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Reconnaître la liberté d’expression a souvent été la première étape vers la démocratie. Un grand nombre de textes accordent à cette liberté une place essentielle[1], l’élevant au rang de liberté fondamentale. Malgré cette place particulière, les limites de la liberté d’expression ont toujours fait l’objet de controverses. Après une époque favorable à l’extension des frontières de la liberté d’expression contre le pouvoir étatique[2], on assiste aujourd’hui à un renouvellement des débats autour de l’exercice de la liberté de religion.

Les rapports entre la liberté d’expression et la liberté de religion prennent divers aspects[3]. Tantôt, c’est la question de la liberté d’expression des religions qui pose difficulté[4]. Tantôt, et c’est là notre problématique, c’est la protection des religions contre la liberté d’expression qui interpelle. Cette confrontation de la liberté religieuse et de la liberté d’expression a conduit à des tensions amères. Ces tensions ont pris une dimension mondiale particulièrement au travers de l’affaire des « caricatures de Mahomet »[5].

Face à la problématique, les réactions sont diverses. Pour certains États[6], il convient de favoriser la liberté d’expression. Pour d’autres[7], la liberté religieuse et le respect des sentiments religieux doivent primer. Située entre ces deux extrêmes, la Cour européenne des droits de l’homme s’inscrit dans une logique d’équilibre.

1 L’apparente régression de la liberté d’expression

S’il ne fait aucun doute que la liberté d’expression bénéficie d’une assise européenne (1.1), la répression de la diffamation religieuse (1.2) soulève des inquiétudes.

1.1 L’assise de la liberté d’expression

Au niveau européen, la liberté d’expression est garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose en son paragraphe 1 que « [t]oute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. » À la lecture de cette disposition, il est possible d’identifier trois composantes de la liberté d’expression. La liberté d’expression comprend la liberté d’opinion, la liberté de recevoir des informations et des idées et, enfin, la liberté de communiquer des informations et des idées.

Au-delà de sa valeur intrinsèque, la liberté d’expression joue un rôle essentiel à la protection des autres droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. Cette affirmation est incontestable[8] et est relayée par la jurisprudence.

La jurisprudence de la Cour et de la Commission européennes concernant la liberté d’expression est abondante[9]. Dès le 7 décembre 1976, dans l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme considère ceci :

La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 […], elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas « société démocratique »[10].

Depuis cette décision, la Cour n’a de cesse de rappeler que la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique[11] ». Pourtant, depuis ces dix dernières années, l’assise de la liberté d’expression semble vaciller sous le poids de la liberté de religion.

La liberté de religion, telle que la protège l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, représente-t-elle aussi un fondement d’une « société démocratique » au sens de la Convention ? Elle figure « parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme — chèrement conquis au cours des siècles — consubstantiel à pareille société[12]. »

1.2 La répression de la diffamation religieuse

Il n’existe pas de définition universelle de la diffamation religieuse. Néanmoins, la diffamation religieuse est habituellement entendue comme « l’expression d’opinions anti-religieuses prenant la forme de railleries, de dénigrements, d’offenses, d’attaques, d’insultes, d’injures, de propos blasphématoires[13] ». La diffamation trouve ses sources dans la notion de blasphème[14], c’est-à-dire une « [p]arole qui outrage la divinité ou qui insulte la religion[15] ».

La répression de la diffamation religieuse est encouragée au niveau international. En décembre 2007, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution[16] contre la diffamation des religions, présentée par le Pakistan. Poursuivant dans la même lignée, le Conseil des droits de l’homme adopte le 27 mars 2009 une résolution dans laquelle la diffamation des religions pousse aux violations des droits humains et favorise l’instabilité sociale du monde. Au niveau européen, la répression de la diffamation religieuse est une pratique courante[17]. Comme le souligne Flauss[18], la répression peut emprunter plusieurs voies : la voie civile, administrative ou pénale. Mais c’est naturellement la voie pénale qui est « la plus discutée ».

1.2.1 La pénalisation de la répression de la diffamation religieuse

La licéité de la pénalisation de la répression n’est pas acquise de plein droit en droit international comme en droit interne[19]. Mais, au niveau européen, elle a été jugée licite et non contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est la Commission européenne qui, la première, tranche en ce sens. Elle considère dans l’affaire Gay news Ltd. et Lemon que

le fait d’ériger le blasphème en infraction pénale ne suscite en soi aucun doute quant à sa nécessité : si l’on admet que les sentiments religieux du citoyen méritent protection contre les attaques jugées indécentes sur des questions que l’intéressé estime sacrées, on peut alors également juger nécessaire, dans une société démocratique, de stipuler que ces attaques, lorsqu’elles atteignent une certaine gravité, constituent une infraction pénale dont la personne offensée peut saisir le juge[20].

Par la suite, la Cour européenne se prononce dans le même sens. Elle décide ce qui suit dans l’arrêt Wingrove :

De puissants arguments militent en faveur de la suppression des règles sur le blasphème […] Cependant, un fait demeure : il n’y a pas encore, dans les ordres juridiques et sociaux des États membres du Conseil de l’Europe, une concordance de vues suffisante pour conclure qu’un système permettant à un État d’imposer des restrictions à la propagation d’articles réputés blasphématoires n’est pas, en soi, nécessaire dans une société démocratique, et s’avère par conséquent incompatible avec la Convention[21].

Il apparaît que, pour les juridictions européennes, rien ne s’oppose à une forte répression de la diffamation religieuse. Fondée sur l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, la défense des droits d’autrui justifie la pénalisation de cette répression. Néanmoins, pour que la liberté d’expression ne perde pas toute sa substance et que « le remède [ne soit pas] pire que le mal[22] », la répression de la diffamation doit obéir à l’exigence de proportionnalité.

2 La réalité d’une possible conciliation

« Dans nos sociétés plurielles secouées par des crispations identitaires autour d’objets religieux, ne devrait-on pas chercher à enraciner la tolérance dans le droit[23] ? » L’interrogation posée par Pierre-François Docquir est à la fois légitime et intéressante. S’il impose de penser « conjointement une protection forte tant de la liberté de manifester pacifiquement l’appartenance à une religion que de la liberté de critiquer les doctrines religieuses, fût-ce avec exagération et provocation[24] », il convient aussi et nécessairement d’en poser les modalités de mise en oeuvre. En ce sens, et malgré une certaine critique (2.2), le recours au contrôle de proportionnalité (2.1) devient inévitable.

2.1 Le recours au contrôle de proportionnalité 

« En affirmant le caractère absolu d’une liberté, on postule que tout concept qui lui est opposé doit céder de manière automatique. Comment régler la question quand deux parties de la nature humaine viennent à se heurter[25] ? » Cette interrogation de Virginie Saint-James intéresse particulièrement notre problématique. Les libertés d’expression et de religion ne s’excluent pas, elles se concilient. Une analyse détaillée de la jurisprudence européenne démontre qu’une telle conciliation se fait au travers d’un contrôle de proportionnalité[26].

Pendant longtemps considéré comme complexe, inutile ou borné au droit public, le contrôle de proportionnalité constitue aujourd’hui un outil incontournable par rapport à la conciliation des droits et libertés fondamentaux. L’ascension du principe de proportionnalité[27] est « irrésistible[28] » et « foudroyante[29] ». Il est un principe directeur de contrôle[30].

2.1.1 Un contrôle de proportionnalité particulier

La liberté d’expression, particulièrement fondamentale dans son acception démocratique européenne, appelle un contrôle de proportionnalité rigoureux[31]. Mais lorsqu’elle est confrontée à la liberté de religion, la liberté d’expression ne saurait profiter pleinement d’un contrôle rigoureux. En effet, en matière religieuse, la Cour considère qu’il n’est pas possible de se fonder sur un consensus européen. Dans l’affaire Otto-Preminger c. Autriche, elle conclut que

comme pour la « morale » il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société […] ; semblables conceptions peuvent même varier au sein d’un seul pays. Pour cette raison, il n’est pas possible d’arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui. Dès lors, les autorités nationales doivent disposer d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille ingérence[32].

Relevant par là la difficulté de concilier les deux libertés, la Cour renvoie l’affaire à l’appréciation des États[33]. Cette marge d’appréciation laissée aux États leur permet de fixer eux-mêmes les limites à la liberté d’expression en fonction du contexte social et culturel qui leur est propre[34].

Une telle interprétation de la Cour a été vivement critiquée en ce qu’elle contribue à la multiplication des standards en une matière où serait préférée une appréciation univoque. En ce sens, Jean-Manuel Larralde regrette que la jurisprudence de la Cour soit « frileuse » et permette aux États de maintenir un ordre moral assez peu conforme aux exigences d’une liberté d’expression largement entendue dans le cadre de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme[35]. Pourtant, l’appréciation laissée aux États s’inscrit dans une logique de subsidiarité de la protection mise en place par la Cour[36]. En effet, il incombe premièrement aux autorités nationales de veiller au respect concret et effectif des droits consacrés par la Convention. Ce principe de subsidiarité a été consacré par la Cour européenne dans l’arrêt Handyside. En l’espèce, la Cour affirme que « le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme[37] ». La décision pose le double principe de subsidiarité juridictionnelle et substantielle. Tout d’abord, les juridictions internes sont les premières à sauvegarder les droits de l’homme. Les institutions européennes n’y contribuent de leur côté qu’après épuisement des voies de recours internes. La Cour estime d’ailleurs que, « grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer[38] » sur le contenu des exigences de l’ordre public et la nécessité d’une restriction à liberté. Le juge européen reconnaît la compétence première du juge interne en matière de protection des droits de l’homme. Ensuite, les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme n’ont pas vocation à se substituer aux règles de droit interne. Cette interprétation est suivie par les juridictions internes[39].

Par ailleurs, il faut relever que, si elle laisse une marge d’appréciation aux États, la Cour européenne ne dispense pas de tout contrôle. En effet, dans la même décision, la Cour ajoute que « [c]ette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée. Elle va de pair avec un contrôle au titre de la Convention, dont l’ampleur variera en fonction des circonstances. Dans des cas […] où il y a eu ingérence dans l’exercice des libertés garanties au paragraphe 1 de l’article 10 […], ce contrôle doit être strict, vu l’importance des libertés en question[40]. » En matière de conflit entre liberté d’expression et liberté religieuse, la Cour s’inscrit dans une logique d’autolimitation. La Cour privilégie ainsi un contrôle restreint.

2.1.2 La mise en oeuvre du contrôle : le but légitime

Dans le cadre de ce contrôle restreint, le juge européen « ne pousse pas son contrôle jusqu’à l’exactitude matérielle des motifs de fait, mais se contente de la plausibilité des arguments ou motifs invoqués par l’État et d’une balance des intérêts en jeu[41] ». La Cour vérifie en premier lieu la légitimité du but poursuivi, savoir la préservation des droits d’autrui. Il n’est plus à rappeler que la liberté d’expression peut être limitée. Dans son arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, la Cour précise que « l’ingérence avait pour but de protéger contre le traitement d’un sujet à caractère religieux d’une manière “qui est de nature à choquer […] quiconque connaît, apprécie ou fait siennes l’histoire et la morale chrétiennes, en raison de l’élément de mépris, d’injure, d’insulte, de grossièreté ou de ridicule que révèlent le ton, le style et l’esprit caractérisant la présentation du sujet”[42] ». La Cour poursuit en soulignant qu’indéniablement le but « correspond à celui de protection des “droits d’autrui” au sens du paragraphe 2 de l’article 10. Il cadre aussi parfaitement avec l’objectif de protection de la liberté religieuse offerte par l’article 9[43]. » Dans cette décision, la Cour admet la limite à la liberté d’expression dès lors que les droits d’autrui et ce qui en découle, savoir le respect des sentiments religieux, sont atteints.

Ce rattachement du but légitime aux droits d’autrui est repris par la Cour européenne dans ses décisions Cumpana et Mazare c. Roumanie[44]. En l’espèce, la Cour, se fondant sur l’article 10 § 2, conçoit que la liberté d’expression soit limitée dès lors que cette limitation poursuit un but légitime pouvant se rattacher à la « protection des droits d’autrui ». En l’espèce, la Cour estime que les « requérants ont excédé […] les limites de la critique admissible[45] ». C’est donc d’une critique rationnelle que doit être frappée la liberté de religion.

2.1.3 La mise en balance des intérêts

Pour juger de la rationalité des critiques apportées à la liberté de religion, la Cour procède à une mise en balance des intérêts en présence. Pour ce faire, elle se fonde sur trois critères. Tout d’abord, la Cour retient le caractère malveillant de l’expression. Dans la décision Otto-Preminger, elle relève la « violation malveillante de l’esprit de tolérance[46] ». Ensuite, la Cour soulève la gravité de l’expression : « L’ampleur de l’insulte aux sentiments religieux doit être importante, comme le montre bien l’emploi par les tribunaux des mots “mépris”, “injure”, “grossièreté”, “ridicule”, pour désigner un article de caractère suffisamment offensant[47]. » Ce critère particulièrement subjectif est laissé à la marge d’appréciation des États. Enfin, la Cour vérifie l’utilité de l’expression. Elle précise en effet dans la même décision que « dans le contexte des opinions et croyances religieuses — peut légitimement être comprise une obligation d’éviter autant que faire se peut, des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain[48] ». Il apparaît évident pour la Cour européenne que toutes les formes d’expression visant la liberté de religion n’ont pas vocation à élever un débat particulier, non plus à faire avancer la réflexion commune sur les questions religieuses. La liberté d’expression ici n’a plus de sens et prend davantage la forme d’oppression.

Au contraire, lorsque l’expression contribue à l’enrichissement des débats, la restriction est légitime. C’est en ce sens que statue la Cour européenne dans l’affaire Giniewski. En l’espèce, M. Giniewski avait été condamné du chef de diffamation publique envers un groupe de personnes en raison de son appartenance à une religion, pour avoir publié un texte dans Le Quotidien de Paris. Ce texte, intitulé « L’obscurité de l’erreur », reprochait à l’Église de prolonger un mépris à l’égard des juifs. Il stipulait que « de nombreux chrétiens ont reconnu que l’anti-judaïsme scripturaire et la doctrine de “l’accomplissement” de l’ancienne par la nouvelle Alliance conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz[49] ». Après l’échec d’un pourvoi en cassation, il saisit la Cour européenne d’une requête fondée sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Chargée de l’affaire, la Cour européenne retient « surtout que le requérant a voulu élaborer une thèse sur la portée d’un dogme et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste », apportant ainsi « une contribution, par définition discutable, à un très vaste débat d’idées déjà engagé[50] ». Pour la Cour, « il ne s’agit pas d’un texte comportant des attaques contre des convictions religieuses en tant que telles, mais d’une réflexion que le requérant a voulu exprimer en tant que journaliste et historien », or « le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, [peut] se dérouler librement[51] ».

Si les critères du contrôle de proportionnalité apparaissent clairement, ils n’emportent néanmoins pas la conviction de tous. Pourtant, il est possible de dépasser les critiques soulevées à l’encontre du contrôle de proportionnalité.

2.2 Le dépassement des critiques à l’encontre du contrôle de proportionnalité

2.2.1 La critique du contrôle

Certains considèrent que l’extension de la liberté religieuse aux sentiments religieux est forcée. Il est vrai que la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit pas explicitement un droit à la protection des sentiments religieux. Ce « forçage » du but légitime remettrait par ailleurs en question les bases posées dans l’arrêt Handyside[52]. Comment en effet garantir la liberté d’expression qui « heurte, choque et offense » en consacrant la répression de la diffamation ?

D’autres considèrent[53] que le sentiment religieux est un fondement qui, juridiquement, ne peut pleinement convaincre. Ce sentiment serait trop abstrait et conduirait soit à une autocensure de la liberté d’expression[54], soit à une certaine insécurité juridique. La relative imprévisibilité des solutions que génère la proportionnalité est dénoncée. Cette critique a d’ailleurs été élevée sur le plan international par les rapporteurs spéciaux pour la liberté d’expression de l’ONU qui, le 9 décembre 2008[55], se sont prononcés contre une interdiction de la diffamation des religions. Selon les rapporteurs, la liberté d’expression ne doit pas être limitée par des concepts abstraits ou des croyances. Ils encouragent donc les États à abolir les dispositifs restreignant illégitimement la liberté d’expression.

Ces critiques soulevées à l’encontre des fondements du contrôle de proportionnalité et plus largement à l’encontre de la restriction de la liberté d’expression peuvent être dépassées.

2.2.2 Le dépassement de la critique

Tout d’abord, il faut reconnaître que le sentiment religieux renvoie directement à la notion de dignité humaine, matrice des droits et libertés fondamentaux[56]. Pour le professeur Malaurie, l’atteinte aux sentiments religieux est une question d’une gravité particulière, notamment en raison « de la profondeur et de la vivacité des sentiments religieux qui sont la base même de toute civilisation[57] ». Teilhard de Chardin a confirmé que, par la liberté de conscience, l’homme exprime « l’épanouissement de la singularité incommunicable de l’être que nous possédons[58] ».

Ensuite, il faut remarquer que, comme pour les convictions morales[59], la Cour a reconnu une certaine autonomie des convictions religieuses par rapport aux restes des convictions. Malgré le caractère abstrait des convictions intimes, la Cour souligne dans l’arrêt Wingrove le caractère spécifique des convictions intimes religieuses[60]. Elle précise ce caractère spécifique dans l’arrêt Murphy[61], où elle distingue les discours politiques ou les débats sur des questions d’intérêt général ou public des convictions personnelles intimes dans le domaine moral et spécialement religieux. Bien que la notion n’ait ni objectivité ni uniformité européenne, le sentiment religieux procède d’une logique européenne bien assise. La Cour applique la méthode de l’interprétation « à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques[62] ». Comme le rappelle Sébastien van Drooghenbroeck, la subjectivité n’est pas l’arbitraire. Le juge a l’obligation d’éprouver ses choix « à l’aune des conceptions partagées par la communauté juridique à laquelle il appartient, lesquelles donnent corps au concept de société démocratique qui sous-tend toute la Convention[63] ». La notion de société démocratique sert de guide dans le mécanisme de balance des intérêts, elle constitue une valeur centre de l’ordre public européen[64]. Cette méthode d’interprétation encourage une jurisprudence évolutive, non figée. La Cour relève en ce sens que « [c]e qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de confessions[65] ».

Enfin, il faut reconnaître que, malgré une censure des critiques déraisonnables, la Cour européenne des droits de l’homme garantit le caractère non absolu de la liberté de religion. L’idée d’une faveur à la liberté de religion par rapport à la liberté d’expression est dépassée par la possibilité d’exercer la liberté d’expression jusqu’à l’exagération. Patrice Rolland relève en ce sens qu’« [i]l n’existe aucun droit pour les religions ou les convictions intimes d’échapper à la critique[66] ». Dans ces mêmes décisions où elle laisse aux États une marge d’appréciation, la Cour retient néanmoins que « [c]eux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi[67]. » Il serait malaisé de considérer que la Cour européenne se désavoue lorsqu’elle consacre la restriction de la liberté d’expression. Il a été vu que la Cour européenne distingue les propos « gratuitement offensants » de ceux qui élèvent les débats[68]. En ce sens, Guy Haarscher conclut que, « si l’on saisit bien la subtilité “scolastique” de cette distinction, les propos qui heurtent, choquent ou inquiètent sont protégés pour autant que leur expression fasse partie d’un débat politique au sens élevé du terme, ou en tout cas d’une discussion d’intérêt “sociétal” général[69] ».

Conclusion

Le contrôle de proportionnalité opéré par la Cour européenne des droits de l’homme, s’il peut paraître en certains points encore imparfait, encourage néanmoins l’idée d’une possible conciliation entre la liberté d’expression et la liberté de religion. Le contrôle de proportionnalité ne remet pas en question la qualité des décisions. « Plutôt que de conduire à une décision subjective […], le principe de proportionnalité pourrait au contraire traduire “une sophistication de l’objectivation qu’assure le droit[70]. » Se positionnant entre la montée de l’intégrisme religieux et l’absolutisme de l’expression, la Cour européenne, courageuse, offre des critères de mise en balance convaincants et laissant augurer de beaux jours pour la liberté d’expression.