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[L]e juriste supérieur […] est celui qui a été saisi par la conscience de l’importance éthique de son savoir, […] d’un savoir devant être résolument mis au service de la dignité de la personne humaine […] le juriste est l’adepte d’un code méthodologique ; toutefois, tel que nous ne pouvons ne pas le concevoir, il est nécessairement le serviteur d’une éthique humaniste ; pour concilier rigueur méthodologique et impératif humaniste, le juriste doit être le défenseur permanent d’une dogmatique éthique[1].

Alain Didier Olinga

L’étude du droit a besoin de savants et d’érudits capables de comprendre les enjeux moraux, économiques, politiques et sociaux qui donnent sens à la technique juridique[2]. Le rôle ainsi reconnu aux juristes est presque consubstantiel à l’existence du droit : pas de droit sans juristes, pas de juristes sans droit. Cette affirmation, mieux, cette évidence presque banale pour certains, peut-être inutile pour d’autres (parce qu’il est plus facile de s’intéresser à l’objet d’étude qu’à son acteur), cache cependant une préoccupation[3] épistémologique[4] fondamentale, de nature à troubler la « tranquillité des professeurs[5] » selon l’expression de Jean Rivero[6]. La question, simple a priori mais complexe en réalité, consiste à savoir qui est juriste et qui ne l’est pas ? « Qu’est-ce qui distingue et identifie ce personnage dans l’univers social[7] ? » Autrement dit, comment reconnaître un juriste afin de le distinguer du non-juriste ? On pourra même aussi s’interroger avec des auteurs sur les aspects suivants : qui est « grand[8] » juriste et qui est « petit » juriste[9] ? Plus simplement, il est intéressant de tenter de faire ressortir l’essence, la caractéristique ontologique[10] du juriste. Une corrélation peut alors se dégager entre identité méthodologique, identité ontologique et identité sociale du juriste[11]. Il reste à la trouver.

Tous ceux qui se proclament juristes, ou encore prétendent l’être ou l’avoir été, diront sans ambages que le juriste est celui qui possède un savoir juridique qu’il met à la disposition de la société dans laquelle il vit, en vue de contribuer à la réalisation de la justice. Dans ce sens, le juriste,

c’est l’ingénieur des normes juridiques, celui qui sait certes comment en dégager la signification et la portée, mais aussi celui qui sait par quels processus ces normes adviennent à l’existence, selon quelles trajectoires ces normes vivent, évoluent, interagissent, somnolent, sombrent dans l’oubli, vieillissent, se périment, se réveillent, comment éventuellement elles ressuscitent ou sont réactivées. Celui qui a saisi et maintient en éveil la compréhension et la maîtrise de la naissance, de la « composition du droit », de la vie et de la mort des normes juridiques[12].

Avec une telle définition, on pourrait se croire aux confins de l’absolu ; par conséquent, mener une étude sur la définition du juriste devient inutile. Et pourtant !

Si pendant longtemps il y a eu un consensus évident sur la définition du juriste, c’est parce que l’on envisageait l’étude du droit uniquement sous le prisme du dogmatisme classique, c’est-à-dire du kelsennisme[13]. Par la dogmatique juridique classique, il s’agit d’interpréter et de systématiser les normes pour déterminer les solutions qui doivent être appliquées. La dogmatique est donc l’étude savante, raisonnée et construite du droit positif sous l’angle du « devoir être », de la solution souhaitable et applicable[14].

Aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé. Pendant que l’histoire s’accélérait, le droit ou, plus exactement, la science du droit[15] n’est pas restée à la traîne[16]. Le développement des droits de la personne, la montée en puissance du juge, la communautarisation des espaces juridiques à l’échelle de la planète… ont été des facteurs déterminants de cette accélération. Dans ce contexte, la figure du juriste ne pouvait demeurer la même. La façon de concevoir le droit ainsi que son étude, pour rendre compte des mutations sociales, devait à coup sûr déteindre sur la définition du juriste à l’époque contemporaine. La définition du juriste, plus fonctionnelle que conceptuelle, on l’aura compris, passe par la redéfinition de la dogmatique juridique. Pour savoir qui est juriste, il faut savoir ce que fait le juriste ou, plus précisément, quelle méthode ce personnage utilise au quotidien pour accomplir sa mission. En quelque sorte, « [i]l s’agit de déterminer ce que la société d’aujourd’hui attend des juristes[17] ». Le juriste doit-il rester un adepte de la dogmatique classique ou un adepte de la dogmatique éthique ? Les métamorphoses du droit au regard des facteurs indiqués plus haut justifient que cette question soit débattue pour le progrès de la science du droit. Très souvent, « les juristes, pour la plupart d’entre eux, ne se préoccupent pas des conditions du progrès de la science du droit entendue comme activité de connaissance ; et la réflexion sur les méthodes mises en oeuvre est assez rarement approfondie[18] ». Pourtant, « les progrès de la connaissance du droit […] pourront être à l’origine de progrès du droit » par un changement fondamental qui sera d’ordre à la fois idéologique et méthodologique[19].

Dans une étude récente[20], un auteur, en définissant le juriste à partir de la redéfinition de la dogmatique juridique, s’attaque à l’un des problèmes les plus controversés de la science du droit, sa neutralité axiologique[21]. Cela remet au goût du jour la constante dialectique entre le droit et l’éthique et surtout la nécessaire régulation du droit par l’éthique[22]. La science du droit, métier du juriste, doit-elle rester axiologiquement neutre ? La dogmatique juridique doit-elle demeurer indifférente quant aux valeurs contenues dans la règle de droit ou aux finalités poursuivies par la règle de droit ? La « pureté » méthodologique kelsennienne de la science du droit peut-elle rendre compte de la complexité du droit ? À toutes ces questions, l’auteur répond par la négative. Parce que « l’espace du juriste, dans tout contexte, est ainsi balisé entre ce qui est possible et autorisé au plan technique et méthodologique d’une part, et ce qui est utile et édifiant au regard des valeurs de l’ordre social global d’autre part[23] ». Dès lors, « [e]n veillant en permanence à un équilibre intelligent entre ces deux pôles, entre le méthodologiquement correct et le socialement utile et constructif, le juriste assurera la légitimité technique et éthique de son investissement dans le domaine de la connaissance et du social[24] ». Il s’agit précisément pour le juriste de procéder à un syncrétisme méthodologique[25], socle d’une construction de la pensée juridique complexe[26]. Comme l’écrit Paul Amselek, « le droit est une espèce de technique combinatoire de par sa finalité même qui transcende chacune des normes qui le composent : il vise à modeler les comportements à l’intérieur d’une population humaine[27] ». Cela peut se comprendre, car « la spécificité de la science du droit résulte de son objet […] Il n’y a aucune raison de se priver par principe de tel ou tel enseignement […] Des données générales à la solution d’espèce, le chemin est long ; pour parcourir cette distance, aucun repère n’est de trop[28]. »

Cependant, une telle rupture épistémologique n’est pas toujours évidente.

En effet, la neutralité axiologique de la science du droit, qui s’incarne dans la dogmatique juridique classique ou usuelle par le rejet de tout syncrétisme des méthodes, constitue l’un des piliers de la pensée du maître de l’école de Vienne, Hans Kelsen, contenue dans son ouvrage Théorie pure du droit, celui-ci élaborant une théorie (« pure ») du droit qui « se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet, c’est-à-dire d’établir ce qu’est le droit et comment il est. Elle n’essaie en aucune façon de dire comment le droit devrait ou doit être ou être fait. D’un mot : elle entend être science du droit, elle n’entend pas être politique juridique[29]. »

En tant que science du droit, la théorie doit se « débarrasser […] de tous les éléments qui lui sont étrangers[30] » comme la « psychologie, sociologie, éthique et théorie politique[31] » afin que puisse être délimitée « nettement la connaissance du droit de ces autres disciplines ». En effet, « si elle entreprend de délimiter nettement la connaissance du droit de ces autres disciplines, c’est parce qu’elle cherche à éviter un syncrétisme de méthodes qui obscurcit l’essence propre de la science du droit[32] ». Kelsen défend une approche autonome et spécifique du droit reposant sur un discours descriptif dissocié de la morale et de la justice. C’est la raison pour laquelle « le normativisme apparaît diabolique, car il a la prétention de donner une qualité scientifique au discours juridique […] L’établissement précis de son objet d’étude, le droit, apparaît comme un péché véniel, le caractère objectif du discours sur cet objet comme un péché capital[33] ». En rejetant toute métaphysique, toute justice transcendante et toute idée de droit naturel[34], « le positivisme a conduit les juristes à sacrifier leur âme sur l’autel de la science[35] ! »

Toutefois, il est incontestable que, parmi les courants positivistes, les normativistes, même les plus rigoureux, reconnaissent la place qu’occupent les finalités du droit dans le raisonnement juridique, bien qu’ils n’en fassent pas un objet d’étude. Il a été relevé que les finalités du droit s’avèrent multiples, et les opinions à cet égard sont si disparates, contradictoires, passionnées ou incertaines que leur cacophonie est déconcertante. Néanmoins, tout ordre juridique traduit les tendances de la constante dialectique entre sécurité, justice et progrès social c’est-à-dire entre la justice et l’utilité[36], d’une part, l’individualisme et le collectivisme, d’autre part. C’est pourquoi dans la société africaine[37], par exemple, le droit ne prend pas toujours la forme de la règle positive. Il se présente souvent comme un ensemble de normes éthiques fondées essentiellement sur le besoin de justice[38]. La justice comme l’éthique étant rattachées aux sociétés humaines, le droit y apparaît alors comme un phénomène sociologique[39].

Suivant cette logique, on retiendra que le droit est ce qui tient à satisfaire à la fois le juste et le sage, car il se révèle articulation de l’individu et du social[40]. Ainsi, le syncrétisme méthodologique « vise à combiner dans une idée de justice […] des considérations d’utilité sociale et d’efficacité matérielle[41] ». Il s’agit, en effet, de procéder à une certaine conjonction des théories dont l’appréciation dépend des finalités que l’on reconnaît au droit[42]. Le véritable juriste serait donc le possesseur d’une connaissance globale du phénomène juridique[43]. Car, « s’il l’on avait certainement besoin d’une théorie pure du droit, on a peut-être plus encore besoin d’une théorie totale du droit, qui prenne en considération toutes ses dimensions à la fois[44] ».

L’argument tend alors à démontrer que la définition du juriste est tributaire de la redéfinition de la dogmatique juridique, elle-même découlant de la conception que l’on a du droit. C’est « un peu de débroussaillage dans le domaine de l’épistémologie juridique[45] », qui consiste à « apporter un vent de fraîcheur sur le dogmatisme qui accompagne et qui hypothèque aujourd’hui lourdement ce qu’on appelle communément la “science du droit”[46] ». Voici ce que disait Uberto Scarpelli :

Mon but est (si toutefois j’y parviens) d’apporter quelques clarifications aux débats et aux polémiques sur la nature et la fonction du droit, sur les méthodes caractéristiques de la discipline juridique d’aujourd’hui, méthodes qui en font apparaître la crise, elle-même partie intégrante de la profonde crise de la société contemporaine […] je partage l’expérience morale d’appliquer le droit positif, dans la fidélité aux valeurs de justice, de liberté et d’ordre[47].

En vue d’atteindre ce but, on peut poser comme base d’analyse que la définition du juriste est fonction de la redéfinition de la dogmatique juridique. C’est à partir de la méthode utilisée par le juriste que l’on pourra reconnaître ce dernier. En un mot, le juriste sera exclusivement (?) celui qui, par sa méthode, transcende la dogmatique classique et embrasse la dogmatique éthique, celui qui utilise le syncrétisme méthodologique. Comme l’écrivent François Ost et Michel van de Kerchove, le « “syncrétisme méthodologique, seul, permet d’accéder à une connaissance totale des phénomènes” […] l’unité et la diversité doivent alors se retrouver conciliées au sein d’une unitas multiplex, signe par excellence de la complexité[48] ».

Il y aurait ainsi deux types de juristes : ceux qui sont adeptes de la dogmatique classique et hostiles, en principe, au syncrétisme méthodologique (section 1) ; ceux qui sont adeptes de la dogmatique éthique et réceptifs au syncrétisme méthodologique (section 2).

1 Le juriste de la dogmatique classique

La première observation que l’on doit faire, en partant à la recherche de ce qui caractérise l’art du juriste, est que ce dernier n’est pas une personne qui se contente d’ingurgiter de manière massive des connaissances qu’à un moment venu il devra essayer de restituer d’une façon aussi fidèle que possible[49]. L’office du juriste n’est pas un problème de quantité de connaissances, mais un mode d’appréhension des phénomènes, de tournure d’esprit. Former un juriste revient fondamentalement à l’amener à maîtriser des connaissances précises certes, mais cela consiste d’abord à le conduire à s’approprier les instruments d’analyse, les raisonnements, les concepts, les institutions, les méthodes d’interprétation, bref ce qui relève d’abord de la théorie générale du droit, de la technologie dogmatique du droit[50]. Le juriste se caractérise par son raisonnement, l’acquisition d’une démarche de pensée très particulière. L’art du juriste, c’est un raisonnement spécifique et une culture juridique générale[51]. Cela voudrait dire que « la seule chose qui importe pour l’étude du droit, c’est une bonne méthode[52] ».

La démarche méthodologique, « langage commun » des juristes dont parlait Rudolf von Ihering[53], bien qu’elle ne soit pas a priori systématisée, est pour beaucoup une dialectique éprouvée entre le fait et le droit, entre l’abstrait et le concret. Pour la dogmatique classique, à s’en tenir aux écrits du coryphée de l’école normativiste de Kelsen, la méthode consiste à décrire le système juridique et interpréter les normes de ce dernier dans un langage bien précis. Il convient d’examiner successivement la démarche (1.1) et le langage (1.2) de la dogmatique classique.

1.1 La démarche de la dogmatique classique

La plus grande partie de la Théorie pure du droit de Kelsen est consacrée à montrer que la dogmatique juridique est — et doit être — une « science », une science positive à l’égal des sciences de la nature, travaillant comme elles avec une parfaite objectivité sur les réalités qu’elle étudie. Ses activités, uniquement cognitives, serviraient à « décrire » le droit positif, les normes juridiques mises en vigueur par les autorités régulièrement instituées, d’où la distinction tranchée faite entre les normes juridiques et les propositions de droit par lesquelles la science du droit décrit son objet et qui sont présentées comme l’équivalent des lois des sciences de la nature ; ces propositions descriptives peuvent être vraies ou fausses, à la différence des normes juridiques elles-mêmes. Kelsen écrit alors que « la science du droit […] doit nécessairement, quand elle s’attache à décrire un droit positif, interpréter ses normes[54] ». C’est pourquoi le code méthodologique de la dogmatique classique normativiste consiste essentiellement à décrire le système juridique (1.1.1) et à interpréter les normes de ce dernier (1.1.2).

1.1.1 La description du système juridique

Élaborer une construction intellectuelle permettant d’expliquer comment est le droit et comment il fonctionne quel que soit le système juridique[55] visé implique nécessairement d’adopter un discours descriptif sur l’objet observé. Comme le pense très justement Uberto Scarpelli, « le juriste positiviste est-il celui qui a choisi de se placer à l’intérieur d’un système de droit positif unitaire ; la tâche qu’il s’est ainsi volontairement et consciemment imposée — comme une conséquence de son adhésion aux valeurs fondamentales du système — est de travailler sur le droit, afin d’en faire un ordre, c’est-à-dire un système complet et cohérent, de manière à pouvoir l’étudier et l’appliquer fidèlement[56] ».

Dans ce sens, l’unité, la cohérence et la complétude sont les produits de l’activité du juriste[57].

Selon la logique de Kelsen, la description du système juridique se résume à une représentation hiérarchisée de l’ordre juridique. De la sorte, il revient au juriste de mobiliser les outils de construction de la « pyramide des normes » et de prévoir des mécanismes de sauvegarde de la hiérarchie des normes.

Pour le maître de l’école normativiste, un système juridique (ou ordre juridique) est composé exclusivement d’un ensemble de normes juridiques et d’une norme fondamentale[58] supposée qui en assure l’unité et la validité[59]. Toutes les normes dont la validité peut être rapportée à une seule et même norme fondamentale forment un système de normes, un ordre normatif. La norme fondamentale est la source commune de la validité de toutes les normes qui appartiennent à un seul et même ordre : elle est le fondement commun de leur validité. C’est cette norme fondamentale qui fonde l’unité d’une pluralité de normes, par le fait qu’elle représente le fondement de la validité de toutes les normes appartenant à cet ordre. La norme fondamentale garantit ainsi à la fois l’appartenance d’une norme à un système et sa validité au sein de ce système.

Seulement, « [l]’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques[60] ». Cette vision pyramidale, hiérarchique et linéaire de l’ordre juridique servira de base à la définition de la validité normative, essentiellement formelle, légaliste.

En effet, une norme n’est pas valable parce qu’elle a un certain contenu, c’est-à-dire parce que son contenu peut être déduit par voie de raisonnement logique d’une norme fondamentale supposée : elle est valable parce qu’elle est créée d’une certaine façon et, plus précisément en dernière analyse, d’une façon qui est déterminée par une norme fondamentale, norme supposée[61]. La pyramide normative kelsennienne se conçoit et s’interprète comme un mouvement régressif vers une norme supérieure qui est la source de validité des normes inférieures jusqu’à la norme fondamentale. Chaque norme est création et application envers une autre norme : c’est l’autorégulation du droit. Dès lors, la science du droit n’aura pas à établir des normes juridiques, à prescrire ce qui doit être, mais tout simplement à décrire les normes du système, à désigner les normes valides du système. En résumé, « si une norme est valide pour autant qu’elle est conforme à une norme supérieure, la proposition affirmant l’existence d’une norme juridique, et donc la validité de cette norme, devra reposer sur une autre proposition qui affirmera l’existence et, par conséquent, la validité de cette norme supérieure et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à la norme fondamentale dont l’existence ne peut pas être affirmée mais simplement présupposée[62] ».

De la thèse de l’autorégulation (ou autoorganisation) du système juridique par sa logique formelle, linéaire, hiérarchique, Kelsen affirme l’absence de « contradiction logique[63] » du système juridique et l’absence de lacunes[64] dans le droit. Pour lui, par exemple, « un conflit de normes représente une absurdité[65] ». Il ne peut pas exister de conflit, puisque c’est la norme du degré supérieur qui est le fondement de la validité de la norme du degré inférieur. Considérer une norme de degré inférieur comme valable, c’est nécessairement admettre qu’elle répond à la norme de degré supérieur[66]. Ainsi, « les conflits de normes peuvent être et doivent nécessairement être résolus dans le cadre des matériaux normatifs qui lui sont donnés […] par la voie de l’interprétation[67] ». Bien plus, le maître de l’école normativiste défend l’idée selon laquelle il n’y a pas — il ne peut y avoir — de lacunes dans le droit, la réglementation juridique est complète par elle-même, quel que soit l’état dans lequel elle se trouve, notamment tout ce qu’elle n’interdit pas est permis. Si l’on prétend qu’elle a des lacunes, c’est tout simplement que l’on voudrait la corriger, introduire des nuances, des adjonctions ou des restrictions qu’elle ne comporte pas. La raison de cette absence de lacunes tient au fait que « le tribunal qui doit statuer sur un cas [lorsque le droit en vigueur ne contient aucune norme générale qui s’y rapporte] devrait nécessairement combler la lacune en créant une norme juridique qui y corresponde[68] ». On peut donc comprendre que des mécanismes de sauvegarde de la hiérarchie des normes aient été conçus en vue d’assurer l’unité, la cohérence et la complétude du système juridique.

La présentation pyramidale de l’ordre juridique ramène la validité au respect de la hiérarchie des normes qui apparaît dans cette perspective comme l’instrument le plus pertinent d’appréciation de la légalité de la norme juridique[69]. Étant donné que le droit se construit par degré, de la règle la plus générale à la règle plus particulière, jusqu’à son exécution, des mécanismes de contrôle de la hiérarchie des normes sont nécessaires. La stabilité de la place de la constitution, des traités et des accords internationaux, de la loi et des règlements dans l’ordonnancement juridique en dépend[70]. Ces mécanismes ont pour objet d’assurer la conformité des lois avec la constitution, la conformité des lois aux traités et aux accords internationaux ainsi que la conformité des règlements avec les lois. Ce sont ces contrôles qui permettent à la pyramide d’être « toujours debout ![71] »

La conformité des lois avec la constitution se fera à travers le contrôle de constitutionnalité des lois[72]. Techniquement, et d’un point de vue organique, le contrôle de constitutionnalité peut être abstrait ou concret. Il est qualifié de concret ou de diffus lorsqu’il relève de la compétence de n’importe quel juge ordinaire, en remontant éventuellement jusqu’à la juridiction suprême. De la sorte, chaque juridiction peut refuser l’application des lois inconstitutionnelles dans les cas concrets soumis à son examen ou a l’obligation de le faire. On le perçoit très aisément, ce type de contrôle s’effectue généralement a posteriori, c’est-à-dire après l’entrée en vigueur de la loi. En revanche, le contrôle est concentré ou abstrait lorsqu’un organe unique est attributaire du monopole de la déclaration d’inconstitutionnalité. La caractéristique essentielle est que l’organe en question est très souvent situé hors de la hiérarchie judiciaire, spécialisé qu’il est d’ordinaire dans le contentieux constitutionnel : autrement dit, une juridiction constitutionnelle. L’organe spécialisé peut être saisi par voie d’action (contrôle a priori) ou par voie d’exception (contrôle a posteriori)[73].

La conformité des lois avec les traités et les accords internationaux se fera par le contrôle de conventionnalité des lois. L’intégration des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme dans le bloc de constitutionnalité ne saurait les soustraire totalement du régime juridique des conventions internationales. Par exemple, l’abrogation de la constitution ne pourrait valoir dénonciation des instruments internationaux relatifs aux droits de la personne régulièrement ratifiés par un État. Le principal intérêt d’un contrôle de conventionnalité autonome, distinct du contrôle de constitutionnalité, tient à ce que, dans certains pays, le juge ordinaire ne peut apprécier la constitutionnalité des lois. Le contrôle de conventionnalité serait ainsi « un substitut à l’impossibilité pour le juge d’apprécier la conformité d’une loi à la Constitution, une sorte de remède[74] ». Le contrôle de conventionnalité permet donc d’assurer effectivement la primauté du traité sur la loi interne ordinaire[75]. Un tel contrôle s’impose en raison même de son importance pour la cohérence et le maintien d’un certain ordre au sein du système juridique[76].

La conformité des règlements avec la loi (le principe de la légalité) se fera à travers le recours en annulation pour excès de pouvoir et l’exception d’illégalité. Le recours en annulation a pour effet de faire disparaître l’acte réglementaire illégal. Ce recours ne pouvant être porté que devant une juridiction administrative, les tribunaux de l’ordre judiciaire ne peuvent en aucun cas connaître d’un tel recours. Quant à l’exception d’illégalité, elle tend simplement à faire écarter, à l’occasion d’un litige particulier, l’application du règlement illégal. Lorsqu’une telle exception est invoquée, les tribunaux de l’ordre judiciaire doivent, en principe, surseoir à statuer jusqu’à ce que la juridiction administrative saisie par les parties ait apprécié la validité du règlement. Toutefois, les tribunaux judiciaires sont parfois compétents pour connaître de cette exception : il en est ainsi de façon générale en matière pénale ; en matière civile, cela se produit seulement lorsqu’il s’agit d’actes réglementaires portant atteinte à la liberté individuelle, à l’inviolabilité du domicile ou au respect du droit de propriété[77].

1.1.2 L’interprétation des normes juridiques

Si un organe juridique doit appliquer le droit, il faut nécessairement qu’il établisse le sens des normes qu’il a mission d’appliquer ; il se doit également d’interpréter ces normes. L’interprétation est donc un processus intellectuel qui accompagne l’application du droit dans son passage d’un degré supérieur à un degré inférieur.

Abordant le thème de l’interprétation[78], Kelsen commence par indiquer que, dans toute norme juridique, il y a une certaine indétermination, celle-ci s’avérant nécessaire et irréductible. La réglementation juridique n’est, en définitive, qu’un simple « cadre[79] » se prêtant à diverses possibilités de sens[80].

À partir de là, Kelsen trace une grande distinction entre l’interprétation authentique, en quelque sorte officielle, appelée à faire autorité, effectuée par les organes d’application du droit (c’est-à-dire les organes habilités à édicter des normes juridiques sur la base de normes juridiques supérieures qu’ils sont chargés de mettre en oeuvre) et l’interprétation non authentique opérée par ceux qui ont simplement à « obéir » aux normes juridiques, ainsi que par la science du droit qui étudie les normes juridiques[81]. De cette distinction, il tire la conclusion selon laquelle la vraie interprétation est l’interprétation authentique, qui est une interprétation officielle parce qu’elle crée du droit[82]. Le modèle officiel de la théorie de l’interprétation se trouve ainsi cristallisé autour de l’interprétation authentique.

Interpréter selon cette vue consiste à dégager du texte le sens qu’y a imprimé son auteur, soit le législateur. L’interprétation est « déclarative » et non « constitutive » de sens[83]. L’« intention du législateur », voilà le but et l’objet de l’interprétation[84]. Dès lors, le « syllogisme judiciaire » se traduit en ces termes : « le juge […] “est celui qui réalise et réduit en actes les décisions abstraites de la loi ; à partir d’un fait constaté et d’une règle tenue pour étant applicable à ce fait, il tire la conclusion d’un raisonnement et rend, ainsi, son jugement”[85] ». Le travail du dogmaticien-interprète se résume à l’exégèse[86], et il ne lui reste plus qu’à recourir aux maximes et aux modes de raisonnement exégétiques. Cela peut se comprendre, car tout juriste, « grand » ou « petit », est fondamentalement exégète et fonctionne au moins avec les deux éléments méthodologiques de l’exégèse mis en évidence par le professeur Philippe Rémy : « “aller de la règle aux questions”, sorte de “dialogue entre l’interprète et la loi”, d’une part ; “aller de la règle au système”, l’interprète situant la règle dans le système de droit, d’autre part[87] ».

Relativement aux maximes d’interprétation, il y en existe deux, en dehors de celles qui consistent à affirmer que « l’interprétation cesse lorsqu’un texte est clair » (interpretatio cessat in claris)[88], d’une part, et que « [la] loi cesse là où cessent les motifs » (cessante ratione legis cessat ejus dispositio), d’autre part. Cela dit, rappelons simplement ces deux maximes :

  • Il est interdit de distinguer là où la loi ne distingue pas (ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus). L’interprète n’est pas autorisé à écarter l’application d’un texte conçu en termes généraux. Ainsi, l’article 1421 initial du Code civil français interdisait au mari de donner des immeubles de la communauté sans le consentement de sa femme ; on n’était pas autorisé à limiter l’interdiction aux immeubles de grande valeur et à permettre au mari de donner librement des immeubles de faible valeur. De même, l’interprétation de l’article 2276 du Code civil français (« [e]n fait de meuble, la possession vaut titre »), conçue pour les meubles meublants, a été étendue à tous les meubles ;

  • Les dispositions générales ne dérogent pas aux dispositions spéciales (generalia specialibus non dérogant).

On suppose que deux règles différentes seront susceptibles, d’après leur teneur, d’être appliquées à un même cas, l’une étant générale et l’autre, une règle spéciale, appliquée à l’un des cas relevant de la règle générale. La règle spéciale devra alors être appliquée.

Cette maxime veut limiter le cadre d’action de l’interprétation puisque c’est en considération de la règle générale qu’a été adoptée la règle spéciale : elle constitue donc un régime spécial, c’est-à-dire un régime d’exception. À l’inverse, on est conduit à considérer que les dispositions spéciales dérogent aux dispositions générales (specialia generalibus derogant).

S’agissant des raisonnements[89], au moins trois[90] grands types d’arguments permettent au juriste de la dogmatique classique d’appréhender les significations possibles des normes juridiques qu’il analyse. L’argument a simili, ou analogique, consiste à étendre une règle de droit régissant une situation à des situations semblables. En d’autres termes, il apparaît normal de soumettre aux mêmes règles de droit les rapports qui ne diffèrent que sur des points dont l’existence ne semble pas justifier un traitement différent. L’argument a fortiori, ou à plus forte raison, consiste à étendre une règle à un cas non prévu par l’autorité qui l’a édictée lorsque les raisons sur lesquelles elle est fondée se trouvent dans ce cas avec une force accrue. L’argument a contrario signifie que, pour une règle subordonnée à des conditions déterminées, on en déduit que la règle inverse est applicable lorsque ces conditions ne sont pas remplies.

De ce qui précède, on convient de ce que la nécessité d’interpréter est un décodage du sens de la norme encodée dans un langage peu accessible au profane.

1.2 Le langage de la dogmatique classique

La linguistique juridique est un outil très important pour le juriste. Elle examine en effet « les signes linguistiques que le droit emploie (disons, pour simplifier, les mots, sous le rapport de leur sens et de leur forme) et les énoncés que le droit produit (disons, par exemple, les phrases et les textes, sous le rapport de leur fonction, de leur structure, de leur style, de leur présentation, etc.)[91] ». Cette science s’intéresse, d’une part, au vocabulaire juridique et, d’autre part, au discours juridique.

Si nous restons dans la logique du dogmatisme classique kelsenien, le type de langage[92] ici examiné concernera uniquement le législateur et le juge, à l’exclusion des universitaires[93], même si « la doctrine constitue […] un vecteur essentiel de compréhension du texte juridique[94] » et que, « parmi les juristes, il y a au premier rang les universitaires[95] ». Deux raisons justifient une telle exclusion. Premièrement, Kelsen ne considère pas l’interprétation des normes juridiques que fait la science du droit à travers les universitaires, parce qu’elle n’est pas « authentique », elle n’est pas créatrice de droit. Par conséquent, l’étude du langage du doctrinaire n’a pas d’importance dans la dogmatique classique. Deuxièmement, il est difficile d’avoir un code linguistique commun à tous les doctrinaires. Chacun y va généralement de son style, l’essentiel étant d’être compris.

L’exclusion des universitaires justifiée, il convient de souligner que, si le langage du droit repose sur un fond commun constitué de termes, de formules ou d’énoncés qui sont couramment employés, il se diversifie néanmoins en fonction des émetteurs ou des locuteurs[96]. C’est pourquoi le langage du dogmaticien-législateur (1.2.1) et le langage du dogmaticien-juge (1.2.2) ne sont pas le même.

1.2.1 Le langage du dogmaticien-législateur

La pureté méthodologique de la dogmatique classique induit chez le législateur un langage spécifique certes tant en ce qui concerne sa technique que pour ce qui est de sa généralité, mais qui, au fond, a la principale caractéristique d’être réservée aux initiés. Cest un langage plein de présupposés[97]. Le législateur s’exprime dans un langage d’architecte. La fabrication de la loi, ou « l’art d’écrire la loi[98] », est un chef-d’oeuvre architectural, à l’image des pyramides de l’Égypte ancienne. De la même façon qu’une pyramide se construit par un agencement de pierres taillées sur mesure et placées les unes sur les autres, la loi s’écrit de façon hiérarchique, linéaire et logique, article après article. En effet, comme l’observe le doyen Gérard Cornu, « le législateur s’exprime par articulât. Il émet sa pensée, proposition par proposition, pause après pause, et le principe de cette discipline est : une idée, un article[99] ». Le législateur n’est pas du côté de ceux qui ont l’art d’écrire pour écrire ou qui savent, pour notre plaisir, rédiger n’importe quoi. Il est avec ceux qui ont quelque chose à dire et qui écrivent pour le dire. Les marques de son expression sont la concision et la précision. On a souligné avec raison que, « en législation comme en fait d’adages, l’économie serait tout à la fois le fruit de la sagesse et la loi de l’écriture[100] ». Pour ce faire, le législateur doit « varier le ton populaire et savant, s’élever à des maximes en forme d’adages, renvoyer à la jurisprudence, à la coutume, à la raison, ne dire que l’essentiel au creuset de l’écriture par article[101] ». Cette idée se trouvait déjà chez Portalis quand il énonçait que « [l]’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit ; d’établir des principes féconds en conséquences, et non descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière[102] ». Il s’agit, en effet, pour le législateur, de formuler des règles fixes, impérieuses, catégoriques, qui seront de nature à établir une délimitation certaine des intérêts humains en conflit et à assurer l’ordre nécessaire au développement de la vie sociale. De la sorte, lorsqu’une loi satisfait aux conditions d’abstraction, de généralité, de coercition, de promulgation et de publication, elle entre en vigueur. À partir de cet instant, « nul n’est censé ignorer la loi[103] ». La maxime traduit l’idée d’une connaissance présumée de la loi par tous ceux qui se trouvent sur un territoire donné. Elle interdit, de ce fait, à quiconque de se retrancher derrière son ignorance de la loi pour échapper à ses conséquences ou à ses effets. Le législateur a la certitude d’être compris par tous les destinataires de la loi[104]. L’appréhension matérielle de la loi et sa compréhension intellectuelle ne devraient poser aucun problème pour ces derniers. L’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi n’est pas dans l’ordre des préoccupations du législateur, puisqu’il est de l’essence de la loi, à travers la maxime nemo legem ignorare censetur. Cependant, on a montré depuis longtemps que cet adage tenait à la fois de la présomption et de la fiction. Par conséquent, son sens devait changer à l’époque contemporaine. De l’obligation de connaissance de la loi à la charge du citoyen, la maxime « nul n’est censé ignorer la loi » se trouve transfigurée, et l’on devrait y voir désormais le fondement implicite du droit pour les citoyens à une loi accessible[105] et à une loi intelligible[106]. C’est une véritable limite à la liberté langagière du dogmaticien-législateur.

En réalité, « la loi doit être intelligible parce qu’elle doit être accessible[107] ». L’obscurité des lois rend le droit imprévisible, en fait un instrument de l’arbitraire, indulgent envers les habiles et les puissants, impitoyables envers les faibles et les maladroits, une source permanente de conflits[108]. Une loi inintelligible est « une mascarade juridique[109] ». Seule la loi claire, simple, limpide, transparente, compréhensible par tous peut être respectée, devenir efficace et assurer ce que l’on peut attendre du droit[110]. La loi intelligible est celle qui est accessible à un citoyen doté d’une intelligence moyenne[111].

Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme[112] et du Conseil constitutionnel[113] français ont fait de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi un principe fondamental de droit contemporain, ce qui a permis d’invalider les lois qui ne le respectent pas, et ce, parce qu’elles sont inintelligibles. Ces décisions ont suscité une abondante doctrine, presque toujours approbative[114]. Il convient donc pour le législateur de simplifier la rédaction des textes, d’alléger les dispositifs, de revenir à l’énoncé de principes généraux, le cas échéant, assortis d’exceptions[115]. Dans son travail, il doit toujours rechercher la clarté et la brièveté, celles-ci étant les deux qualités essentielles de la loi[116].

Cette recherche des qualités de la loi peut contribuer à rendre moins hermétique le langage du juge.

1.2.2 Le langage du dogmaticien-juge

L’obligation du juge, on le sait, est de trancher les litiges en appliquant les règles de droit. Pour le faire, il emploie un langage particulier[117]. Dans la logique de la dogmatique classique, ce langage judiciaire est stéréotypé, fixé à l’avance par le législateur et caractérisé par la contrainte ; aucune marge de manoeuvre n’est accordée au juge qui n’est que « la bouche de la loi ». Il en est ainsi de sa manière de raisonner, ou même de conduire les débats à l’audience jusqu’au prononcé de la décision. Qui observe le juriste au travail peut constater que, le plus généralement, son raisonnement se développe à l’intérieur d’un champ restreint. C’est la garde d’un enfant dont les parents se sont séparés dans telles conditions. C’est la formation d’un contrat particulier de droit privé qui a été troublée de telle façon… Au seuil, il y a donc, d’abord, des distinctions. Elles sont multiples et enchevêtrées. Le droit public se distingue du droit privé, le droit civil du droit commercial, le droit des contrats du droit de la responsabilité délictuelle, le droit du contrat de vente de celui du louage de choses, la formation de l’exécution du contrat… Ces divisions isolent des domaines de pertinence, des unités configurées pour la connaissance. Chacune dessine un cercle à l’intérieur duquel la pensée peut se déployer sans craindre de sortir de son propos ou de perdre ses repères et ses fondements[118].

Le juge raisonne dès lors dans un langage d’ordre[119], de hiérarchie, de distinction[120], de classification[121] ou de catégorisation[122], fixé par le législateur[123]. Comme l’observe à juste titre la doctrine, « c’est une pensée rangée, opérant généralement par boîtiers préfabriqués, que l’on actionne à des fins pratiques commandant in fine la solution d’un problème concret[124] ». Le juge se contente alors de respecter les cadres préétablis, les « boîtiers existants[125] ». Ainsi, « [i]l éprouve une sorte d’insécurité cognitive, et manifeste une suspicion sapientielle, face à toute démarche qui lui demande d’aller au-delà des catégories analytiques clairement établies, de penser autrement[126]. » Suivant un même ordre d’idées, le législateur penche en faveur de l’application de normes rigides, de l’utilisation de concepts clairs et de notions précises et dont le sens ne donne pas lieu, a priori, à la discussion ou à l’interprétation[127]. Il n’y a pas de place pour les notions « sui generis », les notions « standards », les notions « flexibles », « souples », les notions « cadres », les concepts « mous » ou encore les concepts « vagues » ou « ouverts »[128].

La qualification juridique, par exemple, est une opération symptomatique du langage judiciaire relativement au raisonnement. Qualifier consiste à coller une étiquette juridique à un fait précis ou à une situation donnée[129]. Dans la dogmatique classique, les catégories et les mots sont connus : un bien ne peut être qu’un meuble ou un immeuble ; un acte ne peut être que sous seing privé ou authentique ; une action en justice ne peut être que personnelle ou réelle ; une infraction ne peut être qu’un crime, un délit ou une contravention ; un enfant ne peut être que légitime, naturel ou adoptif ; un mariage ne peut être que monogamique ou polygamique ; un contrat ne peut être que nommé ou innommé ; un créancier ne peut être que chirographaire ou muni d’une sûreté ; une sûreté ne peut être que réelle ou personnelle ; l’hypothèque ne peut être que conventionnelle ou forcée, etc.

Quant au langage de la conduite des débats à l’audience et de la rédaction d’une décision, mis à part les langues officielles consignées dans la constitution et qui ne sont pas toujours comprises par la majorité de la population, notamment en Afrique[130], il faut reconnaître qu’il est généralement réservé aux « personnes de l’art », aux initiés. C’est ainsi que l’on peut observer que le langage judiciaire se caractérise par : l’emploi considérable d’expressions latines comme pretium doloris, lucrum cessans, in limine litis, penitus extranei, fraux omnia corrumpit, in bonis, ultra petita ; le recours à des locutions surannées ou archaïques telles que « agissant poursuites et diligences de » (représenté par), « jugement querellé ou entrepris » (jugement attaqué ou contesté), « condamne en tous les dépens » (condamne aux dépens) ; l’emploi d’expressions peu intelligibles ou ambiguës comme « attendu que », « le sieur X », « aux torts et griefs »[131].

Ainsi, dans son travail quotidien, le juriste évite le vertige qui pourrait et devrait le saisir à l’occasion d’une question juridique, en raisonnant comme s’il disposait de points d’arrêt incontestables, venus de l’extérieur. Il ne reçoit une question comme juridique qu’à condition d’y trouver un renvoi aux dispositions légales et aux notions, aux qualifications, aux principes juridiques consacrés. La question est juridique parce qu’elle va avec le voile derrière lequel se dissimule sa profondeur. Chaque fois, les dispositions, les notions, les qualifications, les principes sont retravaillés, interprétés, nuancés, limités, à l’aune de la raison d’être qui leur est donnée, ou peut l’être. Dans cet exercice, le juriste choisit lui-même le point auquel, compte tenu de sa fonction, de sa culture, de sa formation ou de son objectif, il décide d’arrêter la recherche de la question véritable[132].

Compte tenu de tout ce qui précède, la définition du juriste selon la dogmatique classique est simple et la démarche dépouillée de toute « impureté ». Cela explique pourquoi c’est un signe d’indiscipline et de prétention chez le jeune apprenant ou le jeune chercheur en droit que le refus de passer par le baptême moulant, par la forge et même par le puissant marqueur identitaire que constitue la dogmatique juridique classique[133]. Cependant, de nos jours, « l’exclusivité de la méthode dogmatique n’est plus tenable[134] », « [l]e véritable souci de réalisme conduit donc, en dépit de tous les réductionnismes inspirés par les idéaux de pureté méthodologique, à s’accommoder de ces glissements constants de plan et à en proposer une théorie qui puisse en élucider les logiques sous-jacentes[135] ».

Les transformations du droit partout au monde amènent les systèmes juridiques de différents pays, comme la France et les États-Unis, à recourir au pluralisme des méthodes[136]. La tendance semble même irréversible. Pour le juriste de la dogmatique classique, il faut donc changer radicalement de perspective analytique, et, sans cesser d’être positiviste « normativiste », intégrer résolument le terrain de la dogmatique éthique[137].

2 Le juriste de la dogmatique éthique

L’humanité doit être l’horizon indépassable du juriste. Ce dernier doit cultiver dans l’exercice de la dogmatique, le sens de l’éthique, par un recours constant à des disciplines telles que la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la culture ou la biologie, bref, mobiliser tous les outils pouvant lui permettre de mieux éclairer et défendre les valeurs poursuivies par la règle de droit dans une société donnée[138]. Il s’agit d’apporter une réponse au problème « le plus fondamental pour la science du droit contemporaine[139] » qui consiste à se demander si le juriste doit être animé d’une éthique humaniste dans l’exercice de son travail. On souligne très souvent qu’il semble que « la définition du métier du juriste soit plus liée à un rapport technique et méthodologique au droit qu’à un rapport axiologique […] le droit […] ne serait pas en tant que tel axiologiquement marqué : il serait neutre. Le droit n’aurait pas pour ontologie la droiture morale, ce qui est “droit”, bon, juste[140]. » En ce sens, la question du rapport entre méthodologie juridique et éthique se résout par l’exclusion de l’éthique au nom d’une prétendue neutralité axiologique. Pourtant, « il se trouve que le droit interpelle davantage la conscience que la science, parce qu’en cette période de crise du droit, plus fondamentale qu’à l’ordinaire, il a besoin de déterminer ses valeurs, il appelle une remise en ordre, une reconstruction de sens [… ] il a besoin de repères, de balises et de phares[141] ». Dès lors, celui qui aborde le droit au travers de la dogmatique, avec une axiologie, est un « bon juriste », un juriste « véritable », un juriste complet[142]. Le métier du juriste en tant qu’oeuvre sociale est caractérisé ontologiquement par l’adhésion à un code de valeurs, à un engagement idéologique. Cela se comprend aisément, car l’éthique est la science de la morale et des moeurs. C’est une discipline philosophique qui réfléchit sur les finalités, sur les valeurs de l’existence et sur la notion de « bien ». Étymologiquement, le mot « éthique » est un synonyme d’origine grecque de « morale ». Toutefois, contrairement à la morale stricto sensu, qui est un ensemble de règles ou de lois ayant un caractère universel, irréductible, voire éternel, l’éthique s’attache aux valeurs et se détermine de manière relative dans le temps et dans l’espace, en fonction de la communauté humaine à laquelle elle s’intéresse. Dans le champ juridique, la traditionnelle dichotomie qui existe en philosophie entre éthique théorique et éthique appliquée est diluée parce que le juriste cumule les deux espèces tant dans l’élaboration que dans l’application de la règle de droit[143].

Ainsi compris, le discours sur la dogmatique éthique nécessite de présenter ses données épistémologiques (2.1) et ses données empiriques (2.2).

2.1 Les données épistémologiques de la dogmatique éthique

La dogmatique éthique, emblème du syncrétisme ou pluralisme méthodologique, est la traduction contemporaine de l’ensemble des outils mobilisables dans l’étude du droit, toujours en perpétuelle transformation. C’est l’outil par excellence de la pensée juridique complexe qui rompt avec le monolithisme presque « théologique[144] » présenté dans l’ouvrage de Kelsen, Théorie pure du droit. Cette rupture épistémologique est rendue nécessaire par les avantages reconnus à la partialité axiologique (2.1.2) après les multiples critiques de la neutralité axiologique (2.1.1).

2.1.1 Les critiques de la neutralité axiologique

La neutralité axiologique de la science du droit signifie que le juriste dans sa démarche de dogmaticien ne doit pas s’intéresser aux valeurs contenues ou défendues par la norme juridique, qu’il ne doit pas porter intérêt aux finalités du droit, qu’il ne doit pas chercher à savoir si une règle de droit est bonne ou mauvaise, mais simplement se rassurer qu’une norme est créée en conformité avec la norme supérieure[145]. Dans son ouvrage intitulé Théorie pure du droit, Kelsen induit ainsi pour l’essentiel une approche formaliste[146] du droit, approche qui évite au juriste de se mêler des questions de fond et de substance des normes pour s’en tenir aux questions de forme, de technique[147]. La réflexion juridique qui en découle est amputée d’une part importante de l’analyse du droit : son application, sa pratique[148]. En séparant les normes de leur contenu, en leur reconnaissant une existence juridique indépendamment de tout jugement de valeur, elle conduit à « détacher le droit de la société nourricière[149] » et s’installe, en définitive, « à côté du droit » et du raisonnement juridique[150].

Cette présentation « caricaturale[151] » de la science du droit dans la doctrine normativiste « conduit au fétichisme de la règle[152] » et cantonne finalement les juristes dans un rôle de rempart « contre les sollicitations du réel » ou d’étendard « pour défendre le droit au ronronnement intellectuel[153] ». Sous l’influence même de ses présupposés méthodologiques et ontologiques relatifs au droit, cette notion de science du droit a tellement absolutisé le dogme selon lequel le droit serait, par essence, positif, qu’elle a en quelque sorte négligé et nié la part des sources extralégales du droit, qu’elle tient pour des origines extrajuridiques. Elle s’est en quelque sorte enfermée dans son piège et a feint d’ignorer que la réalité spécifique du droit est d’être une activité autant spéculative que normative, autant rationnelle et axiologique que pratique et prescriptive[154]. En réalité, « le souci de fonder une science juridique pure rabougrit considérablement, et inutilement, l’office du juriste, et en particulier du juriste savant[155] ».

On se demande comment le maître autrichien a pu élaborer une théorie axiologiquement neutre après avoir reconnu dans des travaux[156] antérieurs l’importance des valeurs et des finalités qui sous-tendent les normes et les techniques juridiques[157]. Sans doute cela relevait d’un tour de passe-passe pour mieux « purifier[158] » la doctrine de l’étude du droit qu’il construisait.

Cependant, une certitude se dégage, c’est qu’« il est impossible de rendre compte entièrement du droit en le considérant uniquement pour lui-même, dans sa pure positivité, sans tenir compte de ses conditions de possibilité que sont la politique et la morale[159] ». Parce que, « [l]a science du droit ne saurait en effet se désintéresser des processus sociaux et politiques de production et d’application du droit, sauf à sombrer dans un formalisme desséchant, ignorant tout des enjeux dont la norme juridique est porteuse[160] ». C’est dire que la dogmatique nourrie à la sève de la théorie pure du droit ne peut se justifier, et défendre un droit à sa légitimité, que dans une société devenue pleinement et définitivement un État de droit libéral, démocratique, constitutionnel, social, bref une société parfaite, un paradis sur terre[161]. Une telle utopie explique pourquoi le doyen Georges Ripert, au milieu du xxe siècle, invitait déjà le juriste à sortir de la « zone glacée d’un droit pur » pour rechercher « les véritables motifs de la règle, les intérêts qu’elle satisfait, les passions qui l’inspirent, la résistance qui s’est manifestée, la lutte qu’il a fallu soutenir[162] ». L’éminent auteur prônait ainsi la partialité axiologique.

2.1.2 Les avantages de la partialité axiologique

La science du droit prétend à une impartialité certaine dans l’exercice de sa fonction cognitive du droit. Cependant, comment ne pas prendre parti en droit, alors que le droit, dans sa détermination vivante, s’est toujours entièrement construit à partir des conflits, des controverses, des argumentations sur le fond du droit ? Le droit n’a progressé que parce que ceux qui l’élaboraient en l’interprétant ou le déterminant y ont introduit leur propre conception du juste, de l’opportun ou du convenable[163]. Il semble évident qu’il n’y a pas d’investissement dans le travail juridique savant sans choix éthique, axiologique, moral. Aucun juriste, dans le cheminement de sa carrière, n’échappe à l’interrogation de la place des considérations jugées a priori « extrajuridiques » dans l’accomplissement de sa tâche : qu’il les assume ou qu’il les rejette, il fait un choix qui n’est pas uniquement méthodologique ou épistémologique, mais bel et bien axiologique[164].

Ainsi, « [l]e juriste ne peut se dérober à l’obligation de prendre parti sur le fait qui a provoqué ou provoque l’intervention de la loi ; il ne peut se dispenser de choisir parmi les buts dont la réalisation peut être poursuivie. Le jugement de valeur est une étape décisive de la réflexion juridique[165]. » Toute activité sociale, y compris l’activité juridique, ne saurait, du fait qu’elle est une action orientée vers un but, être comprise sans tenir compte de la finalité. Le but est une partie intégrante de toute activité, de sorte qu’une science sociale doit le prendre en considération sous peine de caricaturer la science. C’est justement en faisant entrer en ligne de compte la finalité qu’il est possible d’expliquer les tensions ou les conflits qui peuvent surgir au sein de l’activité juridique, qu’il s’agisse d’une tension entre un système de droit positif et un autre ou d’un conflit à l’intérieur d’un même système quand la législation contredit la finalité du droit. On ne peut, lorsqu’on est juriste, se permettre d’être un pur normativiste dans un environnement social où le droit est encore fortement « saisi » par le politique, un contexte où le respect de la culture du droit est encore à construire. Dans un tel contexte, une dogmatique d’explication, d’éclairage ne saurait suffire au juriste pour se sentir quitte de ce que la société attend de lui : il faut nécessairement aller vers une dogmatique de discussion et d’évaluation de la qualité intrinsèque du contenu substantiel des normes produites en vigueur. Dès lors, par le référent éthique, la dogmatique juridique devient un instrument constant de recherche de la qualité du système juridique[166]. À une époque où l’on vit au rythme d’une certaine religion des droits de la personne et de l’État de droit, qui peut se targuer de ne pas en être un fidèle ou, tout au moins, de ne pas lui rendre un culte à l’occasion même dans le contexte d’une réflexion dite scientifique sur le droit ? Voilà ce que s’est demandé Étienne Picard[167].

Le droit positif a déjà démontré depuis longtemps que seule une réelle dogmatique éthique pouvait donner un peu d’humanisme aux normes juridiques[168]. L’article 1135[169] du Code civil français invite explicitement le magistrat à juger en considération de l’équité ou des usages, et ce, afin de compléter la règle de droit ou la volonté des parties. C’est ainsi qu’il a pu mettre une obligation de sécurité à la charge du transporteur de personnes ou imposer une obligation de renseignement à certains contractants. D’autres textes, par exemple, en droit pénal, en droit administratif, en droit de la famille ou en droit international, contiennent des dispositions axiologiquement marquées. Ainsi, comment appréhender les notions de « raisonnable[170] », de « légitime[171] », d’« ordre public » tant en droit interne qu’en droit international privé[172], de « clauses constitutionnelles non révisables[173] », si ce n’est par une considération axiologique ? Même dans sa démarche habituelle, le législateur n’a jamais adhéré aveuglément au code méthodologique de la dogmatique classique. En choisissant de raisonner selon un ordre, entendu comme une opération de rangement, de classification, le législateur « traduit les principes fondamentaux qui gouvernent le système, et, finalement, la hiérarchie des valeurs. L’ordre, ainsi choisi par le législateur, n’est pas neutre, il n’est généralement pas “naturel”, il a été construit[174]. » Lorsque le législateur se préoccupe de l’ordre, il est toujours guidé « par une raison particulière, une raison forte […] C’est cette raison qu’il faut rechercher, derrière les critères de rangement et leur hiérarchie, car seule la découverte de cette raison permet de s’approprier véritablement, de comprendre la règle[175] ».

Cependant, à cette analyse se greffe un problème épistémologique majeur : comment connaître les valeurs à la base du jugement juridique ? Appartiennent-elles à une réalité préétablie ou bien à un milieu social formé et conçu par les individus et les groupes sociaux ? En réponse à ces questions, les fondements philosophiques sont diversifiés[176]. Néanmoins, une partie de la doctrine dont le point de vue peut être acceptable relève ceci :

Les valeurs découlent par conséquent des prises de position des individus par rapport à certains états de choses sociaux. Elles se soumettent aux conceptions et aux formes de vie sociales prépondérantes à une certaine époque. Ce sont donc les individus et les groupes sociaux qui créent les valeurs et les insèrent dans leurs institutions. Ce sont aussi eux qui font usage de ces valeurs en leur attribuant force et signification en tant que fins et raisons de l’action humaine[177].

De la sorte, pour connaître la valeur morale des règles que l’on suit, il est nécessaire de remonter aux principes dont elles découlent, et selon lesquels se juge précisément leur validité. Cette participation du sujet à la réflexion éthique interdit donc la séparation des rôles, de la connaissance et de la pratique, du théoricien et du praticien. Comme la distinction du pratique et du théorique ne peut plus valoir, la connaissance n’est plus théorie, c’est-à-dire l’étude abstraite de modèles d’une réalité extérieure, mais immédiatement pratique en elle-même, engagée dans la concrétude, ou concrétisation, de ce qu’elle étudie. C’est donc nécessairement une connaissance pratique, concrète, quoiqu’elle ne soit pas étrangère à la pensée réflexive qui caractérise l’éthique.

Suivant ce raisonnement, une autre préoccupation surgit : comment faire pour éviter l’arbitraire du juriste dans son jugement, afin que l’éthique subjective ne l’emporte pas sur l’éthique objective ? Pour y répondre, la doctrine pense que le juriste doit adopter par rapport aux valeurs « une position tout à fait relativiste […] les valeurs font l’objet d’un choix moral et politique dépendant du milieu culturel d’une société donnée. Les valeurs sont historiquement contingentes. Cela ne signifie pas du tout que ce choix est arbitraire et qu’il n’obéit pas à des tendances émancipatrices en société[178]. » L’éthique mobilisable dans le travail du juriste est une éthique objective, celle de la finalité de la règle de droit, et non une éthique subjective, celle du juriste lui-même, bien qu’il ne soit pas exclu que les deux formes puissent parfois coïncider.

Ce substrat de la partialité axiologique peut se trouver enfoui dans la redéfinition de la validité normative et dans la cohérence philosophique du système juridique. Qui ne voit alors se profiler à l’horizon les données empiriques de la dogmatique éthique ?

2.2 Les données empiriques de la dogmatique éthique

Les transformations contemporaines de la régulation juridique ont fait perdre au droit moderne kelsennien les attributs de systématicité, de généralité et de stabilité qui le caractérisaient. L’ordonnancement juridique a subi de redoutables secousses en raison de la prolifération anarchique des règles qui a rendu plus flous les contours de l’ordre juridique, sapé sa cohésion et perturbé sa structure. Le droit apparaît comme le produit d’un rapport de force politique et social contingent. La rationalité juridique ne se présume plus, car la norme est désormais passée au crible de l’efficacité, qui devient la condition et la caution de sa légitimité[179].

C’est dans cette logique que nous prendrons quelques exemples concrets permettant de mettre en valeur la place de la dogmatique éthique dans le raisonnement juridique contemporain. Les deux axes principaux de la pensée du maître autrichien seront ainsi mis à l’épreuve, notamment la validité normative et la cohérence du système juridique. À la monolithique validité formelle légaliste, nous opposerons, avec François Ost et Michel van de Kerchove[180], une validité tridimensionnelle (2.2.1). À la simple cohérence linéaire, verticale du système juridique, nous ajouterons une cohérence philosophique, axiologique, réticulaire, toujours apte à rendre compte du mouvement dialectique du droit (2.2.2).

2.2.1 La validité tridimensionnelle

La question de la validité des normes[181] juridiques est sans doute une des plus centrales, à la fois hautement spéculative et résolument pratique, auxquelles théoriciens et praticiens du droit doivent faire face[182]. Elle est la « véritable pierre de touche de la pensée juridique[183] », l’instrument « absolument irremplaçable pour caractériser le phénomène juridique[184] ». Même si toute définition de la validité est difficile parce qu’elle varie en fonction des écoles[185], on peut globalement comprendre la validité comme la qualité qui s’attache à la norme dont on a reconnu qu’elle satisfait aux conditions requises pour produire les effets juridiques que ses auteurs lui attribuent. Contrairement aux tentatives récurrentes de la pensée juridique de privilégier un critère exclusif et homogène de validité, nous défendons une thèse résolument plurielle et interactive de la validité. Le modèle de référence du droit valide ne doit plus alors être recherché dans la règle générale et abstraite, mais dans la solution d’espèce qu’expliquent les circonstances particulières de la cause[186].

En effet, la validité d’une norme peut être établie par référence à trois critères distincts qui sont comme trois catégories transcendantales permettant de saisir l’expérience juridique : la validité formelle[187], ou encore légale ou systémique (relative à un ordre juridique donné), la validité empirique (relative aux attitudes, aux comportements, aux représentations des autorités et des sujets de droit)[188] la validité axiologique (relative à des valeurs métapositives)[189]. De ces trois critères de validité, la validité axiologique est le point focal de notre démonstration, mais elle ne peut opérer seule. Comme le disent si bien François Ost et Michel van de Kerchove, « [i]l ne suffit pas, en effet, de considérer que la validité résulte de l’addition à un brevet de légalité d’une certaine dose d’effectivité et de légitimité, mais de comprendre qu’il est impossible de mettre en oeuvre chacun des trois critères considérés isolément sans mobiliser implicitement ou explicitement les deux autres[190] ». Ainsi, les rapports entre les trois critères de la validité (légalité, effectivité, légitimité) ne sont pas en juxtaposition, mais en interaction[191]. C’est « la validité en réseau[192] ».

Pour démontrer cette récursivité des critères de la validité, François Ost et Michel van de Kerchove s’appuient sur trois exemples, qu’il nous paraît important de reprendre, relativement aux justifications des revirements de jurisprudence, au fondement des normes auxquelles on ne peut déroger au sein des constitutions et au sens des notions à géométrie variable en matière contractuelle.

Sur les justifications des revirements de jurisprudence, un conseiller à la Cour de cassation, M. Meeus écrit que « les trois cas [pour le revirement] correspondent aux trois critères de validité : l’erreur de droit manifeste, critère de légalité ; la paix judiciaire n’est pas réalisée, critère d’effectivité ; les circonstances ont changé, critère de légitimité[193] ».

Sur les normes auxquelles on ne peut déroger (comme la forme de l’État qui ne peut être révisée)[194] contenues dans plusieurs constitutions démocratiques, il s’agit de la reconnaissance explicite de ce que le droit positif ne peut pas présenter n’importe quel contenu sans cesser d’être du droit, et que, au moins sur ces questions essentielles, la légalité est subordonnée à la légitimité. Cela traduit l’idée selon laquelle en régime démocratique des limites substantielles, inspirées par le souci de préserver les valeurs fondatrices de l’ordre politique, encadrent le libre jeu des initiatives parlementaires et des mouvements d’opinion[195].

Sur les notions juridiques à géométrie variable en matière contractuelle, comme l’ordre public, les bonnes moeurs, la bonne foi ou les délais raisonnables, on doit observer que, derrière cette mécanique formelle, ce sont bel et bien des conceptions substantielles de légitimité (le recours aux valeurs) variables dans le temps et l’espace qui se font valoir. Il s’agit de se livrer à une appréciation de la légitimité du contrat au regard des valeurs protégées par l’ordre public[196]. Le droit contemporain de la consommation va dans ce sens.

À ces exemples, on peut ajouter le rôle de l’exception d’ordre public en droit international privé qui constitue une espèce de test de validation pour la loi étrangère. Si elle heurte les valeurs défendues dans l’État du for, elle sera évincée et la lex fori trouvera à s’appliquer. La loi étrangère n’est donc valide axiologiquement en droit international privé que si elle est conforme aux valeurs fondamentales du for. C’est une forme de cohérence non plus simplement formelle, mais avant tout philosophique.

2.2.2 La cohérence philosophique

La cohérence philosophique, ou macrocohérence, du système juridique postule que la compréhension des normes d’origines diverses qui réglementent la vie au sein d’un espace juridique doit se faire par référence à une ligne directrice qui guide le législateur dans la défense des valeurs qu’il entend promouvoir pour le bonheur des destinataires de la règle de droit. La cohérence du système juridique ne s’appréciera plus par simple confrontation entre chacune des normes et la norme fondamentale, mais surtout par confrontation entre les valeurs poursuivies et défendues par le législateur. De la sorte, « [u]ne foule de règles dispersées […] récupèrent leur unité ou leur “complémentarité”, en même temps que leur exacte portée, quand on les lit à la lumière de telle idée qui leur est commune et à laquelle elles sont ordonnées[197] ». C’est dans cette logique qu’en d’autres circonstances nous avons démontré, par exemple, que dans le système juridique camerounais on ne pouvait se contenter d’une simple cohérence formelle sans y percevoir des contradictions, et que seule la cohérence philosophique pouvait nous fournir les clés de compréhension d’un ordre juridique aussi complexe[198]. Deux exemples, notamment le droit de la famille et le droit pénal, nous avaient servi d’illustrations pour analyser les règles de droit à l’aune de la politique législative du Cameroun[199].

La mobilisation du référent éthique, notamment l’« éthique du résultat raisonnable ou de l’effet raisonnable[200] », en vue d’obtenir une cohérence philosophique permet au dogmaticien de privilégier parmi la pluralité des effets plausibles de la règle ceux qui le sont davantage au regard du contexte. Le résultat de son application est le baromètre de la « vérité » de la règle, soit le test de sa légitimité. Le référent éthique prend généralement appui sur la culture, plus précisément la diversité culturelle. La cohérence philosophique apparaît ainsi comme la traduction d’un certain culturalisme, toujours relatif.

En se fondant sur cette conception de la cohérence (philosophique), la Cour européenne des droits de l’homme, en « réécrivant » le droit qui est dans la Convention européenne des droits de l’homme[201], a créé la « marge nationale d’appréciation[202] » et le « principe de proportionnalité[203] ».

La « marge nationale d’appréciation », expression jurisprudentielle[204] du principe de subsidiarité de la Convention européenne des droits de l’homme, confère aux États un pouvoir discrétionnaire dans la mise en oeuvre des limitations aux droits protégés et marque a priori le contrôle européen du sceau de la retenue judiciaire. Toute la dialectique du contrôle du juge européen réside dans le souci de faire place à l’autonomie nationale, tout en préservant le droit commun, et se résume dans la notion de « marge d’appréciation » qui vient définir le rapport de compatibilité devant exister entre les mesures nationales et la norme conventionnelle. Le juge européen prend acte de ce que les autorités nationales ont la meilleure connaissance des circonstances et des conditions locales d’application de la convention visée et constate que, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu des exigences de l’ordre public et la nécessité d’une restriction à une liberté[205]. La notion de « marge nationale d’appréciation » sous-tend finalement les deux processus d’internationalisation du droit : que l’on parte du droit interne ou du droit international, elle exprime une tension de l’un à l’autre et cette tension permet de respecter un certain pluralisme. Elle « implique ouvertement une rupture avec la conception traditionnelle, unifiée et strictement hiérarchisée de l’ordre juridique[206] » et procède à une « “renationalisation” du droit[207] ».

Cependant, la « marge nationale d’appréciation » des États ne saurait être illimitée, et le juge européen affirme son aptitude à en contrôler l’étendue. La Cour européenne recherche si l’ingérence est proportionnée au but légitime poursuivi et vérifie alors qu’un juste équilibre a été ménagé entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. Le « principe de proportionnalité », qui traduit une exigence d’adéquation entre un objectif légitime et les moyens utilisés pour l’atteindre, se situe donc au coeur de la « marge nationale d’appréciation ». Selon qu’elle énonce plus ou moins strictement la condition de proportionnalité, la Cour européenne module l’intensité de son contrôle et, en conséquence, fait varier l’étendue de la marge d’appréciation de l’État[208]. Ce faisant, elle confirme la vue de Paul Roubier quand il écrit que « les hommes ont une foi ardente dans l’existence de la justice, et leur coeur ne se résignera jamais à un divorce entre ce qui est juste et ce qui est juridique[209] ».

Conclusion

Il ressort de notre étude que la définition du juriste passe par la redéfinition de la dogmatique juridique. La figure du juriste contemporain n’est plus celle d’un personnage confinée dans une dogmatique classique au sens kelsennien, mais de celui qui a conscience de son rôle dans la société. La science juridique n’est-elle pas celle de l’organisation des individus en société ?

La méthode exposée par Kelsen dans son ouvrage Théorie pure du droit, simpliste, monolithique, linéaire, ne peut plus rendre compte à elle seule de la complexité du droit à l’heure de la postmodernité dictée par les multiples transformations de la régulation juridique. On peut donc comprendre Afl Ross quand il écrit que, dans ses études détaillées, il a fait une curieuse découverte qu’il nomme « la loi tragique de la méthodologie de la théorie pure du droit […], plus on trouve de rigueur logique dans le développement d’une théorie moniste, d’autant moins elle se manifeste capable de saisir la réalité et de servir de fondement d’une science du droit[210] ».

Le recours à la dogmatique éthique par l’entremise du syncrétisme méthodologique permet d’avoir un « véritable » juriste, un juriste accompli, celui dont la responsabilité ne sera jamais engagée pour n’avoir pas compris que, en sa qualité de dogmaticien, il doit admettre que l’humanité demeure l’horizon indépassable de son métier. Comme l’a si bien résumé le professeur Alain Didier Olinga, « [l]e juriste est, en somme, à la fois un technicien, dépositaire d’une certaine manière de saisir l’objet juridique, le possesseur d’une expertise qui peut être vendue […] et le vigile des évolutions systémiques affectant l’ordre juridique dans ses rapports avec l’ordre social global, pour le progrès de sa communauté et de l’humanité en général[211] ». Le syncrétisme méthodologique est un savant mélange de dogmatique classique et de dogmatique éthique qui peut fournir à la science du droit une définition du juriste. Nous pouvons le dire désormais sans trop de crainte : « le juriste est l’adepte d’un code méthodologique ; toutefois, tel que nous ne pouvons ne pas le concevoir, il est nécessairement le serviteur d’une éthique humaniste ; pour concilier rigueur méthodologique et impératif humaniste, le juriste doit être le défenseur permanent d’une dogmatique éthique[212]. »

Cependant, il faut interroger les paradigmes qui servent de fondements à ce syncrétisme méthodologique, pour comprendre comment ils peuvent s’articuler véritablement dans l’optique de la pensée juridique complexe. C’est tout le problème d’un nécessaire syncrétisme paradigmatique, alliant la « pyramide » et « le réseau ».