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La variabilité hydrologique reflète des évènements météorologiques habituels ou plus rares. Elle se réfère à des changements dans le régime hydrique de jour en jour ou de saison en saison, de même qu’à des fluctuations interannuelles ou décennales[1]. Pour les petits cours d’eau, des variations importantes peuvent même survenir en quelques heures. Parmi les variations typiques du régime hydrique québécois se trouvent les inondations et les périodes de sécheresse.

Par exemple, les inondations peuvent être causées par la crue des eaux conséquente à la fonte de la neige ou à des pluies intenses, par des embâcles de glace ou de divers débris ou encore par la rupture d’un ouvrage de retenue d’eau comme un barrage. Les répercussions des inondations incluent les dommages aux biens meubles et immeubles, la perte de valeur foncière, la diminution des recettes fiscales, les coûts liés à la gestion de crise et les conséquences psychosociales.

À l’opposé, les sécheresses sont causées par des conditions météorologiques arides suffisamment prolongées pour entraîner une diminution marquée du débit des cours d’eau. Les sécheresses provoquent alors des incendies de forêt, des baisses de rendement des cultures, des contraintes pour la production hydroélectrique et la navigation, des difficultés d’approvisionnement en eau potable, de même que la dégradation de la capacité de dilution des eaux de surface dans lesquelles sont déchargés des effluents.

Quelques notions revêtent une importance particulièrement significative à titre d’indicateurs capables de décrire ou d’exprimer la variabilité hydrologique[2]. Premièrement, la mesure des précipitations fait référence à des statistiques relatives à leur intensité et à leur fréquence[3]. L’intensité indique la quantité de pluie tombée pendant une période de temps donnée, tandis que la fréquence marque le laps de temps entre deux pluies similaires[4]. Les données pluviométriques reposant sur ces indicateurs sont synthétisées dans des « courbes intensité-durée-fréquence ». Deuxièmement, la notion d’étiage se rapporte aux débits durant des périodes de sécheresse, soit quand le ruissellement est faible et que seul l’écoulement souterrain alimente les eaux de surface. Les étiages sont fréquemment désignés par les variables Q2,7 et Q5,30[5]. La variable Q2,7 correspond aux débits les plus faibles sur 7 jours consécutifs qui surviennent en moyenne tous les 2 ans. Quant à la variable Q5,30, elle signale les débits les plus faibles pendant 30 jours consécutifs qui surviennent en moyenne tous les 5 ans. Troisièmement, les crues sont exprimées par des variables telles que Q2, Q20 ou Q100[6]. Ces variations font référence au débit journalier le plus élevé pendant une année qui survient en moyenne respectivement tous les 2 ans, 20 ans ou 100 ans. Quatrièmement, les cotes d’inondation de 20 ans ou de 100 ans sont établies en fonction des débits de crue correspondants[7]. Elles permettent de déterminer les limites des plaines d’inondation par référence à la fréquence à laquelle l’eau monte à un niveau donné dans une étendue de terre occupée par un cours d’eau qui a débordé hors de son lit. Toutefois, ces cotes ne tiennent pas compte des inondations causées par des embâcles de glace. Finalement, la récurrence d’un évènement, ou période de retour, permet d’établir sa fréquence[8]. Qu’il s’agisse d’un étiage, d’une crue ou d’une inondation, une récurrence de 2 ans signifie des évènements hydrologiques qui ont, par définition, une chance sur deux de se produire chaque année. De même, une récurrence de 20 ans correspond à un taux de risque de 5 p. 100 sur une base annuelle, tandis qu’une récurrence de 100 ans correspond à 1 p. 100 sur une base annuelle, c’est-à-dire une probabilité de non-dépassement de 99 p. 100. Le Centre d’expertise hydrique du Québec explique la signification de ces statistiques de la manière suivante :

Un évènement qui présente une récurrence de 20 ans ou de 100 ans demeure rare, bien qu’il soit prédictible statistiquement. On sait que l’événement va se produire tôt ou tard, mais on ignore quand exactement. L’événement peut aussi se reproduire après un court intervalle et il peut ensuite s’écouler une longue période de temps avant qu’il se reproduise. Par exemple, un événement de récurrence de 20 ans peut très bien survenir 2 ou 3 fois sur une période de 5 ou 10 ans, puis ne plus se reproduire pendant plusieurs dizaines d’années. La probabilité statistique ne se vérifie vraiment que sur un très grand nombre d’années[9].

La variabilité hydrologique ainsi décrite impose des contraintes importantes relativement à la gestion des ressources hydriques[10]. Elle implique que le volume d’eau disponible en un lieu donné varie constamment. Elle rend aussi l’évaluation de la disponibilité des volumes d’eau particulièrement difficile à prévoir[11]. De plus, le réchauffement planétaire augmente la variabilité climatique et multiplie les incertitudes liées aux prévisions et aux projections hydrologiques[12].

Or, les divers usages de l’eau sont particulièrement sensibles aux contraintes rattachées à la variabilité. Les prélèvements requièrent généralement une alimentation constante, un apport aussi régulier que possible ou une source fiable sur une base saisonnière. Les autorités publiques construisent des ouvrages ou adoptent des plans et des mesures préventives afin d’empêcher les précipitations ou les crues exceptionnelles de toucher l’environnement bâti. Ainsi, la variabilité hydrologique constitue un des principaux défis pour les gestionnaires et les usagers de l’eau[13].

Dans le domaine juridique, la variabilité hydrologique entraîne des contraintes qui sont au coeur des défis posés par la gestion de l’eau. L’impossibilité de prédire avec précision les variations hydriques génère une incertitude qui induit une problématique particulièrement aiguë pour le droit. En effet, celui-ci constitue un ensemble de règles générales capables de guider et d’encadrer de façon prévisible la conduite des personnes. Sa fonction repose avant tout sur la certitude, la sécurité et la rigidité qu’il confère aux interactions sociales entre les personnes et les choses[14]. Par exemple, les droits d’usage de l’eau doivent autoriser le prélèvement d’un volume assez clairement défini et prévisible sur une période suffisante pour justifier que leurs titulaires investissent les ressources et effectuent les ouvrages qu’ils envisagent[15]. Autrement dit, la résistance au changement est une caractéristique intrinsèque du droit[16].

L’opposition entre l’incertitude liée à la variabilité hydrologique et la prévisibilité nécessaire au fonctionnement du droit ne doit pas être exagérée. Le droit agit d’emblée comme un mécanisme qui vise à répartir entre utilisateurs de la ressource le risque généré par les fluctuations des volumes d’eau[17]. De plus, le droit évolue et s’adapte aux circonstances changeantes à un rythme dicté en partie par des processus qui lui sont propres. Néanmoins, le droit n’est pas en mesure de s’adapter à la variabilité hydrologique au-delà d’un certain seuil. S’il tentait de se conformer aux variations les plus extrêmes et imprévisibles des régimes hydriques, le droit deviendrait flexible au point d’en perdre son utilité. À l’instar de l’incapacité des sciences naturelles à dissiper les incertitudes relatives aux variations hydrologiques, les contraintes qui limitent la flexibilité du droit restreignent l’éventail des modes de gestion applicables à l’égard des ressources en eau.

La mise en évidence des mécanismes juridiques qui s’appliquent aux variations hydrologiques permet de déterminer les contraintes façonnant la gestion des ressources hydriques. Parmi les très nombreuses dispositions applicables à la gestion de l’eau, la variabilité hydrologique confère une importance toute particulière au cadre juridique qui régit les conflits d’usages de la ressource pour plusieurs raisons. Premièrement, la variabilité hydrologique influe sur les volumes d’eau disponibles. Deuxièmement, le caractère fini de ces volumes d’eau induit des conflits potentiels entre les différents usagers en cas de diminution des ressources par rapport aux moyennes historiques. Troisièmement, l’existence d’un continuum hydrologique, qui s’exprime par le ruissellement de l’eau de l’amont vers l’aval d’un bassin versant, transmet l’impact des projets de développement économique par des modifications aux régimes hydriques qui peuvent causer des dommages aux autres usagers. Quatrièmement, le droit agit comme mécanisme de prévention, d’atténuation et de résolution des conflits entre les différents usagers de la ressource. Cinquièmement, les mécanismes juridiques qui prennent en charge les conflits d’usages les plus graves sont peu détaillés ou ne tiennent pas compte de la variabilité hydrologique.

Le cadre juridique qui régit les conflits d’usages à l’égard des ressources en eau comporte un volet préventif et un volet curatif. Le droit statutaire gère la plupart des aspects relatifs aux conflits d’usages par des mesures préventives destinées à éviter les situations les plus problématiques. Par exemple, la Loi sur la qualité de l’environnement, la Loi sur la sécurité des barrages et la Loi sur le régime des eaux instaurent des régimes d’autorisation qui permettent de contrôler les différents types de prélèvement en fonction de la variabilité hydrologique[18]. Pour leur part, la Loi sur la sécurité civile, la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables et les instruments adoptés en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme permettent de gérer le territoire en fonction des principaux risques de crue et d’inondation[19]. Toutefois, ces lois ne prévoient pas un ensemble complet de normes capables de réguler de façon prospective toutes les situations possibles. De plus, elles peuvent échouer dans l’atteinte de leurs objectifs à cause de l’incertitude engendrée par la variabilité hydrologique.

Lorsque les régimes juridiques préventifs ne proposent pas de règles particulières adaptées aux situations propices à l’émergence de conflits d’usages, les interactions entre usagers sont prises en charge par des mécanismes curatifs qui permettent a posteriori la résolution de conflits avérés. Ces mécanismes de résolution des conflits méritent une attention particulière. D’abord, ils gèrent les variations hydrologiques extrêmes, bien que certains d’entre eux ne soient pas précisément conçus pour ce faire. Ensuite, leur fonctionnement est en partie occulte parce qu’il dépend de principes élaborés par la jurisprudence en s’appuyant sur des règles et des raisonnements juridiques étrangers aux considérations scientifiques propres à la gestion des ressources hydriques.

Compte tenu de ce qui précède, ce texte propose l’étude successive du fonctionnement des principaux mécanismes curatifs de résolution des conflits d’usages de l’eau prévus par le droit québécois en matière de variabilité hydrologique. Puisque la variabilité des régimes hydriques porte essentiellement sur les volumes d’eau, la gestion des conflits liés à la qualité de l’eau est exclue de l’étude[20]. Chacun des principaux mécanismes de résolution des conflits fait l’objet d’un traitement qui délimite son champ d’application, explique son fonctionnement, fournit des exemples d’application jurisprudentielle et précise ses principales caractéristiques par rapport aux variations hydrologiques.

1 La servitude d’inondation

La Loi sur le régime des eaux instaure un régime particulier de responsabilité qui gouverne certains conflits d’usages liés aux ressources hydriques[21]. Le régime accorde un recours à l’égard des ouvrages et des travaux par lesquels s’exercent les droits d’emmagasinement prévus par cette loi, y compris les barrages et autres infrastructures de retenue d’eau[22]. Toutefois, certaines exemptions peuvent écarter l’application du recours, comme c’est le cas de l’immunité au bénéfice de la Couronne fédérale dans sa prérogative d’exploiter un barrage[23].

En vertu de ce régime, le propriétaire et l’exploitant d’un ouvrage construit dans un cours d’eau sont garants de tout préjudice matériel ou personnel qui peut résulter à autrui par la trop grande élévation des écluses de l’ouvrage, ou autrement[24]. Pour engager la responsabilité du propriétaire ou de l’exploitant d’un ouvrage de retenue, il faut établir trois éléments : la présence de l’ouvrage, l’existence d’un dommage de tout ordre et un lien de causalité entre les deux. À défaut du paiement des dommages-intérêts en réparation du préjudice dans un délai de six mois suivant la condamnation, celui qui y est tenu doit démolir les travaux qu’il a faits ou payer les frais de démolition[25]. Autrement dit, ce recours n’offre aucun moyen de s’opposer à l’exploitation d’un ouvrage de retenue tant que les conséquences qui en découlent font l’objet d’une compensation.

La jurisprudence permet d’illustrer le fonctionnement de la servitude d’écoulement. Dans le précédent qui fait autorité, l’érection d’un barrage quelques kilomètres en amont d’une voie ferrée modifie l’écoulement naturel de la rivière Saint-François, ce qui déplace le lieu où se forme l’embâcle et qui accroît le volume d’eau accumulé[26]. Lorsque l’embâcle se rompt, l’eau et la glace submergent le barrage et emportent la voie ferrée située le long de la rivière en aval, ce qui a causé le déraillement d’un train. Le recours est justifié par la seule présence du barrage, alors qu’aucune faute n’est liée à son exploitation. Dans une autre affaire, un barrage au fil de l’eau construit à la fin du xixe siècle modifie l’écoulement naturel d’une rivière en créant une chute de près de cinq mètres lorsque le niveau d’eau augmente à la suite de précipitations exceptionnelles, ce qui emporte le mur de protection et une partie du terrain riverain du requérant, ce dernier devant être indemnisé pour les dommages matériels et les inconvénients subis[27].

La responsabilité du propriétaire ou de l’exploitant de l’ouvrage d’emmagasinement n’est pas retenue dans d’autres cas. Quand des pluies torrentielles entraînent le débordement d’un ruisseau et endommagent une résidence riveraine en aval d’un ouvrage de retenue, le recours ne peut être accueilli si le lien de causalité entre la présence de l’ouvrage et le préjudice n’est pas établi[28]. De même, les dommages causés à des propriétés riveraines en amont d’un barrage par l’assèchement de son réservoir lorsque la rivière est rendue à son cours naturel ne peuvent être réclamés en vertu de la servitude d’inondation puisque les dommages ne sont justement pas « la conséquence de la présence de l’ouvrage, de sa conception ou de ses attributs[29] ».

En somme, la servitude d’écoulement participe d’un cadre de gestion qui a pour objet de réguler la variabilité hydrologique. D’une part, elle accorde une forme de priorité d’usage aux propriétaires et aux exploitants d’ouvrages de retenue : quelles que soient les variations du régime hydrique, les effets de l’emmagasinement de l’eau doivent être tolérés dans la mesure où le préjudice qui en résulte est l’objet d’une compensation[30]. D’autre part, un changement dans le régime hydrique peut faire en sorte qu’un ouvrage de retenue entraîne de nouveaux types de préjudice ou encore décuple l’ampleur des dommages subis en aval ou en amont. Dans un tel cas, le propriétaire ou l’exploitant reste garant des répercussions de l’ouvrage de retenue, même si le fardeau financier imposé par la servitude d’inondation s’alourdit jusqu’à devenir difficile à supporter.

2 Les relations de voisinage

À l’instar de la Loi sur le régime des eaux, le Code civil du Québec prévoit plusieurs dispositions régissant les conflits d’usages entre voisins lorsque l’écoulement de l’eau est modifié par un prélèvement ou un ouvrage[31]. Les normes spécifiques qu’elles édictent à l’égard de la ressource hydrique particularisent ainsi les règles générales applicables en matière de voisinage[32]. L’établissement d’une distinction claire entre chacune de ces dispositions peut se révéler un exercice périlleux dans la mesure où elles participent du même contexte juridique. Les dispositions sont fréquemment invoquées conjointement dans les litiges portés devant les tribunaux. Il est délicat d’en différencier les effets au-delà d’un certain point. Néanmoins, une présentation individualisée en facilite l’appréhension.

2.1 Les inconvénients anormaux

Les règles de voisinage en matière de propriété immobilière imposent des limites aux droits d’usage ou de dérivation de l’eau. Ces règles veulent que les voisins acceptent les inconvénients normaux du voisinage n’excédant pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, selon la nature ou la situation de leurs fonds ou les usages locaux[33]. Celui dont les actes provoquent des inconvénients excessifs ou anormaux pour son voisin voit sa responsabilité engagée à l’égard de ce dernier, que son comportement soit fautif ou non[34]. La conformité des actes générateurs d’inconvénients avec les dispositions législatives ou réglementaires applicables n’écarte pas la responsabilité, de telle sorte que la démonstration du caractère normal ou raisonnable du trouble constitue la seule défense possible[35].

Le caractère de ce qui est normal ou anormal et raisonnable ou excessif repose principalement sur des considérations d’ordre factuel et contextuel faisant appel au pouvoir d’appréciation du juge. La Cour d’appel a précisé les critères sur lesquels s’appuie l’analyse des troubles de voisinage :

Pour conclure à la présence de troubles du voisinage, deux critères sont centraux dans l’analyse des inconvénients : la gravité et la récurrence de ceux-ci. La récurrence s’entend généralement d’un trouble continu ou répétitif s’étalant sur une durée assez longue, alors que la gravité renvoie à l’idée d’un préjudice réel et sérieux au regard de la nature et de la situation du fonds, des usages locaux, du moment des inconvénients, etc.[36].

La Cour d’appel en réfère à la doctrine pour détailler le critère de gravité[37]. L’examen de ce dernier demande dans un premier temps de qualifier le voisinage et de définir l’environnement local. Outre la nature et la situation des immeubles de même que les usages locaux, le moment où se produisent les inconvénients ainsi que la « préoccupation collective des lieux » peuvent servir à contextualiser les troubles subis[38]. De plus, l’évaluation du voisinage n’est pas statique : elle évolue pour tenir compte des changements qui se produisent avec le temps, ce qui empêche la préservation intégrale du milieu par ses premiers occupants et leur impose plutôt de composer avec de nouveaux inconvénients, bien que l’antériorité d’un usage soit prise en considération[39]. Ainsi contextualisée, la situation fait alors l’objet d’une deuxième étape d’analyse en vue de déterminer le niveau de gravité des troubles, ce qui requiert de se demander si une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que celles de la victime, trouverait les inconvénients intolérables ou insupportables et non seulement inconfortables[40].

La jurisprudence fournit plusieurs exemples de recours fondés sur les troubles de voisinage en matière hydrique. Des travaux de terrassement qui assèchent un ruisseau et en redirigent le cours sur un terrain voisin constituent des troubles de voisinage[41]. De même est considéré comme un inconvénient anormal le tarissement du puits d’alimentation domestique d’une résidence privée cinq semaines après la mise en marche d’un nouveau puits municipal d’alimentation en eau potable qui abaisse le niveau de la nappe phréatique du voisinage[42]. C’est aussi le cas de la diminution du niveau d’un lac alimenté par la nappe phréatique à la suite du creusage par le ministère de l’Agriculture d’un fossé drainant les terres agricoles voisines[43].

Les troubles de voisinage sont souvent invoqués à l’égard des impacts causés par l’exploitation d’un barrage[44]. Dans une affaire portée devant la Cour d’appel du Québec, un groupe de propriétaires riverains allègue que le mode de gestion des niveaux d’eau du réservoir d’un barrage exploité par le ministère des Travaux publics du Canada à l’extrémité sud du lac Témiscamingue cause l’érosion accélérée de leurs terrains[45]. Dans sa décision, la Cour d’appel écarte le recours sur le fondement des troubles de voisinage au motif que les propriétaires riverains ne sont pas des voisins du barrage puisque 100 kilomètres les séparent[46].

Depuis ce jugement, l’interprétation des règles de voisinage a évolué[47]. L’éloignement physique entre un barrage et les propriétés riveraines du réservoir n’est probablement plus un obstacle au recours en cas de troubles de voisinage[48]. Dans une cause récente, des faits similaires donnent lieu à une poursuite de la part de propriétaires riverains pour les dommages subis par l’érosion de leurs terrains en lisière du barrage-réservoir des Rapides-des-Cèdres[49]. Les quelque dizaines de kilomètres qui peuvent séparer certains riverains du barrage n’empêchent pas la relation de voisinage. Toutefois, la Cour d’appel rejette le recours parce que l’érosion n’est pas significative, de telle sorte que les inconvénients causés par la variation des niveaux d’eau restent normaux dans un contexte où les terrains contigus au réservoir sont grevés d’une servitude d’inondation à des fins de production hydroélectrique depuis des décennies[50].

Le recours en troubles de voisinage est aussi irrecevable quand un embâcle printanier entraîne une élévation de plusieurs mètres du niveau d’une rivière, causant l’érosion et l’inondation de terrains riverains en amont d’un barrage au fil de l’eau, lorsque ces répercussions relèvent de phénomènes naturels qui surviennent régulièrement dans cette zone, avant autant qu’après la construction du barrage[51]. Ne peuvent pas non plus être qualifiés de troubles de voisinage les inconvénients qui résultent de la baisse de niveau du réservoir d’un barrage lorsqu’elle permet de procéder à des travaux de réfection à des fins d’utilité publique autorisés par le gouvernement en vue d’assurer la sécurité de la population[52]. Dans certains cas, l’étendue des territoires visés, le nombre et le type de communautés touchées de même que la complexité des travaux et de leurs impacts, sont d’une ampleur telle que la décision de construire et d’exploiter un ouvrage de retenue de l’eau peut résulter de l’exercice d’un pouvoir décisionnel politique qui accorde à l’État une immunité à l’encontre du recours en troubles de voisinage[53].

Finalement, les troubles de voisinage justifient un recours contre le propriétaire-opérateur d’un barrage lorsqu’un embâcle provoque une inondation endommageant plusieurs immeubles moins de deux ans après la démolition de l’ouvrage[54]. Dans ce cas, la responsabilité reflète plusieurs éléments, dont la survenance d’inondations récurrentes avant l’érection du barrage combinée à leur absence pendant la période où l’ouvrage est en place, la délivrance de nombreux permis de construction municipaux dans la zone libre d’inondations pendant la période où le barrage est en place, de même que le défaut d’entretenir le réservoir du barrage presque entièrement comblé par l’accumulation de sédiments, ce qui place le propriétaire de l’ouvrage dans une situation où il doit exploiter le barrage suivant des instructions précises ou le démolir dans un délai donné conformément aux autorisations octroyées[55].

Outre les cas où les troubles de voisinage sont invoqués quand les phénomènes hydrologiques constituent en eux-mêmes les inconvénients, il est possible d’étendre la réflexion aux situations où l’adaptation à la variation hydrologique entraîne indirectement des inconvénients anormaux.

Par exemple, à l’égard d’une situation d’étiage critique dans la rivière des Mille Îles, les autorités procèdent à l’excavation urgente et prioritaire du haut-fond du lac des Deux Montagnes ainsi que de la rivière des Mille Îles pour assurer l’approvisionnement en eau potable des quelque 400 000 citoyens de onze municipalités environnantes[56]. Les troubles de voisinage allégués dans cette affaire découlent du bruit causé par les génératrices des pompes d’assèchement qui permettent l’excavation du haut-fond. Le recours en troubles de voisinage cible des inconvénients sonores liés à la régulation de la variabilité de l’approvisionnement d’une source d’eau municipale de surface. Tous les cas où des inconvénients divers sont indirectement liés à la variabilité hydrique ne peuvent pas être recensés, mais l’exemple illustre l’ampleur du domaine potentiellement couvert par l’obligation de bon voisinage en la matière[57].

En somme, le recours en troubles de voisinage peut influer sur la gestion de la variabilité des ressources en eau uniquement lorsque deux personnes ou plus se trouvent dans une même zone d’influence hydrologique et que l’action de l’une se répercute sur une ou plusieurs autres personnes. Pour que la répercussion soit significative au point qu’elle ait une conséquence juridique, elle doit constituer un inconvénient anormal ou excessif pour autrui.

A priori, le seuil de l’inconvénient anormal n’a aucun lien direct avec la variabilité hydrologique. Cependant, presque toutes les notions nécessaires à l’application de ce seuil peuvent être interprétées d’une façon qui confère un effet juridique aux variations des régimes hydriques.

D’abord, la notion de normalité devient plus incertaine et son évaluation se révèle plus difficile dans un contexte d’accroissement des fluctuations imprévisibles et d’évènements extrêmes causés par le changement climatique. Ensuite, le critère de récurrence auquel se réfère l’analyse des troubles de voisinage trouve une résonnance particulière. Par exemple, la gestion du réservoir d’un barrage qui reflète une fluctuation saisonnière en fonction de niveaux d’eau récurrents revêt un caractère continu et répétitif, de telle sorte que ce critère est aisément rempli[58].

Par ailleurs, l’évaluation du critère de gravité en fonction du contexte permet une appréciation évolutive de ce qui cause des inconvénients anormaux. Ainsi, un même prélèvement qui a une incidence sur la variation des niveaux d’eau ou des débits peut passer de normal à excessif ou vice-versa au fil du temps, selon une analyse qui tient compte d’une multitude de facteurs changeants, impondérables et contingents.

Même l’application du standard de la personne raisonnable utilisé pour déterminer le caractère intolérable des inconvénients peut être modifiée par le niveau de connaissance du public et la familiarité des juges à l’égard des phénomènes liés à la variabilité hydrologique. Une meilleure connaissance des répercussions des changements climatiques sur les fluctuations des régimes hydriques pourrait justifier la modification auparavant inacceptable de la gestion du réservoir d’un barrage s’il est reconnu qu’il faut imposer des inconvénients supplémentaires aux riverains afin d’éviter les sinistres potentiels résultant d’extrêmes pluviométriques inédits mais désormais probables[59].

2.2 La servitude d’écoulement

À l’égard des aspects du voisinage qui concernent plus particulièrement les ressources hydriques, le Code civil du Québec prévoit une « servitude d’écoulement » suivant laquelle les terrains inférieurs sont assujettis à recevoir les eaux qui coulent naturellement des terrains plus élevés[60].

En vertu de cette servitude, le propriétaire du terrain inférieur ne peut élever aucun ouvrage qui empêche l’écoulement de l’eau, tel un barrage, un muret ou des travaux de terrassement entraînant un refoulement sur le terrain supérieur[61]. D’autre part, le propriétaire du terrain supérieur ne peut aggraver la situation du terrain inférieur, notamment par le nivellement d’un chemin, l’installation d’un tuyau d’évacuation, et l’aménagement d’un étang de rétention[62]. Cette règle n’est pas seulement valide à l’égard de terrains adjacents mais aussi de terrains plus éloignés[63]. Elle a un effet significatif à l’égard du gouvernement, des municipalités et des entrepreneurs pour la construction de nouveaux développements domiciliaires ou de projets routiers qui impliquent fréquemment l’installation d’égouts pluviaux ou de canalisations, de même que la modification du profil du sol et son imperméabilisation sur de grandes étendues[64]. En principe, elle pourrait aussi s’appliquer aux barrages, dont la fonction est justement de modifier l’écoulement, lorsque des régimes législatifs particuliers n’écartent pas le droit commun prévu par le Code civil du Québec[65].

La portée de la servitude d’écoulement est cependant limitée par des exceptions. D’abord, le propriétaire d’un terrain supérieur voué à l’agriculture n’y contrevient pas lorsqu’il exécute des travaux de drainage qui aggravent la situation du terrain inférieur[66]. Le propriétaire du terrain supérieur peut aussi effectuer des travaux pour conduire plus commodément les eaux à leur pente naturelle[67]. Ensuite, la servitude d’écoulement n’offre aucun recours lorsque la topographie du sol a déjà été altérée de telle sorte que les patrons d’écoulement ne sont plus naturels[68]. Par ailleurs, la servitude impose au propriétaire en aval l’obligation de laisser couler l’eau, mais elle ne lui accorde pas le droit de recevoir les eaux provenant d’amont, ce qui exclut du domaine de la servitude les travaux ou les ouvrages réduisant l’écoulement[69].

En somme, le droit reconnaît les principes physiques qui dictent les patrons naturels du ruissellement de l’eau sur et dans le sol[70]. De façon générale, la servitude d’écoulement limite les modifications à la morphologie du terrain, de telle manière que les propriétés voisines sont assujetties aux manifestations des variations hydrologiques naturelles qui leur sont communes. Dans une certaine mesure, la servitude force les propriétés visées par le même régime hydrique à subir les variations de la pluie, du ruissellement et de l’écoulement. Un tel constat provoque la réflexion dans un contexte de changements climatiques.

Premièrement, la servitude d’écoulement pourrait compliquer l’adaptation aux changements qui modifient les régimes hydriques, en particulier l’adaptation aux évènements extrêmes. La construction d’ouvrages destinés à favoriser l’adaptation aux pluies diluviennes et aux inondations sans précédent afin d’accroître la résilience des immeubles et des infrastructures civiles constitue une altération du régime hydrique naturel. Or, l’artificialisation des patrons de drainage donne ouverture à un recours dès la survenance d’un dommage du fait de l’écoulement de l’eau. Ce risque est d’autant plus significatif que l’imprévisibilité et les effets de seuils qui caractérisent la variabilité hydrologique extrême en situation de réchauffement planétaire rendent difficile le calibrage des ouvrages et des mesures d’adaptation structurales. L’accroissement du risque de poursuite pourrait décourager ou retarder la mise en oeuvre de mesures d’adaptation prospective.

Deuxièmement, il est possible que l’augmentation de la variabilité hydrologique influe sur la servitude d’écoulement en rendant moins stable et prévisible l’application de cette règle de droit[71]. Le caractère naturel des écoulements visés par la servitude pourra faire l’objet de contestation, même si le relief et le recouvrement du sol n’ont jamais été altérés, dans la mesure où les variations extrêmes des régimes hydriques provoquées par les changements climatiques ont une origine anthropique. Si la jurisprudence reconnaît les causes anthropiques des variations extrêmes, l’écoulement provoqué par une pluie exceptionnelle peut perdre son caractère naturel, ce qui réduit le domaine d’application de la servitude. Concourt au même résultat une limite à la servitude voulant qu’elle vise uniquement les eaux qui s’écoulent naturellement et non celles qui proviennent d’inondations occasionnelles : l’amplification de la variabilité multiplie les inondations occasionnelles et réduit d’autant la portée de la servitude[72]. Pour les mêmes raisons, l’application de la servitude peut être changée du fait qu’un propriétaire inférieur est en droit d’agir contre un propriétaire supérieur lorsque sa situation est aggravée par ce dernier, avant même qu’il y ait dommage actuel et en vue d’éviter un dommage éventuel[73]. Dans un tel cas, l’ouvrage qui conduit plus commodément les eaux à leur pente naturelle est conforme à la servitude en situation de variabilité historique, mais il peut aggraver la situation du terrain d’aval lorsque la variabilité provoquée par les changements climatiques devient extrême. Devant l’annonce d’une variabilité exacerbée, le propriétaire d’aval acquiert la capacité d’agir en vue d’éviter un dommage éventuel, capacité qu’il ne possédait pas auparavant. Somme toute, l’application de la servitude d’écoulement apparaît plus incertaine et imprévisible quand s’accroît l’ampleur des évènements extrêmes.

2.3 Le recours en épuisement

Le Code civil du Québec prévoit un deuxième recours spécifique afin de régler les conflits d’usages relatifs aux ressources hydriques[74]. À moins que cela ne soit contraire à l’intérêt général, celui qui a droit à l’usage d’une source, d’un lac, d’une nappe d’eau ou d’une rivière souterraine, ou d’une eau courante, peut, de façon à éviter l’épuisement de l’eau, exiger la destruction ou la modification de tout ouvrage qui épuise l’eau[75].

Ce recours est ouvert à tous les titulaires d’un droit d’utilisation de l’eau[76]. Il est aussi disponible même s’il n’est pas fait usage du droit d’utilisation et avant que l’épuisement de l’eau soit avéré[77]. Par ailleurs, le recours n’est pas disponible lorsque ce serait « contraire à l’intérêt général », ce qui pourrait être le cas dans certaines situations où un prélèvement épuise l’eau conformément à une autorisation délivrée en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, la Loi sur le régime des eaux ou la Loi sur la sécurité des barrages puisque ces lois d’ordre public correspondent à l’intérêt général[78].

Les jugements qui illustrent le recours en épuisement sont rares[79]. Dans la seule affaire pertinente à l’égard de la gestion des volumes d’eau, les problèmes d’alimentation d’un puits domestique causés par le forage et la mise en marche d’installations de captage à des fins agricoles dans le voisinage justifient le recours en épuisement[80]. Dans sa décision, la Cour du Québec condamne le voisin maraîcher à indemniser la victime pour seulement 50 p. 100 de la réclamation parce que l’assèchement du puits est dû à un faisceau de facteurs exogènes. Cette affaire se révèle particulièrement intéressante parce que la démonstration de la responsabilité ne repose pas essentiellement sur la preuve d’expert. En l’absence de lien de causalité clair, la responsabilité s’appuie surtout sur la concomitance de l’assèchement du puits avec le début des opérations de pompage à des fins d’irrigation. Certains passages du jugement méritent d’être reproduits :

La preuve révèle que plusieurs facteurs peuvent théoriquement provoquer l’assèchement d’un puits de surface : la vétusté du puits ; la sécheresse et l’évaporation qui peuvent assécher les eaux de surface qui alimentent le puits ; le drainage des terres ; l’insuffisance du puits (débit) par rapport aux besoins des utilisateurs ; le rabattement de la nappe phréatique par la construction d’installations de captage dans le secteur où se trouve le puits […] L’analyse ci-dessus démontre qu’il est pratiquement impossible de déterminer de façon certaine les causes de l’assèchement du puits de [la demanderesse] en août 2002 en raison de la complexité des questions soulevées. Toutefois, à partir de la preuve présentée, on ne peut écarter l’influence du surpompage réalisé à l’été 2002 pour remplir le bassin d’irrigation sur les nappes d’eau du secteur environnant […] Dans le présent cas, le fait que [la demanderesse] et sa soeur voisine […] n’ont jamais subi d’interruption de leur alimentation en eau pendant leur 25 années d’occupation des lieux crée une présomption que la mise en opération du bassin d’irrigation a joué un rôle sur les problèmes vécus par la demanderesse. D’autre part, on ne peut ignorer les autres facteurs dont [le voisin maraîcher] n’est pas responsable et qui ont également une influence sur ces problèmes. Ainsi, la vétusté du puits de surface fait en sorte que celui-ci devra être remplacé. Les travaux de drainage municipaux réalisés le long du chemin Ste-Béatrix en 2002 ont également eu un impact sur les eaux de surface. L’assèchement progressif et généralisé des eaux de surface de la région s’ajoute à ces facteurs en rendant l’alimentation des puits de surface de plus en plus problématique[81].

En somme, la relation entre le recours en épuisement et les variations hydrologiques ressemble à celle qu’instaurent les autres dispositions encadrant les relations de voisinage. Le recours en épuisement influe sur la gestion de la variabilité des ressources en eau uniquement lorsque deux personnes ou plus se trouvent dans une même zone d’influence hydrologique et que l’action de l’une se répercute sur une ou plusieurs autres. Tandis que cette répercussion doit constituer un inconvénient anormal ou excessif pour autrui dans le contexte général des troubles de voisinage, il faut qu’elle puisse causer l’épuisement d’une source pour donner ouverture à ce recours.

Il est difficile d’envisager une situation où la variabilité hydrologique, qu’elle soit naturelle ou accrue par les changements climatiques, aurait un effet juridique significatif par l’entremise du recours en épuisement compte tenu des limites du champ d’application de ce dernier et de la spécificité des dommages qu’il vise. Néanmoins, il est possible que la dimension préventive du recours étende éventuellement la portée de ce dernier si l’augmentation de la variabilité ou l’accroissement local du stress hydrique rend l’épuisement d’une source plus probable.

3 La responsabilité civile extracontractuelle

Outre les recours disponibles dans le cadre des relations de voisinage, le Code civil du Québec prévoit un régime général de responsabilité civile qui s’applique à l’ensemble des relations entre les personnes, y compris les interactions liées aux variations hydrologiques. Une présomption de faute, soit la présomption du fait autonome du bien, modifie le régime général de responsabilité civile d’une façon particulièrement pertinente en matière de fluctuations hydriques.

3.1 La faute extracontractuelle

En vertu du régime général de la responsabilité extracontractuelle, toute personne doit respecter les règles de bonne conduite applicables selon les circonstances, les usages ou la loi afin de ne pas causer de préjudice à autrui[82]. Le défaut de respecter les règles de bonne conduite constitue une faute engageant la responsabilité envers la personne qui en subit un dommage.

Pour donner ouverture à un recours en responsabilité civile, trois éléments doivent se conjuguer. Comme premier élément constitutif, il faut établir une faute qui dénote un manque au devoir général de conduite raisonnable et prudente[83]. Pour déterminer si la conduite reprochée est correcte ou fautive, on doit se demander si une personne raisonnable, prudente et diligente aurait agi de la même façon. La conduite est évaluée dans le contexte où elle s’est produite, et les connaissances et la situation de la personne à qui l’on reproche une faute influent sur l’évaluation de sa conduite[84]. L’irrespect d’une disposition législative ou réglementaire ne constitue pas nécessairement un défaut de respecter la norme de la conduite raisonnable et prudente[85]. Cependant, le contenu des normes législatives applicables influe sur l’appréciation de ce qui constitue une conduite fautive[86].

À titre de deuxième élément constitutif, le recours en responsabilité extracontractuelle requiert un dommage en plus de la faute. Les dommages matériels aux biens autant que les dommages personnels physiques ou moraux sont recevables s’ils sont certains et susceptibles d’être évalués avec exactitude, ce qui inclut bien sûr les dommages avérés, mais aussi les dommages futurs dont il est très probable qu’ils se réaliseront[87]. Le lien de causalité constitue le troisième élément de la responsabilité extracontractuelle. Il doit raccorder la faute au dommage. Autrement dit, celui-ci doit être la conséquence logique, directe et immédiate de la faute ; à l’inverse, si cette dernière n’a pas créé directement le dommage, le lien de causalité n’est pas établi[88].

Le régime général de la responsabilité civile fait l’objet d’une jurisprudence abondante en matière de variabilité hydrologique. Son intérêt reste secondaire justement à cause de sa généralité, mais aussi parce qu’il est souvent invoqué conjointement avec d’autres recours plus spécifiques qui dictent la solution du litige. Néanmoins, certaines illustrations donnent une idée des circonstances dans lesquelles le recours est invoqué. Par exemple, une personne faisant des travaux qui rétrécissent le lit d’une rivière et élèvent son niveau doit payer des dommages-intérêts causés par l’inondation subséquente de propriétés riveraines, démolir les ouvrages qui empêchaient l’écoulement naturel de la rivière et remettre les berges dans l’état où elles étaient avant ses travaux[89]. Dans une autre affaire, les demandeurs possèdent un terrain situé à proximité du littoral du fleuve Saint-Laurent[90]. Un ruisseau qui se jette dans le fleuve borde le terrain. Les marées ensablent régulièrement l’embouchure du ruisseau. Lors des grandes marées du printemps 2009, l’ensablement dévie le ruisseau engorgé, ce qui cause des dommages à la propriété des demandeurs. Ceux-ci poursuivent la municipalité pour défaut d’entretenir l’embouchure du ruisseau, ce qu’elle a toujours fait à un coût minime jusqu’en 2005. L’omission d’agir de la municipalité constitue une faute, même si aucune disposition spécifique ne prévoit un devoir d’entretien dans une telle situation. La Cour du Québec considère que la municipalité a toléré un état de fait potentiellement dangereux et a commis une faute en n’intervenant pas.

Au-delà des illustrations jurisprudentielles, l’interaction entre le régime général de la responsabilité civile et les variations des régimes hydriques comporte quelques aspects qui méritent une attention particulière. Premièrement, le standard de la conduite raisonnable et prudente, qui permet d’évaluer l’existence d’une faute, peut évoluer en fonction des changements à long terme des variations hydrologiques. De plus, l’application de ce standard peut être modifiée par la connaissance générale du public et la familiarité de la communauté juridique à l’égard des phénomènes liés à la variabilité hydrologique[91].

Deuxièmement, l’application du critère de la faute dans un contexte de variabilité hydrologique peut varier en fonction de certaines doctrines, telles les théories de l’acceptation des risques et de la nécessité. D’une part, la théorie de l’acceptation des risques pourrait en principe permettre à la personne fautive d’échapper aux conséquences de sa responsabilité[92]. Par exemple, une personne qui s’installe en un lieu où l’occupation du sol est notoirement soumise à des contraintes particulières en raison de la présence d’un risque d’inondation pourrait être présumée accepter ce risque[93]. D’autre part, la doctrine de la nécessité permet en général de causer un dommage à une personne afin d’éviter un autre dommage plus considérable[94]. Par exemple, la municipalité qui assèche le puits individuel d’une résidence pour assurer l’alimentation de l’aqueduc municipal en situation de sécheresse extraordinaire pourrait théoriquement invoquer la nécessité pour se soustraire à sa responsabilité. Pour l’instant, l’intérêt de la théorie de l’acceptation de risques et de la doctrine de la nécessité reste conjectural puisque ni l’une ni l’autre n’ont jamais été appliquées dans un contexte de variabilité hydrologique.

Troisièmement, certains tests qui servent à établir la causalité peuvent avoir un intérêt particulier en matière de variabilité hydrologique. D’une part, la causalité ne requiert pas une démonstration scientifique, mais doit seulement correspondre à la prépondérance des probabilités. Autrement dit, la preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence est suffisante[95]. Le fardeau de preuve judiciaire impose donc une perspective probabiliste rudimentaire à l’appréciation de phénomènes hydrologiques complexes que la science appréhende par des méthodes plus sophistiquées. Le décalage qui en résulte joue un rôle d’autant plus significatif que les sciences hydrologiques, et l’évaluation des récurrences en particulier, s’éloignent de l’approche purement statistique des données historiques dans un contexte de changement climatique où disparaît la stationnarité des régimes hydriques[96]. D’autre part, le test de la prévision raisonnable permet de déterminer la causalité par l’identification d’une conduite qui rend possible la création du préjudice[97]. Selon ce test, il existe un lien de causalité suffisant lorsque les conséquences dommageables de la conduite sont raisonnablement prévisibles. Si une pluie exceptionnelle relie une faute et un dommage, la prévisibilité des conséquences d’une conduite en situation de variation extrême du régime hydrique pourrait influer sur l’existence du lien de causalité[98].

3.2 Le fait autonome du bien

Outre le régime général de la responsabilité extracontractuelle, le Code civil du Québec prévoit un régime spécifique en vertu duquel le gardien d’un bien est tenu de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci, à moins qu’il n’ait commis aucune faute[99]. Pour que le régime s’applique, quatre éléments doivent se conjuguer : 1) un bien ; 2) assujetti au pouvoir de contrôle et de surveillance d’un gardien ; 3) par son fait autonome, c’est-à-dire de son dynamisme propre et sans l’intervention humaine ; 4) cause un dommage à autrui[100].

Le régime du fait autonome du bien établit une présomption de faute renversable par simple preuve d’absence de faute[101]. Le gardien doit démontrer qu’il a pris les moyens raisonnables pour prévenir le fait générateur des dommages. Il peut s’exonérer par une preuve générale d’absence de faute[102]. L’appréciation de la preuve est faite en tenant compte de la norme de conduite de la personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.

La présomption du fait autonome d’un bien fait l’objet d’une jurisprudence abondante en matière de variabilité hydrologique. La plupart des ouvrages et des infrastructures liées aux ressources hydriques, dont les ponts, les digues ou les systèmes de drainage, sont susceptibles de justifier un recours fondé sur le fait autonome du bien lors de la survenance d’un évènement météorologique excédant les facteurs de sécurité en fonction desquels ils ont été construits dans la mesure où l’action humaine apparaît suffisamment indirecte[103]. Par exemple, la gardienne d’un pont est responsable des dommages que cause l’érosion des berges d’une propriété riveraine lors de la crue d’une rivière dont le courant est modifié par la construction du pont[104]. Par contre, la présomption de faute ne s’applique pas aux barrages dont les vannes sont contrôlées en fonction des besoins de production hydroélectrique puisqu’il ne s’agit pas du fait autonome d’une chose tant que le barrage répond aux commandes de son gestionnaire[105].

Les variations hydrologiques ont des répercussions particulièrement significatives à l’égard des municipalités qui agissent comme gardiennes de réseaux d’égout et de systèmes de drainage[106]. La jurisprudence fournit de nombreux exemples de municipalités poursuivies pour des dommages survenus à la suite d’inondations, d’un refoulement ou de pluies particulièrement fortes[107]. Compte tenu de la présomption établie à l’encontre du gardien d’un bien, une ville qui ne démontre pas l’absence de faute dans la conception, la mise en place ou l’entretien de son réseau d’égout est tenue responsable de l’inondation des résidences lors d’une pluie importante[108].

Une série d’éléments se dégage de la jurisprudence à cet égard[109]. La conduite municipale en cause doit être comparée à celle d’une municipalité prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances aux étapes de la conception du réseau, de sa mise en place, de son extension et de son entretien[110]. Les devoirs qu’impose la loi aux municipalités, y compris l’obligation qu’elles ont d’appliquer leur propre réglementation, influent sur ce qui est considéré comme une conduite prudente et diligente dans chaque cas spécifique[111]. Plus particulièrement, la conception du réseau d’égout municipal doit être conforme aux règles de l’art applicables en génie, ce qui correspond à une capacité suffisante pour permettre à un réseau d’égout d’évacuer une pluie dont la probabilité de récurrence est de cinq ans[112]. Les normes de conception établies par les autorités gouvernementales dans le cadre des régimes administratifs autorisant la construction des réseaux influencent le contenu des règles de l’art. La présomption de faute peut être écartée par la municipalité lorsqu’elle démontre la conformité du réseau aux standards applicables[113].

Cependant, les normes de construction changent pour s’adapter aux variations hydrologiques, modifiant ainsi les obligations imposées aux municipalités. Les impacts des changements climatiques à l’égard des ressources en eau peuvent agir sur le standard de prudence et de diligence gouvernant la conduite municipale par le truchement des règles de l’art applicables aux ingénieurs[114]. L’accroissement de la variabilité et des évènements extrêmes impose un fardeau significatif aux municipalités parce qu’elles sont tenues de maintenir en état de fonctionnement adéquat leurs réseaux d’égout et de drainage afin qu’ils puissent jouer leur rôle et faire face aux caractéristiques changeantes des régimes hydrauliques[115]. Ainsi, il n’est pas suffisant d’effectuer des opérations d’entretien appropriées lorsque le réseau d’égout d’une municipalité date de 1958, que des refoulements d’égout surviennent de temps à autre, que des développements commerciaux ont été autorisés et que la municipalité ne procède pas aux investissements requis pour assurer une capacité de drainage adéquate[116]. La construction de nouveaux quartiers dans des zones à risque d’inondation en dépit de mises en garde peut empêcher une municipalité de repousser la présomption de faute[117]. Le manque de moyens financiers d’une municipalité pour adapter son réseau d’égout aux circonstances ne permet pas d’écarter la responsabilité du fait des biens[118]. Finalement, la municipalité ne peut pas non plus s’exonérer en alléguant avoir fait affaire avec des consultants et des entrepreneurs lors de la conception ou de la construction de son réseau d’égout[119].

En somme, le régime de la présomption du fait autonome d’un bien joue un rôle particulièrement important à l’égard des variations hydrologiques parce qu’il pousse le gardien d’un ouvrage qui influe sur l’écoulement des eaux à modifier et à adapter ce dernier pour tenir compte des changements à moyen et à long terme dans les tendances relatives aux pluies, aux crues, aux tempêtes et aux inondations. Le risque de recours bien fondés à l’encontre du gardien de l’ouvrage croît quand apparaît un décalage important entre les débits ou les pluies qu’un ouvrage a été conçu pour gérer, retenir ou évacuer, d’une part, et les fluctuations hydrologiques qui surviennent en réalité, d’autre part. Dans la mesure où le changement climatique augmente la variabilité hydrologique de même que la fréquence et l’intensité des évènements extrêmes, le gardien d’un bien doit s’assurer que son ouvrage reste capable de jouer son rôle, surtout si les effets du changement climatique sont reconnus et entraînent la modification des critères de conception des ouvrages.

4 L’exonération pour cause de force majeure

La responsabilité peut être écartée par la force majeure[120]. Devant des allégations de faute extracontractuelle, un défendeur peut tenter d’établir qu’un évènement résulte plutôt d’une force majeure qui l’exempte de toute responsabilité à l’égard des préjudices subis[121]. La force majeure agit sur la causalité en rompant le lien entre l’acte du défendeur et le préjudice subi par le demandeur. De la même manière, la force majeure permet d’écarter la responsabilité dans le cadre des relations de voisinage et de la servitude d’inondation[122]. Autrement dit, la force majeure offre un moyen de défense à l’encontre de tous les recours abordés dans les sections précédentes.

Pour que la défense de force majeure s’applique, trois critères doivent être réunis[123]. Premièrement, le critère d’extériorité requiert que celui qui invoque la force majeure soit entièrement étranger à sa survenance. Si l’évènement qui cause les dommages découle des activités de celui qui invoque la force majeure, la défense ne peut être accueillie. Deuxièmement, en vertu du critère d’imprévisibilité, celui qui invoque la force majeure doit non seulement démontrer qu’il n’a pas prévu l’évènement, mais aussi que ce dernier n’est pas normalement prévisible. Cependant, la possibilité purement théorique ou imaginaire d’un évènement ne fait pas obstacle à la défense de force majeure[124]. Il faut que celui-ci soit imprévisible pour une personne normale, prudente et diligente. Troisièmement, l’évènement doit rendre toute opposition inutile ou futile, comme le demande le critère de l’irrésistibilité. À l’inverse, l’évènement qui rend l’exécution d’obligations simplement plus difficile, plus coûteuse ou plus périlleuse n’est pas irrésistible.

La force majeure revêt une importance particulière en matière de variabilité hydrologique. En principe, la force majeure pourrait soustraire au domaine de la responsabilité l’aspect le plus problématique de la variation des régimes hydriques : la survenance imprévisible d’évènements extrêmes. La défense de force majeure fait d’ailleurs l’objet d’une jurisprudence abondante en matière de variabilité hydrologique. Néanmoins, les tribunaux font preuve de réticences marquées à l’égard de la défense de force majeure[125]. Pour qu’un évènement météorologique constitue une force majeure, il ne faut pas que ses conséquences aient été aggravées par l’intervention humaine, par exemple sous la forme d’une canalisation qui décuple l’effet d’une forte pluie survenue plusieurs années après son installation[126].

Au-delà des illustrations jurisprudentielles innombrables qui montrent l’importance de la défense à l’égard des évènements extrêmes, la force majeure établit un lien particulièrement significatif avec certaines manifestations de la variabilité hydrologique. C’est le cas de la période de récurrence, une donnée régulièrement mise en preuve pour évaluer si un évènement hydrologique exceptionnel constitue une force majeure parce qu’elle permet de déterminer la prévisibilité[127]. À une extrémité de l’éventail statistique, la tempête de verglas de 1998 est considérée comme un évènement imprévisible lors de sa survenance, tandis qu’à l’autre extrémité des pluies d’une période de récurrence de deux, cinq, dix, quinze ou même vingt ans sont généralement considérées comme prévisibles[128].

Cependant, l’identification de la période de récurrence en droit dans le contexte d’un litige se démarque de la méthode scientifique à plusieurs égards. Au-delà de la statistique, le raisonnement des tribunaux repose souvent sur une simple comparaison de l’évènement en cause par rapport aux données historiques[129]. Si un évènement similaire est déjà survenu par le passé, l’évènement en cause est considéré prévisible, tandis qu’il est plus facilement jugé imprévisible si les données historiques ne contiennent aucune équivalence. Ensuite, les contradictions nombreuses et marquées entre les opinions des témoins experts peuvent empêcher les cours de s’en tenir à une méthode scientifique unique et cohérente : ils leur imposent plutôt de procéder de façon impressionniste en retenant les éléments les plus significatifs pour un profane[130]. Par ailleurs, les tribunaux disposent d’une marge de manoeuvre qui leur permet de procéder à la caractérisation erronée de la fréquence d’un évènement hydrologique. Cette erreur ne peut être corrigée que si elle est manifeste et dominante aux yeux non pas d’un expert en hydraulique mais plutôt d’un juge siégeant en appel[131]. Finalement, l’ensemble de la jurisprudence n’est pas parfaitement cohérent, et une même fréquence de récurrence peut être jugée à la fois imprévisible et prévisible. Ainsi, certains jugements laissent entendre que des pluies d’une récurrence de 25 ou de 50 ans peuvent constituer une force majeure, tandis que d’autres décisions plus convaincantes indiquent que des pluies d’une récurrence de 100 ans ne peuvent pas être considérées comme telles[132].

De ce qui précède, il apparaît que la transposition en droit de la notion de récurrence hydrologique en transforme le contenu. Son appréhension juridique lui enlève sa précision scientifique pour plusieurs raisons. Premièrement, la compréhension des juristes à l’égard des méthodes statistiques utilisées en hydrologie rend imprécise la science rapportée dans les jugements. Deuxièmement, un principe fondamental de justice postule l’égalité de tous devant la loi, ce qui implique une procédure contradictoire et de multiples expertises au soutien d’interprétations opposées des effets d’un même phénomène[133]. Troisièmement, la distanciation des cours d’appel par rapport aux conclusions de fait en première instance pour des motifs d’économie des ressources judiciaires et de sécurité juridique dégage une marge d’erreur à l’égard de la représentation juridique de la variabilité hydrologique. Chacun de ces éléments constitue une contrainte juridique de nature structurelle qui limite la flexibilité du droit et restreint sa capacité à offrir un cadre de gestion capable de refléter parfaitement les variations des régimes hydriques.

Outre la période de récurrence, la notion d’imprévisibilité sur laquelle repose la force majeure reflète aussi en droit les fluctuations des régimes hydriques causées par le réchauffement planétaire. L’augmentation de la variabilité hydrologique et des évènements extrêmes en raison du changement climatique se répercute déjà sur l’évaluation que les tribunaux font du caractère imprévisible[134]. Dans une affaire où les dommages subis par un propriétaire au voisinage d’un barrage surviennent à la suite des précipitations les plus fortes jamais enregistrées sur le bassin versant en cause, la Cour du Québec se prononce ainsi :

[E]n 2002, de telles précipitations au Québec n’étaient pas imprévisibles. Tel que l’explique l’expert Larrivée, depuis 1996, il y a au Québec une augmentation des événements climatiques extrêmes au point que l’on ne peut plus utiliser les tables d’occurrence comme on le faisait auparavant ; en effet, ces tables ont été établies lors d’une période de stabilité climatique que nous ne connaissons plus. En 2002, tous se souvenaient des inondations connues au Saguenay en 1996 et du grand verglas de décembre 1997 et janvier 1998. Ce sont là des événements de notoriété publique dont le Tribunal a connaissance d’office[135].

Ainsi, les tribunaux reconnaissent l’augmentation de l’intensité des pluies, ce qui diminue la possibilité d’en démontrer le caractère imprévisible :

La rareté ou le caractère exceptionnel d’une précipitation n’en fait pas pour autant une précipitation imprévisible. « Bien des choses arrivent une première fois et n’acquièrent pas pour cela un caractère d’imprévisibilité. »

[…] Même en reconnaissant que les fortes pluies survenues dans les années 2000 sont exceptionnelles en intensité et en durée, on ne peut vraiment conclure qu’elles sont totalement imprévisibles.

L’augmentation de l’intensité des pluies ne constitue pas un moyen d’exonération pour la municipalité[136].

Autrement dit, mieux la science permet d’identifier les tendances hydrologiques à venir et les évènements climatiques potentiels qui en résultent, plus il devient difficile d’argumenter qu’une pluie diluvienne ou qu’une crue record est imprévisible[137]. Paradoxalement, l’accroissement de l’intensité, de l’imprévisibilité et de la fréquence des évènements extrêmes en raison du changement climatique correspond à une réduction du domaine d’application de la défense de force majeure à cause des connaissances plus précises et des méthodes plus puissantes développées par les sciences hydrologiques.

Conclusion

Plusieurs constats se dégagent de l’étude des mécanismes de gestion des conflits d’usages relativement aux ressources en eau dans un contexte de variabilité hydrologique. Premièrement, les recours judiciaires devant les tribunaux peuvent effectivement prendre en charge la gestion et la résolution des conflits d’usages causés par les variations hydrologiques les plus importantes. Dans ce contexte, les recours constituent une méthode d’allocation des risques économiques provoqués par la variabilité des régimes hydriques. En général, les recours judiciaires ont une portée curative. Le droit d’action permet d’indemniser les victimes des dommages subis. L’objectif compensatoire des recours vise à remettre le demandeur dans l’état où il se trouvait avant la survenance des faits préjudiciables, ce qui favorise le maintien de la situation de la personne encourant des dommages à cause de pluies abondantes, d’inondations ou d’un manque d’eau. Globalement, les recours promeuvent ainsi la stabilité des relations entre utilisateurs de l’eau. En matière d’adaptation à la variabilité hydrologique, les recours interviennent surtout à l’étape du rétablissement plutôt qu’au stade de la prévention ou de l’atténuation.

Deuxièmement, les dispositions prévoyant un recours visent des ensembles de situations génériques qui ne tiennent pas compte explicitement de la variabilité hydrologique. Cette lacune en fait des outils de gestion imprécis. Il est difficile de prévoir le résultat exact des recours intentés pour recouvrer des dommages réclamés à la suite de variations hydrologiques exceptionnelles. Néanmoins, les divers critères sur lesquels repose l’application de chaque recours confèrent un effet juridique aux fluctuations des régimes hydriques, bien qu’ils n’aient pas explicitement pour objet la variabilité hydrologique. Les notions de normalité et de récurrence, de conduite prudente et diligente, d’écoulement naturel et d’imprévisibilité peuvent refléter divers aspects des variations hydrologiques. Certains recours pourraient même amplifier les répercussions de la variabilité hydrologique dans le domaine juridique. La présomption du fait autonome d’un bien pousse le gardien d’un ouvrage nuisant à l’écoulement des eaux à modifier l’ouvrage pour tenir compte des changements à moyen et à long terme dans les tendances relatives aux pluies, aux crues et aux inondations. À l’opposé, d’autres dispositions tendent à limiter l’impact des variations hydrologiques en droit. L’application de la défense de force majeure prive d’effet juridique certaines situations où des évènements hydrologiques extrêmes causent des dommages. Néanmoins, l’accroissement de la variabilité hydrologique dans un contexte de changement climatique pourrait rendre généralement moins stable et prévisible l’application des règles de droit qui fondent les recours. L’ampleur de l’instabilité dépendrait en partie de la familiarité de la communauté juridique à l’égard des sciences hydrologiques et de la fréquence des litiges liés aux variations des régimes hydriques.

Finalement, les recours judiciaires doivent être considérés dans l’ensemble du cadre juridique relatif à la gestion de l’eau afin d’offrir une perspective appropriée sur le rôle qu’ils jouent, les limites qu’ils imposent à la prise en considération de la variabilité hydrologique et les possibilités de réformes dont ils pourraient faire l’objet. En amont des recours, le droit statutaire gère la plupart des aspects relatifs aux conflits d’usages par des mesures préventives destinées à éviter les situations les plus problématiques. Par exemple, la Loi sur la sécurité des barrages instaure un régime d’autorisation qui permet d’assurer la sécurité de certains prélèvements en fonction de la variabilité hydrologique. La Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables permet de gérer le territoire en fonction des risques de crue et d’inondation. En aval, les recours judiciaires fournissent des moyens de résoudre des conflits avérés que le cadre juridique statutaire visant la gestion prospective et préventive n’a pas permis d’éviter. Pour la plupart, les dispositions générales sur lesquelles se fondent les recours constituent une couche sous-jacente formée de normes de droit commun sollicitées lorsque les mesures préventives détaillées par le droit statutaire ne parviennent pas à atteindre leur objectif à cause de l’incertitude engendrée par la variabilité hydrologique.

De ce portrait général découlent deux constats. D’une part, les recours jouent principalement un rôle subsidiaire. Ils forment un cadre supplétif qui entre en jeu lorsque le droit statutaire n’est pas en mesure de prévenir ou de gérer un conflit provoqué par la variabilité hydrologique. La présence d’un tel filet de sécurité reste essentielle, aussi sophistiqué et efficace que soit l’encadrement statutaire. Un certain décalage entre la subtilité des outils de gestion mis en place par le cadre statutaire, d’une part, et la rusticité des recours à l’égard des variations hydriques, d’autre part, est inévitable. Par ailleurs, l’amélioration et l’extension du cadre statutaire peuvent réduire le champ d’application des recours. Par exemple, le régime de gestion des prélèvements d’eau de la Loi sur la qualité de l’environnement a fait l’objet d’une réforme afin de mieux tenir compte de la variabilité hydrologique par une série de mécanismes : 1) l’intégration de la gestion des prélèvements dans un cadre unique qui s’étend à un plus vaste éventail d’activités ; 2) la limitation et la modulation de la durée des autorisations de prélèvement ; et 3) le pouvoir de suspension et d’annulation des prélèvements aux fins de protection des écosystèmes aquatiques et de la santé publique. En situation de stress hydrique, il est désormais possible de gérer la réduction temporaire de prélèvements codépendants plutôt que d’assister à l’accroissement de la compétition entre usagers d’une même source jusqu’à l’apparition de litiges. L’amélioration du régime de la Loi sur la qualité de l’environnement peut ainsi réduire les conflits d’usages et éviter les recours qui en résultent. L’éventuelle bonification d’autres aspects du cadre statutaire pourrait marginaliser le rôle des recours.