Corps de l’article

Le 29 septembre dernier, Jean-Marc Fournier, ministre de la Justice, déposait à l’Assemblée nationale du Québec l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile[1]. Parmi les nouveautés proposées, un livre entier est consacré aux « modes privés de prévention et de règlement des différends ». Cela nous a paru une excellente occasion pour faire le point sur l’un de ces modes, la médiation, puisqu’il s’agit là d’une réelle innovation, l’autre grand mode de règlement non judiciaire des différends, l’arbitrage, étant, depuis 1986, un habitué du Code de procédure civile[2].

Il convient en premier de présenter la médiation en général au Québec, principalement en matière civile et commerciale et de réfléchir à ses buts, aux besoins qu’elle comble ainsi qu’à sa place dans les relations sociales[3]. Dans un second temps, nous examinerons le mécanisme prévu par les articles 151.14 à 151.23 du Code de procédure civile et intitulé « conférence de règlement à l’amiable » que l’on désigne généralement comme une « médiation judiciaire », actuellement la seule encadrée par le Code. Par la suite, nous ferons une incursion dans ce qui sera peut-être le prochain Code de procédure civile du Québec et en particulier dans son livre VII qui porte sur « Les modes privés de prévention et de règlement des différends », ce qui comprend la médiation extrajudiciaire.

La relation équivoque que ce mode amiable de résolution des conflits entretient avec le droit, ou du moins que certains souhaitent lui faire entretenir, constituera en quelque sorte le fil conducteur de nos propos. Plusieurs auteurs chantent les louanges[4] des modes autrefois qualifiés d’alternatifs de résolution des différends sur un ton souvent descriptif ou didactique. Cependant, au-delà des affirmations, peu de textes sont consacrés à la confrontation droit-médiation, ni même l’abordent[5].

1 La médiation : présentation générale

1.1 La justice participative

Les doléances adressées au système de justice étatique au Canada et au Québec ne sont pas très originales. Il est trop lent, trop cher, trop complexe, trop souvent inaccessible et fait preuve d’indifférence face aux besoins humains des justiciables. D’ailleurs, les citoyens semblent faire de moins en moins confiance au système judiciaire et à ses acteurs. En 2011, 63 p. 100 des Canadiens font confiance aux juges, 30 p. 100, aux avocats, alors que les pompiers remportent 97 p. 100 des suffrages et les ambulanciers, 93 p. 100[6]. Certains prônent, pour éviter ces inconvénients, d’avoir recours aux modes de Prévention et Règlement des Différends (PRD), jusqu’à récemment désignés comme modes alternatifs de règlement des différends ou des conflits (MARD ou MARC). Ces solutions « de remplacement » s’inscrivent au Québec dans la nouvelle philosophie de la « justice participative ». L’expression provient d’un rapport de la Commission du droit du Canada, un organisme fédéral créé en 1996, « ayant pour mission de fournir, sur la base des connaissances et de l’expérience d’un large éventail de groupes et d’individus, des conseils indépendants sur l’amélioration, la modernisation et la réforme du droit du Canada[7] ». En 2003, la Commission a produit un rapport intitulé « La transformation des rapports humains par la justice participative[8] ».

L’expression est séduisante au premier abord, tout à fait dans l’esprit du temps mais en réalité très peu appropriée. Une première constatation, objective, s’impose : le « participatif » devient la règle dans bon nombre de situations. Les citoyens sont appelés, plus, encouragés, à « participer », à prendre une part importante, peut-être même déterminante, à des décisions, à des activités. Les chauffeurs de taxi ne sont plus les maîtres du trajet. Alors qu’il y a encore quelques années, on s’asseyait dans la voiture en ne pensant à rien, maintenant, le chauffeur compte sur son client pour lui indiquer le trajet qu’il préfère. Le client du taxi participe à l’élaboration du trajet. Lorsque l’on va chez le dentiste et qu’une dent nécessite une réparation majeure, il n’est pas rare que le dentiste demande si l’on préfère un traitement ou une extraction. Le client du dentiste participe à la décision thérapeutique. Sans parler des nombreux comités de parents d’élèves, instaurés maintenant depuis un certain temps et qui ont « pour fonction de promouvoir la participation des parents » puisqu’ils leur permettent de participer à l’accomplissement d’un « but commun, la réussite des élèves[9] ».

Dans notre domaine, « les Canadiens et les Canadiennes souhaitent pouvoir choisir entre plusieurs modes de résolution des conflits, et nombre d’entre eux veulent avoir la possibilité de participer activement au processus de résolution[10] ». Après avoir brossé à grands traits les défaillances du système de justice traditionnelle, Louise Otis poursuit : « Toutefois, au-delà de l’énonciation des déficiences [de ce système], il y a, selon moi, émergence d’un phénomène positif. Selon ce que j’observe, la société québécoise a désormais atteint une maturité collective qui lui permet de prendre en charge sa destinée judiciaire et de participer davantage à la solution de ses problèmes[11]. »

Encourager les citoyens à recourir aux modes de PRD en leur présentant la chose sous l’angle de la participation ne peut que les séduire, peut-être même les flatter, surtout quand il s’agit de participer à la justice.

Justement, le justiciable participerait-il, dorénavant, à l’oeuvre de justice ? Plus précisément, demandons-nous si c’est à la justice que le citoyen est invité à participer en ayant recours à certains modes de PRD et en particulier à la médiation. Ou, en d’autres mots, la médiation mène-t-elle à la justice ? Sans avoir la prétention de vider la question, contentons-nous d’indiquer quelques pistes de réflexion. Pour cela, il faut peut-être d’abord préciser certains termes, chercher à en définir les contours, ce qui est certainement moins difficile en ce qui concerne la « médiation » que la « justice ».

Étymologiquement, la médiation est le « [f]ait de servir d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses[12] », l’entremise — mediare : être au milieu — en étant en effet la clef de voûte. Le médiateur occupe donc la position centrale, entre deux personnes « ayant des différends pour tenter de les faire parvenir à un accord ou à un accommodement[13] ». Sous la plume d’une juriste, cela s’énonce de la façon suivante : « La médiation consiste à offrir un processus de négociation spécifique, qui fait appel aux services d’un tiers impartial qui ne détient ni pouvoir coercitif ni pouvoir décisionnel, pour aider des parties en conflit à trouver des solutions à leur litige[14]. » De façon presque similaire mais un peu plus détaillée, pour Louise Lalonde,

La médiation est un processus intersubjectif, communicationnel et informel, auquel la participation est volontaire ou acceptée par les parties, et qui nécessite l’intervention d’un tiers que l’on nomme le médiateur ayant pour rôle principal, de gérer et de permettre de rétablir une communication entre les parties afin qu’elles puissent trouver leurs solutions aux conflits qui les opposent et régler ces conflits par une entente[15].

Dans nos sociétés, la médiation, traditionnellement petite soeur de la diplomatie, s’est introduite dans des sphères plus privées au cours de la seconde moitié du xxe siècle aux États-Unis, initialement dans le cadre des relations de travail. D’abord éloignée du système judiciaire, elle s’en est petit à petit rapprochée, décongestionnant d’autant les rôles des tribunaux. Cette médiation, intimement liée à l’administration de la justice, est qualifiée par un auteur de « médiation complémentaire aux tribunaux[16] ». Dans les années 90, la médiation est implantée dans diverses provinces canadiennes, dont le Québec. Ici, dès 1997, le législateur impose en matière familiale une séance d’information sur la médiation lorsque le litige met « en jeu l’intérêt des parties et celui de leurs enfants[17] ». La tenue de séances de médiation n’est donc pas obligatoire, mais l’information sur cette possibilité est une condition sine qua non pour que le tribunal procède. Tout en conservant cette étape préalable, propre au domaine familial, le Code de procédure civile entré en vigueur en 2003 crée un mécanisme original, la médiation judiciaire, autrement appelée « conférence de règlement à l’amiable[18] ». Celle-ci peut intervenir en tout temps, une fois les procédures entamées, et ce, quelle que soit la nature de la demande.

Par ailleurs, c’est un lieu commun de dire que « [l]e conflit, tout comme notre façon d’y réagir, est une caractéristique persistante de notre vie. Nous connaissons des conflits en famille, au travail, à l’école et dans la plupart des autres volets de notre vie[19]. » La question qui se pose alors est la suivante : lorsqu’un conflit oppose une personne à une autre, lorsque deux personnes ont une difficulté réelle, la solution passe-t-elle impérativement par la justice ? La paix sociale ne peut-elle être assurée qu’au nom et que par le biais de la justice ? Les personnes impliquées veulent-elles réellement que « justice soit faite » ou souhaitent-elles tout simplement que leur différend soit aplani, que leur relation puisse se poursuivre en toute sérénité, par exemple ? Alors que le différend est perturbateur, n’aspirent-elles pas à retrouver ce que l’on pourrait décrire comme un confort social ou relationnel ? Bien sûr, l’on peut gloser à l’infini sur le terme « justice[20] ». Contentons-nous de remarquer d’abord que l’étymologie force le rapprochement entre la justice et le droit[21]. Ensuite, la notion de règles, qu’il s’agisse de règles de droit, de règles de morale, semble indissociable de la justice. Comme l’a fait remarquer Anatole France avec finesse, « [l]a justice est sociale. Il n’y a que de mauvais esprits pour la vouloir humaine et sensible. On l’administre avec des règles fixes et non avec les frissons de la chair et les clartés de l’intelligence. Surtout ne lui demandez pas d’être juste, elle n’a pas besoin de l’être puisqu’elle est justice[22]. » À notre avis, tendre vers la justice implique nécessairement rechercher l’application ou le respect de règles, quelle qu’en soit la nature. Est injuste — ou tricheuse — la personne qui ne respecte pas les règles. On peut ajouter brièvement qu’une autre caractéristique de la justice « est de procéder par voie de commandement[23] ».

Sur ce point, laissons le dernier mot au juriste belge Pierre-Yves Monette, professeur au Collège d’Europe : « ne nous leurrons pas — la médiation n’a nullement vocation à remplacer la justice[24] ».

1.2 Les modes de prévention et de règlement des différends et le droit

En cas de problème en société, se présenter devant un tiers adjudicateur, juge étatique ou arbitral, c’est vouloir faire établir ou respecter son droit, et ce, en fonction de règles de nature juridique. Cependant, toutes les situations litigieuses ne sont pas de nature juridique et, partant, n’appellent pas de solution juridique[25]. En outre, quand bien même la difficulté proviendrait de la violation d’une règle de droit, la solution qui pourra rétablir la paix ne sera pas forcément juridique.

Il se trouve plusieurs juristes pour refuser que la médiation se situe en dehors du droit. Tout en admettant qu’elle n’est toutefois pas aussi juridique que le recours judiciaire, par exemple, ils ont une répugnance profonde à admettre qu’elle puisse relever d’un autre registre[26]. En outre, il n’y a qu’à voir la très grande ambiguïté à cet égard introduite par l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile, ambiguïté à deux faces : utilisation des règles de droit en dehors d’un cadre judiciaire et juridicisation du processus lui-même[27].

Les textes qui portent sur les modes de PRD font pourtant parfois la part des choses. Ainsi, la Commission du droit du Canada, dès l’introduction de son rapport, comparant les recours aux tribunaux et les autres modes de résolution des différends, oppose clairement les outils utilisés : « [Devant les tribunaux] [l]es conflits sont définis en termes juridiques plutôt qu’en fonction de la manière dont les individus les vivent[28] ».

Ailleurs, elle constate :

Les approches fondées sur la justice consensuelle mettent l’accent sur des stratégies de négociation porteuses de valeurs, permettant d’élaborer des solutions qui sont le fruit d’une alliance et non d’une domination. On peut tenir compte des questions personnelles, commerciales, pratiques et émotives dans l’élaboration de solutions qui peuvent comporter de futures ententes commerciales, des accords financiers, des excuses, la reconnaissance de la responsabilité ou d’une conséquence non intentionnelle ou tout autre résultat important aux yeux de l’une ou l’autre des parties[29].

Dans les éléments suggérés pour l’élaboration de solutions, il n’est pas question de règles, juridiques ou non. Elle ajoute ensuite :

En se fondant sur les renseignements dont elles disposent, les parties à un processus de justice consensuelle doivent déterminer le responsable du préjudice causé par le conflit et dans quelle mesure cette responsabilité lui est imputable. Dans ce genre de processus, la répartition de la responsabilité peut se faire de façon assez souple. Les modèles conventionnels de traitement des litiges sont souvent dépourvus de ce genre de souplesse. En adoptant une approche de règlement qui s’inspire de la justice consensuelle, on peut répartir la responsabilité en accordant à certains facteurs une importance qu’ils n’auraient pas si on s’en tenait aux règles formelles de droit[30].

Comme l’écrit Marie-Claire Belleau, si les solutions trouvées par les participants à une médiation « sont parfois conformes aux règles du droit, elles dépassent généralement ce cadre strict dans la mesure où elles tentent de répondre au plus grand nombre possible de besoins des protagonistes. Ainsi, les solutions peuvent être d’ordre économique, relationnel, émotif, politique, psychologique et social[31]. » Pourquoi refuser d’accepter ce qu’exprime très lucidement Francis Delpérée : « Le médiateur n’est pas là pour protéger le droit. Il est choisi pour réconcilier les parties, seul le résultat compte. Conforme ou contraire au droit, peu importe[32] » ?

Dans un ouvrage entièrement consacré à la justice participative, un auteur québécois spécialisé en la matière décrit ainsi le « profil de compétences du juriste en justice participative ». Il recense douze caractéristiques nécessaires :

(1) diagnostiquer les motivations, (2) choisir le mode de PRD approprié, (3) stimuler la collaboration, (4) maîtriser un processus intégratif, (5) reconnaître l’éthique de la négociation, (6) planifier et évaluer le succès, (7) reconnaître les limites au succès, (8) préparer une négociation intégrative, (9) pratiquer une négociation intégrative, (10) contourner les techniques compétitives, (11) développer la curiosité, (12) développer la créativité[33].

Au travers de ce langage légèrement hermétique, force est de constater qu’il ne semble pas réellement nécessaire d’avoir fait des études en droit ni d’en connaître les règles et principes pour mener à bien des séances de médiation. Cet auteur estime que, si besoin est, « [l]es médiateurs […] ou les parties elles-mêmes engagées dans un processus de justice participative peuvent utiliser des instruments juridiques pour trouver un accord[34] ». Toutefois, on apprend dans les cours de formation en médiation que le discours doit se situer justement en dehors du droit. D’ailleurs, ce ne serait que logique lorsque l’on voit quelles sont les organisations dont les membres peuvent devenir médiateurs. En matière familiale, outre le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, il s’agit de l’Ordre des conseillers d’orientation et des psychoéducateurs, de l’Ordre des psychologues, de l’Ordre des travailleurs sociaux et des établissements qui exploitent un centre de protection de l’enfance et de la jeunesse[35]. Même si la formation obligatoire que les personnes doivent suivre pour devenir médiateurs comporte « au moins 15 heures sur les aspects économiques, légaux et fiscaux[36] », cela n’en fait pas pour autant des juristes ou des fiscalistes. Peut-être doivent-elles avoir certaines bases en droit afin d’empêcher leurs clients d’arriver à un résultat légalement inacceptable, tout comme d’avoir des notions de fiscalité leur permet d’évaluer les propositions de chacun ou les conséquences de l’accord en termes d’impôt. Avoir quelques données juridiques les aide également sans doute dans ce que l’on pourrait désigner comme la procédure de la médiation en termes d’équité de traitement des personnes, d’impartialité. Cette initiation aux aspects légaux et fiscaux ne signifie pas non plus que les clients eux-mêmes situent le débat sur un terrain juridique ou fiscal. Pour terminer sur ce point, il faut reconnaître que, dans la pratique, l’union du droit et de ses praticiens et des modes de PRD, du moins de la médiation, est très ambiguë. Alors que l’on vient de voir que des personnes non juristes peuvent agir comme médiateurs en matière familiale[37], lorsqu’elle est utilisée dans le cadre d’un recours à la Division des petites créances de la Cour du Québec[38], la médiation est obligatoirement « présidée par un avocat ou un notaire, accrédité par l’ordre professionnel dont il est membre[39] ».

En dehors du domaine strictement familial, les médiateurs sont issus de divers milieux professionnels. Il suffit de visiter des sites Web de centres de médiation pour constater que les futurs clients peuvent choisir comme personne-ressource un administrateur, un architecte, un comptable, un évaluateur, un ingénieur, un médecin, un psychologue, un informaticien, un prêtre, un pompier, un agronome, un conseiller en relations industrielles ou tout autre « consultant[40] ».

Nous sommes très tentée de conclure que si la médiation devait passer par la règle de droit ou, à un niveau ou à un autre, entretenir un lien étroit avec elle, il serait très surprenant qu’elle puisse être tenue par une personne non juriste. Par ailleurs, si le droit doit être obligatoirement l’un des éléments du discours médiatoire, l’un de ses outils, comment le codificateur peut-il reconnaître à des non-juristes le pouvoir d’agir à titre de médiateurs[41] ? Et que dire du risque, en outre, de créer deux sortes de médiation, l’une à saveur juridique, l’autre non, selon le hasard, la plupart du temps, qui a fait choisir aux personnes en difficulté un médiateur ou un autre ?

Lorsqu’une personne entend obtenir justice, si le tiers adjudicateur lui donne raison, elle « gagne » sa cause, son procès. Comme dans un match sportif ou dans un litige armé, lorsque l’un gagne, par définition, l’autre perd. Cela fait dire aux adeptes des modes de PRD que la résolution des différends par voie judiciaire aboutit à un résultat « gagnant-perdant ». Alors que, disent-il, l’intérêt des autres modes est qu’ils aboutissent à un résultat « gagnant-gagnant ». À notre avis, c’est utiliser des termes accrocheurs puisque lorsque les personnes décident de recourir à la médiation, ce n’est justement pas pour rechercher une victoire ni se placer dans un mode belliqueux ou même compétitif que ce vocabulaire suggère mais bien tout simplement pour sortir d’une situation relationnelle difficile[42].

Les propos tenus jusqu’ici ne sont porteurs d’aucun jugement de valeur. Il ne s’agit pas de vanter en bloc l’un des modes de résolution des litiges par rapport à un autre, il n’y a pas de « gagnant » ni de « perdant ». Il s’agit simplement de faire la distinction entre ces divers modes, la résolution d’un litige et celle d’un différend n’étant pas deux démarches comparables. S’ils ont en commun la recherche d’une paix sociale, l’issue d’une difficulté, ils ne répondent pas exactement aux mêmes besoins, ils n’utilisent pas les mêmes outils, les discussions et les solutions envisagées ou envisageables ne se situent pas sur le même terrain. Comme l’écrit Louise Otis, « [l]e système de justice contradictoire [est] investi de la mission de dire le droit, et celui de justice médiatoire [est] chargé de régler le problème[43] ». Pour cette raison, ils ne sont pas systématiquement interchangeables.

2 La médiation judiciaire

2.1 Historique

Le 1er janvier 2003, un nouveau Code de procédure civile entrait en vigueur. Le premier Code de procédure du Québec, alors Bas-Canada, datait de 1865. Après avoir subi un nombre extrêmement important de modifications en tous genres, il a été complètement révisé en 1965. Puis, « [e]n 1998, le ministre de la Justice décide […] de constituer un comité, le Comité de révision de la procédure civile, afin de revoir de fond en comble le Code de procédure civile. Ce comité […] remet au ministre un rapport final à la fin août 2001, intitulé “La révision de la procédure civile — Une nouvelle culture judiciaire”[44]. » Parmi les changements majeurs suggérés par le Comité de révision, observant que, « [d]epuis quelques années, bon nombre de citoyens, de gens d’affaires et de membres de la communauté juridique ont préféré, plutôt que de s’en remettre à l’arbitrage ou au système judiciaire, trouver des modes de règlement qui puissent mieux répondre à leurs besoins et ce, de façon plus rapide et dans un processus moins intimidant leur permettant de participer à la solution du litige[45] », le Comité recommande de prévoir une disposition préliminaire qui énoncerait entre autres :

qu’un litige peut, dans les limites prévues par la loi, être résolu par l’un ou l’autre des modes suivants : la négociation, la conciliation ou la médiation d’une part, le recours à l’arbitre ou au tribunal d’autre part ;

que le recours aux modes non judiciaires de solution des litiges doit être volontaire[46].

La suggestion n’a pas été suivie, le Code de procédure civile de 2003 ne comportant aucun préambule ni disposition préliminaire. Cela ne signifie pas que le recours aux modes non judiciaires de règlement des différends soit écarté. Le rapport préconisait deux voies de médiation. La première était inspirée d’un projet pilote mené à la Cour d’appel du Québec qui, depuis 1997, « offre gratuitement aux personnes qui le désirent la possibilité de rencontrer un juge dans le cadre d’une séance de conciliation afin de rechercher une solution à leur litige. Ainsi, les parties peuvent, dès le dépôt de l’inscription en appel, signer une “demande conjointe de conciliation”[47]. » Cette séance est présidée par un juge de la Cour d’appel. L’autre type de médiation proposé était extrajudiciaire, dans la foulée de ce que le Code de procédure civile prévoyait depuis 1997 dans les affaires familiales. Le rapport recommandait :

De préciser que la médiation est un processus volontaire, aux frais des parties et conduit par une autre personne que le juge.

De maintenir la gratuité d’un certain nombre de séances de médiation en matière familiale.

De prévoir que la médiation ne suspend pas le déroulement de l’instance.

De prévoir que rien de ce qui a été dit ou écrit au cours d’une séance de médiation n’est recevable en preuve dans une procédure judiciaire, sauf si les parties et le médiateur y consentent[48].

Sauf en ce qui a trait à la médiation en matière familiale, seule la première proposition a été retenue et a donné naissance aux articles 151.14 à 151.23 C.p.c. instituant la « conférence de règlement à l’amiable[49] ».

2.2 Le juge et la médiation judiciaire

L’article fondamental est l’article 151.15 C.p.c. :

À toute étape de l’instance, le juge en chef peut, à la demande des parties, désigner un juge pour présider une conférence de règlement à l’amiable. Dans leur demande, elles lui exposent sommairement les questions en litige.

Le juge en chef peut également, de sa propre initiative, recommander aux parties la tenue d’une telle conférence. Si elles y consentent, il désigne alors un juge pour la présider.

Mentionnons ici que certains droits d’Europe, français, belge et suisse, par exemple, connaissent aussi la médiation judiciaire, soit celle à laquelle les parties peuvent recourir en cours d’instance. Cependant, seul le cadre temporel justifie l’identité d’expressions. En effet, dans ces ordres juridiques, le juge désigne un « tiers » comme médiateur[50]. Au contraire, le droit québécois prévoit la désignation d’un juge comme médiateur.

À notre avis, cette charge attribuée à un juge ne va pas sans poser de problèmes, notamment en ce qui a trait à la place du droit en médiation. Parlant justement de « la transformation de notre rapport au droit par la médiation judiciaire », Louise Otis affirme :

Par la médiation [judiciaire], les parties vont se réapproprier le litige dont elles s’étaient dessaisies et, dans l’exercice de leur libre arbitre, vont tenter de le régler à la mesure de leurs intérêts. L’originalité est de le faire au sein même de l’enceinte judiciaire et avec le concours du juge qui se dépossède de son pouvoir de dire le droit afin de laisser aux parties un espace normatif pour qu’elles déterminent leur propre décision.

[…]

D’autre part, la mission traditionnelle des juges est de décider, dans le cadre d’un processus judiciaire, en fonction de la norme juridique. Dans une salle de médiation, le juge favorise le consensus, à titre de négociateur neutre, en permettant l’expression des normativités, des valeurs et des intérêts des parties[51].

Louise Otis confirme ce que nous avons déjà suggéré, le droit n’intervient qu’à deux niveaux, pour encadrer le résultat, au besoin en balisant le chemin qui y mène et pour éventuellement contrôler le déroulement de la médiation[52]. N’agissant plus alors comme magistrat, « le juge se gardera — sauf circonstances exceptionnelles — d’exprimer son opinion sur le droit[53] ».

N’est-ce pas obliger le juge à un exercice proche du dédoublement de la personnalité ? Voilà une personne qui a fait trois années d’études universitaires en droit, qui a reçu une formation d’avocat, scolarité et stage confondus, disons d’une durée d’un an, qui a pratiqué le droit une dizaine d’années au minimum puisque, pour être nommé magistrat, il faut avoir été inscrit au Barreau pendant « au moins 10 ans ou avoir une expérience juridique […] équivalente[54] », qui est payée par les contribuables pour appliquer le droit, qui le matin siège en salle d’audience accompagnée de tout le décorum nécessaire à la fonction et qui, l’après-midi, laisse sa toge au vestiaire et ses codes dans son bureau pour devenir quasiment un citoyen non juriste comme un autre ! Imposer une telle amnésie semble demander beaucoup d’un être humain. Le moins que l’on puisse dire, c’est que « [c]ette nouvelle façon de faire exige une adaptation très importante de la part des juges qui doivent acquérir de nouvelles habiletés[55] ». D’ailleurs, tous les juges n’acceptent pas d’agir à titre de médiateurs. Sur les 144 juges que compte la Cour supérieure, en 2008-2009, 58 d’entre eux se sont impliqués en médiation judiciaire[56].

De deux choses l’une : ou bien les magistrats québécois font preuve d’une exceptionnelle faculté d’adaptation, sollicitée jour après jour, ou bien… ils restent des êtres de droit. Sur ce point, laissons le mot de la fin à Louise Lalonde : « Cette neutralité [des juges] en regard du droit requiert une grande finesse dans l’intervention… en pensée, en action et en omission[57]. »

Pourquoi ce rôle de médiateur a-t-il été confié à des magistrats en exercice ? Curieusement, on trouve peu d’explications[58].

Celle qui a été à l’origine de la promotion au Québec de la médiation judiciaire, Louise Otis, alors qu’elle était elle-même juge à la Cour d’appel, donne quelques raisons pour attribuer aux juges, de première instance ou d’appel, le rôle de médiateurs. Elle évoque en premier leur autorité morale, fondée sur « [l]’indépendance de l’institution judiciaire, l’impartialité de ses juges, leur connaissance approfondie du droit et des conflits, leur mission traditionnelle de disposer des litiges et de rendre justice[59] ». Avec tout le respect que nous devons à cette pionnière, nous ne sommes pas entièrement convaincue par l’argument. Sans être totalement enlevante, peut-être sa vision du processus en Cour d’appel emporte-t-elle plus facilement l’adhésion : « dans le cas particulier du litige en appel, il paraissait essentiel que la session de conciliation soit présidée par un juge de la Cour afin que prévale la courtoisie judiciaire envers le juge de première instance dont la décision forme l’objet du pourvoi[60] ». Quant à la juge Courteau, elle répond à une question intéressante, mais qui ne fournit pas réellement d’indices à celle que nous posons. Lorsqu’elle écrit : « Pourquoi un juge s’implique-t-il en conciliation judiciaire[61] ? », elle aborde le sujet du point de vue de la personne désignée comme médiatrice, elle n’explique pas pourquoi cette responsabilité lui a été spécifiquement attribuée.

Faute d’avis autorisé[62], osons une suggestion. La raison de l’attribution du rôle de tiers impartial au juge repose peut-être sur les constatations suivantes. Pendant un peu plus d’un an, de septembre 1995 à décembre 1996, la Cour supérieure de Montréal a mené un projet pilote au cours duquel elle faisait en quelque sorte office de service de référence en matière de médiation. En effet, dans tous les dossiers de longue durée, soit ceux pour lesquels étaient prévus des procès de plus de trois jours, on proposait aux parties de recourir à la médiation. « Ainsi, dans chaque dossier […] de longue durée, une lettre a été transmise aux procureurs les informant du projet et les incitant à y participer. Une séance d’information a été offerte par un juge à tous les procureurs ayant répondu favorablement à l’offre de médiation et, autant que possible, cette séance a été tenue en présence des parties et des procureurs impliqués dans les dossiers[63]. » Les médiateurs étaient des membres du Barreau depuis au moins dix ans et avaient reçu une formation ad hoc. Quant aux honoraires, ils étaient payés par les parties. Par conséquent, l’administration judiciaire informait les parties sur la possibilité de recourir au mode extrajudiciaire de règlement du différend, et c’était elle qui leur fournissait une liste de médiateurs agréés.

Le succès n’a pas été au rendez-vous. « Conclusion un peu surprenante : le nombre de règlements est en pratique identique entre les dossiers qui vont en médiation et ceux qui se rendent au tribunal[64]. » La seule différence notable porte sur la rapidité du règlement qui intervient plus tôt dans le cas de la médiation, « 8,6 mois dans ces dossiers-là, alors que, dans les dossiers où il n’y avait pas de conciliation, ça a pris 17 mois avant que l’on obtienne un jugement[65] ». Comme le constate le juge Guibault, « [à] la lumière des résultats du projet pilote de médiation en matière civile et commerciale, on peut conclure que la médiation est loin d’être une panacée de l’ensemble des problèmes qui touchent et limitent l’accès des justiciables à une justice rapide, efficace et équitable[66] ». Personne ne s’arrête réellement aux causes de cette tiédeur de la part des justiciables. Linda Goupil, alors ministre de la Justice, propose une explication de son cru : « En fait, il s’agit de dossiers en matière civile et commerciale. Donc, la complexité des dossiers fait en sorte que, lorsque les gens se sont engagés dans ce processus-là, c’est que bien souvent les règlements hors cour n’étaient pas possibles ; donc, quand on s’engage dans un processus, c’est parce qu’on n’a pas été capable d’en arriver à une entente[67]. »

Outre la complexité des dossiers, on peut penser que les frais encourus, peu importe leur montant, font partie des raisons. En effet, n’oublions pas que les parties sont engagées dans un processus où elles n’ont qu’à payer leurs avocats. Elles n’auront pas d’autres frais à débourser durant le processus judiciaire, puisque, même si ce n’est pas tout à fait exact, la justice publique est gratuite. Ce n’est pas une question de principe ou de ressources mais peut-être d’état d’esprit. Par ailleurs, la médiation ainsi proposée se déroulait en dehors des murs du Palais de justice, dans le bureau du médiateur. Peut-être que psychologiquement, tous les justiciables n’étaient pas prêts à un déplacement, réel et symbolique, du débat qui les opposait.

Il est possible que les deux arguments que nous suggérons militent en faveur d’un processus qui s’inscrit dans la gratuité du processus judiciaire et, en quelque sorte, en vase clos. Cependant, on aurait pu penser à d’autres arrangements : médiateurs rétribués par l’État[68] et officiant dans l’enceinte du Palais de justice, dans des salles spécialement aménagées, comme c’est le cas pour la médiation judiciaire actuellement[69].

En plus de la souhaitable distance avec le droit, mentionnons une autre nouveauté pour le juge lorsqu’il agit comme médiateur : le juge magistrat est tenu de fournir un résultat, de prononcer un jugement. Dans le cadre de la médiation, il ne peut avoir qu’une obligation de moyens. Si ce n’était pas évident, l’article 151.16 C.p.c. le rappelle : « La conférence a pour but d’aider les parties à communiquer, à négocier, à identifier leurs intérêts, à évaluer leurs positions et à explorer des solutions mutuellement satisfaisantes. »

Aux termes mêmes du Code de procédure civile, le juge médiateur reste un juge. À ce titre, il conserve l’immunité judiciaire, comme l’indique l’article 151.14 C.p.c. Dans l’état actuel des choses, le médiateur « ordinaire » ne jouit pas d’un tel privilège. Par ailleurs, tant en première instance qu’en appel, le juge médiateur ne peut en aucun cas être lié de près ou de loin au cheminement judiciaire du dossier[70].

2.3 Quelques autres considérations sur la médiation judiciaire

En premier lieu, relevons un aspect étrange, peut-être même déconcertant, de la médiation judiciaire sur le plan de l’analyse juridique. On peut certainement dire, sans crainte de se tromper, que la médiation extrajudiciaire, reposant sur un accord de volonté de deux personnes de recourir à l’aide d’un tiers pour les aider à résoudre une difficulté, est de nature contractuelle. Contrairement au recours devant les tribunaux dans lequel seule l’une des parties décide de s’engager, la médiation ne peut pas en effet être imposée unilatéralement[71]. Comme tous les modes « amiables » de règlement des différends[72], la médiation extrajudiciaire entraîne en fait deux contrats. Nous venons d’évoquer le premier, entre les personnes concernées, auquel il faut ajouter celui qui les unit à celui qu’elles choisissent comme médiateur, puisque, « classiquement », le choix du médiateur repose sur les personnes qui lui confient alors un mandat. Chacun sait combien, dans ces modes non judiciaires de règlement des différends, la personne du tiers, voire sa personnalité, est importante. Il est choisi pour sa compétence, sa renommée, son impartialité, peut-être sa nationalité, son sexe, etc.

À cet égard, l’Institut de médiation et d’arbitrage du Québec indique, dans sa rubrique « le choix du médiateur » :

Les parties doivent s’entendre sur le choix d’un médiateur en particulier, ce qui implique que chacune des parties reconnaît qu’elle considère que le médiateur est impartial et compétent.

Il est essentiel que les parties s’assurent que l’expérience, l’expertise et/ou la formation du médiateur le rendent apte à mener la médiation. Il est clair que chaque litige a ses propres particularités et qu’il importe de choisir le médiateur répondant aux exigences de chacune des situations. Nous n’énumérerons pas ici la liste des ordres professionnels qui disposent de médiateurs reconnus, mais nous soulignons l’importance de bien évaluer ses besoins lorsque vient le temps de faire le choix d’un médiateur[73].

Le contrat liant le médiateur à ses clients est donc certainement intuitu personae. La situation ne peut être la même dans le cadre d’une médiation judiciaire, puisque le tiers est imposé aux parties par le juge en chef. Sauf pour des raisons objectives de récusation, assimilables à celles prévues pour les juges[74], il semble que les parties qui s’engagent sur la voie de la médiation judiciaire n’aient pas leur mot à dire en la matière.

Par ailleurs, il faut remarquer que le fait de recourir à la médiation judiciaire n’influence en rien le cours du temps procédural[75]. Le seul effet temporel envisagé par le Code de procédure civile ne l’est que négativement : « La conférence [de règlement à l’amiable] ne suspend pas le déroulement de l’instance[76] ». Il était effectivement très important de le préciser en raison de l’adoption en 2003 de l’article 110.1 C.p.c. qui instaure un délai de rigueur entre la signification de l’acte introductif d’instance et la mise en l’état du dossier. Rappelons que ce délai est de 180 jours pour les matières non familiales et d’un an en matière familiale[77]. La participation à une médiation judiciaire ne change en rien l’obligation stricte de respecter ce délai[78]. Durant cette période de 180 jours ou d’un an, les parties doivent convenir d’un commun accord d’un certain nombre de points procéduraux, par exemple s’il y aura ou non des moyens préliminaires (moyen déclinatoire, moyen dilatoire, moyen de non-recevabilité) et le délai dans lequel ils devront être présentés, le délai de production de la défense et, éventuellement, de la réponse. La seule incidence que peut avoir la médiation judiciaire est de permettre au juge médiateur, s’il le trouve nécessaire, de modifier ces délais, en ne dépassant toutefois pas le délai de rigueur de l’article 110.1 C.p.c., cela va sans dire. À ce titre, il faut noter une particularité de la médiation judiciaire dans le cadre d’un appel puisque le Code permet alors la suspension de la procédure d’appel[79].

3 Vision d’avenir : la médiation extrajudiciaire codifiée

3.1 Les dangers de la codification de la médiation

Codifier, c’est élaborer des règles de droit qui s’inscrivent dans un « système complet et cohérent de législation[80] ». Ainsi, un code de procédure civile comporte l’ensemble des « règles à suivre et les formalités à accomplir pour parvenir à une décision de nature juridictionnelle[81] ». Immédiatement, lorsque l’on comprend l’objet de la procédure civile, on déduit que les règles régissant la médiation — si elle doit être encadrée par des règles, ce que nous allons aborder ci-dessous — ne peuvent s’inscrire dans ce registre. Rappelons que, choisissant la médiation, les personnes en difficulté ne recherchent absolument pas à faire sanctionner un droit, ce qui aboutirait à un résultat « gagnant-perdant », ce qu’elles veulent délibérément éviter.

De façon plus générale, il nous semble que toute tentative de légiférer en matière de médiation, que ce soit dans le cadre d’un code ou d’une loi, met en péril la souplesse et la nature intrinsèquement privée de ce mode de résolution des différends. La médiation ne peut être que souple puisqu’elle fait fondamentalement partie de la famille de la négociation, soit des échanges de vues, des entretiens, des communications entre individus. En somme, la médiation est un dialogue. Quoi de plus libre, de plus souple que cela ? Et personne ne peut s’opposer à ce que le dialogue entre deux personnes puisse relever de la sphère privée, s’y insérer. Il ne viendrait certainement pas à l’idée du législateur d’encadrer par des normes contraignantes la façon dont les citoyens peuvent communiquer entre eux, échanger des opinions !

L’un des spécialistes français des règlements des différends donne ainsi son opinion sur la « juridicisation » et la « judiciarisation » de la médiation : « le droit appréhende la médiation, en ce sens que se développent les premiers linéaments d’un droit de la médiation. Il conviendra sans doute de ne pas développer ce droit outre mesure, sauf à risquer de faire perdre à la médiation son intérêt […] la médiation s’organise assez largement sur la base de la volonté des parties et bénéficie donc de la liberté contractuelle[82]. »

Pour ce qui est justement de l’analogie entre les règles « procédurales » de la médiation et celles encadrant le recours aux tribunaux, il ajoute :

La question de l’application de certains des principes du procès à la médiation est parfois posée. C’est le cas pour le principe de la contradiction ; en réalité, la médiation n’étant pas le procès, les règles du procès ne s’y appliquent pas. Toutefois, des règles voisines, reposant sur les mêmes fondements, comme celui du traitement loyal et égal des parties suffisent à assurer la valeur de la médiation, sans recours artificiel à la catégorie des règles processuelles[83].

Nous partageons en tous points ces opinions. Puissent ceux qui exercent une influence sur la médiation, sa pratique, sa promotion, ne pas perdre de vue ces différences fondamentales, au risque de dénaturer ce mode amiable de règlement des différends.

Certains s’élèvent contre de telles propositions en argumentant qu’on ne peut laisser les médiateurs en dehors de toute surveillance juridique. Si cela est nécessaire, il faut faire une différence entre encadrer les agissements professionnels de certaines personnes, dans la mesure où il faut professionnaliser l’activité de médiateur[84], et légiférer sur l’ensemble du processus, son déroulement, la conduite des uns et des autres, etc. L’encadrement législatif des tiers qui agissent comme médiateurs peut, encore une fois si cela s’avère nécessaire, passer par d’autres voies. D’abord, il ne faut pas oublier le droit commun, contenu au Code civil du Québec[85] et en particulier à l’article 1457, qui régit la responsabilité civile et s’applique à tous :

Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Une personne agissant comme intermédiaire entre deux personnes en difficulté et engagée par elles dans le but de les aider est sans l’ombre d’un doute tenue de ne pas causer de tort à autrui. Il en va de même des clients.

Éventuellement, si la nécessité s’en fait sentir, pourquoi ne pas adopter une loi sur la médiation qui vise spécifiquement les médiateurs, leurs agissements, le cadre de l’exercice de la « profession », etc., comme il existe la Loi sur les infirmières et infirmiers[86] ou la Loi sur le courtage immobilier[87] qui régit l’activité de courtier ? Mais là doit s’arrêter l’encadrement normatif. Il ne viendrait à personne l’idée d’insérer dans un code de procédure civile le déroulement d’une séance chez un professionnel de la santé ou celui de la visite d’une maison avec un courtier immobilier[88].

Pour ce qui est de la médiation elle-même, inclure des règles la régissant dans un code de procédure civile, c’est en outre « publiciser » une démarche qui ne devrait relever que de la sphère privée.

Signalons que, dans quelques pays, le code de procédure civile renferme des dispositions sur la médiation. En prenant le Code français comme modèle, on constate que ce code de procédure civile s’attache plus au rapport entre la médiation, ses acteurs, son déroulement et l’administration judiciaire qu’aux conditions mêmes de la médiation comme le fait l’avant-projet québécois, qui entend régir les « rôles et […] devoirs des parties et du médiateur[89] », les détails du « déroulement de la médiation[90] » et donne des précisions liées à « la fin de la médiation[91] ». En somme, le Code français s’intéresse plus aux effets de la médiation sur l’instance que son homologue québécois qui régit carrément la procédure de la médiation.

3.2 Les règles générales de l’Avant-projet de loi

Le Code de procédure civile adopté en 2002 n’était qu’une étape intermédiaire. Le législateur avait à l’esprit, à la suite du rapport du Comité de révision, une réforme générale et en profondeur. Seule une première phase a été introduite par l’entrée en vigueur de nouvelles dispositions le 1er janvier 2003. Les travaux de réforme se poursuivent et très récemment, le 29 septembre 2011, l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile a été déposé à l’Assemblée nationale.

Le ton est immédiatement donné par les notes explicatives qui précèdent les dispositions elles-mêmes. Très rapidement, on apprend que l’un des objectifs du Code de procédure civile projeté est « d’affirmer l’existence de la justice civile privée reposant sur des modes privés et volontaires de prévention et de règlement des différends et d’obliger les parties à considérer le recours à ces modes avant de s’adresser aux tribunaux[92] ». Plus classiquement, le nouveau texte propose aussi de « reconnaître qu’il entre dans la mission du tribunal […] de favoriser la conciliation des parties[93] ».

Il est très surprenant de constater que les sept premiers articles de l’éventuel Code de procédure civile sont consacrés aux « principes de la procédure applicable aux modes privés de prévention et de règlement des différends ». Ajoutons que ces sept articles constituent le titre I du livre I intitulé « Le cadre général de la procédure civile ». Ils prennent donc place en tête du Code, avant les articles énonçant « [les] principes de la procédure applicable devant les tribunaux de l’ordre judiciaire ». L’étonnement persiste, car la « procédure » — remarquons que le futur Code s’intitule (encore) « Code de procédure » — vise en quelque sorte à donner vie au droit, à le faire apparaître, éventuellement à le sanctionner.

Le premier article se lit ainsi :

La justice civile privée repose sur les modes privés de prévention et de règlement des différends qui sont choisis d’un commun accord par les parties intéressées, dans le but de prévenir un différend à naître ou de résoudre un différend déjà né.

Ces modes privés sont principalement la négociation entre les parties au différend de même que la médiation ou l’arbitrage dans lesquels les parties font appel à l’assistance d’un tiers. Les parties peuvent aussi recourir à tout autre mode qui leur convient et qu’elles considèrent adéquat, qu’il emprunte ou non aux modes indiqués.

Les parties doivent considérer le recours aux modes privés de prévention et de règlement de leur différend avant de s’adresser aux tribunaux.

La médiation extrajudiciaire risque donc de faire partie intégrante de la justice québécoise[94]. C’est pour le moins original. Jusqu’à preuve du contraire, la justice — du moins celle dont nous parlons — fait partie du pouvoir régalien de l’État. En outre, sans jouer plus qu’il ne faut sur les mots, la notion de « justice privée » nous semble un peu déplacée, ne serait-ce que dans sa désignation[95]. Qu’un code de procédure civile étatique, élaboré par le législateur puis adopté par l’Assemblée nationale, débute par cette expression très ambiguë serait plus que maladroit.

La médiation fait partie des trois, peut-être plus, « modes privés » de PRD, les deux autres nommés étant, selon cet article premier, la négociation et l’arbitrage[96].

L’architecture du projet de code en ce qui a trait aux modes de PRD déroute. On comprend qu’il y a urgence à annoncer d’entrée de jeu sa modernité, peut-être son avant-gardisme, mais ce n’est pas une raison pour en faire un édifice bancal. Un livre entier est consacré aux « modes privés de prévention et de règlement des différends », traitant le sujet aux articles 607 à 653. De façon très classique, le livre VII débute par trois « dispositions introductives », soit des généralités concernant les modes de PRD. Pourquoi ne pas avoir inséré là les sept premiers articles du Code, qui énoncent eux aussi des principes généraux ? Il nous semble que la structure y aurait gagné en harmonie et en équilibre. Prenons l’exemple de la confidentialité. L’article 4 de l’Avant-projet de loi indique : « Les parties qui choisissent de prévenir ou de régler leur différend par un mode privé, de même que le tiers qui y participe, s’engagent à préserver la confidentialité de ce qui est dit, écrit ou fait dans le cours du processus, sous réserve de leurs ententes sur le sujet ou des dispositions particulières de la loi ou de leur propre recours aux tribunaux. » Et c’est l’article 609 qui prévoit une exception à l’obligation de confidentialité.

Pourquoi cet autre écartèlement entre l’article qui permet soit de prévoir la procédure du mode de règlement, soit de recourir aux règles du Code, taillées exprès sur mesure à titre supplétif pour ces modes privés (art. 6), et les articles régissant précisément cette matière (art. 614-620) ?

Dans les dispositions générales, donc portant sur tous les modes de PRD, l’article 5 de l’Avant-projet de loi ne manque pas d’affirmer : « Les parties peuvent prévenir ou régler leur différend en faisant appel à des normes et à des critères autres que ceux du droit, sous réserve du respect qu’elles doivent aux droits et libertés de la personne et aux autres règles d’ordre public. » Une première lecture de cet article nous laisse passablement songeuse. Citons au titre de la perplexité les « normes et critères ». Pour ce qui est de la médiation, il est plus qu’heureux que cet article 5 spécifie qu’elle puisse être non juridique. À notre avis, insérer la médiation, son existence, sa procédure dans un code de procédure civile, c’est la dénaturer, c’est lui faire perdre totalement sa nature intrinsèquement privée. Si, en plus, on n’avait pas reconnu sa distance avec la norme, en particulier celle posée par l’État, c’en était fini de sa spécificité.

L’article 2 retient inévitablement l’attention : « Les parties qui s’engagent dans une procédure de prévention et de règlement des différends […] doivent, de même que les tiers auxquels elles font appel, veiller à ce que les démarches qu’elles entreprennent demeurent proportionnelles quant à leur coût et au temps exigé, à la nature et à la complexité de leur différend. » Cet engagement est le pendant de celui imposé aux parties — ainsi qu’aux juges — dans le cadre d’une « procédure », comme en fait foi l’article 18 : « Les parties à une instance doivent respecter le principe de proportionnalité et s’assurer que leurs démarches, les actes de procédure, y compris le choix de contester oralement ou par écrit, et les moyens de preuve choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigé, proportionnés à la nature et à la complexité de l’affaire et à la finalité de la demande. » L’article 18 se comprend fort bien et le principe fait d’ailleurs déjà partie du Code actuel, à l’article 4.2 C.p.c. Le Comité de révision avait recommandé l’inclusion d’un principe de proportionnalité en le justifiant ainsi :

Pour que la justice civile demeure un service public accessible, il y a lieu de veiller à ce que les coûts et les délais en soient raisonnables. Dans la poursuite de cet objectif, il importe que les dispositions du code et l’action des parties et des tribunaux soient inspirées par une même préoccupation de proportionnalité entre, d’une part, les procédures prises, le temps employé et les coûts engagés et, d’autre part, la nature, la complexité et la finalité des recours[97].

Dans l’Avant-projet de loi, il y a une proximité regrettable, peut-être même dangereuse, entre « justice privée » et regard de l’État. C’est bien parce que « [l’]État, les justiciables et les différents intervenants judiciaires partagent la responsabilité sociale de l’administration de la justice civile[98] » que le codificateur peut imposer à chacun de ne pas user de façon déraisonnable, disproportionnée, de ce service public qu’est l’institution judiciaire, en termes de temps, de coûts, etc. Après tout, il s’agit de la protection des justiciables, contribuables la plupart du temps, et, très fondamentalement, ce sont aussi les deniers de l’État dont il est question. Que vient faire une telle règle dans des démarches de nature intrinsèquement privée ? Quand le législateur va-t-il imposer aux conducteurs une proportionnalité entre le prix et la taille de leur voiture et l’usage qu’ils en font, par exemple ? Pourquoi ne pas codifier le nombre de calories que chaque citoyen devrait absorber en fonction de sa taille, de son âge, de sa condition et de ses activités ? Une fois de plus, en voulant absolument faire des modes de PRD une sorte de « justice », en leur administrant, pour les besoins de la cause, la même médecine qu’aux modes judiciaires, on les dénature et on ne les sert pas adéquatement.

Avant de s’attarder aux dispositions propres à la médiation, une mention particulière doit être décernée à l’article 7 de l’Avant-projet de loi : « Les parties peuvent s’adresser aux tribunaux si elles ne réussissent pas à régler leur différend par la voie privée, sous réserve des dispositions particulières à l’arbitrage. » Il est intéressant de faire le lien avec le troisième alinéa de l’article premier : « Les parties doivent considérer le recours aux modes privés de prévention et de règlement de leur différend avant de s’adresser aux tribunaux. » L’idée ici semble être la même que celle qui prévaut en médiation familiale actuellement[99]. Les parties n’ont pas l’obligation d’avoir tenté de parvenir à un accord par un processus amiable. Elles doivent seulement avoir eu connaissance de l’existence d’une telle possibilité. Cependant, l’article 7 jette le trouble : ne réserve-t-il pas l’accès aux tribunaux à celles qui ont essayé, sans succès, de trouver un terrain d’entente par une autre voie ? Cela irait à l’encontre de l’observation de Roderick A. Macdonald et d’Alexandra Law pour qui « l’avantage des MARC est lié à l’idée qu’ils ne sont pas des procédés à suivre avant d’aller en cour, mais plutôt qu’ils sont des procédés à suivre au lieu de chercher une solution judiciaire[100] ».

3.3 Les règles particulières

Parmi les dispositions introductives, applicables à tous les modes de PRD, mentionnons une innovation intéressante : « [l]es tiers qui interviennent pour aider les parties à prévenir ou à régler leur différend », dont, par conséquent, le médiateur, jouissent tous de l’immunité, sauf en cas de « mauvaise foi ou [de] faute lourde ou intentionnelle[101] ».

Les règles projetées sont divisées en quatre chapitres. Nous ne nous intéresserons qu’aux trois premiers, excluant de nos propos celui sur les règles particulières applicables à la médiation familiale puisqu’au moins en soi, elle ne constitue pas une nouveauté.

Le premier chapitre porte sur les « rôles et les devoirs des parties et du médiateur », le deuxième sur le « déroulement de la médiation » et le troisième concerne l’issue de la médiation.

Le premier article, l’article 610, indique le mode de nomination du médiateur et décrit sa mission. Parmi les devoirs du médiateur, il est prévu celui de dénoncer tout conflit d’intérêts ou « toute situation qui pourrait […] mettre en doute son impartialité ».

L’article suivant énonce le principe de non-contraignabilité. Il y a une cloison étanche entre ce qui est dit ou communiqué durant la médiation et les procédures judiciaires, arbitrales ou administratives. Tous les médiateurs ne sont pas protégés par ce principe. Seuls le sont ceux qui ont reçu « une formation auprès d’un organisme reconnu par le ministère de la Justice ». On parle à cet article des exigences pour le médiateur d’être assujetti à des règles déontologiques[102].

L’article 613 concerne la relation entre la médiation et le processus judiciaire. « La participation à la médiation n’emporte pas renonciation au droit d’agir en justice », sauf engagement exprès de ne pas y recourir. Quant à la prescription, libre aux intéressés, sur la base d’un commun accord, de « renoncer à la prescription acquise et au bénéfice du temps écoulé pour celle commencée ».

Les quatre articles constituant le deuxième chapitre décrivent le « déroulement de la médiation ». À défaut d’être de véritables règles de droit, ils ne décrivent généralement que des évidences, par exemple, « [a]vant d’entreprendre la médiation, […] le médiateur […] informe [les parties] sur son rôle[103] ». À notre avis, c’est faire injure à l’intelligence et au discernement des Québécois. N’oublions pas que la médiation extrajudiciaire ne peut être que volontaire, acceptée par les personnes impliquées. Dans ces conditions, il serait très étonnant qu’elles ignorent son rôle. D’autant plus que c’est uniquement en raison de son rôle qu’elles décident de faire appel à lui.

L’Avant-projet de loi indique également que, « [a]vant d’entreprendre la médiation, les parties précisent leurs engagements et leurs attentes[104] ». D’abord, on aurait pu croire que ces renseignements qui sont vraisemblablement importants seraient communiqués au début du processus de médiation et non « avant ». Ensuite, il faut bien reconnaître qu’on a plus l’impression de lire ici les instructions d’un cours de formation pratique à l’usage des futurs médiateurs qu’une norme juridique, qu’une règle de procédure civile.

Le chapitre sur la fin de la médiation extrajudiciaire commence en posant le principe que l’accord de médiation n’est pas une transaction[105], ce qui semble être différent de la fin de la médiation en droit français, par exemple, et ce qui est également différent de la fin de la médiation judiciaire québécoise[106]. Rappelons qu’en droit québécois une « transaction est le contrat par lequel les parties préviennent une contestation à naître, terminent un procès ou règlent les difficultés qui surviennent lors de l’exécution d’un jugement, au moyen de concessions ou de réserves réciproques[107] ». Selon l’Avant-projet de loi, l’accord final pourra être qualifié de transaction, mais à condition seulement que « la matière » s’y prête — seront donc exclues les questions liées à l’état et à la capacité des personnes, ainsi que celles intéressant l’ordre public[108] —, ainsi que « les circonstances » — que faut-il entendre par cette précision… imprécise ? Qu’il y a eu au cours des échanges des concessions ou des réserves réciproques, comme le veut l’article 2631 C.c.Q. ? Et, condition supplémentaire, que les parties ont eu l’intention de voir dans leur entente finale une transaction[109] ?

Pour Nabil Antaki, le principe s’énonce de façon inverse de ce que prévoit l’Avant-projet de loi : « Le contrat qui concrétisera les termes de l’entente et mettra fin au litige sera, le plus souvent, un contrat nommé de transaction[110]. » Il rappelle les trois éléments d’une transaction, la situation litigieuse, la réciprocité des concessions et l’intention de mettre fin au litige. Il faudrait donc, pour que l’accord ne soit pas de la nature d’une transaction, qu’au moins l’un de ces éléments soit défaillant. Il nous semble que la réciprocité des concessions, ce que Nabil Antaki appelle « consentir des sacrifices réciproques[111] », est inhérente au processus. Si ce n’est pas le cas, il n’y aura peut-être pas de transaction, mais on pourra aussi difficilement parler de médiation ! Quant à l’intention de mettre fin au litige, tous les adeptes de la médiation expliquent que c’est le moyen doux et amiable de mettre fin à un différend ou d’éviter un litige. Il reste la situation litigieuse. À ce sujet, Nabil Antaki explique :

La situation litigieuse doit être comprise d’une façon libérale qui englobe la volonté de se désister d’un droit d’action ou d’un recours, ou plus simplement celle de s’éviter un souci, un tracas ou une difficulté d’exécution, même en l’absence d’une contestation sur le bien-fondé du droit. Ainsi, une personne qui, pour éviter les ennuis d’un procès, accepte les termes d’une médiation, par laquelle elle abandonne toutes ses prétentions, conclut une transaction[112].

L’Avant-projet de loi ne verrait-il pas dans l’accord en fin de médiation l’aboutissement d’une situation litigieuse ? Y verrait-il simplement l’issue d’une situation difficile, celle qui constitue ou pourrait engendrer un différend, donc, en dehors du droit ? Alain Prujiner a eu l’occasion de se pencher sur les termes utilisés dans le Code civil du Québec et qui désignent les mésententes, les oppositions, etc. Il observe d’abord que « désaccord » et « différend » sont proches parents. Les personnes impliquées généralement « ne peuvent trouver une solution à leur dissension dans une règle de droit qui dirait laquelle a raison[113] ». Quant au litige, il désigne sans aucun doute « un conflit fondé sur l’application d’une règle de droit[114] ».

Alain Prujiner remarque quand même que le différend apparaît « selon les contextes avec l’un ou l’autre sens[115] », donc avec ou sans saveur juridique. Si, dans notre cas, le législateur prend la peine d’apparier systématiquement différend et justice privée, d’une part, et litige et justice publique, d’autre part, c’est que les deux termes ne sont pas alors interchangeables. Il n’en faut pas beaucoup plus pour conclure que l’essence de la justice privée n’est pas juridique. Cependant, cette conclusion se heurte à l’article 7. Rappelons que, pour pouvoir saisir les tribunaux — dont on peut penser qu’ils vont continuer à gérer des problèmes juridiques —, il faut d’abord avoir eu recours aux modes amiables qui, eux, concernent des matières ou des revendications non juridiques.

Autre option, pour se sortir de cette impasse kafkaïenne : dans le lexique procédural québécois, le différend désignera le litige non ou non encore judiciarisé et le litige sera un différend porté devant le tribunal. Le mal serait le même, il ne s’agirait que d’une question de degré. Ou, pour reprendre une expression très utilisée dans le milieu des modes de PRD, on ne se situe pas au même niveau dans le « continuum[116] ». D’un point de vue logique, cela semble plus satisfaisant, mais ne permet toujours pas de comprendre pourquoi la fin de la médiation ne se solde pas, en principe, par une transaction.

Par ailleurs, si l’on ajoute que l’Avant-projet de loi permet aux parties déjà engagées dans une procédure judiciaire de recourir à la médiation extrajudiciaire[117], il semble difficile de comprendre pourquoi, sauf si la chose a été expressément envisagée par elles, leur accord à l’issue de la médiation ne viserait pas à terminer le procès, un des effets de la transaction, selon l’article 2631 C.c.Q. ?

Nous ajouterons pour terminer ce point que ce projet d’article 618 nous semble en totale contradiction avec la volonté du législateur de vouloir faire de la médiation un acte de justice. En outre, alors que ce que souhaitent l’administration judiciaire et le législateur, c’est la diminution des recours aux tribunaux, que faire si cet accord qui ne jouit pas de l’autorité de la chose jugée et qui ne peut faire l’objet d’une procédure d’homologation[118] doit être exécuté de force ? Évidemment, comme il s’agit « d’un simple contrat innommé[119] », le seul recours possible sera une poursuite en justice, un recours devant les tribunaux pour inexécution du contrat…

Pour finir, l’Avant-projet de loi se penche de façon assez détaillée sur la question du paiement des honoraires et frais du médiateur, ce qu’il ne fait pas, par exemple, pour l’arbitre.

En fin de compte, nous craignons que l’Avant-projet de loi n’introduise en matière de médiation extrajudiciaire trop d’ombres et d’incertitudes. Mais surtout, en incorporant des règles destinées à ce mode amiable de règlement des litiges au carcan même flexible qu’est un code de procédure civile, il donne un cadre rigide à ce qui ne devrait être que souplesse.

Propos et propositions en guise de conclusion

Lorsque deux personnes éprouvent des difficultés dans les rapports qu’elles entretiennent l’une avec l’autre, le plus souvent, elles commencent par se parler, par échanger leurs points de vue, leurs souhaits, la façon dont elles envisagent l’issue du différend. Que ce soit entre voisins, entre conjoints ou entre partenaires commerciaux, tout le monde a intérêt à ce que ces différends se résolvent rapidement et ne s’enveniment pas. C’est pour cette raison que les personnes en difficulté commenceront généralement par négocier[120]. Si elles ne parviennent pas à s’entendre, selon la nature du problème et selon l’issue qu’elles recherchent, issue qui peut avoir varié depuis la naissance de la situation conflictuelle, non seulement en raison de l’écoulement du temps, mais aussi, peut-être, à cause de l’échec de la première tentative de rapprochement, elles auront diverses options. L’une d’elles est de continuer à négocier, de chercher à s’entendre, mais, comme le dialogue en vase clos a démontré son inefficacité, il sera nécessaire de faire appel à un tiers pour les aider dans cette démarche[121]. Elles auront alors recours à la médiation. Une autre orientation est de saisir l’autorité — arbitrale ou étatique —, en situant le débat, s’il s’y prête, sur un terrain juridique. Les deux cheminements ne sont pas équivalents et n’utilisent pas les mêmes outils. Seule la finalité ultime, le rétablissement de la paix sociale, est identique, mais les modalités pour y parvenir et, dans tous les sens de l’expression, le prix à payer pour l’obtenir ne sont pas comparables.

Plusieurs auteurs ont fait le parallèle entre les questions de justice et celles de la médecine en différenciant médecine douce et médecine traditionnelle[122]. La médiation serait assimilable à la première ; le recours à l’autorité étatique, à la seconde. Bien que la comparaison soit tentante, elle ne nous semble pas réellement adaptée aux tenants et aboutissants du sujet qui nous occupe. Ce n’est pas la nature du problème, de la douleur ou de la pathologie qui orientera principalement le patient vers l’homéopathie plutôt que vers l’allopathie ou qui lui fera préférer une opération chirurgicale à l’acupuncture. Il exercera son choix en fonction de ses croyances et convictions, de ses connaissances, de son état physique ou psychologique, de ce qu’il est prêt à accepter ou de ce qu’il recherche.

Nous préférons proposer l’analogie suivante. Imaginons deux automobilistes, A et B, qui, chacun avec sa voiture, sont en panne au bord de la route, aucun des deux véhicules ne pouvant plus avancer. Les deux personnes vont faire appel à des dépanneurs, mécaniciens ou autres garagistes, A et B souhaitant ultimement exactement la même chose, la réparation de leur voiture afin de continuer leur route. Il se trouve que la cause des pannes n’est pas du tout la même : A n’a plus d’essence, alors que B a un problème d’alternateur qui ne recharge pas la batterie. Est-ce que de changer l’alternateur du véhicule A va résoudre son problème et est-ce que de mettre plus d’essence dans le réservoir du véhicule B va lui permettre de redémarrer ? La réponse évidente illustre qu’il n’est pas question ici de choix personnel ou de croyance mais bien de nature du problème. En fonction du problème, le moyen de le résoudre est différent et les façons d’y parvenir non interchangeables. Nous pensons qu’il en va de même avec les modes de règlement des différends.

La comparaison s’arrête ici puisque, dans le cas qui nous occupe, les personnes peuvent choisir de modifier elles-mêmes la nature du problème. Par exemple, si leur différend repose sur l’interprétation d’un droit et que ce différend met en péril la qualité de leur relation, elles peuvent préférer mettre les normes de côté pour se situer sur un autre terrain, plus « social » que juridique. La médiation tout comme la négociation, qualifiées à juste titre de modes amiables, sont nécessaires pour aider les citoyens à sortir de difficultés où l’élément relationnel est primordial. C’est la relation qui unit ces personnes en difficulté, qu’elle soit personnelle ou professionnelle, par exemple, c’est elle qui constitue la toile de fond de l’histoire commune de ces personnes et c’est elle qu’elles veulent maintenir. Un incident vient-il la mettre en péril ? Les personnes vont vouloir la rétablir de la façon la plus harmonieuse possible. Il ne s’agit pas d’engager une guerre où il faudra nécessairement un tiers externe pour les départager, mais bien de trouver un terrain d’entente qui permette à l’une et à l’autre de trouver son compte.

Fondamentalement, l’objectif et la raison d’être de la médiation sont de rétablir les liens entre des personnes, « en marge du droit applicable[123] ». Telle est l’une de ses principales vertus. D’ailleurs, on peut lire dans un bulletin de la Cour de cassation française : « Les médiateurs sont des professionnels des relations humaines[124]. »

On peut se demander pourquoi les juristes ont tant de problèmes avec cette réalité. Bien sûr, notamment au Québec, les avocats sont formés à la négociation. Toutefois, l’argument n’est pas totalement convaincant puisque négocier soi-même et faire le pont entre deux personnes qui négocient ne requièrent pas les mêmes aptitudes. S’ils sont les spécialistes du droit[125], ils ne sont pas les plus compétents en relations humaines. Les psychologues, les travailleurs sociaux se qualifient certainement mieux à cet égard. Il y a peut-être lieu de raffiner le raisonnement. En effet, on peut envisager que, selon ce qui importe pour les intéressés, les professionnels à même de les aider sont différents. Si deux personnes sont grosso modo d’accord sur le résultat à atteindre, mais ne savent pas comment y parvenir, car le bât blesse au niveau du dialogue, des échanges, un spécialiste des relations humaines sera tout indiqué. Parfois, elles seraient en mesure de se parler, mais c’est sur le terrain de l’entente ultime qu’elles divergent. Alors, un spécialiste de l’administration ou de la fiscalité, par exemple, sera peut-être plus en mesure de les aider. Mais souvenons-nous que, selon notre hypothèse, l’enjeu n’étant pas juridique, les juristes ne sont pas particulièrement bien placés ni dans un cas ni dans l’autre.

Il faut peut-être oser aborder un point plus triste. Tout le monde sait que les sociétés nord-américaines sont hyperjudiciarisées, et nous dirions hyperjuridiques. Le Québec n’échappe pas au phénomène avec, en 2008, 22 500 avocats pour 7 750 000 habitants, soit un avocat pour 344 habitants[126]. Selon une étude menée au Québec en 2011 par le gouvernement du Canada,

[au] cours des dernières années, la croissance de la demande de services juridiques fut insuffisante pour fournir un emploi à tous les nouveaux diplômés en droit. Face à cette situation, les avocats ont tenté de diversifier leur champ d’intervention dans des domaines qui ne leur sont pas exclusifs, tels la médiation, la négociation, l’arbitrage, les conseils et la planification stratégique. Si cette stratégie n’a pas atteint tous les objectifs établis au départ, elle a tout de même permis une croissance notable de ce type d’activité par les avocats. Il faut toutefois noter que, dans ces nouveaux champs d’intervention, les avocats font face à la concurrence d’autres membres d’ordres professionnels[127].

Mais pourquoi une telle obstination à voir et à introduire du droit dans ce qui doit se situer ailleurs ? Pourquoi ne pas accepter de dire : « J’étais avocat, je suis médiateur, je faisais du droit, je m’occupe maintenant principalement de relations humaines ? » À d’autres, plus versés que nous dans les arcanes du comportement humain, de répondre à ces questions.

À propos de la proximité entre droit et médiation, il y a peut-être lieu de faire une réelle distinction entre la médiation extrajudiciaire et la médiation judiciaire. Nous l’avons mentionné, cette dernière semble remporter un vif succès en termes d’efficacité. Peut-être qu’une des raisons en est que trop de demandes en justice se trouvent inutilement sur les rôles des tribunaux, n’étant pas fondamentalement de l’essence de celles qui relèvent du judiciaire. Ceux qui voient dans la médiation un moyen de désencombrer les tribunaux étatiques font souvent appel aux statistiques. Ils citent notamment celles établies il y a peu à propos de la conférence de règlement à l’amiable, prévue actuellement par les articles 151.14 et suivants du Code de procédure civile. En ce qui concerne les matières civiles et commerciales, le taux de succès est d’environ 80 p. 100. Autrement dit, sur 100 affaires portées devant les tribunaux, 80 sont retirées du rôle pour cause de règlement « hors cour », par voie de médiation. Il n’en faut pas plus pour conclure à l’efficacité de la médiation.

Certes, mais la façon dont l’argument est utilisé est proche du sophisme. En réalité, il est possible que ce chiffre démontre plutôt qu’au départ toutes ces affaires ainsi réglées par la médiation avaient emprunté la mauvaise voie. Il n’est pas exclu de croire que, sur l’ensemble de ces affaires réglées par la médiation, une très grande majorité d’entre elles l’aurait été exactement de la même façon en choisissant dès le départ le bon véhicule[128].

Par ailleurs, il faudrait peut-être se demander si l’on parle bien de la même chose lorsque l’on évoque les deux types de médiations. Est-ce qu’elles ne seraient que des homonymes ? Dans une communication au titre provocateur, « International Arbitration in Not Arbitration », Jan Paulsson s’est posé la question en ces termes :

You don’t think that international arbitration is arbitration because it has « arbitration » in its name, do you ? Do you think a sea elephant is an elephant ?

International arbitration is no more a « type » of arbitration than a sea elephant is a type of elephant. True, one reminds us of the other. Yes the essential difference of their nature is so great that their similarities are largely illusory.

Sea elephants have no legs. They exist in an environment radically different from that of elephants. International arbitration is no less singular. This needs to be understood. The concept is as stark as the dichotomy between animals with legs and those without[129].

Et l’éminent spécialiste de l’arbitrage — international — de conclure : « If international arbitration is not arbitration, what should we call it ? Let’s see — we will, I suppose, go on calling the sea elephant “sea elephant”, and “international arbitration” is not a bad appellation for international arbitration — but let’s remember what it is[130] ! »

On pourrait concevoir qu’il y ait deux types de modes de règlement des différends, non adjudicatoires, et « où les pourparlers se font directement entre les parties, sous la supervision d’un tiers impartial[131] ». L’un — la médiation extrajudiciaire — serait de nature contractuelle, reposant fondamentalement sur l’initiative et le choix des personnes en difficulté, notamment en ce qui a trait à la personne du médiateur. Il se déroulerait en dehors du cadre judiciaire, mais rien ne s’oppose à ce qu’il intervienne alors que des procédures sont entamées. Il se situerait tout à fait à l’extérieur du cadre juridique, les objectifs et les moyens pour parvenir à une entente, au rétablissement de la paix, ne faisant pas de place à la règle de droit.

À l’opposé, l’autre mode — la médiation judiciaire — serait non pas imposé, mais fortement recommandé ou suggéré aux parties dans le cours des procédures judiciaires. Il nécessite cependant la participation volontaire des parties. Le cadre de cette étude ne s’y prête pas, mais il serait certainement intéressant de se pencher sur la nature et la qualification juridique de cette « entente » que nous pourrions qualifier d’intraprocédurale. Le tiers sera assigné aux participants par l’administration judiciaire et sera issu du milieu des magistrats. Ce processus serait particulièrement adapté aux litiges permettant une certaine souplesse dans l’application de la règle de droit. En d’autres termes, les parties qui se sont impliquées dans des procédures judiciaires comptaient à l’origine faire valoir leurs droits, obtenir justice, mais, le temps passant, sont prêtes à édulcorer un peu leurs attentes, modifier leurs positions et leur discours. Le tiers juriste pourrait les guider utilement, non pas en appliquant la règle de droit — il n’est pas adjudicateur — ni en leur suggérant de l’appliquer elles-mêmes, mais pour les faire parvenir à une solution qui tient compte ou s’inspire des normes juridiques qui auraient guidé le tribunal dans le cours de l’instance judiciaire.

Il ne s’agit pas d’une justice à rabais ou d’une sous-justice, ni de ce qui existait jusqu’en 2003, un mécanisme de procédure allégée. Il s’agit simplement cette fois d’atteindre la justice, ou une certaine forme de justice, par une autre voie.

De façon générale, la fréquentation du droit et de la justice par la médiation ne nous semble pas adaptée sur le plan des concepts, mais, en outre, elle n’est pas particulièrement salutaire pour cette dernière. Il faut absolument se garder d’introduire les règles régissant la médiation elle-même dans un code de procédure civile. Comme l’observent Roderick A. Macdonald et Alexandra Law, « [i]l est fort probable que l’inclusion des MARC dans les lois procédurales conduise à une “juridicisation” de ces processus qui pourrait les rendre moins appropriés pour la plupart des parties[132] ». Par ailleurs, il faut éviter de rapprocher, ne serait-ce que sur le plan discursif, médiation et justice. A fortiori, une telle promiscuité[133] est à bannir dans un cadre normatif. Elle favorise la comparaison entre les méthodes amiables et les procédures judiciaires. Comme l’observe un sociologue,

c’est à l’aune de ces dernières que les premières seront comparées et jugées.

Elles seront ainsi toujours grevées d’un doute, aussi mince soit-il. Elles auront toujours à faire […] la preuve de leur sérieux.

[…]

[O]n peut se demander […] si ces techniques offrent les mêmes garanties que les procédures « maîtresses » qui leur servent d’étalon de mesure. La réponse, dans cette perspective, sera bien souvent négative : les nouvelles promues ne peuvent jamais être qu’une version plus ou moins affaiblie du modèle idéal. La tendance sera grande alors de leur trouver une place « au bas de l’échelle » ou « en marge » du système[134].

En matière de résolution des différends, la société québécoise ne peut se permettre, comme dans le domaine médical, un système « à deux vitesses[135] ».