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Ressource intrinsèquement fragile, l’eau douce est plus que jamais un enjeu d’importance sur la scène mondiale. Objet de convoitise en raison de son inégale répartition sur la planète, elle représente un des plus grands défis du monde contemporain. Dans cette nouvelle dynamique, le Canada devient un acteur incontournable. Disposant de 9 p.100 des ressources mondiales d’eau douce[1], il est, de facto, projeté au rang privilégié de grande puissance hydrique[2].

Le Canada étant un État fédéral, tant les provinces que le gouvernement fédéral détiennent d’importants pouvoirs sur l’eau douce. L’avenir de cette ressource vitale est donc une question partagée entre ces deux ordres de gouvernement, qui sont en quelque sorte responsables conjointement de la pérennité de celle-ci à l’égard des générations futures. En effet, les deux entités se partagent la gestion de cette ressource à la lumière des compétences assignées à chaque ordre de gouvernement dans la Loi constitutionnelle de 1867[3]. Les pouvoirs se chevauchent et créent un certain niveau d’incertitude, voire, comme nous le constaterons, une propension au conflit[4].

La complexité de cette question découle de l’inexistence d’un pouvoir expressément attribué sur les ressources en eau douce à l’un ou à l’autre de ces ordres de gouvernement. En effet, la compétence sur l’eau douce peut être intimement liée aux pouvoirs tant provinciaux que fédéraux, ce qui justifie l’examen de ceux-ci pour comprendre la manière dont le pouvoir de gestion et de réglementation de l’eau douce est partagé entre ceux-ci.

Pour qu’un gouvernement, qu’il soit provincial ou fédéral, puisse édicter une loi sur l’eau qui soit valide, celle-ci doit découler des pouvoirs qui lui sont attribués par la Constitution canadienne. Cependant, en vue de mieux saisir l’étendue des compétences, il est nécessaire de prendre en considération les règles d’interprétation dégagées par les tribunaux afin de circonscrire clairement le champ d’action de chaque ordre de gouvernement[5].

Parmi les règles qui ont le plus d’incidence sur la question à l’étude, il y a tout d’abord la théorie de l’exclusivité des compétences en vertu de laquelle les pouvoirs attribués « exclusivement » au fédéral ou aux provinces ne peuvent faire l’objet d’un envahissement de la part de l’autre ordre de gouvernement[6]. Il est ici question des compétences qui ont été clairement attribuées par la Loi constitutionnellede 1867 ou encore que les tribunaux ont tranché comme étant exclusives à un ordre gouvernemental particulier. Cette théorie possède cependant des limites en raison du fait que l’exercice de compétences exclusives peut influer sur les pouvoirs de l’autre ordre de gouvernement. Il faudra alors tenir compte de la théorie des pouvoirs « accessoires » et, surtout, de celle du « double aspect[7] ». En effet, ces doctrines se révèlent plus conformes aux conceptions modernes du fédéralisme canadien en considération des chevauchements de compétences, en particulier relativement à la question de l’eau douce.

La première, la théorie des pouvoirs « accessoires », reconnaît qu’un palier gouvernemental peut empiéter sur les pouvoirs de l’autre lorsqu’il exerce ses compétences propres, et ce, d’une façon incidente. En effet, un ordre de gouvernement ne peut entrer formellement dans le champ de compétences d’un autre ordre de gouvernement puisque cela constituerait un envahissement[8]. La seconde, la théorie du « double aspect[9] », concerne des matières qui possèdent à la fois un aspect provincial et un aspect fédéral, ce qui est susceptible de se produire lorsque des questions n’ont pas fait l’objet d’un partage de compétences exprès, comme c’est le cas pour l’eau douce.

Enfin, à l’instar de la question de l’environnement[10], l’eau douce pourrait être considérée comme faisant l’objet d’une compétence concurrente, en ce que les deux ordres de gouvernement pourraient édicter des lois tout à fait valides, à la condition qu’elles découlent des pouvoirs qui leur sont attribués par la Constitution et qu’elles n’empiètent pas de façon importante sur les pouvoirs de l’autre ordre de gouvernement[11]. Compte tenu de l’importance de l’eau douce pour la survie des écosystèmes et le développement des villes, elle est en effet une matière qui justifie des mesures de la part de tous les ordres de gouvernement et, par conséquent, une législation parallèle à ce sujet pourrait coexister.

Cependant, il serait alors possible d’assister à des conflits de lois. À cet égard, la loi fédérale aurait prépondérance sur la loi provinciale en vertu du principe constitutionnel de la « théorie de la prépondérance fédérale[12] ». Par conséquent, la loi provinciale ou, à tout le moins, certaines de ses dispositions pourraient devenir inopérantes devant une loi fédérale contradictoire. En tout état de cause, ce serait aux tribunaux de décider s’il existe ou non un conflit actuel de lois[13].

Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’expliquer les pouvoirs et les limites des deux ordres de gouvernement sur la question de l’eau douce au Canada, tout en soulignant les différentes compétences provinciales (1) et fédérales (2) en vertu desquelles des lois sur l’eau pourraient être adoptées. Nous étudierons également la question du commerce de l’eau à la lumière du partage des compétences prévu par la Constitution canadienne dans le contexte de l’intégration économique nord-américaine qui découle de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)[14] (3).

1 La compétence des provinces sur l’eau douce

Dans les limites de leurs frontières respectives, les provinces sont responsables de la gestion, de la conservation et de l’exploitation de l’eau dans son état naturel. D’une part, chaque province possède des pouvoirs eu égard à la domanialité des lits des cours d’eau et des terres (dominium), même si ces pouvoirs sont limités par les compétences législatives prépondérantes du fédéral susceptibles de s’appliquer aux cours d’eau[15]. D’autre part, chaque province possède des pouvoirs réglementaires sur l’eau qui découlent des compétences législatives accordées par la Loi constitutionnelle de 1867 (imperium)[16].

1.1 Le pouvoir des provinces eu égard à leur domanialité (dominium)

Les pouvoirs des provinces eu égard à leur domanialité découlent de leur qualité de propriétaire des terres publiques et de leurs biens. Toutefois, puisqu’il s’agit d’autorités publiques, leurs pouvoirs sont plus contraignants que ceux que possède un simple propriétaire privé[17]. La source de ces pouvoirs se trouve aux articles 109 et 117 de la Loi constitutionnelle de 1867, en vertu desquels les terres, les mines, les minéraux, les ressources naturelles et les redevances appartiennent à chacune des provinces[18]. Néanmoins, cette autorité est en quelque sorte assujettie aux lois fédérales applicables, puisque la domanialité ne peut faire échec aux compétences législatives prépondérantes du fédéral susceptibles de s’appliquer[19].

En effet, le pouvoir de dominium n’est pas une compétence législative comme telle, à l’exemple de l’article 92 (5), qui permet aux provinces de légiférer sur la question de l’administration et la vente de terres publiques, ou encore l’article 92 (13), qui permet aux provinces de légiférer sur la question de la propriété et des droits civils sur leur territoire respectif. Le pouvoir qui découle de la domanialité confère aux provinces la faculté d’accomplir des actes en tant que propriétaires, à l’instar de toute personne, physique ou morale, ce qui n’est pas compris, comme nous le verrons, dans l’article 92 (5)[20]. Ainsi, malgré toute restriction d’ordre législative ou constitutionnelle, une province peut disposer de ses terres publiques sans besoin de recourir à la législation.

En milieu hydrique, les droits de propriété de chaque province portent principalement sur les lits des cours d’eau et sur les fonds riverains de certaines étendues d’eau[21]. Il faut souligner que ces droits de propriété ne portent pas sur l’eau comme telle — celle-ci n’étant pas susceptible d’appropriation en vertu tant de la common law[22] que du droit civil québécois[23] —, mais lui permettent de contrôler l’accès à la ressource de même qu’aux plans d’eau et aux rives[24]. Ces droits de propriété constituent une source d’autorité importante en vue d’assurer la gestion des eaux dans la province, puisqu’en raison de ceux-ci les provinces peuvent prendre des mesures pour conserver l’utilisation et l’accès à l’eau, et en disposer, surtout lorsqu’elles contrôlent les territoires voisins de l’eau qui se trouvent sur leur territoire. Elles peuvent en outre attribuer des baux, accorder des permis d’utilisation des rives et imposer des redevances aux utilisateurs[25].

Toutefois, les pouvoirs qui découlent de la domanialité ne pourraient justifier à eux seuls toute une politique sur l’eau, surtout lorsque les pouvoirs réglementaires fédéraux sont susceptibles de s’appliquer et d’avoir prépondérance eu égard à certaines matières attribuées exclusivement par la Loi constitutionnelle de 1867, comme c’est le cas de la navigation[26]. C’est pourquoi une politique sur l’eau et son cadre réglementaire provincial devrait plutôt se baser sur des compétences législatives attribuées précisément aux provinces[27].

1.2 Le pouvoir des provinces en tant que puissances législatives (imperium)

Outre les pouvoirs qui découlent de leur caractère de propriétaires, les provinces possèdent les compétences législatives que leur attribue la Loi constitutionnelle de 1867 qui les autorise à gérer et à protéger leurs ressources en eau. Connu sous le terme imperium, ce pouvoir souverain des provinces émane du partage des compétences en vertu duquel chaque province agit comme puissance législative[28].

Ainsi, l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise les provinces à légiférer sur la propriété et les droits civils, l’article 92 (16) traite de la compétence sur les matières d’une nature purement locale et privée[29], l’article 92 (10) porte sur les ouvrages locaux et l’article 92 (5) autorise les provinces à légiférer en matière d’administration de terres publiques, y compris l’eau[30]. Par l’intermédiaire de ces dispositions, dont les possibilités d’interprétation et d’inclusion sont incontestablement larges, les provinces peuvent être reconnues comme des acteurs clés détenant la responsabilité première de la gestion et de la protection des ressources hydriques.

1.2.1 Le pouvoir provincial de légiférer sur la propriété et les droits civils et sur les matières d’une nature purement locale et privée

Les paragraphes 13 et 16 de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 constituent la base du pouvoir provincial pour légiférer sur la question de l’eau dans les provinces : « L’exclusivité du pouvoir régulateur provincial en matière de régie des eaux a pour base son autorité sur les droits de propriété et les droits civils dans la province aux termes de l’article 92 (13) de l’Acte de l’A.N.B., et sur les questions de caractère local et privé dans la province aux termes de l’article 92 (16)[31]. »

Tout d’abord, le paragraphe 13 de l’article 92, en tant que source première du pouvoir provincial de réglementation sur l’eau douce, donne la faculté de légiférer le domaine hydrique des particuliers[32]. Par conséquent, une province peut proposer des élargissements ou des restrictions aux droits d’utilisation des eaux, réglementer les droits des riverains, établir des priorités dans les usages de l’eau, définir son statut et fixer les modalités d’appropriation, de gestion et d’accès à la ressource[33]. Cette faculté laisserait entendre que les provinces pourraient rendre domaniaux tous les lits et rives, et même l’eau. Or, une modification dans ce sens aurait pour effet de déplacer la source d’autorité législative de l’eau vers l’article 92 (5) de la Loi constitutionnelle de 1867[34]. Un changement du statut juridique de l’eau ne pourrait toutefois pas anéantir les compétences exclusives du fédéral dans des domaines liés à l’eau, comme la navigation ou la pêche ou encore les cours d’eau interprovinciaux.

Ensuite, le paragraphe 16 du même article, qui confère à une province le pouvoir de légiférer dans les matières de nature locale ou privée, se trouverait aussi à la base du pouvoir provincial de la gestion des eaux. Ainsi, ce paragraphe lui permettrait d’adopter la réglementation de police portant sur la santé publique et la lutte contre la pollution des ressources naturelles, y compris l’eau[35]. Par conséquent, elle aurait la faculté de légiférer en matière de protection de l’eau et de sa gestion, ce qui comprend son captage, sa distribution et son assainissement.

Bref, en vertu de ces deux alinéas, les provinces se voient accorder de larges pouvoirs en vertu desquels elles peuvent légiférer relativement à la question de l’eau au sein de leur territoire respectif.

1.2.2 Le pouvoir provincial de légiférer sur les ouvrages locaux

L’article 92 (10) de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise les provinces à légiférer en matière de travaux et d’entreprises locales. Cette disposition donne une marge de manoeuvre importante aux gouvernements provinciaux pour entreprendre les travaux nécessaires à la gestion, à l’extraction, à la purification, à la conduction et à l’assainissement des eaux. Par conséquent, les provinces ont le pouvoir d’intervenir en ce qui concerne la réglementation, mais aussi pour ce qui est du financement[36]. Cependant, les provinces délèguent, la plupart du temps, une partie de ces pouvoirs aux municipalités, notamment certaines fonctions liées à la gestion locale des ressources en eau[37]. Ainsi, la plupart des municipalités ont reçu par délégation la responsabilité de s’occuper du traitement des eaux, de la disposition des eaux usées et du contrôle de ces activités. Celles-ci peuvent être servies par le secteur public ou par le secteur privé.

1.2.3 Le pouvoir provincial de légiférer sur l’administration des terres publiques

L’article 92 (5) de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise chaque province à réglementer les conditions d’utilisation du domaine public provincial ainsi que les droits relatifs à l’eau qui en sont des accessoires[38]. En effet, bien que l’eau ne fasse pas directement partie du domaine public lorsqu’elle est comprise comme une chose commune non appropriable (ni par le secteur public ni par le secteur privé)[39], les provinces se basent sur cette attribution pour réglementer la gestion des lits de cours d’eau, des rives et des fonds riverains.

En vertu de cet alinéa, chaque province agit en tant que législateur plutôt qu’en tant que propriétaire, et ce, dans le but de réglementer l’utilisation, l’administration et la vente des biens faisant partie du domaine public. De plus, ce pouvoir réglementaire, qui s’ajoute à la qualité de propriétaire des terres publiques, donne une bonne marge de manoeuvre aux provinces dans la disposition et la gestion des ressources hydriques qui se trouvent sur leur territoire[40].

En outre, cette compétence, liée à la gestion du milieu hydrique provincial (lits, rives et fonds riverains publics), justifie l’action provinciale en matière de pêcheries. En effet, puisque le droit de pêche est lié au droit de propriété des lits des cours d’eau appartenant aux provinces, ce sont elles qui détiennent la compétence sur les droits de pêche et sur les poissons[41]. Cette compétence est exercée par les provinces, malgré le pouvoir fédéral de légiférer sur les pêcheries en vertu de l’article 91 (12)[42]. Ainsi, le fédéral ne peut empiéter sur ce droit accessoire au droit de propriété des lits et n’a pas l’autorité de le limiter ou de concéder des droits de pêche à son gré.

L’arrêt Attorney General for British Columbia v. Attorney General for Canada[43] est venu établir une distinction entre le droit public de pêche, qui relève du fédéral, et le droit privé de pêche, qui relève du provincial[44]. Cela a amené comme résultat une réglementation adoptée par consensus entre le gouvernement fédéral et la province de Québec, en vertu de laquelle l’administration et le contrôle de la pêche se font par la province, sauf pour celle qui se déroule en haute mer, qui est toujours la responsabilité du fédéral. Cependant, la compétence de réglementer la pêche demeure au fédéral, et chaque province, en tant que propriétaire des lits de cours d’eau, a le droit d’accorder des droits de propriété ou des baux sur le droit privé de pêche.

En somme, ces divers paragraphes de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 confèrent d’importants pouvoirs de gestion et de contrôle aux provinces sur les ressources en eau. Plus encore, ces pouvoirs ne se limiteraient pas qu’aux eaux intraprovinciales, mais ils s’étendraient aux cours d’eau interprovinciaux, voire internationaux, pour la partie située dans une province donnée, à la condition toutefois de ne pas légiférer de façon extraterritoriale ni d’empiéter sur les champs de compétence fédérale[45]. En effet, les compétences constitutionnelles du fédéral qui lui permettent d’intervenir dans le domaine de l’eau douce constituent de véritables limites aux pouvoirs des provinces.

2 La compétence du fédéral sur l’eau douce ou les limites des provinces

Le gouvernement fédéral possède une compétence non négligeable sur les ressources en eau : tout d’abord, par l’intermédiaire de son rôle en matière de relations internationales[46] et, plus particulièrement, concernant les relations entretenues avec les États-Unis, qui partagent des eaux limitrophes du Canada. Celui-ci a d’ailleurs signé avec son voisin du sud le Traité des eaux limitrophes internationales (1909)[47] et les deux pays ont construit un cadre légal et institutionnel de gestion des ressources hydriques communes par l’intermédiaire de la Commission mixte internationale[48].

Cependant, il faut souligner que le pouvoir fédéral pour ce qui est des traités internationaux n’est plus compris comme une matière exclusive à celui-ci[49] et que, par conséquent, il n’influe pas sur la faculté des provinces de s’entendre avec d’autres États sur des matières relevant de leur compétence. De plus, la mise en oeuvre de traités signés par le fédéral mais touchant des matières qui relèvent du champ de compétence ­provincial appartiendrait aux provinces[50].

2.1 Le pouvoir du fédéral eu égard à sa domanialité

La compétence du gouvernement central sur la « grande maison fédérale », à savoir les terres fédérales, les installations fédérales, le Nunavut, le Territoire du Yukon et les Territoires du Nord-Ouest, compromet les pouvoirs des provinces sur l’eau[51]. En effet, le fédéral détient des droits de propriété étendus dans le domaine maritime, sur les lits et les rives de certaines étendues d’eau qui occupent des territoires fédéraux dans certaines provinces. Il possède une compétence de réglementation exclusive et prépondérante sur ces questions en vertu de l’article 91 (1A) de la Loi constitutionnelle de 1867[52].

Par conséquent, les lois provinciales qui découlent des pouvoirs réglementaires ne pourront s’appliquer ni aux biens ni aux terres du domaine fédéral situés à l’intérieur des provinces, de telle sorte que les politiques provinciales de gestion de l’eau ne pourraient s’appliquer au domaine hydrique fédéral que dans le cas d’une entente valide entre les deux ordres de gouvernement sur cette question[53].

D’ailleurs, la collaboration fédérale-provinciale et les ententes intergouvernementales servent à construire une réglementation plus efficace de certaines questions comme l’eau douce, qui sont partagées entre les deux ordres de gouvernement, le but étant de combiner la législation fédérale et la législation provinciale de façon à en arriver à une législation plus complète et concordante[54]. Des mécanismes juridiques, tels que la délégation administrative, l’incorporation par renvoi, la législation conditionnelle ou la législation par référence, pourraient être utilisés à cette fin[55].

2.2 Le pouvoir du fédéral en tant que puissance législative

En vertu du partage des compétences, le fédéral détient des pouvoirs non négligeables sur les ressources en eau qui se trouvent sur le territoire canadien, mis à part les pouvoirs découlant du caractère de propriétaire des terres fédérales que nous venons d’exposer. Ainsi, au nom des compétences constitutionnelles, le fédéral peut légiférer concernant la protection des ressources en eau.

C’est d’ailleurs en usant de ces pouvoirs que le fédéral a adopté un cadre réglementaire applicable à l’eau, comme la Loicanadienne sur la protection de l’environnement[56], la Loi sur les pêches[57], la Loi sur la marine marchande du Canada[58] et la Loi sur les ressources en eau du Canada[59]. Or, même si la portée de certaines de ces lois est générale, le gouvernement fédéral exerce des compétences dans le domaine de l’eau qui méritent une étude particulière.

2.2.1 Le rôle du fédéral sur les eaux internationales et interprovinciales et sa compétence sur la navigation

En ce qui concerne les eaux interprovinciales, c’est en principe le Parlement fédéral qui est compétent en vertu de l’article 91 in limine, qui établit son pouvoir résiduaire sur les matières interprovinciales non précisément attribuées par la Loi constitutionnelle de 1867. C’est dans ce sens que s’est prononcée la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Interprovincial Co-operatives Ltd. c. Dryden Chemicals Ltd.[60], dans laquelle il a été décidé que les questions liées à la pollution des rivières interprovinciales concernaient un domaine exclusivement fédéral. Cependant, en présence de conflits interprovinciaux impliquant des eaux partagées, la méthode privilégiée serait les ententes entre provinces, même si le fédéral devait être mieux placé pour légiférer sur ces questions. En effet, les ententes interprovinciales seraient plus adaptées et mieux acceptées entre ces entités souveraines, surtout en raison de l’application de lois provinciales à la partie des eaux traversant leur territoire, bien que celles-ci fassent partie des bassins internationaux ou interprovinciaux[61]. D’ailleurs, rien n’empêche les provinces de s’entendre avec quelques États fédérés des États-Unis pour prendre des mesures en vue d’une gestion commune et solidaire des eaux, comme cela a d’ailleurs été le cas de l’Ontario et du Québec lors des ententes autour de la gestion du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent. À titre d’exemple, ces provinces ont signé avec quelques États américains des Grands Lacs (l’Illinois, l’Indiana, le Michigan, le Minnesota, l’État de New York, l’Ohio, la Pennsylvanie et le Wisconsin) l’Entente sur les ressources en eaux durables du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent de 2005[62].

Par ailleurs, l’article 91 (10) limite aussi le pouvoir des provinces, puisque le Parlement fédéral possède une compétence législative exclusive en ce qui concerne la navigation. Ainsi, la législation provinciale ne pourrait autoriser l’entrave à la navigation ni le mouvement de la circulation maritime dans les cours d’eau navigables[63]. Cependant, pour que le pouvoir fédéral ait compétence, il faut que le cours d’eau soit navigable. Or, la navigabilité étant déclarée par les juges, ni le pouvoir législatif fédéral ni le pouvoir législatif provincial ne peuvent déclarer un fleuve navigable ou non.

2.2.2 La compétence fédérale liée au domaine criminel et l’environnement

Le pouvoir fédéral lié au domaine criminel semble aussi rendre légitime l’intervention du fédéral dans le domaine de l’environnement[64]. Ainsi, en vertu de ce pouvoir, le fédéral pourrait intervenir en cette matière dans le but de protéger les ressources naturelles, y compris l’eau, en criminalisant des comportements qui y portent atteinte. La Cour suprême s’est clairement exprimée en ce sens dans l’affaire Hydro-Québec :

La protection de l’environnement, au moyen d’interdictions concernant les substances toxiques, [constitue] un objectif public tout à fait légitime dans l’exercice de la compétence en matière de droit criminel […] [La protection de l’environnement] est un problème international qui exige une action des gouvernements de tous les niveaux […] Le recours légitime au droit criminel […] ne constitue nullement un empiétement sur la compétence législative provinciale, bien qu’il puisse toucher à des matières qui en relèvent […] Le Parlement peut, en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, édicter validement des interdictions relatives à des actes précis en vue de prévenir la pollution […] [Cela] ne constitue pas un empiétement sur les compétences législatives d’une province […] Le recours à la compétence fédérale en matière de droit criminel n’empêche nullement les provinces d’exercer les vastes pouvoirs que leur confère l’art. 92 pour réglementer et limiter la pollution de l’environnement de façon indépendante ou [de concert avec des] mesures fédérales[65].

Cependant, le pouvoir fédéral lié au domaine criminel ne pourrait justifier toute une politique fédérale de l’eau à caractère purement prohibitif[66], ni déguiser un but purement réglementaire ne relevant pas de son champ de compétence[67]. Il permettrait plutôt d’établir des standards minimaux de protection de l’environnement à l’intérieur de son pouvoir législatif constitutionnel[68].

Ainsi, le Parlement fédéral peut adopter une loi afin de protéger les ressources hydriques lorsqu’il exerce sa faculté de légiférer en matière environnementale, mais, ce faisant, il ne doit pas empiéter sur les compétences des provinces, qui possèdent des pouvoirs concurrents en cette matière. Autrement dit, comme l’affirmait la Cour suprême dans l’arrêt Hydro-Québec[69], chaque palier de gouvernement ne peut légiférer quant à l’environnement que dans la mesure où il poursuit des objectifs qui entrent dans sa sphère de compétence.

La Cour suprême s’est prononcée dans le même sens dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society :

Il faut reconnaître que l’environnement n’est pas un domaine distinct de compétence législative en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 et que c’est, au sens constitutionnel, une matière obscure qui ne peut être facilement classée dans le partage actuel des compétences, sans un grand chevauchement et une grande incertitude […] on peut plus facilement trouver la solution applicable à l’espèce en examinant tout d’abord l’énumération des pouvoirs dans la Loi constitutionnelle de 1867 et en analysant comment ils peuvent être utilisés pour répondre aux problèmes environnementaux ou pour les éviter. On pourra alors se rendre compte que, dans l’exercice de leurs pouvoirs respectifs, les deux paliers de gouvernement peuvent toucher l’environnement, tant par leur action que par leur inaction[70].

Par conséquent, le Parlement fédéral peut réglementer toute forme de pollution produite par les navires en vertu de sa compétence en matière de navigation (art. 91 (10)). Il peut également réglementer la pollution des cours d’eau interprovinciaux[71] et la pollution marine, comme l’a d’ailleurs énoncé la Cour suprême dans l’affaire Crown Zellerbach[72]. Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays a décidé que la pollution dans l’eau de mer était une affaire d’intérêt national qui relevait du fédéral, compte tenu de la difficulté de tracer les limites entre la mer territoriale et les eaux internes des provinces, mais également du fait que la pollution marine possède des caractéristiques scientifiques particulières qui la différencient de la pollution de l’eau douce[73]. Toutefois, la compétence législative concernant la pollution des ressources en eau douce demeure entière.

2.2.3 Le pouvoir général fédéral, en cas d’urgence ou d’intérêt national

Le pouvoir général fédéral possède trois composantes : le pouvoir résiduaire de légiférer dans le cas des matières qui ne se trouvent pas précisément attribuées aux provinces dans l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867[74] ; le pouvoir de légiférer en cas d’urgence en vertu duquel le fédéral peut légiférer de façon temporaire en ce qui a trait à toutes les matières, même celles qui sont attribuées aux provinces[75] ; et le pouvoir de légiférer relativement à des questions d’intérêt national — également connu comme la théorie des dimensions nationales — qui donne la capacité au fédéral de légiférer concernant des questions qui constituent un problème national ou qui comportent un intérêt important pour l’ensemble de la fédération[76].

Ces pouvoirs sont attribués au législateur fédéral par l’alinéa introductif de l’article 91, qui lui confère le pouvoir de légiférer dans ces cas, pourvu que ce soit au nom « [de] la paix, [de] l’ordre et [du] bon gouvernement[77] ».

L’application de ce pouvoir général à la question des ressources hydriques et, plus particulièrement, le pouvoir que le fédéral détient en cas d’urgence ou en cas d’intérêt national[78], donnerait un rôle plus important au fédéral au sein de la dynamique de l’eau au niveau national, notamment en matière d’exportation de l’eau, comme nous le verrons plus loin.

Cependant, certains auteurs paraissent réticents à reconnaître cette option, puisqu’il semblerait que la Cour suprême refuse de permettre au Parlement fédéral de s’approprier des domaines législatifs qu’il considère comme importants pour l’ensemble des Canadiens, ainsi que l’expriment les auteurs du traité Droit québécois de l’eau, sous la direction de Guy Lord : « une loi pan-canadienne de gestion des eaux applicable au domaine hydrique provincial et fixant les droits d’utilisation, que le parlement fédéral adopterait en vertu de ses pouvoirs généraux prévus au préambule de l’article 91 du B.N.A. Act, ne serait probablement pas validée par les tribunaux. Ceci malgré l’argumentation fédérale des dimensions nationales[79]. »

La question aurait pu être soulevée par rapport au projet de loi no C-535 Loi sur la préservation de l’eau au Canada[80] s’il avait été débattu en chambre. Or, bien que la question de l’eau douce n’ait pas été tranchée jusqu’à nos jours[81], depuis les positions que la Cour suprême a adoptées dans les affaires de la Loi anti-inflation[82], Crown Zellerbach[83] et Hydro-Québec[84], il serait possible que, dans le contexte où les pays voisins convoitent de plus en plus les ressources en eau douce du Canada, au surplus dans le contexte commercial encadré par l’ALENA, la protection de l’eau douce puisse être déclarée d’intérêt national, comme nous l’étudierons dans les pages qui suivent.

En somme, en ce qui concerne la gestion et la protection des eaux douces, tant pour ce qui est de leur qualité que de leur quantité, les compétences provinciales et fédérales se chevauchent. En effet, il semblerait que le gouvernement fédéral ne pourrait légiférer à cet égard sans empiéter dans le champ de compétence des provinces. Il pourrait cependant le faire lorsqu’il s’agit des eaux qui relèvent de sa compétence, soit lorsqu’il est question du domaine hydrique fédéral, lorsqu’il s’agit de cours d’eau interprovinciaux ou internationaux, lorsqu’il veut atteindre des objectifs établis dans son champ de compétence, lorsqu’il s’agit de son pouvoir résiduel ou lorsque la question de l’eau douce devient une question d’urgence ou d’intérêt national.

3 L’exportation de l’eau et le partage de compétences

Bien que, dans tout le Canada, l’eau douce s’exporte en bouteille et que, par ce moyen, elle fasse partie des traités commerciaux, l’exportation massive de l’eau ne suscite aucunement l’unanimité au sein de la population canadienne. En effet, ce sujet a soulevé de nombreux débats et a fait réagir plusieurs acteurs sociaux, certains étant pour, mais la plupart se montrant contre. Ce sujet est devenu une question très controversée auprès de la population canadienne, qui refuse de perdre le contrôle sur ses ressources hydriques[85].

Depuis la signature de l’ALENA[86], de nombreux acteurs sociaux s’interrogent à savoir si l’eau à l’état naturel est régie ou non par les dispositions de cet accord. L’opinion majoritaire est que l’eau douce serait effectivement assujettie à l’ALENA[87] et que, par conséquent, pour la protéger, elle devrait en être expressément exclue[88]. En effet, dans l’état actuel des choses, l’exportation de l’eau en vrac par une seule province suffirait à établir un précédent en vertu de l’ALENA, ce qui conduirait inévitablement à l’application de la clause du traitement de la Nation la plus favorisée énoncée au chapitre 11 de l’ALENA[89]. Une telle ouverture du marché interdirait par la suite toute restriction future du commerce de l’eau[90], puisqu’aucune des parties à l’ALENA ne pourrait alors accorder aux investisseurs et aux investissements des autres parties un traitement moins favorable que celui qu’elle aurait accordé aux nationaux[91].

De plus, puisque l’ALENA définit l’expression « produits d’une Partie » comme les produits nationaux au sens de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade (GATT))[92], les règles de l’ALENA s’appliqueraient alors à l’eau douce. En effet, le commerce de l’eau serait prévu par le GATT, qui classe les produits dans son système harmonisé de désignation et de codification des marchandises. Ce système contient un numéro tarifaire pour l’eau : « 22.01 eaux, y compris les eaux minérales naturelles ou artificielles et les eaux gazéifiées, non additionnées de sucre ou d’autres édulcorants ni aromatisées ; glace et neige », et une note explicative précise que ce numéro englobe « l’eau naturelle ordinaire de tout genre autre que l’eau de mer, cette eau demeurant assujettie à ce numéro qu’elle soit ou non clarifiée ou purifiée[93] ».

En outre, la Loi de mise en oeuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain[94] semblerait permettre la possibilité de la commercialisation de l’eau en vrac, puisque celle-ci consacre à l’article 7 que l’eau à l’état naturel n’est pas visée par l’ALENA, sauf celle qui a été disposée pour la commercialisation soit en bouteille, soit en citerne. La question serait alors la suivante : le mot « citerne» peut-il inclure les camions ou les bateaux-citernes ? La question demeure entière. « [Article] 7.(1) Il demeure entendu que ni la présente loi ni l’Accord, à l’exception de l’article 302 de celui-ci, ne s’appliquent aux eaux. (2) Au présent article, « eaux » s’entend des eaux de surface ou souterraines naturelles, à l’état liquide, gazeux ou solide, à l’exclusion de l’eau mise en emballage comme boisson ou en citerne[95]. »

Cette interprétation a poussé la population et certains groupes environnementaux des trois pays à rappeler que, lors de la signature de l’ALENA en 1992, l’eau douce n’en avait pas été expressément exclue[96]. En réponse à ces manifestations, les trois chefs d’État visés ont déclaré conjointement que l’eau ne faisait pas partie de l’ALENA tant qu’elle n’était pas commercialisée et ne devenait pas un produit[97].

C’est dans ce contexte qu’une firme américaine, la Sun Belt Corporation, a intenté une action contre le gouvernement canadien, puisqu’en 1986 le gouvernement de la Colombie-Britannique lui avait permis l’exportation de l’eau par navire-citerne. À cause de ce possible précédent, cette province a imposé en 1991 un moratoire sur toute exportation d’eau, ce qui a empêché lesdits transferts d’avoir lieu. Bien que cette poursuite n’ait pas suivi son cours dans les instances judiciaires, elle constitue un exemple des problèmes que l’exportation de l’eau est susceptible de causer aux gouvernements provinciaux et fédéral[98].

D’ailleurs, d’autres provinces entrevoyaient aussi à l’époque la possibilité d’exporter leur eau, comme c’était le cas de Terre-Neuve et du Québec[99]. Toutefois, à la suite des manifestations de la population[100], le gouvernement canadien a décidé de maintenir fermement son refus de prélever l’eau à grande échelle, surtout pour l’exportation. Le gouvernement fédéral a invité alors, avec succès, les gouvernements des provinces et des territoires à former un accord pancanadien[101]. Après cela, la plupart des provinces[102] ont adopté des lois qui empêchaient l’exportation de l’eau en vrac.

Il est intéressant de noter que ces lois ne concernent pas directement le commerce de l’eau, mais la protection et la préservation des ressources en eau, qui relèvent du champ de compétence des provinces[103]. En effet, l’exportation et les échanges interprovinciaux sont du ressort du fédéral en vertu de l’article 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui le place devant les provinces en matière de régulation du commerce de l’eau et de son exportation. Ce pouvoir limite donc grandement le pouvoir exclusif des provinces sur l’exploitation de leurs ressources hydriques[104], puisque, contrairement au gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux ne peuvent limiter la mobilité des biens ni instaurer une discrimination commerciale.

Certes, le gouvernement fédéral possède la faculté de légiférer en matière d’échanges et de commerce, mais il ne peut, ce faisant, envahir les champs de compétence des provinces. Ainsi, il ne peut mettre en échec le pouvoir des provinces d’organiser les matières locales de même que de gérer et de disposer des ressources se trouvant dans leur domaine[105], pouvoirs qui permettent aux provinces de limiter et d’encadrer le commerce, sans que ce soit interprété comme un empiètement important sur la compétence fédérale de légiférer relativement aux échanges commerciaux.

Bien que les provinces ne puissent légiférer dans le cas de l’exportation de l’eau en tant que telle, elles disposent d’un pouvoir indirect de limitation ou de réduction des transferts d’eau[106]. C’est le cas lorsqu’elles se prononcent sur des questions de gouvernance de leur domaine ou lorsqu’elles ont à réglementer les processus de production[107]. À titre d’exemple, une province peut réglementer les quantités d’eau disponibles pour l’exportation. C’est en effet en vertu de ce pouvoir que le Québec impose une limite au commerce de l’eau en bouteille, en limitant à 20 litres le contenu maximal des contenants permis à l’exportation[108]. Mais mieux encore, par l’intermédiaire de la définition du statut juridique de l’eau, une province pourrait même l’exclure du champ commercial en la rendant hors commerce, comme l’a d’ailleurs fait le Québec en confirmant le statut juridique de chose commune non appropriable des ressources en eau[109].

Par ailleurs, puisqu’un projet d’exportation d’eau aurait un impact sur des questions de compétence provinciale et fédérale, tout projet de ce type devrait être soigneusement considéré d’un commun accord par le gouvernement fédéral et par le gouvernement provincial en concordance avec la position de la Cour suprême dans l’arrêt Officenational de l’énergie :

De toute évidence, bien que les questions d’exportation relèvent clairement de la compétence fédérale en matière de réglementation des échanges et du commerce, conformément au par. 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867, on ne saurait nier qu’un projet d’exportation peut avoir des ramifications sur le fonctionnement des entreprises provinciales ou sur d’autres questions de compétence provinciale[110].

Afin de clarifier la question et de clore le débat, tout en projetant la vision canadienne de préservation des ressources en eau au Canada, certains proposent l’adoption d’une loi fédérale qui interdirait les prélèvements massifs d’eau. En effet, il est possible que, pour ce faire, le Parlement fédéral puisse se baser notamment sur le pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement et, plus particulièrement, sur la théorie des dimensions nationales. En effet, après la signature de l’ALENA, la protection de l’eau douce pourrait devenir, de plus en plus, une question d’intérêt national[111].

Suivant les critères établis dans l’arrêt Crown Zellerbach, pour que la question devienne d’intérêt national, il faut s’assurer que le sujet comporte une unicité, une particularité et une indivisibilité « qui [le] distinguent clairement des matières d’intérêt provincial[112] », et pour déterminer si cette question possède ces caractéristiques, il convient d’examiner « quel effet aurait sur les intérêts extraprovinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière[113] ».

Ainsi, la première question à se poser consiste à déterminer si, lorsqu’une province accepte d’exporter de l’eau en vrac, les autres provinces peuvent l’en empêcher. La réponse est évidemment négative, ce qui illustre l’incapacité des provinces d’empêcher une d’entre elles à exporter de l’eau. La seconde question à se poser consiste à déterminer l’impact extraprovincial d’une telle décision. En effet, il est indéniable que les prélèvements massifs d’eau peuvent avoir un impact, non négligeable, sur le cycle de l’eau, le débit des cours d’eau, la biodiversité et les bassins versants, dont la plupart sont partagés entre plusieurs provinces[114].

En outre, comme nous l’avons déjà dit, le seul fait pour une province d’exporter l’eau suffirait à établir un précédent en vertu de l’ALENA, ce qui conduirait inévitablement à l’ouverture du marché et empêcherait toute restriction future dans le commerce de l’eau. Ainsi, l’action d’une seule province serait susceptible d’avoir des effets interprovinciaux qui ne pourraient être empêchés par les autres provinces, ce qui pourrait justifier le besoin d’intervention du Parlement fédéral au nom de l’intérêt national. Cependant, cette législation devrait être circonscrite à cet aspect, dans le but de ne pas empiéter sur les champs de compétence des provinces relativement à la question de l’eau.

C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’en est venu le Munk Center à la suite d’une étude sur l’eau douce au Canada[115]. À son avis, les dangers environnementaux que causeraient les prélèvements massifs aux fins d’exportation justifieraient l’intervention du gouvernement central en vertu de son pouvoir général d’intervenir sur des questions d’intérêt national. Il avance toutefois que, dans toute loi fédérale portant sur les prélèvements massifs d’eau, il serait important de privilégier le rôle des provinces dans la protection des eaux douces[116].

Bref, il est important de souligner le leadership dont devront faire preuve les gouvernements fédéral et provinciaux au sujet de la protection des ressources en eau au Canada.

Conclusion

Ayant pu observer qu’il existe une compétence concurrente en ce qui concerne la gestion et la réglementation des ressources hydriques au Canada, nous estimons que les différents niveaux de gouvernement doivent gérer cette ressource de concert dans le but d’atteindre une gestion et une conservation efficaces et coordonnées[117].

Cependant, en vertu du partage des compétences établies par la Loi constitutionnelle de 1867, le rôle des provinces dans la gestion des ressources hydriques traversant leur territoire est à souligner. En effet, la responsabilité d’agir à titre de fiduciaire de l’eau au bénéfice des générations futures leur revient essentiellement, bien que non exclusivement. Or, depuis la signature de l’ALENA, autant le gouvernement fédéral que les gouvernements provinciaux sont appelés à intervenir de concert afin de préserver les eaux canadiennes relativement au commerce international de l’eau.

La préservation des ressources hydriques canadiennes a été et sera toujours le résultat d’un effort concerté du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux en tant que titulaires de la responsabilité de conserver, de protéger et de mettre en valeur la richesse en eau du Canada, tant pour son développement durable que pour la préservation des écosystèmes.

Les auteures tiennent à remercier le professeur Jean Leclair, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, spécialisé en droit constitutionnel, pour son appui et ses conseils en vue de la réalisation du présent article, de même que le professeur Frédéric Paré, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), pour sa collaboration à la révision du texte.