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Qui trop embrasse mal étreint : il nous est donc difficile d’épiloguer sur le présent numéro des Cahiers de droit, dont la richesse du contenu s’avère exceptionnelle.

Il nous semble que les textes de ce numéro s’ordonnent autour de deux thèmes : la comparaison entre certains arts et le droit ; la réglementation des arts par le droit.

On pense évidemment d’abord au droit de la propriété littéraire et artistique. Dans quelle mesure le producteur ou le metteur en scène sont-ils ou non des coauteurs et leurs oeuvres de l’esprit peuvent-elles bénéficier de la même protection ? Cela s’applique notamment aux mises en scène contemporaines de livrets d’opéras anciens. Il n’est pas question dans ce cas d’opposer les mises en scène en costumes anciens (au temps de Mozart, les opéras étaient représentés en costumes largement contemporains) ou actuels, en prétendant que les premières sont légitimes et les secondes, non. À vrai dire, il importe que l’intérêt esthétique soit à la hauteur du livret et de la musique. La critique a ainsi mal accueilli la représentation de Così fan tutte à Aix-en-Provence en juillet 2016 : la mise en scène parfois vulgaire se situait dans l’Éthiopie envahie par les fascistes, sans que l’on comprenne l’intérêt du rapprochement. On peut aussi penser à un récent jugement de la Cour d’appel de Paris interdisant la diffusion sous forme de vidéo d’une mise en scène du Dialogue des Carmélites, à l’initiative des ayants droit de Poulenc et de Bernanos : les Carmélites y étaient représentées comme des membres d’une secte[1]. Les rapports entre le droit et l’opéra ont d’ailleurs fait l’objet d’un colloque en 2016 en France[2].

Cependant, les textes de ce numéro montrent que les rapports entre l’art et le droit dépassent de beaucoup le cadre de la propriété littéraire et artistique. Il y a une beauté du droit que l’on peut notamment saisir dans l’art de l’avocat. Celui-ci n’étant pas le juge, il n’a donc pas à faire triompher la vérité, mais doit plutôt défendre de son mieux les intérêts de son client. Jusqu’au début du xxe siècle, les Inuits utilisaient la technique des compétitions de chants pour résoudre certains de leurs conflits. Ce qui comptait alors était l’habileté oratoire, accompagnée de la musique du tambour[3].

Par ailleurs, il y a incontestablement des rapprochements entre les rhétoriques des juristes et celles des artistes. Ainsi, les codifications sont communes à tous[4], les uns s’attachant à codifier l’expression des sentiments en peinture et en musique, les autres visant les règles de droit.

Les rapports entre le droit et la musique ont d’ailleurs été soulignés depuis de longs siècles. Non seulement plusieurs grands musiciens ont reçu une formation de juristes (Haendel, Tchaïkovski, Stravinsky), mais de nombreuses études ont été consacrées à l’interprétation, qui obéirait à des procédés similaires en musique et en droit.

Les rapports entre l’architecture et le droit ont eux aussi fait l’objet d’un colloque à Aix-en-Provence en 2016, sous la direction de Patricia Signorile, qui a également organisé un colloque sur les rapports entre le droit et la musique à Aix-en-Provence en juin 2016, dont les actes paraîtront en 2017.

Il existe une architecture des constitutions. La constitution est même la norme supérieure au sommet de la pyramide de Kelsen : cette image empruntée à l’architecture égyptienne est devenue aujourd’hui largement obsolète en raison de la mondialisation et de la tendance à une harmonisation des droits en Europe. En France, l’oeuvre de Mireille Delmas Marty conduit à d’autres formes de visualisation du droit.

Cependant, l’art a été et demeure l’objet de contrôles par les pouvoirs autoritaires ou dictatoriaux.

L’Union soviétique avait connu le réalisme socialiste, qui était en fait une idéalisation des rapports sociaux pendant la période stalinienne. La musique n’avait pas échappé à la catégorisation entre art bourgeois formaliste et art populaire (n’est utile au peuple que l’art qu’il peut comprendre facilement). Chostakovitch a dû payer un lourd tribut aux censeurs, notamment lors de la condamnation par la Pravda de son opéra Lady Macbeth de Mzensk.

Les nazis ont eux aussi procédé à des catégorisations à partir de critères formels, mais surtout raciaux. Ainsi, les artistes juifs étaient irrémédiablement condamnés. Et plus encore si, comme Schönberg, ils s’éloignaient des canons classiques : les nazis ont organisé des expositions sur l’art dégénéré et la musique dégénérée. On sait que les goûts de Hitler étaient néoclassiques, sauf en musique. Il a écrit dans Mein Kampf que l’architecture et la musique sont les reines des arts. Parmi le premier cercle de ses intimes a toujours figuré l’architecte Albert Speer, qui devait construire Germania, nouvelle capitale du Reich après la victoire. Il est connu que Hitler était lui-même peintre : il avait incontestablement un bon coup de crayon, connaissait parfaitement les lois de la perspective, mais on est frappé par la rigidité des personnages humains qui apparaissent rarement dans ses dessins.

La Chine communiste et postcommuniste s’attache elle aussi à la réglementation des arts. Sous la Révolution culturelle, les arts occidentaux étaient bannis et les gardes rouges ont détruit de nombreuses oeuvres d’art et temples bouddhistes, au nom de la lutte contre les quatre vieilleries, soit les idées, la culture, les coutumes et les habitudes. Aujourd’hui, on peut écouter des concerts de musique classique occidentale, mais les artistes dissidents sont toujours contrôlés et parfois emprisonnés. De même, l’architecture peut être un moyen de colonisation interne. Parmi les musulmans ouïghours existent des terroristes qui luttent contre le gouvernement central. Depuis longtemps, la culture ouïghoure est l’objet d’une sinisation, qui se traduit par l’arrivée de colons han et l’adoption de nouvelles formes architecturales dans les villes, contraires à la culture ouïghoure.

C’est le propre des épilogues de devoir être brefs. Nous espérons que celui-ci incitera à la publication de nouveaux Cahiers consacrés aux rapports entre les arts et le droit.