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L’internationalisation des échanges commerciaux, l’interpénétration économique des marchés nationaux et étatiques sous forme de blocs régionaux et suprarégionaux, le rôle fulgurant et croissant joué, dans ce contexte, par les acteurs privés ainsi que l’affaissement corrélatif de la partition normative dévolue aux pouvoirs publics et étatiques sont autant de thèmes développés dans la deuxième édition de l’ouvrage de Karim Benyekhlef, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et directeur du Centre de recherche en droit public. Cette nouvelle édition de la monographie, intitulée Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, est une mise à jour à la fois documentaire et substantielle de la première édition parue en avril 2008 chez le même éditeur[1]. D’un point de vue formel, une introduction a été ajoutée (p. 1-10), les références infrapaginales, bibliographiques et illustratives (tableaux et figures) ont été actualisées. Cependant, la structure d’ensemble du texte, sur laquelle nous reviendrons, est restée inchangée. Sur le plan matériel, l’auteur analyse principalement, dans cette nouvelle édition, l’impact de faits historiques récents d’ordre économique (crise de 2008) ou géopolitique (visée russe sur la Crimée, prétention expansionniste de la Chine sur la mer éponyme, etc.) sur la doxa libérale qui a jusque-là façonné les phénomènes de la mondialisation.

En empruntant un chemin hétérodoxe au regard des objectifs traditionnellement assignés au présent type d’exercice, qui voudrait être avant tout un compte rendu qui condense et synthétise les idées et les opinions défendues par un auteur dans un ouvrage, nous accorderons plutôt un poids plus important à la démarche épistémique adoptée par l’auteur dans cette monographie consistante sur le plan formel et substantiel, qui apporte des arguments intéressants à l’ère d’un monde devenu global et malgré les résistances épidermiques et saccadées d’une montée des nationalismes mis au défi et d’un conservatisme qui se mire sans se comprendre ni se reconnaître lui-même du fait, notamment, des visages qui l’incarnent[2]. À cet égard, nous discuterons d’abord des choix méthodologiques défendus par l’auteur et nous terminerons par la considération de quelques conclusions promues dans l’ouvrage, en passant par une appréciation de la structure d’ensemble de la monographie.

Des choix méthodologiques constants

Dans la deuxième édition de son ouvrage, le professeur Karim Benyekhlef garde intacts les choix méthodologiques déjà opérés lors de la première parution en 2008. De même, ces choix traduisent aussi les conceptions qu’il a développées dans d’autres publications[3]. Destiné d’abord aux étudiants des cycles supérieurs et ensuite aux chercheurs de la communauté scientifique, l’ouvrage leur offre un bon modèle d’une démarche méthodologique valide dans la mesure où l’auteur justifie et argumente tous les sous-jacents épistémologiques à cet égard.

Ces avenues épistémologiques constituent, selon l’auteur, le meilleur moyen pour répondre à la problématique au coeur de l’ouvrage, à savoir : quelle est la conséquence de la mondialisation sur la capacité normative des États ? Autrement dit, quel est l’effet du rapprochement d’ordre économique des régions et des continents, dans une économie-monde, sur la souveraineté normative des États, étendue au sens large ?

Pour aborder cette question aux ramifications multiples, l’auteur inscrit son analyse dans le pluralisme et la pluridisciplinarité. D’abord, le pluralisme permet de s’éloigner d’une « théorie pure » pour emprunter, à juste titre, selon Jean-Guy Belley, une « théorie des mélanges et des rapports de la normativité juridique avec les autres espèces de la normativité sociale[4] ». Il ne fait aucun doute qu’une approche pluraliste aménageant un dialogue internormatif en forme de réseau est plus adaptée pour résoudre la question des normalités émergentes suscitées par la mondialisation qu’une perspective dogmatique fondée sur une pyramide. Cette discussion internormative assure un cadre opératoire au pluralisme (p. xxix).

Ensuite, la pluridisciplinarité permet de mieux appréhender « les architectures normatives émergentes » (p. xxxi) en ce qu’elle tient compte de la nature « hétéronome » des sciences juridiques. Ainsi, elle accorde une importance considérable aux autres champs du savoir comme la sociologie, l’histoire, la philosophie et les théories politiques. Cette posture pluridisciplinaire peut être inconfortable pour le juriste. Pour autant, elle présente un avantage considérable, selon l’auteur, puisqu’elle est à même de donner un aperçu plus holistique des effets de la mondialisation. L’approche pluridisciplinaire contribue à l’élaboration d’une « stratégie des espaces partagés » (p. xxxi). C’est probablement la recherche d’une perspective englobante pour interroger un phénomène global, fuyant et dynamique qui est à l’origine du choix terminologique du concept de norme – expression d’un acte de volonté qui se traduit dans le commandement – à la place de la notion plus positiviste de loi. Ainsi que l’explique Guy Rocher, dans la préface, c’est là un « choix doctrinal » qui implique une distanciation « du discours juridique commun » et promeut une « perspective élargie de la règle de droit dans ses liens et rapports avec d’autres normes non spécifiquement juridiques » (p. xiv) dans une logique d’internormativité comme cadre du pluralisme.

Une construction d’ensemble fondée sur la périodisation de la norme

Puisque le concept choisi, celui de norme, est un terme générique qui trouve application à toutes les époques, soit du Moyen Âge à aujourd’hui, l’auteur trace une « histoire de la norme autour d’une périodisation axée sur la modernité (titre I : « La norme moderne » ; titre II : « La norme prémoderne » et titre III : « La norme postmoderne ») » (p. xxvii). L’époque contemporaine serait celle d’un passage de la modernité à la postmodernité. Ce souci chronologique de périodisation permet de « tracer dans le temps l’évolution de la norme autour de bornes » (p. xxvii).

Dans le titre I (p. 11-382), l’auteur expose les traits caractéristiques de la norme moderne, entendue comme le « droit tel qu’il est présenté et étudié dans les facultés et tel qu’il est présenté et plaidé devant les tribunaux » (p. 11). Autrement dit, il s’agit du droit positif sous-tendu par la dogmatique juridique et construit autour de la pyramide de Kelsen. Dans cette partie, l’auteur dresse les attributs et les limites de la norme moderne. Sur ce dernier aspect, il consacre des développements intéressants aux droits de la personne (p. 107-240) et au droit du commerce international (p. 241-381). La diversification des sources du droit international économique et le rôle accru joué par les entreprises multinationales, deux caractéristiques de la mondialisation, sont bien exposés.

La norme prémoderne est présentée dans le titre II (p. 383-536). Cette partie passe en revue l’« histoire évènementielle » (p. 384) de la norme au Moyen Âge en allant du droit marchand (chapitre II) au droit royal (chapitre III). Cette présentation historique a permis de mieux apprécier le droit moderne et le droit postmoderne.

La troisième et dernière partie de la volumineuse monographie est consacrée justement au « droit postmoderne » (titre III : p. 537-814) qui discute de la manière dont l’évolution géopolitique et économique des relations internationales remet en cause la souveraineté qui serait ainsi en mutation vers une gouvernance globale fondée sur le cosmopolitisme, le constitutionnalisme et le réseau transgouvernementalisme (chapitre I). Le chapitre II de cette partie propose un inventaire fort intéressant mais parcellaire des techniques de production des normes alternatives qui vont de l’autorégulation à la corégulation. La notion nouvelle d’interrégulation est, par exemple, omise. L’auteur finit par y montrer les atours principaux de la norme postmoderne qui sont, en amont, la concertation et la souplesse, et en aval, le jeu dialogique entre normes qui forme l’internormativité.

Vers un droit global

L’ouvrage offre donc une vue d’ensemble des principaux éléments et enjeux normatifs de la mondialisation. Cette deuxième édition a la particularité de tenter de répondre à la problématique de savoir si les faits de la crise économique ont ralenti ou remis en cause le mouvement vers un marché global, « cette économie sans frontière qui induit une récusation partielle du concept de souveraineté nationale et une révision du droit moderne » (p. 2 et 3).

Reprenant les propos de Jean-Bernard Auby, l’auteur y apporte une réponse négative nuancée dans la mesure où la crise de 2008 n’a « guère affecté l’ouverture du commerce international et le développement de son droit global[5] », bien qu’elle ait « fait perdre une partie de son autorité aux marchés financiers » (p. 3 et 4) par le retour de l’action régalienne des États.

L’exemple du développement des traités bilatéraux d’investissement et de libre-échange sert à illustrer ce mouvement vers un marché mondial qui devrait faire de la gouvernance globale son credo, laquelle doit prendre en considération les réalités géopolitiques. En effet, la seule conclusion d’accords commerciaux bilatéraux et régionaux a montré ses limites. Selon l’auteur, « la gouvernance globale semble plus urgente aujourd’hui encore qu’au moment de la première édition de l’ouvrage. La grande récession de 2008 a démontré l’inanité et le court-termisme d’une politique obsessive de croissance dont les effets à long terme sur l’économie même et sur l’environnement ne peuvent manquer d’être désastreux. Le bien commun et l’écologisme commandent une gouvernance globale démocratique qui puisse se fonder sur les intérêts collectifs des peuples et des nations. L’actuelle guerre des normes commerciales et économiques par la multiplication d’accords bilatéraux et régionaux et la marginalisation concomitante de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), risque d’aboutir à la formation de blocs commerciaux reflétant, en fait, les actuelles rivalités entre les puissances occidentales et le groupe de pays émergents, dont la Chine au premier chef » (p. 9). Ainsi, « la formation de blocs commerciaux régionaux ne peut manquer de déboucher sur des rivalités commerciales dangereuses, en particulier au regard de la raréfaction des ressources naturelles sur la planète. Une gestion globale de l’économie, fondée sur un droit qui reconnaît le statut juridique des individus et des groupes de la société civile globale, constitue la seule réponse possible, sans égard aux obstacles, pour y parvenir » (p. 9-10).

Cet ouvrage constitue sans nul doute une contribution essentielle à l’édification d’outils normatifs en vue d’encadrer la mondialisation des échanges économiques. Cependant, nous ne pouvons manquer d’émettre au moins deux réserves compte tenu des finalités académiques d’une telle recherche. D’abord, et l’auteur en est bien conscient et le souligne, ce projet de gouvernance globale porte mal son nom, puisqu’il exclut une partie importante des pays du globe comme les pays en développement. Ledit projet est de ce point de vue exclusif et concourt à l’érection d’un « club » du droit global auquel ne participerait pas une partie importante, au moins sur le plan démographique, des populations de la terre qui en seront privées et qui le sont déjà en raison des déséquilibres économiques ayant engendré un hiatus Nord/Sud. Ensuite, les notions de mondialisation et de globalisation tentent d’être définies selon une vision exclusivement libérale que l’auteur assume, mais qui ne tient pas compte de toute la littérature alternative qui donne une autre acception fondée sur la critique sociale et la recherche de l’équilibre économique[6]. Dans son impressionnante revue documentaire, l’ouvrage devait au moins évoquer cette tendance, si périphérique soit-elle.