Corps de l’article

Juriste sans frontières est un bel ouvrage que proposent les Éditions Thémis en l’honneur du professeur Ejan Mackaay. Dans la tradition des mélanges, cet ouvrage réunit les plumes de plus d’une vingtaine d’auteurs canadiens et d’ailleurs partageant leur analyse autour de la problématique de l’analyse économique du droit, mais aussi de thèmes plus éclectiques reflétant la curiosité intellectuelle d’Ejan Mackaay (propriété, technologie de l’information, éthique juridique…). Le total de 705 pages n’était sans doute que le minimum à consacrer à un homme de la stature d’Ejan Mackaay qui a tant oeuvré à démystifier et à faire connaître l’analyse économique du droit à un public francophone de tradition civiliste, et ce, toujours en s’exprimant comme un juriste[1].

L’ouvrage est composé d’une préface rédigée par le conseiller d’État Bertrand du Marais, d’un avant-propos de Stéphane Rousseau, professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire en gouvernance et droit des affaires, et de 21 chapitres répartis en cinq parties. Il est à souligner que ces mélanges comportent judicieusement une notice bibliographique riche et complète (62 pages) reprenant en détail la carrière d’Ejan Mackaay, les distinctions qu’il s’est vu décerner, son rayonnement, les enseignements qu’il a dispensés et ses diverses et multiples productions scientifiques (livres, articles, organisations de colloques…). Offrant une belle photographie de qui est Ejan Mackaay, cette notice démontre ce que M. Bertrand du Marais met parfaitement en exergue dans sa préface (et qui ressort de plusieurs des textes) : les caractères de précurseur et de passeur du dédicataire de ces mélanges.

La première partie des mélanges explorant les dimensions théoriques et pratiques de l’analyse économique du droit comporte quatre chapitres. Rédigé sous la forme originale d’une pièce de théâtre, le premier chapitre, de Régis Lanneau[2] rappelle que l’analyse économique du droit « est là pour enrichir le débat et non le clore » (p. 14), ne propose au final qu’une façon de penser (p. 11), mais oblige utilement le juriste à envisager les conséquences des règles juridiques (p. 12). Le deuxième chapitre, rédigé par Isabelle Martin[3], aborde le problème central en analyse économique de l’efficience pour en contester la lecture qui en est traditionnellement proposée. Offrant une version remaniée de son travail de doctorat, l’auteure y partage une analyse fine sur le regard objectif que prétend porter l’analyse économique sur les règles juridiques. Après avoir présenté la lecture néoclassique de l’efficience et offert par là une synthèse instructive (p. 25 et suiv.), l’auteure ne propose pas moins qu’une remise en question de la définition de l’efficience en s’appuyant sur l’évolution contemporaine de certains présupposés de la science économique, comme celui du caractère exogène des préférences (p. 38). Le troisième chapitre, oeuvre de Nanette Neuwahl[4], livre ses conclusions sur le marché des publications scientifiques en droit à l’échelon européen. Démontrant que les critères d’évaluation de la recherche sont de la compétence des institutions européennes (p. 60), l’auteure observe que demeurent à l’heure actuelle de sérieuses difficultés d’application (p. 65) et que pour cette raison « a European dialogue on research quality can be fruitful » (p. 71). Le quatrième et dernier chapitre de cette première partie, du doyen Horatio Spector[5], dresse un pont entre les paradigmes de l’analyse économique du droit et de la philosophie du droit montrant leur contradiction et leur complémentarité.

La deuxième partie des mélanges traite de l’application de l’analyse économique du droit civil à travers trois textes. Au premier chapitre, Jean-François Gaudreault-DesBiens[6] défend la thèse voulant qu’Ejan Mackkay ait fait partie de la doctrine au sens classique, en dépit d’une approche externe du droit positif (approche bâtie au travers d’un regard économique) qu’il a toujours adoptée. L’auteur propose finalement de voir le professeur Mackaay comme un juriste « alterciviliste » (p. 109) (il en fait d’ailleurs le titre de son chapitre) et critique les obstacles et les résistances de la doctrine traditionnelle romano-germanique face au cadre théorique et méthodologique de l’économie (p. 111 et suiv.). Jean-François Gaudreault-DesBiens clôture son plaidoyer par un souhait : voir émerger un regard sur le droit qui serait inspiré de savoirs dits externes à celui-ci (p. 119). Dans le deuxième chapitre, Alain Parent[7] aborde la théorie de l’imprévision non pour contester sa non-réception dans les droits civils français et québécois, mais pour mettre en lumière les problèmes sociaux en cause (p. 126). Dans son approche, l’auteur rappelle que le principe de force obligatoire des contrats n’a pas que des vertus (p. 141) et que certains « dérapages » (p. 141) engendrent une exécution onéreuse du contrat susceptible de placer l’un des contractants dans une situation délicate. Dans le troisième chapitre, Catherine Piché[8] aborde la preuve civile qui « évolue et est appelée à évoluer » (p. 146) et qui présente des liens certains avec les théories économiques d’efficience, d’économie et de proportionnalité (p. 145). Autour d’arguments solides, l’auteure démontre que le projet de réforme du Code de procédure civile québécois fait progresser le système de justice vers un modèle coopératif (p. 169), délaissant par là même la culture individualiste de l’action civile québécoise.

La troisième partie des mélanges traite de l’analyse économique en droit des sociétés et des marchés financiers, matière dans lesquelles une telle analyse exerce un rôle prépondérant. Dans le premier chapitre, Jean-Guy Belley[9] aborde le risque de longévité du consommateur-investisseur. Traitant de trois courants de la science économique (économie néoclassique, économie comportementale et économie du droit), l’auteur constate la prédominance de la vision économique du monde sur le droit et la sociologie (p. 200). Le financement des retraites et le défi du prolongement de la vie ne peuvent être abordés sans tenir compte du comportement rationnel du consommateur-investisseur teinté de réalisme (p. 187 et suiv.), tout en mesurant la place croissante du droit des valeurs mobilières, des services financiers et de la consommation dans la définition des règles juridiques (p. 193). Dans le deuxième chapitre, Julie Biron[10] aborde de front un problème tout autant d’actualité : l’activisme actionnarial. Après être revenue sur les fondements théoriques du droit de vote des actionnaires et la légitimité du pouvoir de contrôle qu’il leur confère (p. 207 et suiv.), l’auteure détaille trois problèmes liés à l’exercice du droit de vote : les coûts rattachés à l’interventionnisme accru des investisseurs institutionnels (p. 222) ; le recours au service de firmes-conseils spécialisées dans l’exercice du droit de vote (p. 222 et suiv.) ; et la vision court-termiste des investisseurs institutionnels, bien que sur ce dernier aspect l’auteure concède que tout ne soit pas noir ou blanc (p. 231). Raymonde Crête[11], dans le troisième chapitre, livre une analyse poussée et richement documentée des sanctions extrajuridiques (qui se traduisent par une atteinte à la réputation) qu’elle perçoit comme un moyen préventif de discipliner les acteurs de la gouvernance d’entreprise. L’auteure démontre ainsi non seulement que les sanctions de réputation complètent et renforcent les sanctions juridiques (emprisonnement, amendes…), mais encore qu’une simple anticipation des conséquences négatives d’une atteinte à la réputation est susceptible d’entraîner l’adoption d’une approche de nature proactive et préventive (p. 272). Ce texte vient enrichir l’analyse économique du droit en justifiant scientifiquement (et empiriquement) sa fonction prédictive. Le quatrième chapitre, de Stéphane Rousseau[12], dresse un tableau de la contribution de l’analyse économique du droit à la gouvernance des entreprises dans un contexte de postcrise économique et financière. Après avoir observé la prédominance d’une approche permissive faisant une place marginale aux instruments juridiques (p. 292 et suiv.), Stéphane Rousseau démontre que la crise financière a amené une révision de l’objectif de la gouvernance d’entreprise (p. 296 et suiv.) et mis le conseil d’administration face à de sérieuses critiques (p. 301). Dans ses observations finales, l’auteur ne va toutefois pas jusqu’à rejeter les enseignements de la théorie économique, notant avec pertinence que cette dernière, d’une part, joue toujours un rôle dans la recherche de solution en matière de gouvernance et, d’autre part, nous enseigne à juste titre que la crise financière ne saurait aboutir à des solutions « simples » (p. 308).

Divisée en six chapitres, la quatrième partie des mélanges réunit des textes portant sur la propriété intellectuelle et les technologies de l’information, domaines juridiques dans lesquels le professeur Ejan Mackaay s’est pleinement investi. Dans le premier chapitre, Vincent Gautrais[13] traite des deux types de « normativité multilatérale » qui existent aujourd’hui (normes formelles et normes informelles) pour les évaluer lorsque vient le temps d’encadrer des situations nouvelles (p. 317) et pour les mettre en parallèle avec une manière de faire plus processuelle et introspective (p. 327) : la normativité individuelle. L’auteur conclut ses propos sur l’impérieuse nécessité d’intensifier la réflexion sur l’internormativité (p. 339). Paul Edward Geller[14] offre dans le deuxième chapitre une discussion entre deux personnages fictifs (Phyl et Lew), dialogue qui transporte le lecteur de l’analyse économique du droit à la critique conceptuelle de la propriété intellectuelle. Dans le troisième chapitre, Ysolde Gendreau[15] propose une lecture de nature juridique (mais aussi historique et comparative) du droit de suite qui constitue, pour l’auteure, une illustration d’une situation où s’affrontent des groupes d’intérêts cherchant à favoriser leurs intérêts commerciaux (p. 385). Alors que l’histoire démontre que le droit de suite présente un intérêt pour le continent nord-américain (p. 395), il ne fait pas l’objet d’une unanimité. L’auteure y décèle toutefois des tendances qu’elle partage avec gourmandise avec son lectorat. Le quatrième chapitre, de Daniel Gervais[16], analyse la pertinence de la notion de propriété dans le développement d’un juste équilibre en propriété intellectuelle, (équilibre qui doit s’appuyer sur des résultats concrets (p. 419), et d’une réglementation en amont des technologies émergentes qu’il qualifie d’« instables » (p. 420), réglementation qui devrait être envisagée avec prudence (p. 433). Dans le cinquième chapitre, Isabelle de Lamberterie[17] détaille de manière pédagogique les enjeux soulevés par les oeuvres orphelines au regard du droit d’auteur, tout en rappelant dans ses mots conclusifs que le Québec a été un précurseur en la matière (p. 469). D’un côté, l’auteure expose une intéressante synthèse des diverses réalités (dans les droits canadiens et européens) que recouvrent les oeuvres orphelines en présentant les différents textes cernant la notion (p. 447). D’un autre côté, l’auteure aborde l’exploitation de ces oeuvres en mettant en lumière, au travers d’une démarche comparative poussée, les multiples mécanismes existants ayant pour objectif de garantir une certaine sécurité juridique à leur numérisation. Le sixième et dernier chapitre a été rédigé par Nicolas W. Vermeys[18]. Cet auteur propose une perspective différente sur la responsabilité civile extracontractuelle en la replaçant dans les environnements numériques. Tout au long de ses développements, l’auteur cherche à répondre à une interrogation centrale : la grille d’analyse économique pour qualifier et quantifier les précautions d’une personne raisonnable, prudente et diligente est-elle adaptée à l’obligation de sécurité imposée par la Loi concernant le cadre juridique des techniques de l’information[19] à la personne responsable de l’accès à un document technologique ?

Dans la cinquième et dernière partie des mélanges, ce ne sont pas moins de quatre textes qui ont été réunis s’inscrivant en droite ligne de la curiosité intellectuelle d’Ejan Mackaay. Le premier chapitre, rédigé par Anne Des Ormeaux et Jean-Marie Lessard[20], porte sur la notion de propriété avec une question qui n’en est pas des moindres : la propriété est-elle en voie d’extinction ? Le regard que portent les auteurs est cependant d’une rare originalité pour les juristes : ordre spontané, émergence institutionnelle, conventions entre particuliers, rapport intentionnel, modélisation informatique, théorie des jeux, intentionnalité collective, psychologie neurophysiologique constituent en effet le coeur de ce texte qui se révèle dense. Le deuxième chapitre de cette partie se veut historique et est, sans surprise, l’oeuvre de Michel Morin[21]. Autour des écrits de l’auteur anglais William Blackstone, Michel Morin s’amuse à décrire la mise en place progressive du bijuridisme québécois pendant une période d’environ un siècle qui suit la Conquête de 1760 (p. 587). Lus avant même d’avoir été traduits, les Commentaries de Blackstone, comme le démontre ce chapitre, ont influencé les juristes du Québec (mais aussi français) avant et après 1774 dans les débats juridico-politiques (p. 605 et suiv.), dans la littérature, ainsi que dans la formation des juristes (p. 612 et suiv.). Par la suite, « [i]l ne fait […] aucun doute que durant la seconde moitié du XIXe siècle, les juristes québécois [ont fait] régulièrement référence […] à la doctrine juridique anglaise, notamment à Blackstone » (p. 626 et 627). En fin de compte, Blackstone aurait facilité un processus d’acculturation qui s’est traduit par une greffe du droit public anglais sur le droit privé de la Nouvelle-France (p. 629). Le troisième chapitre est l’occasion pour Marie-Claude Rigaud et Elizabeth Steyn[22] d’afficher une ambition distincte : proposer un projet de recherche à Ejan Mackaay au travers duquel serait mis en lumière l’apport de l’analyse économique pour l’éthique juridique (p. 636). Comme le soulignent les auteures dans leur conclusion, « [w]e do not wish to suggest […] that Law and Economics is the only tool when it comes to legal ethics […] But it is clear that it is a useful tool, and one that should not be disregarded » (p. 690). Le quatrième et dernier chapitre de cette partie aborde la thématique fondamentale de l’eau en prenant le cas des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent. Dans ce chapitre, Yenny Vega et Nayive Vega[23] exposent le nouveau modèle de gouvernance des res- sources hydriques mis en place entre le Canada et les États-Unis (qui se caractérise par une place centrale des composantes fédérées et la marge de manoeuvre qui leur est reconnue sur les questions locales) et précisent en parallèle le régime de gouvernance qui en résulte, sans négliger les nombreux défis futurs qui se dessinent (p. 700 et suiv.).

La richesse des textes, l’originalité des approches, l’actualité des thèmes abordés, l’audace de certains auteurs nous amènent à penser que Juriste sans frontières constitue des mélanges qui méritent une place à part entière dans la bibliothèque de tout juriste qui s’intéresse un tant soit peu à l’analyse économique, mais aussi de tout économiste qui travaille aux frontières de sa discipline et du droit.