de Montréal, se tient une seconde manifestation réunissant cette fois plus de 100 personnes représentant au-delà de 80 organisations de la société civile[62].

Le 7 avril, la ministre Weil dépose le projet de loi no 9, également intitulé Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics[63]. Cette loi est adoptée le 3 juin 2009. Il est à noter que, si la version française du titre de la loi parle de « la participation des citoyens aux débats publics » au pluriel, la version anglaise emploie le singulier et parle de « citizen participation in public debate ».  Il semble donc que les deux expressions aient le même sens et se réfèrent à toute discussion d’intérêt général, en excluant le discours haineux[64] et les attaques mensongères personnelles[65]. Dans l’affaire Grant c. Torstar Corp., où a été admise la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public, la Cour suprême du Canada a expliqué que, pour être qualifiée d’intérêt public, une question doit, selon les termes tirés de l’ouvrage The Law of Defamation in Canada[66], « être soit de celles qui éveillent l’attention publique de façon démontrable ou qui préoccupent sensiblement le public parce qu’elles concernent le bien-être de citoyens, soit de celles qui jouissent d’une notoriété publique considérable ou qui ont créé une controverse importante ».

La Cour suprême précise que l’intérêt public ne se limite pas aux questions gouvernementales ou politiques, mais que cette notion inclut « un grand éventail de sujets concernant tout autant la science et les arts que l’environnement, la religion et la moralité[67] ».

Dans la loi californienne, qui passe pour être la loi la plus généreuse de toutes celles qui ont été adoptées aux États-Unis, il est question du droit à la liberté d’expression d’un citoyen « in connection with a public issue[68] ». La Cour suprême de la Californie a statué que cette expression inclut non seulement les questions d’ordre gouvernemental, mais également les actions privées ayant un impact sur une large proportion de la société ou touchant la communauté[69].

La loi adoptée crée une nouvelle section dans le chapitre sur les pouvoirs des tribunaux et des juges du Code de procédure civile s’intitulant « Du pouvoir de sanctionner les abus de procédure » et elle abroge les articles 75.1 et 75.2 du Code de procédure civile. Elle octroie le pouvoir aux tribunaux, « à tout moment, sur demande et même d’office », de déclarer abusive une procédure et de sanctionner son auteur. Elle intègre certains amendements au projet de loi précédent proposés par les groupes dans leurs mémoires à la Commission des institutions.

La définition d’abus du nouvel article 54.1 du Code de procédure civile inclut non seulement les poursuites manifestement mal fondées, frivoles ou dilatoires, mais également toute poursuite excessive qui constitue un détournement des fins de la justice et les poursuites qui ont pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics. Le législateur adopte donc la formulation proposée par la Ligue des droits et libertés, en parlant de la procédure qui a pour effet de limiter la liberté d’expression plutôt que celle qui a été proposée dans le rapport Macdonald, à savoir la procédure qui vise à limiter la liberté, évitant ainsi à la partie défenderesse d’avoir à prouver l’intention de nuire et de limiter la liberté[70].

Selon l’article 54.2, dès que la partie défenderesse établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure « peut » constituer un abus, il y a renversement du fardeau de la preuve sur les épaules du poursuivant qui doit démontrer que « son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit ».

En cas d’abus, le tribunal dispose de différents pouvoirs d’intervention, énoncés à l’article 54.3 : il peut notamment « supprimer une conclusion ou en exiger la modification, […] assujettir la poursuite […] à certaines conditions » et « suspendre l’instance pour [une] période [donnée] ». Il peut aussi « ordonner [le versement d’une provision pour frais], si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement ». Le législateur ne retient donc pas l’idée de mettre sur pied un fonds d’aide aux victimes d’une poursuite-bâillon, comme le suggéraient les auteurs du rapport Macdonald et les organismes actifs dans le dossier. Ces derniers n’avaient pas privilégié l’option de la provision pour frais, car celle-ci n’est actuellement accordée que dans le cas où il est démontré clairement que la partie est incapable d’agir en justice sans l’ordonnance. Lors de l’adoption de cette disposition, la ministre de la Justice a cependant précisé que son intention était de faire en sorte que les tribunaux n’hésitent plus à intervenir pour rétablir un équilibre entre les forces économiques des parties et que la jurisprudence restrictive à cet effet devrait être écartée[71].

Dans le cas où une poursuite est jugée abusive, le tribunal peut, selon l’article 54.4, « condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs ». Il est également possible, en vertu de l’article 54.6, de condamner personnellement les administrateurs et les dirigeants d’une personne morale au paiement de dommages-intérêts. Cette possible responsabilité des administrateurs est une idée qui a dû émerger du Ministère puisque aucun mémoire présenté à la Commission des institutions n’en faisait mention. Lors de l’étude détaillée du projet de loi à l’Assemblée nationale, la ministre Weil a expliqué que cette disposition était un mécanisme réparateur et dissuasif et qu’elle avait donné lieu au sein du Ministère à beaucoup de discussions notamment « avec des avocats qui pratiquent en droit corporatif[72] ».

Mentionnons également que le législateur, faisant suite aux recommandations des groupes qui se sont fait entendre en commission parlementaire, prévoit que les nouvelles dispositions s’appliquent aux causes déjà introduites devant les tribunaux, à l’exception de celle qui est relative à la responsabilité des administrateurs[73]. De plus, l’article 7 de la loi introduit l’obligation pour le ministre de la Justice de présenter à l’Assemblée nationale, au plus tard le 1er octobre 2012, un rapport sur la mise en oeuvre de la nouvelle loi.

Conclusion

Le Québec se trouve donc à être la seule province au Canada, et, à notre connaissance, la première juridiction de tradition civiliste, à se donner d’une loi destinée à prévenir et à mettre un terme rapidement aux poursuites abusives contre la participation aux débats publics et à assurer un meilleur équilibre financier des parties devant la justice. Dans son communiqué de presse du 22 juin 2009, la rapporteuse spéciale sur la liberté d’expression de la Commission interaméricaine des droits de l’homme s’est réjouie de l’adoption au Québec d’une telle loi :

La norme, qui est entrée en vigueur le 4 juin 2009, permet aux tribunaux du Québec d’archiver les demandes visant à intimider et à faire taire, entre autres, les personnes qui critiquent publiquement les projets et pratiques des corporations ou institutions. La réforme établit que quand les demandes judiciaires sont utilisées de façon déraisonnable, pour faire taire des expressions critiques et éviter le débat public, la personne qui a fait appel aux tribunaux de façon abusive doit rembourser les dépenses, payer les coûts du procès et indemniser la partie défenderesse pour les préjudices subis. Enfin, la réforme établit que si la procédure abusive est intentée par une personne juridique ou morale, l’administrateur ou les directeurs et fonctionnaires qui l’ont entreprise peuvent être condamnés personnellement à payer les frais. Le Bureau du Rapporteur spécial évalue positivement ce progrès législatif et estime qu’il contribue de façon décisive à protéger la liberté d’expression et à promouvoir le renforcement du débat public dans des conditions plus égalitaires et démocratiques[74].

La Colombie-Britannique avait adopté, sous un gouvernement néo-démocrate en 2001, la Protection of Public Participation Act[75], mais le nouveau gouvernement libéral a abrogé cette loi quelques mois plus tard, avant même qu’elle ait été invoquée devant les tribunaux. Deux projets de loi privés, un au Nouveau-Brunswick (1997)[76] et l’autre en Nouvelle-Écosse (2003)[77], sont morts également au feuilleton. Un projet de loi est actuellement à l’étude en Ontario, mais il nous semble plutôt timide à cause de la nécessité pour la victime d’une poursuite-baîllon de convaincre le tribunal, selon la prépondérance des probabilités, que, d’un point de vue objectif, « l’un des buts principaux pour lesquels l’instance ou la demande a été introduite ou poursuivie est illégitime[78] ». Le fardeau de la preuve est beaucoup plus onéreux que celui qui est exigé au Québec et rendra l’application de cette loi très difficile, si elle devait être adoptée en l’état.

L’adoption de la loi no 9 a été plutôt rapide et a fait l’objet d’un consensus indiscutable au Québec, tous les partis d’opposition ayant clairement appuyé le projet de loi dès le départ. À part le Barreau du Québec qui s’est montré plutôt hostile au projet de loi, seuls la Fédération des chambres de commerce et le Conseil du patronat s’y sont opposés, jugeant qu’il constituait un « irritant » dont les entreprises n’avaient pas besoin en période de difficultés économiques[79].

Les auteurs du rapport Macdonald se sont interrogés sur la rapidité de la mobilisation et de la désapprobation publiques à l’endroit de cette pratique. Ils ont tenté d’expliquer cette réaction immédiate et généralisée par la spécificité de la société québécoise :

On peut s’étonner de la « visibilité » qu’a presque instantanément connu le phénomène du SLAPP au Québec, et de la réprobation dont il a aussitôt fait l’objet, étant donné son apparition apparemment récente. Il est probable que la dimension même de la collectivité québécoise explique cet état de fait en même temps qu’elle explique la transparence des débats et des oppositions qui divisent régulièrement les porteurs d’intérêts ou d’orientations différents. Il s’ensuit que le transfert du débat public de l’arène politique ou médiatique vers l’arène judiciaire n’a pas toujours pour conséquence de soustraire la délibération de l’espace public, et qu’il risque d’augmenter au contraire sa « visibilité », comme en témoignent les suites du dossier Rabaska[80].

Quoi qu’il en soit, non seulement le Québec est la seule province canadienne à avoir adopté une telle loi, mais il semble que celle-ci soit la plus complète et la plus robuste au monde. Elle possède tous les atouts nécessaires pour atteindre les objectifs suivants : favoriser le respect de la liberté d’expression et protéger le droit des citoyens de participer aux débats publics.

L’intention du législateur québécois est de faire en sorte que les tribunaux n’hésitent plus à intervenir en cas d’abus ou d’iniquité financière entre les parties. Faisant preuve d’audace, il envoie un signal particulièrement clair à cet effet en insérant les considérants du préambule de la loi dans le Code de procédure civile. Son geste se situe au-delà de simples adaptations des normes procédurales en matière d’abus de droit d’ester en justice et contribue, dans la foulée des affaires WIC Radio Ltd. c. Simpson[81] et Grant c. TorstarCorp.[82], à rééquilibrer le rapport entre la liberté d’expression et le droit à la réputation. Il reste à voir comment les nouvelles dispositions seront interprétées par les tribunaux et si le changement de culture juridique qu’elles ont le potentiel d’induire se produira.

Il demeure cependant un problème auquel la loi ne touche pas, soit celui des menaces de poursuites et des mises en demeure qui ont un « effet refroidissant » (chilling effect) sur les citoyens qui participent aux débats publics et qui ne connaissent pas la portée juridique réelle d’une mise en demeure. La nouvelle loi québécoise doit donc être connue, diffusée largement et expliquée aux groupes de pression et aux citoyens visés pour contrebalancer l’effet inhibiteur qu’a produit la médiatisation du phénomène des poursuites-bâillons au cours des dernières années.