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Contrairement à ce qui se passe dans le monde universitaire anglo-saxon, et malgré l’influence des travaux des French Feminists[1] dans le monde universitaire occidental, les analyses et les théories féministes ont eu peu ou pas d’influence sur les écrits juridiques[2] ou sur les programmes des facultés de droit françaises. On pourrait proposer différentes explications à cette situation : la barrière de la langue, celle des disciplines – le mouvement des French Feminists ne serait pas connu dans les facultés de droit françaises −, la formation des doctorantes et des doctorants ainsi que des futurs membres du corps professoral en France qui sont peu encouragés à entreprendre des études à l’étranger. Le mouvement féministe français a peut-être décidé que le droit ne pouvait être un outil de changement social et ne l’a pas considéré dans ses stratégies[3]. Cette ignorance volontaire ou non par les juristes des réflexions féministes riches et variées aurait certainement pu alimenter la critique du droit français et le mouvement féministe français.

Des chercheurs et des chercheuses de l’Hexagone ont obtenu un financement important de l’Agence nationale de la recherche (ANR), pour mener des recherches juridiques à partir d’un cadre conceptuel féministe, ou plutôt fondées sur le genre. Le présent ouvrage regroupe les communications prononcées lors d’un colloque tenu en septembre 2012 sous l’égide du programme Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe (REGINE)[4]. Tous les textes réunis ont pour objet de déconstruire l’objectivité du droit et de dénoncer ses effets discriminatoires sur les femmes. D’où le titre, Ce que le genre fait au droit. Par « genre », on entend ici « une large diversité d’études sur les femmes, d’études féministes, ainsi que des théories sur le genre et les sexualités[5] ». Dans tous les textes, les sources citées sont variées, puisées dans les sciences tant sociales que juridiques, aussi bien dans le monde anglo-saxon que français. Cependant, nous avons noté le peu de mentions aux écrits féministes canadiens ou québécois.

Dans la partie introductive, le cadre conceptuel féministe est présenté. On tente ici de contrer tous les arguments selon lesquels les critiques féministes ne sont pas scientifiques, car elles relèveraient davantage de l’idéologie et du militantisme. Comme le soulignent les auteures, cet exercice justificatif n’était pas nécessaire dans la mesure où les seuls titres et l’expérience des spécialistes de la recherche rassemblés au sein de l’équipe de REGINE étaient suffisants pour légitimer la démarche, mais aussi compte tenu de la reconnaissance des études féministes ailleurs dans le monde occidental. Les textes abordent la polysémie de la notion de genre, la critique de la neutralité du droit et le danger de l’essentialisme qui guette le féminisme. Un lectorat averti ne trouvera pas ici de nouvelles analyses. À des fins pédagogiques, pour illustrer la partialité du savoir, on utilise l’exemple de l’expression « suffrage universel », qui n’est devenu réellement universel en France qu’en 1944 lorsque les femmes ont acquis le droit de vote, en 1945 pour les militaires et en 1946 pour la population française d’outre-mer. Pourtant, comme le démontrent des extraits d’ouvrages récents reproduits, de nombreux auteurs continuent à employer l’expression « suffrage universel », lorsqu’il est question de la période avant 1944. Il faudra vérifier si les auteurs ainsi interpelés corrigeront leur erreur dans des éditions futures.

La première partie de l’ouvrage est consacrée aux enjeux. Le premier texte aborde la question de la laïcité et des effets discriminatoires des normes juridiques, à première vue neutres, encadrant les pratiques religieuses[6]. À partir d’une lecture « genrée », Olivia Bui-Xuan conclut à une différence de traitement envers les femmes : « tout se passe comme si on considérait que la manifestation des opinions religieuses des femmes – et notamment des femmes musulmanes – troublait davantage l’ordre public que celle des hommes » (p. 26).

Dans le deuxième texte, intitulé « Genre et droit pénal : illustrations choisies[7] », Juliette Gaté analyse le traitement pénal réservé aux femmes. Elle retient quelques exemples qui perpétuent les inégalités de genre, comme la répression pénale de la prostitution par le racolage public, qui condamne surtout les femmes vulnérables et souvent étrangères, ou l’absence du terme « consentement » dans l’article 222-23 du Code pénal français[8], portant sur le viol, absence qui n’exige pas la preuve du consentement ou du non-consentement de la victime en cas de viol. Cette auteure aborde aussi rapidement un champ complètement négligé par les recherches françaises : la femme criminelle dans l’univers carcéral.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, qui porte sur les outils et les méthodes, Carole Nivard et Mathias Möschel traitent de la notion suivante : « Discriminations indirectes et statistiques : entre potentialités et résistances[9] ». Ils analysent l’état du droit américain, à l’origine de cette notion, et son influence sur le droit européen de l’égalité. S’ils reconnaissent le rôle nécessaire que joue la notion de discrimination indirecte dans l’atteinte de l’égalité réelle, ils soulignent également la difficulté d’en faire la preuve. Parmi les obstacles juridiques qui réduisent l’effectivité de la notion, les auteurs dénoncent l’exigence de la preuve de l’intentionnalité de discriminer. De même, la large admissibilité des justifications, moyen de défense soulevé par les défenseurs, tels les coûts excessifs, permet de valider des mesures législatives neutres qui ont pourtant des effets discriminatoires.

La comparaison possible entre des groupes aux fins de preuve des impacts différenciés de normes neutres pose aussi problème. Ainsi, les groupes de femmes qui se disent discriminées doivent-ils être comparés à d’autres groupes de femmes ou à des groupes d’hommes ? Le découpage de la réalité pourra mener à conclure ou non à une discrimination indirecte. On le constate : la Cour suprême du Canada n’est pas la seule haute instance à se débattre avec les difficultés d’application et de preuve de la discrimination indirecte.

Dans un même ordre d’idées que le texte précédent, la contribution de Diane Roman, « Les stéréotypes de genre : “vieilles lunes” ou nouvelles perspectives pour le droit ?[10] », traite de la difficile atteinte de l’égalité pour les femmes. Comme l’a démontré une récente décision de la Cour suprême du Canada en matière d’égalité entre conjoints mariés et conjoints de fait[11], la notion de stéréotype, dont la preuve mène à la conclusion de discrimination, n’est pas facile à appliquer, peu importe la définition qu’on lui donne, et sa preuve l’est encore moins. Inspirée du droit suédois et américain, la notion de stéréotype a été importée en droit européen de la discrimination. Le défi en matière de respect du droit à l’égalité des femmes consiste à ne pas renforcer les stéréotypes à leur égard, ce qui les maintiendrait dans une position d’oppression, mais en même temps il s’agit de reconnaître les réalités sociales qui sont à l’oeuvre et qui réduisent leur capacité d’action. L’auteure conclut qu’il faut abandonner l’approche formelle de l’égalité, où l’homme devient le modèle à suivre, pour adopter une approche qui admet l’autonomie individuelle. Cependant, encore là, le modèle de l’égalité substantielle ou réelle, comme l’a retenue la Cour suprême du Canada, n’est pas facile d’application. Les tergiversations du plus haut tribunal canadien depuis 1989, année de publication du premier arrêt en matière d’interprétation du droit à l’égalité[12], en sont la preuve. La tendance à retourner vers le modèle de l’égalité formelle demeure très forte.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage propose des traductions françaises de textes déjà publiés en anglais et retenus pour leur pertinence en droit français. Soulignons la qualité de la traduction française de notions juridiques de common law ou de concepts féministes (tel le « care »). Notons aussi que l’équipe de REGINE vient de faire paraître la traduction française de l’ouvrage féministe de base en droit international de Hilary Charlesworth, Sexe, genre et droit international[13]. Espérons que les travaux de l’équipe de REGINE permettront aux chercheuses françaises de produire leurs propres études.

Retenons, entre autres, la traduction du texte de Julie Suk, « Les stéréotypes de genre sont-ils mauvais pour les femmes ?[14] », qui propose une étude comparative entre le droit américain et le droit européen relativement aux difficultés de mise en oeuvre de l’égalité réelle pour les femmes, plus particulièrement dans le cas des mesures de conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale. En droit américain, selon le titre VII de la Civil Rights Act[15], au nom de la répression des stéréotypes qui portent atteinte au droit à l’égalité, un employeur ne pourrait offrir à une salariée, mère de famille, un aménagement du temps de travail sans aussi offrir la même mesure à un salarié, père de famille, même si, dans les faits, ce sont les mères qui consacrent plus de temps à leur famille et qui ont besoin de telles mesures. L’auteure souligne avec justesse que le droit américain ignore les barrières « genrées » qui s’opposent en réalité aux possibilités des femmes d’intégrer pleinement le marché du travail.

Par ailleurs, les droits français et suédois reconnaissent les barrières « genrées » auxquelles se heurtent les femmes sur le marché du travail. Ces pays proposent de généreuses politiques familiales ou de soutien à la maternité tels que des congés de maternité pleinement rémunérés. Malheureusement, en voulant combattre les stéréotypes par des mesures correctrices, « les lois française et suédoise ont en définitive favorisé une concentration disproportionnée des femmes dans des emplois à temps partiel » (p. 221), ce qui a mené à une stratification « genrée » du marché du travail.

Comme on le constate, le chemin vers l’égalité pour les femmes est plein d’embûches et d’ambivalence, que des mesures spéciales leur soient accordées ou non. À la fin de son exercice de droit comparé, l’auteure conclut que les solutions françaises et suédoises ne peuvent être suggérées en droit américain, compte tenu de leurs effets discriminatoires et parce qu’elles perpétuent les rôles traditionnels de genre. Elle propose alors une nouvelle approche : un congé de paternité obligatoire et un congé de maternité facultatif. À l’évidence, comme le démontre cet exercice de droit comparé, « ni le modèle américain, ni les modèles européens n’ont éliminé les modèles genrés du travail et la prise en charge des enfants » (p. 228).

Conclusion

Comment le présent ouvrage et les futurs travaux de l’équipe de REGINE seront-ils transposés dans le droit et dans le système judiciaire français ? Les auteurs cités qui emploient encore l’expression « suffrage universel », à partir de 1789, corrigeront-ils les éditions futures de leurs ouvrages ? Verra-t-on la disparition progressive de l’expression « droits de l’homme » en faveur d’expressions beaucoup plus inclusives telles que « droits fondamentaux » ou « droits humains » en droit français ? Il ne s’agit pas d’un pur changement esthétique. La terminologie n’est pas neutre. Nous espérons que les travaux de l’équipe de REGINE seront repris dans les plaidoyers des groupes de femmes et éventuellement dans les réformes législatives françaises. Y aura-t-il bientôt, dans les facultés de droit françaises, des cours d’analyse féministe et de théories féministes et des thèses adoptant un cadre théorique féministe ? Le Réseau d’études francophones féministes en droit international a été créé en mai 2014. Le pays d’Olympe de Gouges pourrait très bien profiter des idées innovatrices issues des théories du genre.