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Imaginer que le silence puisse trouver sa place dans les prétoires n’est pas aussi incongru qu’une première vue de l’esprit le laisserait penser. Certes, le procès pénal est sans doute le plus évocateur, que l’on parle du silence de la victime, de celui des prévenus ou de ceux auxquels la loi demande de rendre leur jugement en fonction de leur intime conviction. En matière pénale, les parties mises en cause se sont vu reconnaître le droit de ne pas s’auto-incriminer. Cette garantie relève du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[1], et bien que le droit de se taire ne soit pas mentionné expressément par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[2], la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère qu’il fait partie du droit au procès équitable[3]. Selon l’expression employée par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), le droit communautaire « n’impose pas le respect du droit de ne pas témoigner contre soi-même dans une procédure civile[4] ». Et pourtant, ce dont on ne peut parler, il faut le taire[5], certaines choses ne peuvent être dites mais seulement montrées. Le procès civil n’en demeure pas moins l’affaire des parties qui introduisent l’instance[6]. Elles peuvent y mettre fin avant qu’elle s’éteigne par l’effet d’un jugement ou en vertu de la loi[7]. Le procès, quel que soit son objet, « produit du droit, modifie le droit, détruit du droit[8] » et, selon certains auteurs, caractérise le rapport de droit entre les parties, rapport auquel le juge est étranger[9].

En droit français, on doit à Vizioz[10] l’idée selon laquelle le procès est un lien d’instance, instance qui serait elle-même la traduction juridique du procès avec un ensemble d’actes processuels, actes de procédure et actes judiciaires, réalisés au cours de ce procès[11]. Parce qu’elle « est la chose des parties », l’instance, et plus précisément son déroulement, semblerait donc difficilement s’accommoder du silence. L’instance contentieuse et le procès qui l’abrite constituent ce lieu temporel où l’on vient faire reconnaître par le juge les droits subjectifs qui sont les siens, ou plus encore leur violation, et où celui à qui cette méconnaissance des droits est opposée est en mesure d’organiser sa défense. Pourtant, c’est bien au travers de ses différentes manifestations que le silence prend toute sa place dans le procès civil. Qu’il s’agisse pour un plaideur de ne pas révéler ce qu’il sait contrairement à ce qu’il devrait être ou de ne pas opposer un démenti à l’affirmation d’un fait par la partie adversaire, voire encore de ne pas répondre aux questions d’un juge, le silence trouve là son expression la plus commune, dans le procès civil. « Et cependant quelque chose règne en silence[12]… » La définition du silence n’est pas unique. Entendu dans un sens commun, le silence est le fait de ne pas parler et conduit celui qui s’en prévaut à se taire ; il est aussi le fait de ne pas exprimer son opinion, de ne pas répondre, de ne pas divulguer ce qui est secret. En ce sens, il traduit l’attitude d’une personne qui ne veut ou ne peut s’exprimer. Sur le plan juridique, le silence se décline de différentes manières. Ainsi, en matière civile, le silence traduit un défaut de réponse à une offre qui peut, selon les circonstances, valoir acceptation ou refus de celle-ci. En matière de preuve, le silence peut être entendu comme le fait pour le destinataire d’une lettre de pas opposer de démenti à l’affirmation d’un fait contenu dans cette lettre ; en matière de droit administratif, le silence traduit l’absence de réponse de l’Administration à une requête dont elle a été saisie et qui peut être assimilée à une décision dite tacite ou implicite de rejet ou d’acceptation[13]. En matière de procédure civile, la frontière entre les différentes manifestations du silence et des concepts tels que l’inaction, l’absence de diligence ou l’acquiescement est questionnée. Ainsi, l’inaction des parties dans la conduite de l’instance durant deux ans est sanctionnée par la péremption d’instance[14]. Une interprétation extensive de la notion de silence autorise à soutenir l’idée que s’abstenir d’agir là où la loi l’autorise, ou de ne pas accomplir, par exemple, les diligences procédurales qui incombent aux parties, est une manifestation parmi d’autres du silence à laquelle la loi attache des effets juridiques. L’abstention est une modalité parmi d’autres du refus de s’exprimer au travers de certains mécanismes de droit. Ainsi, lorsqu’une partie acquiesce au jugement, le silence ne peut être a priori totalement occulté, notamment si une partie renonce à exercer une voie de recours. La principale difficulté est de définir le silence à partir de critères déterminés. Le silence n’est pas un, mais s’exprime de différentes manières. Le procès civil est aussi un jeu d’acteurs dès lors que les parties ont introduit l’instance ; et sur la scène du procès, force est de constater que le silence peut emprunter les formes les plus diverses, y compris l’abstention ou l’impossibilité d’agir ; cela nous autorise à défendre l’idée selon laquelle ne pas user de la possibilité d’agir en vue d’introduire une demande devant un tribunal est une manifestation du silence, au risque, et il convient de l’admettre, de considérer que nombre de situations où le droit d’agir n’existe pas, est forclos, ou encore exercé par voie de représentation légale, caractérisent des situations qui font place au silence… Dans une conception plus restrictive, le silence ne serait caractérisé que si les parties ou le juge s’abstenaient de répondre ou choisissaient délibérément de se taire. L’intentionnalité serait alors un critère déterminant de la notion du silence dans le procès civil. Mais cette thèse ne prendrait pas en compte les situations où la loi elle-même instaure une forme de silence et ne laisse plus aux parties la possibilité de s’exprimer à telle ou telle phase du procès ; ainsi en est-il, comme nous pourrons le constater, pour les fins de non-recevoir.

Qu’il soit ou non le reflet d’une stratégie procédurale, le silence est valorisé lorsqu’il s’inscrit dans une optique procédurale respectueuse des droits de la défense et du respect du contradictoire. Il ne peut être que sanctionné lorsqu’il est l’expression d’une déloyauté procédurale ou d’une violation manifeste du secret par le juge ou les avocats des parties, qu’il s’agisse du secret du délibéré ou de la violation du secret professionnel. Le silence est donc tantôt valorisé, tantôt réprouvé, ici et là par les parties à l’instance ou les autres acteurs du procès civil. Paradoxalement, le Code de procédure civile ne s’y réfère que très peu. Sept dispositions le mentionnent de manière expresse. Le silence entendu comme la non-réponse de la personne amenée à prendre position est d’abord évoqué dans le cadre de la procédure dite de récusation d’un juge[15]. En effet, lorsqu’un juge a connaissance d’une demande de récusation dirigée contre lui, il est invité à faire part de son acquiescement ou de son opposition à cette procédure, mais la loi retient aussi l’hypothèse du silence opposé par le juge mis en cause, et la conséquence qui en résulte : la demande en récusation est alors jugée sans délai par la Cour d’appel[16]. En matière d’arbitrage international, le silence est évoqué à propos de la procédure à suivre dans l’instance arbitrale, lorsque la convention d’arbitrage n’a pas évoqué les règles de procédure à suivre devant le tribunal arbitral ; celui-ci est invité à se référer à un règlement d’arbitrage ou aux règles de procédure civile[17]. Le silence est aussi pris en compte, s’agissant des conditions dans lesquelles la sentence arbitrale est rendue, lorsque la convention d’arbitrage n’a pas défini de règle de majorité. La sentence est alors rendue à la majorité des voix[18]. Le silence n’est pas davantage toléré lorsque les parties concernées ou leurs ayants droit s’adressent aux officiers publics ou ministériels, et autres dépositaires d’actes ou de registres, aux fins de délivrance de copie ou d’expédition de ces actes. Le président du Tribunal de grande instance ou le président de la juridiction devant laquelle le greffier exerce ses fonctions sont invités à statuer sur la demande de délivrance d’une copie exécutoire ou d’une copie d’un acte non enregistré[19].

Le nombre restreint de dispositions se référant expressément au « silence » en matière de procédure civile ne témoigne pas pour autant d’un désintérêt du législateur quant au bon déroulement de l’instance engagée devant une juridiction. Sur le plan procédural, le silence entretient des relations directes avec certains mécanismes qui sanctionnent, par exemple, une manifestation de volonté ou une action tardive d’une des parties dans la procédure. Il en est ainsi de la prescription extinctive ou de la péremption d’instance, sans oublier du côté du juge une inaction prolongée qui traduit un silence condamnable au titre du déni de justice. En effet, le retard mis au jugement d’une affaire caractérise un fonctionnement défectueux de la justice qui est susceptible d’engager la responsabilité de l’État, au titre d’une faute lourde ou d’un déni de justice[20]. La maîtrise des parties sur le déroulement de l’instance, et leur emprise sur le déroulement de celle-ci, n’occulte pas la responsabilité propre du juge en matière juridictionnelle, et le rôle qui est le sien concernant la régulation de l’instance. Au coeur du procès civil, « la procédure est à la fois une technique d’organisation de ce procès et une technique de garantie des droits et libertés fondamentaux[21] ». De fait, les différentes manifestations du silence sur le plan procédural ne dépendent pas du libre arbitre des parties ou du juge. La valeur qui lui est accordée dépend des objectifs poursuivis au regard du droit processuel, et notamment des garanties qui sont dues à tout justiciable dans le déroulement du procès civil. En tout état de cause, imposées ou tolérées, les différentes manifestations du silence et les effets qui en découlent relèvent d’un silence encadré par la loi (2).

1 Silence et garanties processuelles

Le domaine processuel constitue un terrain privilégié de l’ordre public[22], non seulement au titre des garanties du procès, mais aussi sur le terrain de l’organisation juridictionnelle et de la procédure. Sur le plan juridictionnel, le juge doit faire oeuvre de bonne justice ou de bonne administration de la justice, c’est-à-dire qu’il doit rechercher les solutions les plus pertinentes et dans un temps raisonnable, lorsqu’il est confronté à des problèmes de procédure ou de compétence[23]. L’ordre public procédural prend acte de ces « temps et comportements silencieux » (1.1), et le silence est alors accepté ou réprouvé. Ce dilemme qui s’impose au juge participe également d’une bonne administration de la justice (1.2).

1.1 Silence et ordre public procédural

Indépendamment de ce que la société à un moment donné estime important pour l’élever à la consécration de l’intérêt général, l’ordre public ne peut avoir qu’un contenu variable. Du point de vue du droit processuel, et plus particulièrement sur le terrain de la procédure civile, c’est en considération d’une règle d’ordre public que le silence peut être sanctionné. Dans sa conception la plus extensive, le silence qui n’est que le reflet d’une abstention volontaire ou non du droit d’agir est sanctionné, qu’il s’agisse de préserver les droits du requérant (1.1.1), de faire constater l’irrecevabilité de la demande (1.1.2) ou de sanctionner le silence du juge (1.1.3).

1.1.1 Préserver les droits du requérant

Dans une étude consacrée à l’ordre public[24], la Cour de cassation ne manque pas de relever que certaines procédures précontentieuses et contentieuses, comme celles prévues par le droit de la sécurité sociale, sont empreintes d’ordre public. Ainsi, lorsqu’il y a réclamation d’un salarié contre les décisions prises par un organisme de sécurité sociale, la loi[25] soumet ces réclamations à une commission de recours amiable, et la saisine du tribunal compétent n’est valablement formée qu’après rejet explicite ou implicite du recours obligatoire formé devant cette commission interne. Ne pas respecter la chronologie procédurale, c’est-à-dire vouloir saisir la juridiction compétente en priorité n’est pas seulement « sanctionnable », c’est aussi une manière de montrer que la règle procédurale d’ordre public ne reconnaît pas un droit au silence « circonstancié » au salarié requérant. Il ne peut s’abstenir de saisir la commission de recours amiable s’il entend voir sa demande examinée au fond. Dans la phase contentieuse du droit de la sécurité sociale, ce caractère d’ordre public est tout aussi manifeste. S’agissant des conventions tendant à ce que l’une des parties (et notamment la plus vulnérable) renonce à son procès en matière d’accident de travail ou de maladie professionnelle[26], la règle est claire : ces conventions sont considérées comme nulles et de plein droit. Aucune dérogation ne peut être consentie sous peine de porter atteinte à des dispositions d’ordre public[27]. Ce que viennent sanctionner la règle procédurale comme le droit substantiel, c’est le silence que l’on tente d’imposer à l’une des parties par le jeu de stipulations contractuelles, et notamment celles qui ont pour effet de remettre en cause le droit d’accès à un tribunal. La garantie qu’apporte la sanction légale, la nullité de la convention, montre bien que l’obligation de se taire par anticipation n’a aucun fondement lorsque sont en jeu la défense des droits subjectifs de la personne et son droit d’accès à un tribunal impartial et indépendant. La protection juridictionnelle est due à tout requérant qui demande à en bénéficier.

La situation est différente cependant pour les clauses de conciliation précontentieuse. Elles ne peuvent avoir pour effet, par exemple, de priver un salarié de la possibilité de saisir la juridiction prud’homale[28]. Mais en la matière, il existe une phase de conciliation préliminaire et obligatoire ; dès lors, il faut considérer qu’une clause du contrat de travail, qui institue une procédure de conciliation préalable en cas de litige survenant à l’occasion de ce contrat, n’empêche pas les parties de saisir directement le juge prud’homal de leur différend. La CEDH conforte ce point de vue en estimant qu’il n’y a pas entrave substantielle au droit d’accès direct au juge lorsque la législation d’un État impose de trouver une solution amiable préalablement à toute demande présentée à une juridiction civile. Encore faut-il que le processus amiable suspende le cours de la prescription et, en cas d’échec, autorise les parties à saisir le juge compétent[29]. Différer, le cas échéant, la saisine directe d’un tribunal en privilégiant le recours aux modes alternatifs de règlement des différends, ne prive pas les parties en conflit de la possibilité d’exprimer leurs arguments et leurs demandes.

1.1.2 Faire constater l’irrecevabilité de la demande

Sur le plan procédural, le droit d’être entendu par un tribunal est quelque peu malmené lorsque la loi s’oppose à ce qu’un juge examine les prétentions d’un requérant, sans même examiner le fond du droit. Il en est ainsi lorsqu’une des parties peut se prévaloir d’un défaut du droit d’agir, d’un défaut de qualité ou d’intérêt à agir, ou de l’existence d’un délai de prescription ou préfix, ou de l’autorité de la chose jugée[30]. La partie confrontée au devoir de se taire, du moins dans la première phase de la procédure, est aussi celle qui subit, dans un premier temps, le non-respect du contradictoire. Il en est ainsi lorsque le tribunal saisi est invité à statuer dans le cadre d’une ordonnance sur requête. Une décision provisoire est rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse[31]. Celle-ci ne peut donc exposer sa propre demande. Cette privation de parole n’est que temporaire lorsque celui à qui l’ordonnance sur requête est opposée demande au juge de modifier ou de rétracter sa décision. Le débat contradictoire est alors réintroduit dans le procès civil[32].

Comme certains n’ont pas manqué de le souligner, les sanctions apportent leur concours à la préservation des principes essentiels de procédure, tels que le principe d’initiative ou le formalisme du procès ou encore l’action en justice[33]. Ces sanctions sont de degrés divers, et les plus radicales, comme l’irrecevabilité, condamnent le requérant à un silence quasi définitif au regard des prétentions qu’il aurait pu soumettre au juge. L’interprétation extensive de la notion de fin de non-recevoir s’étend aujourd’hui aussi à la sanction de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, ce qui conduit la partie qui entend se défendre par de nouveaux arguments à une forme de silence. Mais l’interdiction relève en fait de l’obligation de loyauté qui sous-tend les rapports entre les parties au procès.

Celui à qui l’irrecevabilité est opposée subit de facto le refus d’accès au juge[34]. Il n’y a pas d’examen au fond de l’acte processuel qui lui était soumis[35]. C’est donc bien au regard de l’effet qu’elle entraîne que la fin de non-recevoir présente un intérêt : le défendeur l’invoquera au soutien de ses moyens de défense, le juge la soulèvera parfois d’office[36], en rappelant le caractère d’ordre public de certaines règles de procédure, et le demandeur à l’instance ne pourra être que confronté au droit de se taire. Ce droit au silence peut se révéler temporaire. Tel serait le cas de la personne qui n’a pas encore la qualité pour agir (un mineur proche de la majorité, par exemple), mais qui peut encore acquérir cette qualité ultérieurement. Le juge ne pourrait que constater l’irrecevabilité de la demande du mineur requérant et accueillir celle du demandeur doté de la pleine capacité d’exercice, dès lors que sa demande ne se heurte pas à d’autres fins de non-recevoir[37]. Certes, ce qui est en cause à titre principal est une condition juridique liée à la qualité pour agir. Il n’empêche que, au regard des conditions que la loi pose en matière d’action en justice, certains requérants ne peuvent se prévaloir d’un droit d’accès direct et personnel au tribunal, et tel est le cas des mineurs. À l’inverse, la cause de la sanction peut perdurer indéfiniment. Il en est ainsi de la chose jugée ou du délai de forclusion qui a expiré.

L’intervention du juge diffère selon le caractère de la fin de non-recevoir : elle doit être relevée d’office lorsqu’elle a un caractère d’ordre public[38]. Il en est ainsi lorsque le requérant n’a pas respecté les délais dans lesquels doivent être exercées les voies de recours ou lorsqu’il se heurte à l’absence d’ouverture d’une voie de recours. Le caractère d’ordre public d’une fin de non-recevoir résulte de la loi ou de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux. Sur le plan légal, le Code de procédure civile prévoit notamment une irrecevabilité prononcée d’office en cas de non-utilisation de la voie électronique pour remettre les actes de procédure à la juridiction d’appel[39], ou de dépassement du délai de deux mois pour conclure dans le cadre d’une procédure d’appel avec représentation obligatoire[40]. C’est bien l’indication dans la loi du prononcé d’office de l’irrecevabilité qui confère à la fin de non-recevoir son caractère d’ordre public. Lorsque cette précision n’est pas apportée par les textes, et que le juge dispose néanmoins de la faculté de relever d’office une fin de non-recevoir, la question reste posée de déterminer si celle-ci est qualifiée d’ordre public. En matière familiale, des auteurs ont pu soutenir que l’irrecevabilité que le juge pourrait soulever d’office en l’absence d’une tentative de médiation familiale dans certaines matières familiales ne relève pas d’un intérêt privé[41]. En réalité, comme n’a pas manqué de le souligner la Cour de cassation[42], « l’attribution par la jurisprudence de la caractéristique d’ordre public dépend de la nature et de l’importance de l’intérêt à protéger[43] ». Elle constate ainsi que, en matière de procédure collective[44], l’enjeu de la règle de l’arrêt des poursuites individuelles est de faire respecter le principe de l’égalité des créanciers. Le caractère public de cette règle impose au juge de la relever d’office[45]. À l’inverse, en matière de surendettement[46], le bénéfice de ce dispositif est laissé à la seule disposition de la volonté des débiteurs et la fin de non-recevoir qui en résulte ne serait donc pas applicable erga omnes. Pour d’autres[47] encore, même d’intérêt privé, une fin de non-recevoir devrait être soulevée d’office, dès lors que le défendeur ne comparaît pas[48]. L’irrecevabilité sanctionne un défaut du droit d’agir et vient garantir le respect d’une règle qu’on ne peut contourner parce qu’elle est d’ordre public. Mais là encore, et parce que le moyen invoqué tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande sans examen au fond, il y a une impossibilité légale à se faire entendre et à reconnaître une manifestation du silence à cette étape du procès civil.

En matière de prescription extinctive, comme en matière d’exercice des voies de recours, ce qui est sanctionné, c’est la tardivité des prétentions soumises au tribunal. Le requérant est confronté à ses propres carences. Le silence imposé au défendeur n’est plus toléré dès lors qu’il dépasse la limite du délai raisonnable de réflexion pour prendre des initiatives procédurales. Le silence n’est pas davantage accepté lorsqu’il est le fait du juge qui s’abstient de répondre aux parties au procès.

1.1.3 Sanctionner le silence du juge

Le Code de procédure civile et le Code civil font obligation au juge de statuer, de répondre aux prétentions qui lui sont soumises et de motiver la décision qui sera rendue. De fait, cela sous-entend qu’un tribunal saisi par les prétentions des parties ne peut opposer un silence à ces obligations légales, silence qui ne peut être que sanctionné, car il compromet l’équilibre et la finalité même du procès. Les sanctions retenues par la loi sont d’importance inégale et elles tiennent compte à la fois de la nature de la faute commise et du préjudice qui en résulte pour les parties lésées par le silence du juge. Ne pas prendre en considération un chef de demande n’est pas pour autant équivalent au refus de statuer. L’oubli, démarche involontaire, n’est pas assimilable au refus de statuer qui relève du déni de justice.

Le silence « fautif » du juge peut donner lieu à différentes modalités de réparation au profit de la personne lésée. Il en est ainsi pour la procédure qui permet au juge de compléter son jugement lorsqu’il a omis de statuer sur un chef de demande. L’article 463 du Code de procédure civile lui permet d’intervenir sur sa propre décision sans porter atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée. Le recours vise ainsi à répondre à un jugement incomplet rendu infra petita. Encore faut-il que la demande soit présentée dans les temps par le requérant, c’est-à-dire dans l’année qui suit la décision passée en force de chose jugée[49].

La faute commise par le juge civil est empreinte d’une gravité plus importante lorsque la décision rendue n’est pas motivée ou l’est de manière insuffisante. L’article 455 du Code de procédure civile pose le principe selon lequel tout jugement doit être motivé. Cette motivation s’impose, quelles que soient les modalités du prononcé du jugement ou de sa nature, et excepté les cas où la loi en dispose autrement, comme le jugement qui prononce l’adoption plénière[50]. Cette motivation est la traduction du travail d’analyse du juge et son absence justifie difficilement l’abstention dont a fait preuve le juge à qui les parties ont soumis leurs prétentions. Le défaut de réponse à conclusions est assimilé à un défaut de motifs, ce qui suppose que le jugement ne contient pas de réponse claire et précise aux moyens invoqués par la partie concernée[51]. La gravité de la méconnaissance constatée est sanctionnée par la nullité[52] dont la mise en oeuvre résulte de l’exercice d’une voie de recours, qu’il s’agisse de l’appel ou du pourvoi en cassation.

Le caractère obscur de la loi ou son insuffisance ne légitime pas davantage le silence du juge qui se caractériserait alors par un véritable déni de justice[53]. La jurisprudence ne manque pas de rappeler qu’il y a déni de justice non seulement dans le fait de refuser de répondre aux requêtes ou de négliger les affaires en état d’être jugées, mais aussi chaque fois que l’État et, à travers sa personne, les juges investis de la fonction de juger manquent à leur devoir de protection juridictionnelle[54]. Et c’est bien là tout l’enjeu de la sanction attachée au refus de statuer. Le juge saisi n’a pas d’autre alternative que de rendre la justice lorsqu’il en est requis. Le silence opposé par le juge dans de telles circonstances ne peut être qu’assimilé à une abstention illicite dont l’État doit répondre au titre du fonctionnement défectueux du service public de la justice[55]. Il en va de même lorsque le silence de la juridiction saisie est tel qu’il permet de constater la durée anormale du délai de jugement[56]. Là encore, c’est le devoir de protection juridictionnelle qui est remis en cause par la réponse tardive donnée par l’institution juridictionnelle à la demande du requérant, et il importe peu que la non-réponse du juge ne soit pas définitive.

1.2 Silence et bonne administration de la justice

La justice, en tant que fonction publique régalienne, fait appel aux deniers publics. Il est de l’intérêt de tous qu’elle soit bien administrée et, sur le plan procédural, il nous importe de démontrer dans quelle mesure l’office du juge est garant d’une bonne administration de la justice. Sans prétendre à l’exhaustivité, il pourra être établi que la mise en oeuvre de ce principe (1.2.1) atteint son apogée avec le principe de concentration des moyens (1.2.2).

1.2.1 La mise en oeuvre du principe de bonne administration de la justice

Le concept de bonne administration de la justice a été reconnu le 3 décembre 2009[57], par le Conseil constitutionnel, comme un objectif de valeur constitutionnelle, objectif qui n’est pas appréhendé par les juges de la même manière[58]. Le silence, entendu comme abstention d’agir, ou réaction tardive des acteurs du procès, ne présente aucun caractère vertueux lorsqu’il affecte la qualité de la justice. Ignorer les questions relatives à la gestion des personnes et des moyens, ou celles ayant un impact procédural direct comme les questions ayant un effet sur le cours d’une instance, telles la prescription, la litispendance ou la connexité, est de nature à affecter la justicialité, soit l’ensemble des moyens permettant à la justice de fonctionner comme institution[59]. Ainsi que certains ont pu l’écrire, il s’agit de faire face à une justiciabilité croissante et à des actions proliférantes[60], sans que pour autant les fonctions de la justiciabilité interfèrent dans la fonction juridictionnelle[61]. C’est au juge qu’il appartient de trouver les solutions les plus pertinentes en la matière. Une bonne administration de la justice sous-entend que le juge doit tirer parti de son pouvoir d’agir d’office, c’est-à-dire être en mesure de se prévaloir des prérogatives dont il dispose ou dont il est investi en raison de sa fonction[62]. En disposant d’une réelle maîtrise du temps procédural tout en n’étant pas cantonné dans un rôle purement passif, le juge peut donc combler les carences des parties et empêcher que leur propre silence remette en cause le principe même d’une bonne administration de la justice. C’est en disposant de ce pouvoir de police processuelle[63] que le juge pourra, lorsque les parties ne respectent pas les délais, par exemple pour introduire une action en justice ou exercer une voie de recours, constater l’irrecevabilité de la demande. Il peut aussi prononcer une mesure de radiation ou encore la clôture de l’instruction[64]. En matière de radiation, c’est le défaut de diligence des parties qui est sanctionné[65], et pas seulement celui du requérant. Encore faut-il que la radiation n’ait pas été voulue par les parties elles-mêmes[66]. L’inaction des parties est contraire aux intérêts d’une bonne administration de la justice puisqu’elles négligent d’accomplir les actes de procédure qui leur incombent. Il en est de même dans les cas spécifiques de radiation prévus par le Code de procédure civile. Il s’agit, d’une part, du défaut d’exécution par l’appelant de la décision de première instance lorsque celle-ci est exécutoire par provision[67] et, d’autre part, du défaut d’exécution par le demandeur au pourvoi de la décision attaquée[68]. Pour autant, si la sanction à l’égard des parties est compréhensible, encore faut-il que les mesures de radiation du rôle ne soient pas de nature à restreindre l’accès à la juridiction supérieure[69]. Régulièrement saisie de ces questions, la CEDH se réserve le droit de contrôler si les mesures de retrait s’analysent en une entrave disproportionnée au droit d’accès des requérants[70]. Elle est ainsi amenée à dire si la radiation du rôle en cas d’inexécution de la décision attaquée méconnaît ou non le contenu de la règle posée par l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le système prévu dans l’article 1009-1 du Code de procédure civile tend à assurer le respect du principe selon lequel le pourvoi en cassation, qui se limite à un examen en droit, est considéré, en matière civile, comme un recours extraordinaire qui, par principe, n’a pas d’effet suspensif. Son application n’est pas automatique[71] : saisi d’une requête, le premier président de la Cour de cassation se prononce à l’issue d’une procédure contradictoire et ne prononcera le retrait du pourvoi que pour autant qu’il ne lui apparaît pas qu’une telle mesure risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives. La mesure de retrait a pour seul effet de suspendre l’instance jusqu’à l’exécution de l’arrêt de condamnation. Le refus du président d’accéder aux demandes de maintien des pourvois au rôle de la Cour de cassation doit être motivé, et la situation des requérants doit avoir fait l’objet d’un examen attentif et complet. Dans le cas contraire, l’accès effectif des intéressés à la haute juridiction est compromis et la possibilité de défendre leur point de vue est inexistante.

Lorsque les avocats n’ont pas accompli les actes de procédure avant la clôture de l’instruction, la justice n’est pas administrée de manière sereine. Le silence qui résulte alors d’une abstention est alors opposé de facto à la partie adversaire ou à la juridiction saisie. L’office du juge contribue à renverser cet état de fait. On peut regretter toutefois, au nom de la recherche de cette même efficacité, l’hétérogénéité des situations. Ainsi, si le juge est également tenu de constater d’office la caducité d’un acte introductif d’instance, il est pourtant dans l’impossibilité de le faire s’agissant de la péremption d’instance[72] et alors même que les parties se sont désintéressées du procès. En matière de caducité, le juge ne peut que constater si les conditions de mise en oeuvre de la caducité sont remplies ou ne le sont pas. La loi lui retire tout pouvoir d’appréciation[73]. Cette solution s’explique par le fait que la caducité est édictée dans l’intérêt général. Il en va de même en matière de péremption d’instance[74]. Il y a en effet inaction des plaideurs pendant plus de deux ans, et ce sont ces mêmes parties qui peuvent demander à la juridiction saisie de constater que le délai de péremption est écoulé[75]. Les parties ont la maîtrise de l’instance, mais se sont abstenues de prendre une quelconque initiative procédurale durant plusieurs mois. Elles sont donc conduites à supporter les conséquences d’un silence qu’aucune d’entre elles n’a voulu rompre. La sanction applicable ne se résume pas à l’abandon de l’instance engagée[76]. La péremption d’instance peut compromettre le droit d’action des parties si la prescription extinctive est invoquée dans un délai rapproché. Pour éviter de telles conséquences qui remettent en cause l’existence même de l’instance, les parties ont tout intérêt à demander le retrait du rôle qui n’est autre que l’ancienne radiation conventionnelle[77]. L’intérêt de la formule apparaît lorsque les parties s’entendent, quelles qu’en soient les raisons, pour un renvoi que refuse de leur accorder le juge. Le retrait du rôle est parfois préféré, dans la perspective d’un éventuel rétablissement de l’affaire, à un désistement d’instance. Il y a donc, avec le retrait du rôle à l’initiative des parties, l’organisation d’un silence « accepté » sur le plan procédural, qui ne compromet pas leurs chances d’obtenir le rétablissement de l’instance dès lors que l’une d’entre elles demande que l’affaire soit rétablie[78]. Ce rétablissement du lien d’instance est également possible, alors même que l’affaire a été radiée du rôle, dès lors que les parties sont en mesure de justifier de l’accomplissement des actes de procédure[79]. La radiation comme le retrait du rôle relèvent du principe de bonne administration de la justice. En effet, l’instance est suspendue sans que pour autant la durée de la suspension soit connue. Le rôle n’est donc plus encombré inutilement, et l’instance peut être rétablie dans les conditions qui ont été évoquées. L’existence des pouvoirs conférés au juge montre que le législateur a surtout voulu lui reconnaître un rôle actif dans l’instance engagée par les parties et sans que pour autant la procédure devienne de nature inquisitoriale[80].

1.2.2 Le principe de concentration des moyens

Le Code de procédure civile invite les parties à définir leurs prétentions ainsi que les faits et le droit qui les soutiennent dès l’introduction de la demande d’instance[81]. Cette réalité s’accompagne de la nécessité de ne pas multiplier l’examen des moyens en dehors de l’instance au cours de laquelle ils doivent être invoqués. Le changement d’argumentaire au sein même du prétoire ressort du champ de l’obligation de concentration des moyens. Est ainsi sanctionné par la jurisprudence le comportement du plaideur qui s’abstient de soulever en temps utile un fondement juridique ou qui décide de changer de stratégie, le but étant d’inciter les parties au procès à une plus grande loyauté des débats. La Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière le 7 juillet 2006[82], a elle-même évoqué le sens de cette exigence, en se référant au critère de concentration des moyens, dans une décision très critiquée par la doctrine. Selon ce principe, « il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci[83] ». Si ce formalisme n’est pas respecté, le demandeur n’est plus admis à contester l’identité de cause des deux demandes en invoquant un fondement juridique qu’il s’est abstenu de soulever en temps utile. La cause de la demande constitue bien l’ensemble des faits existants lors de la formation de la demande. Cette notion de cause est donc un moyen pour la Cour de cassation de réguler le flux des demandes présentées à un tribunal[84]. Le devoir de ne pas se manifester à répétition devant les tribunaux, et pour une même demande, instaure donc une obligation au silence aux parties, chaque fois qu’elles souhaiteraient invoquer, pour une même affaire, de nouveaux moyens de droit. L’obligation de se taire n’a plus lieu d’être lorsque les faits qui constituent la cause de la demande ont changé[85] depuis la décision de première instance ou lorsque des évènements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice[86]. Mais c’est plus particulièrement lorsqu’elle s’efforce de cantonner le principe prétorien de concentration des moyens[87] que la Cour de cassation garantit aux parties le droit d’invoquer tous les moyens nécessaires à la défense de leurs intérêts. Pourtant, cette analyse n’est pas toujours partagée au sein des différentes chambres de la Cour de cassation. L’autorité de la chose jugée est liée à ce qui a été discuté de manière contradictoire et vérifié devant un juge[88] ; de fait, lorsque la question ou le moyen de droit n’ont pas été évoqués devant le juge, l’autorité de la chose jugée peut toutefois être retenue si la carence est imputable à la partie défaillante qui n’a pas évoqué en temps utile les moyens de défense dont elle pouvait se prévaloir. À l’inverse, lorsque le moyen de droit a été soulevé, mais n’a pas été débattu, l’autorité de la chose jugée ne saurait être retenue[89].

La Cour de cassation a étendu cette exigence de concentration des moyens au défendeur en énonçant l’interdiction qui lui est faite d’introduire une nouvelle instance en soulevant un moyen qui aurait été « omis » devant les premiers juges[90]. Les plaideurs ne sont donc pas pour autant tenus de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits[91], sauf à imposer, à partir d’une vision très extensive de la notion de concentration des moyens, une exigence de concentration des demandes. Cela sous-entendrait que toute demande qui aurait pu être introduite relativement à la situation juridique litigieuse devrait l’avoir été dès l’instance initiale, à peine d’être déclarée irrecevable par la suite. De fait, les parties se verraient imposer implicitement le droit de se taire, y compris lorsqu’il s’agirait pour elles de former une demande reconventionnelle[92].

Il est donc fondamental que la jurisprudence confirme son refus d’assimiler concentration des demandes et concentration des moyens. La concentration des demandes n’est admise clairement que dans la règle prud’homale de l’unicité de l’instance. Selon l’article R1452-6 alinéa 1er du Code du travail[93], l’ensemble des demandes qui sont liées au contrat de travail entre les mêmes parties (salarié et employeur identiques) doivent faire l’objet d’une seule et unique instance, que les demandes émanent du demandeur ou bien du défendeur. La partie qui méconnaît cette règle s’expose à ce que le défendeur lui oppose une fin de non-recevoir. Cette règle ne constitue pas toutefois une interdiction générale d’introduire une nouvelle instance. Par exception en effet, selon le second alinéa du même article, ce principe d’instance unique ne joue pas dès lors que « le fondement des prétentions est né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil de prud’hommes[94] ». Par ailleurs, l’article R1452-7 du même Code ajoute que « [l]es demandes nouvelles dérivant du même contrat de travail sont recevables même en appel[95] ».

L’efficacité recherchée dans l’administration de la justice ne doit pas prévaloir sur des principes encore plus essentiels comme le sont ceux des droits de la défense et le respect du principe du contradictoire. Il est aussi important de maintenir un accès effectif au juge d’appel pour garantir un contrôle effectif de la décision des premiers juges[96]. L’appel étant conçu comme une voie d’achèvement du litige[97], il importe que soit défendue l’idée que le double degré de juridiction ne doit pas être muselé par un quelconque devoir de silence, inspiré de considérations purement économiques ou managériales.

2 Un silence encadré par la loi

Le silence de l’une des parties ne peut être que constaté par la partie adversaire et le juge. Situation de fait, le silence ne peut laisser son empreinte dans le procès civil de manière définitive, car il viendrait heurter le principe de bonne administration de la justice. Il constitue par ailleurs une arme juridique à double tranchant dans la mesure où il peut se situer au coeur de la stratégie procédurale d’un requérant, alors même qu’il sera subi par l’autre partie. En tout état de cause, les manifestations de ce silence restent sous le contrôle de la loi. Au cours de l’instance, le silence des parties ne donnera pas lieu à sanction dès lors qu’il ne méconnaît pas le principe de loyauté procédurale (2.1). Dans d’autres circonstances, ce qui est objet possible de sanction n’est pas la « parole retenue », mais le fait ne pas respecter le devoir de silence et d’exprimer librement cette parole, là où précisément la loi ne l’autorise pas. L’obligation de se taire est inhérente à l’exercice des responsabilités que confère la loi aux acteurs du procès : le silence s’impose comme un devoir et relève d’un régime spécifique dans l’intérêt des parties (2.2).

2.1 Silence et loyauté procédurale

Dans le procès civil, les parties doivent adopter un certain comportement procédural et non se contenter de respecter les règles de procédure. Elles doivent être animées d’un esprit de loyauté entre elles, autrement dit d’une certaine éthique dans l’accomplissement des actes de procédure parce que « le procès n’est pas un combat comme les autres[98] » où tous les coups seraient permis[99]. Le silence peut avoir sa place dans le procès civil, tant sur le plan des débats que sur celui de la recherche de preuve. La loyauté procédurale est au service de la contradiction (2.1.1), ce qui implique de ne pas retenir une conception large des présomptions de renonciation en matière de procédure civile (2.1.2).

2.1.1 Loyauté procédurale et contradiction

Certains n’ont pas manqué de faire valoir que c’était peut-être « le développement réel ou prétendu de la déloyauté qui expliquerait la mise à jour d’un principe de loyauté[100] ». Des auteurs[101] se refusent pourtant à parler de l’émergence d’un principe de loyauté dans le pouvoir d’agir en justice, tant sur le plan de la procédure civile que sur celui du droit processuel. Ce principe n’en est pas moins défendu par une partie de la doctrine[102] comme un principe nouveau, alors que d’autres auteurs préfèrent s’en tenir au principe de cohérence des parties, car cette loyauté procédurale serait introuvable en matière civile[103]. Sur le terrain jurisprudentiel, la CEDH sanctionne régulièrement la déloyauté procédurale[104] et la Cour de cassation[105] a sanctionné à plusieurs reprises « un comportement contraire à la loyauté des débats[106] ». Quel que soit le principe retenu, et, pour notre part, nous optons pour celui de loyauté procédurale, les parties en cause devront communiquer entre elles pour respecter le principe du contradictoire. Comme l’a si bien écrit Anne-Marie Frison-Roche, « de la même façon que l’on affirme que celui qui peut être condamné doit avoir la parole, l’on doit dire que celui qui n’a pas eu la parole ne peut être condamné[107] ». Pour autant, l’usage du silence à bon escient n’est pas condamnable et peut participer d’une véritable stratégie d’une partie au procès. Le fait d’agir en justice ou de s’y défendre constitue à la fois un droit et une liberté publique. Dans le cadre du déroulement de l’instance, l’abus de procédure permet de sanctionner un comportement procédural déloyal, même si les limites à la liberté d’agir se caractérisent prioritairement dans la sanction des manoeuvres dilatoires et abusives[108]. Il n’est pas admissible qu’une partie garde pour elle tout ou partie de son argumentaire et ses éléments de preuve pour ne les dévoiler et en opportunité qu’au dernier moment et pour surprendre, notamment, la partie adversaire. Ce sont les principes même de loyauté des débats et de la célérité de la justice, qui seraient atteints dans leur substance[109]. Le droit de la preuve est un élément fondamental du droit d’agir en justice, et c’est précisément dans le domaine probatoire que la Cour de cassation donne sa pleine dimension au principe de loyauté procédurale[110].

Le juge saisi doit veiller à ce que le principe d’égalité des armes soit respecté. Il permet de s’assurer que les parties ont la même chance d’emporter la conviction du juge. Mais le risque est aussi que, dans un contexte conflictuel, se multiplient les manoeuvres dilatoires, et la procédure civile apparaît alors non plus comme un outil de régulation du procès, mais comme une arme dirigée contre la partie adverse. En toute connaissance de cause, une partie peut choisir la stratégie de l’attente. Son silence volontaire ne sera sanctionné que s’il porte atteinte au principe même de célérité de la justice et aux droits de la partie adverse. La Cour de cassation a ainsi considéré que la résistance abusive aux demandes d’un créancier, et notamment le silence qui pouvait lui être opposé, justifie un droit à réparation distinct de l’abus du droit d’agir en justice[111].

2.1.2 Présomptions de renonciation en matière de procédure civile

Que dire alors des présomptions de renonciation en matière de procédure civile ? Peut-on considérer qu’elles expriment un silence tacite ? La prudence s’impose au vu des illustrations que nous en donne le Code de procédure civile. L’exécution sans réserve d’un jugement non exécutoire vaut acquiescement à la décision[112]. Il faut se demander si une telle manifestation de volonté exprime la renonciation implicite, auquel se réfère l’alinéa 1er de l’article 558 du même Code. Ce texte indique que la renonciation peut être expresse ou résulter sans réserve d’un jugement non exécutoire. Pour la jurisprudence, il s’agit d’un cas autonome d’acquiescement au jugement puisqu’il serait indépendant de la volonté de la personne qui s’exécute[113]. L’acquiescement doit englober la demande d’exécution[114]. Il n’y a donc pas place, avec l’acquiescement au jugement, à une renonciation abdicative de volonté et il serait alors inutile de rechercher la possibilité de rapporter une preuve contraire. Cette interprétation traditionnelle de l’acquiescement au jugement est susceptible d’évoluer[115] et elle est souhaitable, car, dans les faits, si l’on s’exécute volontairement, alors même que la décision n’est pas exécutoire, il s’agit aussi, et de manière indirecte, de renoncer à l’exercice d’une voie de recours. Le silence de celui qui s’exécute sans réserve traduit bien l’abandon de l’exercice de ce droit.

D’une manière plus générale, l’acquiescement est le fait pour un plaideur d’accepter de se soumettre aux prétentions de l’autre. L’acquiescement à la demande entraîne reconnaissance du bien-fondé des prétentions avancées par l’adversaire et, par voie de conséquence, renonciation à l’action, tout comme l’acquiescement au jugement emporte renonciation à l’exercice de toutes les voies de recours et soumission à tous les chefs de jugement. L’existence d’une volonté abdicative (celle de s’exprimer dans un sens déterminé) ne sous-entend pas toutefois qu’il y a là une nouvelle manifestation du silence. Reconnaître les prétentions de l’autre constitue bien une forme d’expression de la partie qui acquiesce même si, de facto, elle renonce à agir dans un sens déterminé[116].

On peut encore citer l’exemple de la nullité des actes pour vice de forme. L’article 112 du Code de procédure civile prévoit que la nullité des actes de procédure doit être invoquée au fur et à mesure de leur accomplissement, mais qu’elle est couverte si celui qui l’invoque a, postérieurement à l’acte critiqué, fait valoir une défense au fond ou opposée une fin de non-recevoir sans soulever de nullité. Le plaideur qui reste trop longtemps silencieux sera considéré comme ayant totalement renoncé à invoquer la nullité. Pour éviter ce type d’incidents préjudiciable aux parties, la loi les invite à ne pas se réfugier inutilement derrière un silence qui ne pourrait être que préjudiciable à leurs intérêts. En effet, l’article 113 du Code de procédure civile prévoit que « tous les moyens de nullité contre les actes de procédure doivent être invoqués simultanément à peine d’irrecevabilité de ceux qui ne l’auraient pas été ».

2.2 Silence et secrets imposés

Le silence s’impose parfois comme une nécessité inéluctable dans l’intérêt de tous, justiciables et acteurs du procès. C’est donc le devoir de se taire qui s’impose et le non-respect du silence qui est sanctionné en cas de violation de cette obligation de se taire. Cette règle concerne tout aussi bien les personnes appelées à délibérer, les juges, que l’espace temporel consacré à cette activité (2.1.1). Les avocats sont aussi assujettis au devoir de silence au titre du secret professionnel[117] lorsqu’ils assistent ou représentent les parties dans le procès civil (2.2.2).

2.2.1 Le secret du délibéré

La phase du délibéré est la phase secrète au cours de laquelle les magistrats devant qui une affaire a été débattue doivent se prononcer. Le recours au délibéré procéderait « d’un mystère nécessaire à l’autorité divine et charismatique de la justice[118] ». Le secret qui s’impose aux magistrats implique, de fait, un silence auquel ils sont tenus, tant à l’égard des parties au procès qu’à l’égard du public qui a assisté aux débats ou des autres membres du personnel judiciaire non concernés par l’affaire. Dans la tradition procédurale française, l’obligation de délibérer[119] s’impose avant tout jugement, quels que soient la matière et le nombre de magistrats appelés à statuer[120]. Le délibéré précède l’énoncé de la décision : il permet l’échange de points de vue entre magistrats et l’adoption d’une décision commune, quand bien même certains pourraient encore dénoncer l’état d’une apparence de délibéré[121]. De fait, les délibérations ont un caractère secret et ce secret s’impose aussi bien aux personnes qui participent au délibéré qu’à celles qui y assistent[122]. Les personnes directement visées par le secret des délibérations se voient imposer un devoir de silence.

Cette question du délibéré est étrangère au système de common law où il n’y a pas à proprement parler de délibéré. La décision rendue est le fruit d’opinions diverses individuelles, et elles peuvent exprimer un point de vue majoritaire ou minoritaire. Le silence ne s’impose donc pas à ceux qui expriment un point vue qui n’est pas celui de l’opinion majoritaire. Dans les juridictions internationales, les deux pratiques existent. À la CEDH, c’est la tradition anglo-saxonne qui a été introduite. Les arrêts de cette cour indiquent donc à quelle majorité ils ont été adoptés[123] et les juges ont le droit de rédiger une opinion séparée, dissidente ou concordante, qui est jointe au texte de l’arrêt publié. Par contre, à Luxembourg, à la Cour de justice de l’Union européenne, la règle est inverse : les opinions séparées n’existent pas et, logiquement, les arrêts ne disent jamais s’ils ont été adoptés unanimement ou à la majorité.

Lorsque les juges peuvent faire connaître leur opinion séparée, il y a entorse au principe du secret du délibéré, et chaque juge peut être critiqué soit pour avoir implicitement approuvé la solution de la majorité, soit pour avoir explicitement divergé par rapport à celle-ci. En outre, un arrêt rendu à une faible majorité (par exemple, par quatre voix contre trois) est quelque peu affaibli[124]. L’avantage principal de cette pratique est cependant de permettre d’exposer les différents points de vue possibles sur le même problème juridique, ce qui a beaucoup d’intérêt pour la communauté juridique.

La participation au délibéré d’un juge ou d’un représentant du ministère public est sujet à questionnement tant sur le terrain de l’impartialité de la juridiction saisie[125] que sur celui d’un devoir de silence qui s’imposerait au juge dans ce contexte précis. Ainsi, en matière d’expropriation, lorsque le juge rapporteur établit l’offre d’indemnisation, il peut participer au délibéré, car sa présence ne compromettait pas l’exigence d’impartialité du tribunal saisi. Le juge rapporteur doit cependant s’abstenir de délibérer[126]. Il est un juge qui dispose d’une certaine liberté de parole au-delà du rapport pour lequel il a été désigné ; s’il ne peut participer à la décision qui sera rendue[127], il peut toutefois conseiller la juridiction saisie. Cependant, il est important de souligner que sa non-participation au délibéré ne l’expose pas moins au devoir de silence au regard des échanges et des débats auxquels il a pu assister. Il faut par conséquent en conclure que l’exigence de confidentialité s’impose à tout magistrat, qu’il participe ou non à la formation de jugement, et préalablement à la phase de délibéré. Sont aussi concernés par cette exigence de confidentialité, et donc de silence imposé, les magistrats[128] qui participent à une session de formation et qui peuvent être amenés à assister au délibéré des juridictions de l’ordre judiciaire auprès desquelles ils font leur stage, tous comme les auditeurs de justice[129]. Ce qui est couvert par le secret, ce sont les délibérations des juges[130]. Cette exigence légale a pour finalité de protéger à la fois leur indépendance et l’autorité morale de leurs décisions[131]. L’importance accordée à la confidentialité des échanges ne se traduit pas par un régime de sanctions unique. Ainsi, selon les termes de l’article 458 du Code de procédure civile, la violation du secret du délibéré ne constitue pas pour autant une cause de nullité du jugement et l’article 449 du même Code ajoute que la décision est rendue à la majorité des voix, mais cette disposition n’est pas assortie de la sanction de nullité. En matière d’arbitrage, le secret du délibéré s’impose aux arbitres, mais la violation du délibéré ne constitue pas davantage un cas de nullité de la sentence[132]. Toutefois, le devoir de silence qu’implique le secret du délibéré en matière d’arbitrage peut être invoqué pour s’opposer à la divulgation d’une opinion dissidente, par exemple, devant une juridiction supérieure. La Cour d’appel de Paris n’a pas manqué de le rappeler en précisant que seul un accord des parties et des arbitres pouvait faire échec à cette interdiction, et sous réserve que le principe ne soit pas considéré comme étant d’ordre public[133].

Les textes ne font par ailleurs aucunement référence à une méthode du délibéré, notamment pour déterminer qui engage le débat et à partir de quelles questions. Il semble qu’en la matière les usages[134] diffèrent selon le nombre de juges qui composent la collégialité ou selon la conception de la discussion que peuvent avoir les présidents de juridiction[135]. Quelle que soit la méthode retenue, il importe que la règle du secret du délibéré ne soit pas méconnue. Il en serait ainsi s’il était fait mention dans le jugement que celui-ci n’a pas été rendu à l’unanimité.

Bien que la doctrine s’accorde assez largement sur la localisation du délibéré dans le temps du procès civil (après la clôture des débats et avant le prononcé de la décision), un doute subsiste quant au silence qu’il impose aux parties au procès. En effet, lorsque le ministère public est partie jointe au procès civil et que son représentant choisit de s’exprimer à l’audience[136], il prend la parole en dernier et les parties ne peuvent lui répondre qu’en transmettant à la juridiction saisie des notes en délibéré[137]. Mais comme a pu l’écrire Guy Canivet, premier président honoraire de la Cour de cassation, la confusion est à son comble lorsque les tribunaux, et la Cour de cassation elle-même, tolèrent que ces notes de délibéré soient accompagnées de pièces qui peuvent entraîner à leur tour d’autres notes et la communication d’autres moyens de preuve[138]. Ce qui devrait constituer un espace temps propice à une réflexion et un temps d’élaboration partagés entre magistrats membres de la juridiction appelée à rendre la décision se transforme en prétoire de droit commun, où, au nom du respect du contradictoire, chacune des parties en cause viendra exposer ses arguments. Le temps du délibéré n’est plus celui des débats. Le silence devrait s’imposer aux parties dans le premier cas. Le temps des débats est celui où la parole trouve sa pleine expression et où le silence des parties ne peut être qu’un choix raisonné.

2.2.2 Le secret professionnel

Dans le droit procédural français, et plus particulièrement en matière civile, les parties ont la faculté de se faire assister ou représenter par un avocat[139], hors les cas où la loi leur impose de le faire, notamment devant le tribunal de grande instance. La Cour de cassation a précisé que le droit à l’assistance d’un avocat est un droit fondamental à caractère constitutionnel, et qui exige que soit assuré à chacun le droit d’accès à un juge chargé de statuer sur ses prétentions, et avec l’assistance d’un défenseur[140]. L’avocat représente son client dans les actes de procédure, mais il n’exerce pas à proprement parler l’action en justice en lieu et place. Le régime de l’assistance comme celui de la représentation sous-entendent que la partie dont les intérêts sont défendus par un avocat peut communiquer librement avec lui. Le secret professionnel auquel l’avocat est astreint l’empêche de divulguer sans l’assentiment de son client les confidences que ce dernier a pu lui faire ou de les communiquer à des tiers à qui elles ne sont pas destinées. L’avocat est donc tenu à une véritable obligation de se taire et le silence auquel il est assujetti a été institué dans l’intérêt des personnes dont il assure la défense. À ce titre, il convient de rappeler que les correspondances échangées entre avocats et qui ne comportent pas la mention « officielle » sont couvertes au titre de la confidentialité : ce qui est secret est ce qui ne doit pas être dévoilé, ce qui exclut non seulement la divulgation au public, mais aussi toute communication ou révélation privée. Le silence imposé à l’avocat prend en compte la nature des faits confidentiels dont il est le destinataire et le fait que la loi limite les circonstances où elle impose ou autorise la révélation de ces informations. L’importance du devoir de silence se traduit, sur le plan pénal, par la constitution d’un délit visé par le Code pénal au titre de l’article 226-13, la violation du secret professionnel[141] et qui expose ses auteurs aux peines prévues par le même texte. Le législateur a aussi confié au Conseil national des barreaux (CNB) le soin d’unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d’avocat[142]. Celui-ci a adopté par décision à caractère normatif le nouveau Règlement intérieur national de la profession (RIN) qui constitue le socle de la déontologie commune des avocats. Le secret professionnel est l’une des règles fondamentales de la profession. Il s’agit d’un devoir pour tout avocat qui, en le respectant, garantit à tout citoyen l’absence d’ingérence des pouvoirs publics dans sa défense, et ce, quoi qu’il ait pu faire. C’est une garantie majeure dans un État de droit et une obligation d’ordre public[143].

Pourtant, la Cour de cassation réserve sa propre interprétation du devoir de se taire lorsqu’il concerne l’avocat. Pour la chambre criminelle[144], le secret professionnel ne concernerait pleinement que la sphère judiciaire parce que son fondement réside dans le respect des droits de la défense, alors que ce secret serait relatif pour l’avocat lorsqu’il se situe dans le cadre d’une activité de négociation, de consultation ou de rédaction d’actes. Cette interprétation contra legem[145] tend à démontrer que, pour la chambre criminelle, la finalité du secret est de protéger des droits fondamentaux (les droits de la défense) et que tel n’est pas le cas lorsque l’activité de l’avocat ne touche pas à l’ordre public mais à la seule défense d’intérêts privés[146].

La chambre commerciale retient une conception plus étendue de ce devoir de silence inhérent au secret professionnel. Dans un arrêt rendu le 3 mai 2012[147], les hauts magistrats ont rappelé qu’il s’applique en toutes circonstances, que les documents aient un lien ou non avec l’affaire en cause, qu’il s’agisse de pièces relatives à la défense du client par son avocat dans le cadre du dossier, ou plus généralement de toute mission de conseil que celui-ci exerce à son encontre. La question se pose aussi sur le terrain de la preuve. Un tiers à la procédure peut avoir été amené à développer une correspondance avec un avocat et ces pièces peuvent être produites en preuve au cours d’une instance civile ou pénale. Il semble que la production en justice d’un échange de lettres, entre des tiers à la procédure et leurs avocats[148], n’ait pas à être autorisée par les avocats[149]. Il y a là le rappel d’une distinction fondamentale : les règles du droit de la preuve peuvent favoriser la divulgation d’une telle correspondance et le secret professionnel dont peut se prévaloir l’avocat n’est pas de nature à y faire obstacle.

Conclusion

Le silence ne peut donc être qu’une réalité factuelle, et s’exprimant sous des formes diverses dans le cadre du procès civil. Il ne s’agit donc pas de le « ranger » dans la catégorie des concepts à géométrie variable. Il ne se définit pas davantage à partir d’éléments constitutifs. La démonstration a pu être faite qu’il ne pouvait en être autrement à partir de l’instant où les parties disposent d’une certaine maîtrise de l’instance, exercée sous le contrôle du juge. Le silence cohabite à la fois avec les principes directeurs du procès civil et les droits fondamentaux des parties, engagées dans l’instance. Tantôt valorisé, tantôt sanctionné, il n’est pas l’expression d’une quelconque anarchie procédurale, mais dispose d’une valeur fonctionnelle dont les contours sont rappelés à la fois par la loi et la jurisprudence. Il n’en demeure pas moins que la vigilance s’impose sur la portée qui peut donnée au silence lorsqu’il est implicite, comme cela a été évoqué à propos des présomptions de renonciations, ou lorsqu’il vient sanctionner un retard dans l’exposé des prétentions. La célérité de la justice ne peut être acceptée par le justiciable que s’il a été en mesure de faire connaître au juge ses prétentions en temps utile et s’il peut renoncer en toute connaissance de cause à invoquer les moyens de droit et de fait qui soutiennent sa demande initiale.

L’usage du silence à bon escient n’est pas condamnable et peut participer d’une véritable stratégie des parties au procès, dès lors qu’elles n’entendent pas, dès le départ, dévoiler toutes leurs armes juridiques. Du côté des acteurs du procès civil, le silence s’impose parce qu’il est inhérent aux fonctions exercées et aux missions que la loi ou les parties leur attribuent ; ce qui est valorisé, c’est l’obligation de se taire et donc le devoir de silence ; ce qui sanctionné, c’est le fait de s’exprimer là où la loi ne le permet pas au nom de considérations supérieures, la défense d’un intérêt général ou, au contraire, celles d’intérêts strictement privés. Du côté du procès civil et de l’espace temporel qui le caractérise, si la parole est d’argent, le silence est d’or.