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Au fil du temps, le droit a généré un corpus étendu d’écrits dont les racines sont anciennes et les genres multiples. Cette production comprend des sources juridiques, telles que la loi et tout texte de même nature, ainsi que la décision d’un tribunal ou d’une instance habilitée à trancher un litige. Elle inclut également une littérature qui porte sur le droit et a pour principal objet de commenter et de critiquer les sources. Il est fréquent de désigner cette production par le nom « doctrine », le mot étant pris comme un terme générique[1]. L’écrit doctrinal, en tant que production spécifique, présenterait une poétique[2] singulière par ses formes et ses procédés, comme il en existe une propre à la législation et à la jurisprudence. Ces trois types d’écrits juridiques constituent des métacatégories, auxquelles se rattachent des genres particuliers. La singularité des lois, des jugements et des écrits doctrinaux explique qu’une littérature ait été élaborée sur chacun des types[3].

La production doctrinale est parfois perçue comme formant un tout, en somme un corpus. Pourtant, point n’est besoin d’une étude approfondie pour constater qu’elle regroupe des genres dont la morphologie est variée. La mise en évidence de genres littéraires[4] propres au droit ne fait cependant pas l’unanimité. Il faut reconnaître que la démarche taxinomique a moins attiré l’attention en droit qu’en littérature où, depuis l’Antiquité, elle a donné lieu à de nombreuses études[5]. Chez les juristes, ce type d’exercice est souvent réduit à sa plus simple expression, les auteurs énumérant, dans des ouvrages d’introduction à l’étude du droit, les différentes catégories de textes juridiques. Dans la tradition civiliste, le traité est présenté comme l’oeuvre par excellence, à cause notamment du caractère « scientifique » qui lui est reconnu. La monographie (y compris la thèse), le manuel d’enseignement[6], le recueil de textes originaux (textbook) (soit un recueil de sources ou des textes commentés), les mélanges[7], l’article (peu importe la nature du recueil dans lequel il se trouve), la chronique (ce qui englobe la note d’arrêt[8]), la recension et, depuis peu, le blogue[9] sont des formes — d’autres pourraient être ajoutées à la liste — que prend également la doctrine. Une certaine confusion règne à l’occasion chez les juristes entre un texte et l’entité dans lequel il se trouve. Ainsi, le périodique est parfois pris comme un genre plutôt que le texte qu’il comprend, alors que le périodique est susceptible de contenir une variété de genres (article, chronique, recension). Par ailleurs, ces textes, peu importe leur genre, sont susceptibles d’être des travaux individuels ou collectifs, tandis que la thèse est forcément un texte individuel. Il apparaît parfois difficile de relier des textes à des genres existants[10]. Il va de soi que les genres littéraires propres au droit ont évolué dans le temps et que leur configuration ou leur popularité varie suivant les traditions et les cultures juridiques[11]. Ces genres sont familiers aux juristes, mais ils le sont moins en dehors de la communauté juridique, où l’on en ignore souvent l’existence.

Par rapport à l’ensemble de la littérature portant sur le droit, l’écrit doctrinal[12] présente certains traits qui permettent de le distinguer comme production spécifique. D’emblée, les juristes sont portés à considérer que l’ensemble des écrits traitant du droit se rattache inévitablement à la doctrine. Or, il n’en est rien. Une part seulement de cette production — probablement la plus importante — appartient à la doctrine, le reste ne pouvant y être lié. Les auteurs reconnaissent généralement que la doctrine propose un exposé sur le droit et permet aussi la formulation d’une opinion, dont il faut reconnaître que la portée est variable. Il reste que la doctrine est généralement perçue comme susceptible d’exercer une influence sur le droit, pour tout dire d’être vue comme une « autorité[13] ». Cependant, la totalité de la littérature sur le droit ne peut être considérée comme s’y rattachant. Ainsi, des écrits des spécialistes de disciplines externes au droit, telles l’histoire, la philosophie ou la sociologie, n’appartiennent pas à la doctrine, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de ces travaux.

De prime abord, la doctrine semble se singulariser par son autonomie dans le champ littéraire — manifestée notamment par les caractéristiques partagées par ses auteurs, ses éditeurs, ses librairies et son lectorat — et par certaines particularités formelles. Cette littérature est, en partie, le fait des universitaires (professeurs et étudiants). Les auteurs viennent aussi d’autres horizons. Il n’est effectivement pas rare que des praticiens, certains travaillant pour de grands cabinets, et parfois des juges soient les auteurs d’ouvrages ou d’articles.

Mes propos ne portent pas sur le contenu de l’écrit doctrinal, notamment sur l’orientation privilégiée par l’auteur[14] ou la démarche méthodologique retenue, quoique ces questions intéressent les juristes depuis un certain temps[15] : je désire plutôt m’attacher aux aspects formels qui singularisent cette littérature[16]. L’étude que j’expose ici s’intéresse aux relations textuelles qui existent entre le texte rédigé par un auteur et des textes qui sont dans une relation immédiate avec celui-ci. L’ensemble de ces relations ont été qualifiées de transtextuelles par Gérard Genette. Celui-ci a mis en évidence cinq types de relations textuelles[17] dont deux ont attiré mon attention : l’intertextualité et la paratextualité. Mon objectif est de montrer en quoi des relations transtextuelles peuvent être révélatrices de traits de la doctrine, soit, d’une part, le poids accordé à la fonction d’autorité[18] et, d’autre part, l’attrait pour les dispositifs favorisant l’accès au texte. Ces deux orientations permettent de considérer à la fois la culture juridique savante, dont l’étude est de loin privilégiée par les juristes, et la culture professionnelle, trop souvent négligée. Mes propos sont illustrés d’exemples tirés de la doctrine québécoise ou française et quelques fois de la tradition de common law. Il est également essentiel de préciser que les réalités décrites sont parfois propres à une culture juridique donnée. Enfin, mon étude est surtout centrée sur la production éditoriale contemporaine, mais j’en soulignerai tout de même à l’occasion la dimension historique.

1 Une fonction d’autorité

La fonction d’autorité de l’écrit doctrinal se réfère au rôle d’influence persuasive qui lui est reconnu par la communauté juridique[19]. Elle met donc en présence un auteur qui émet une opinion sur une question juridique et un auditoire à qui elle est destinée. L’auteur doit inévitablement disposer d’une compétence sur la matière qu’il traite pour que ses propos soient perçus comme faisant figure d’autorité par ceux à qui ils sont destinés. Indissociable de l’écrit doctrinal, le rôle d’autorité doit se manifester clairement par des éléments formels présents dans cette littérature. Par ailleurs, en droit comme dans les autres disciplines, il revient à une communauté donnée — celle du monde juridique en l’occurrence — de reconnaître qu’un écrit présente les caractéristiques essentielles de forme — et éventuellement de fond — pour appartenir à un genre donné. Or, il n’existe pas d’exigences précises, en somme un gabarit obligatoire, auxquelles devrait se soumettre un auteur pour être assuré que son écrit sera reconnu comme rattaché à la doctrine. Il va de soi cependant que des règles doivent être respectées. La connaissance de ces règles vient d’une forme d’habitus qui marque durablement les pratiques d’écriture des auteurs (voir infra section 3 : La culture et l’habitus). Les manières de faire qui s’en dégagent font en sorte que les écrits doctrinaux partageront des dispositifs communs, encore que pourront être mises en évidence des particularités propres à des époques et à des cultures. Mon but n’est pas de présenter un tableau complet de ces dispositifs, mais d’en indiquer certains que je considère comme structurants.

Des relations d’intertextualité — Un trait qui me semble universel dans l’écrit doctrinal, en ce qu’il ne présenterait pas d’exceptions, est le recours par un auteur à l’intertextualité, soit une relation transtextuelle qui exige une « coprésence entre deux ou plusieurs textes[20] ». Cette relation amène la convocation d’un texte à teneur juridique dans un écrit : « Or la doctrine joue précisément ce rôle de commenter chaque texte, en lui-même, en le confrontant avec la réalité sociale et surtout en le rapportant aux autres textes[21]. » Il n’est pas exagéré d’affirmer que la doctrine accorde une place prépondérante à l’intertextualité. C’est même sa caractéristique la plus marquante pour qui s’intéresse à l’aspect formel de l’écrit doctrinal. Cette relation textuelle particulière contribue à affirmer la fonction d’autorité de la doctrine[22].

La manifestation la plus visible de l’intertextualité est la citation, soit la reproduction dans le corps du texte — et parfois dans une note en bas de page[23] — d’un extrait puisé dans un texte externe[24]. L’auteur emprunte de tels extraits aux sources du droit, soit à la législation et à la jurisprudence, sans compter les maximes ou les adages juridiques, de même qu’aux écrits d’autres auteurs. Le texte emprunté est sorti de son contexte original pour être transposé dans un nouvel environnement et intégré dans un récit qui obéit à sa propre finalité. L’extrait est aisément reconnaissable, encadré qu’il est par des guillemets et parfois présenté en retrait ; sa présence ne peut échapper au lecteur. La note d’arrêt, typique de la production doctrinale française, est la citation par excellence, en ce qu’elle amène la reproduction entière de la décision retenue, suivie d’un commentaire.

Le traitement des citations en droit répond à des règles particulières. Alors qu’en littérature un auteur peut faire appel à la culture du lecteur, sinon à son érudition, se contentant de faire allusion à un auteur sans le nommer ni préciser l’oeuvre à laquelle il fait référence, il n’en va pas de même en droit. Un des traits de l’intertextualité de l’écrit doctrinal est, au contraire, la nécessité d’indiquer la source de la citation. Cela apparaît d’abord dans le texte. Il est, en effet, usuel que l’auteur fournisse, dans le texte même, des indications sur la provenance de la citation, notamment en précisant si c’est un emprunt à la législation ou à la jurisprudence. S’agissant de cette dernière, la présentation fait souvent référence au tribunal qui a rendu la décision commentée et, parfois, au juge qui l’a signée. La présentation du contexte de la décision, qui varie suivant les auteurs, a souvent pour objet d’exposer les faits de l’affaire ou son cheminement devant les différentes instances. Le juriste est alors attentif à la hiérarchie des tribunaux. Il s’ensuit que, dans le recours à des citations, la priorité est généralement donnée à des extraits qui proviennent des tribunaux situés au sommet de la hiérarchie judiciaire. Il va sans dire que, en plus des précisions fournies dans le texte, la citation est accompagnée d’une référence précise, dans une note en bas de page, qui permet de connaître la source exacte de l’emprunt.

Si la citation en est l’exemple le plus abouti, l’intertextualité se rencontre sous d’autres formes. L’une d’elles est fréquente dans l’écrit juridique : le recours à la référence seule, sans citation d’extrait[25]. L’auteur peut tout de même s’attacher longuement à présenter une source faisant état, par exemple, des faits à la base d’une affaire judiciaire, des questions de droit traitées et du raisonnement du tribunal. Tout bien considéré, l’auteur a pu commenter une source sans reproduire un passage dans son texte. Une ou plusieurs références renvoient alors à la source commentée : elles participent à l’intertextualité, au sens où elles établissent un lien avec un texte sur lequel l’auteur prend appui[26]. Le juriste a l’habitude de s’en remettre à profusion à ce type d’intertextualité.

Finalement, l’intertextualité se révèle parfois par le recours à l’allusion[27] à des textes à portée juridique. Elle est généralement cantonnée dans ce qui est de commune renommée pour le lectorat visé. Un auteur peut renvoyer, par exemple, à des dispositions législatives qu’un lecteur formé en droit ne saurait ignorer. La chose est aussi possible, quoique plus rare, s’agissant de la jurisprudence, lorsqu’un auteur renvoie, sans référence, à des jugements canoniques, à des préceptes ou à des critères généralement reconnus par le droit positif. Il demeure que la doctrine, comme on le verra, ne saurait accorder trop d’espace à l’allusion au risque d’atténuer son impact.

La citation, la simple référence et, dans une moindre mesure, l’allusion sont des marques de l’importance que l’auteur d’un écrit juridique reconnaît à un texte convoqué au soutien de son propos. Ce n’est pas un simple élément qui jouerait un rôle accessoire à l’appui d’une démonstration : ce texte est chargé d’une autorité[28] d’autant plus significative que le texte dans lequel il est inséré a une portée dogmatique[29]. L’écrit juridique — et c’est sans doute là une de ses particularités — valorise l’intertextualité et est éventuellement appelé à s’inscrire à son tour dans une relation d’intertextualité. Pierre Legendre parle des juristes qui font oeuvre de doctrine comme des « résonneurs du Texte[30] ». L’autorité persuasive[31] reconnue à l’écrit doctrinal est révélée, en partie, par le jeu de la citation et de la référence. Le traité de droit civil de Pierre-Basile Mignault constitue, à cet égard, un archétype. Véritable palimpseste, basé sur Les répétitions écrites sur le Code civil du juriste français Frédéric Mourlon, il intègre des sources québécoises[32]. Au cours des décennies qui suivent sa parution, ledit traité devient un ouvrage fondamental de la doctrine juridique québécoise, cité abondamment, tant par les auteurs que les juges[33].

Il arrive que l’intertextualité ne se rapporte pas à des sources classiques du droit auxquelles une autorité est d’emblée reconnue, mais à des textes d’auteurs d’autres disciplines que le droit. Il va de soi que rien ne s’y oppose, l’apport de travaux d’auteurs étrangers au droit ajoutant souvent un point de vue enrichissant. L’intertextualité n’est d’ailleurs pas limitée aux seuls textes choisis à cause de leur portée utilitariste. Les auteurs sont, en effet, susceptibles d’intégrer dans leurs textes, de manière plus ou moins consciente, un héritage étranger au droit, par exemple celui qui émane de leur culture littéraire.

La doctrine présente une autre caractéristique à l’égard de l’intertexte : elle le considère dans sa positivité. Autrement dit, un texte convoqué, objet d’un commentaire par un auteur de doctrine, n’a en principe d’intérêt que si, dans l’ordre juridique, il exerce ou est susceptible d’exercer une autorité contraignante ou, même si cela est plus marginal, une autorité persuasive. La démarche du juriste fondée sur l’intertextualité a pour conséquence de reconnaître un énoncé comme une règle qui s’impose dans l’ordre juridique. Le juriste emprunte alors un texte tiré d’un contexte particulier pour lui attribuer une positivité qui pourra être distincte de celle qui lui était reconnue à l’époque de son élaboration. En somme, au moment de la mise hors contexte, il y a inscription de l’intertexte dans une nouvelle textualité. Le processus d’intertextualité propre au droit explique en partie l’absence ou, à tout le moins, la faible historicité de la doctrine[34]. Ce rapport particulier à l’intertextualité est souvent remis en question par des juristes qui défendent une perspective critique du droit[35]. Il engendre également de nombreux malentendus avec des spécialistes des sciences humaines et sociales pour qui la distance à l’égard de la source n’est pas nécessairement la même qu’elle peut l’être en droit[36]. La pérennité des oeuvres juridiques est donc étroitement liée à la pertinence et à la portée des sources. Au fond, lorsque la source est considérée comme obsolète, l’autorité de l’oeuvre doctrinale s’en trouve atteinte. Il reste que des oeuvres marquantes par la qualité d’un raisonnement, l’ascendance d’une théorie ou leur portée historique ont une autorité qui s’inscrit dans le temps. Les Institutes de Gaius ou Les loix civiles de Domat, pour citer des exemples dont l’écho est indéniable, ont ainsi conservé une pertinence certaine.

L’usage et le poids de l’intertextualité dans l’écrit doctrinal tendent à s’accorder avec le fait que les juristes manifestent peu d’attrait pour une subjectivité affirmée ou même simplement apparente. Ce trait a pour effet de donner l’illusion que le récit construit par un auteur s’impose à lui plus qu’il n’émane de lui. Somme toute, l’intrigue échapperait en grande partie au juriste qui la mettrait au jour plus qu’il ne l’élaborerait. Certaines stratégies d’énonciation utilisées dans la doctrine vont en ce sens, surtout lorsque l’auteur se met en retrait en cédant la parole au législateur et aux juges. De même, l’auteur atténue sa présence en bannissant le recours au « je » et en lui préférant le « nous », moins engageant et plus impersonnel. En revanche, dans la sphère d’influence des mouvements critiques, notamment américains, la posture privilégiée n’est pas une prise de distance à l’égard des sources, mais plutôt une affirmation de la subjectivité. L’auteur ne se limite donc pas à décrire une scène qui lui est extérieure : il monte souvent lui-même sur les planches, quand il n’entend pas révéler l’envers du décor.

L’attrait pour l’intertextualité dans l’écrit juridique ne se limite pas à la doctrine : c’est aussi une caractéristique des jugements dans la tradition de common law qui en fait un usage marqué dans la partie de la décision consacrée à l’analyse de l’état du droit. Les juges incluent volontiers dans leurs jugements des extraits puisés dans des sources ou des autorités souvent diversifiées[37]. La rédaction des jugements au Québec, et ce, tant en droit public qu’en droit civil, est fidèle à cette manière de faire. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’écrit doctrinal québécois accorde une grande importance à l’intertextualité sous l’influence des pratiques de rédaction des jugements.

Le recours à une intertextualité moins franche est de nature à porter atteinte à l’autorité d’un texte à teneur doctrinale. À cet égard, un bon exemple me semble être le traité de droit civil de François Langelier[38]. Certes, l’auteur commente le texte du Code civil, ce qui, en soi, est une preuve du recours à l’intertextualité, mais il a choisi de ne pas ouvertement intégrer la jurisprudence à son propos. En agissant ainsi, l’auteur fait reposer l’autorité de son commentaire sur sa propre notoriété. À titre de professeur et de juge, Langelier pouvait prétendre à un fort capital professionnel : aussi l’appartenance de son ouvrage à la doctrine n’a-t-elle jamais été mise en doute. Il faut tout de même avouer que le maintien à distance de l’intertextualité a probablement nui à la pérennité de l’ouvrage qui n’a jamais joui de l’ascendance du traité de Pierre-Basile Mignault.

L’approche intertextuelle retenue par un auteur varie suivant l’auditoire visé, soit le public qu’il privilégie. Selon qu’il est destiné à des étudiants ou à des praticiens, un texte n’est pas marqué des mêmes approches à l’égard de l’intertextualité. Le texte qui a pour objet de présenter une matière à des fins d’enseignement poursuit un objectif pédagogique et l’auteur ne sent pas la nécessité de valoriser les sources avec la même intensité que s’il le destinait à des praticiens du droit.

Avant l’arrivée des banques de données numériques, le repérage des sources a longtemps été facilité par des types d’ouvrages particuliers, tels les recueils de décisions judiciaires, les codes annotés ou d’autres publications de même nature qui fournissaient des textes de loi, des résumés de jugements ou même des extraits de décisions. Les recueils d’extraits entraînent un démembrement des sources, coupées de leur contexte d’origine et réaménagées suivant des thèmes retenus par le compilateur, de manière à en faciliter la consultation. Ces publications constituent un archétype de l’intertextualité, en ce qu’elles n’accordent qu’une part congrue aux commentaires, quand ils n’en sont pas totalement absents. Si les praticiens utilisaient autrefois ces ouvrages pour préparer leurs actes de procédure, leurs mémoires et leurs plaidoiries, les auteurs d’ouvrages de doctrine y trouvaient un matériel de base qui alimentait leurs travaux. De fait, le matériel réuni dans les recueils pouvait être repris et réutilisé au gré de l’usager. La numérisation des sources, qui donne un accès à l’ensemble de la législation, de la jurisprudence et, dans une moindre mesure, de la doctrine, a rendu moins pertinent ce type de publications, encore que certaines soient toujours diffusées, ne serait-ce que pour faciliter le repérage des sources les plus pertinentes, compte tenu de la surabondance de la documentation désormais à la disposition de tous. Si la transformation du mode de diffusion des sources en facilite l’accès, elle n’en a cependant pas réduit l’importance. Les auteurs d’ouvrages doctrinaux bénéficient, aujourd’hui comme hier, d’outils propices à l’intertextualité.

L’attrait pour l’intertextualité dans l’ouvrage doctrinal s’explique du fait que la discipline accorde une place considérable à l’herméneutique, ce qui suppose l’analyse et l’étude des sources. En cela, la doctrine juridique partage une commune approche avec une discipline comme la théologie[39].

Certains textes, tout en traitant d’une question de droit, s’éloignent de la forme traditionnelle de récit privilégié par la doctrine. Cette posture tient autant à la teneur du propos qu’au traitement donné au sujet. Cela se traduit souvent par une distance à l’égard des sources classiques, par une atténuation de la place accordée à l’intertextualité et par une volonté d’atteindre un lectorat élargi. La forme d’un tel écrit peut avoir pour conséquence de permettre un rapprochement avec l’essai[40], genre peu valorisé par les juristes[41]. Si un essai portant sur une question de droit est susceptible d’appartenir à la doctrine, il peut s’en distancier au point où il sera difficile de lui reconnaître l’autorité attendue.

L’attrait limité de l’essai est un phénomène ancien chez les juristes. En fait, dans la production éditoriale, il y a bien quelques titres traitant de droit qui, bon an mal an, peuvent être qualifiés d’essais, mais ils ne sont pas légion[42]. Cette orientation est révélatrice du confinement des juristes dans le champ juridique. La publication d’un essai devrait d’ailleurs, en toute logique, entraîner le choix d’un éditeur généraliste plutôt que d’un éditeur spécialisé en droit. Cette distance prise à l’égard de l’essai — et même cette indifférence — est justifiée du fait que les juristes estiment que leur capital est fondé sur leur expertise et ils souhaitent, moins que par le passé cependant, déborder dans le champ politique ou encore être perçus comme des intellectuels[43]. Le phénomène ne concerne pas que les juristes, l’expert s’étant généralement substitué à l’intellectuel[44] comme figure reconnue dans l’espace médiatique.

L’essayisme est, par ailleurs, peu encouragé par l’institution universitaire ou le monde savant. Il est souvent perçu comme antinomique relativement à la recherche sérieuse. Il faut ajouter que le phénomène n’est pas propre au droit, loin de là. Dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales, un chercheur qui prendrait ses distances par rapport aux modèles valorisés par l’institution choisirait de se marginaliser[45]. De plus, le genre n’a pas comme préoccupation de répondre aux attentes des praticiens du droit. Il ne faudrait toutefois pas écarter trop rapidement l’essai du corpus de l’écrit à caractère doctrinal. En effet, certains essais — et il est vraisemblable que leur nombre ira grandissant à l’avenir — sont de nature à alimenter la réflexion du législateur ou des tribunaux sur des questions de politique juridique portant sur des thèmes tels que la gouvernance de l’État, la protection des droits et libertés ou encore l’accès à la justice. En somme, des textes de réflexion risquent d’être accueillis favorablement par un auditoire chargé soit de réformer le droit, soit de lui donner de nouvelles orientations. Il s’ensuit que des textes qui n’étaient pas reconnus auparavant comme propres à exercer une autorité peuvent désormais le devenir à la lumière de pouvoirs accrus reconnus aux tribunaux, avides non seulement de travaux de systématisation, mais de plus en plus de réflexion.

Des relations de paratextualité — Si le recours à l’intertextualité est un marqueur incontournable de l’écrit doctrinal, d’autres éléments à teneur formelle sont de nature à affirmer son autorité. L’usage de la préface contribue ainsi à la réception de l’ouvrage. Cet élément relève d’un autre type de relation transtextuelle que l’intertextualité : il appartient à la paratextualité[46] dont la préoccupation est la relation entre le texte et l’ensemble des éléments qui l’entourent (titre, préface, index, etc.) et contribuent à le mettre en valeur.

La préface est un texte de présentation fréquemment allographe — étant écrite par une personne autre que l’auteur — qui présente l’ouvrage et son auteur. Le plus souvent, sinon toujours, l’auteur de la préface se trouve dans une situation de supériorité dans la communauté juridique par rapport à l’auteur. Sous l’Ancien Régime, il était usuel de requérir une préface des autorités royales ou judiciaires, et il en allait de même dans les colonies. Si la préface est désormais plus rare, elle est cependant demeurée fréquente dans le monde universitaire, les doctorants demandant souvent une préface de leur directeur lorsque leur thèse paraît sous forme de monographie. À cet égard, l’exemple des collections de thèses publiées par la Librairie générale de droit et de jurisprudence est édifiant par la liste des préfaciers et la carrière des destinataires. La présence d’une préface est parfois mentionnée sur la page de couverture avec le nom du préfacier. Dans certains cas, la préface constitue une forme d’adoubement d’un jeune auteur par un membre de l’institution universitaire, c’est-à-dire une reconnaissance, en définitive, de son appartenance à la communauté des auteurs. En outre, la notoriété du préfacier rejaillit sur l’auteur. Elle est, en quelque sorte, une marque de l’autorité reconnue à l’écrit, encore que la communauté dans son ensemble soit seule juge en cette matière. L’attribution d’un prix à un auteur est un élément supplémentaire qui contribue à attester la qualité d’un écrit. La mention d’un prix en page de couverture ou bien l’insertion d’un ouvrage dans une collection réservée à un prix est un élément paratextuel de valorisation[47].

Les remerciements[48], isolés de la préface dans un ouvrage ou placés dans une note en bas de page dans un article, expriment la reconnaissance de l’auteur à l’égard de personnes qui l’ont aidé ou appuyé à l’occasion de la rédaction de son texte ou qui ont commenté son manuscrit avant sa soumission à un périodique. Au-delà de l’expression d’une marque de gratitude, les remerciements livrent au lecteur les noms de personnes qui font partie de l’entourage intellectuel ou professionnel de l’auteur et aident à mieux le situer dans la communauté juridique et même à apprécier son éventuelle autorité.

Le statut de l’auteur permet de conforter fortement son autorité. Aussi sera-t-il courant de préciser sa profession ou la fonction qu’il occupe et éventuellement son rattachement à une institution ou à un cabinet de professionnels sur la page de titre d’un ouvrage ou en quatrième de couverture, ou, s’agissant d’un article, dans une note liminaire. Un des traits caractéristiques de la présentation du statut est l’habitude, pour les universitaires québécois, de mentionner leur appartenance à un ordre professionnel, et ce, même lorsque les auteurs ne pratiquent pas le droit. Il y a là une preuve de la valorisation de la reconnaissance de la compétence non seulement par l’institution universitaire, mais aussi par le monde de la pratique du droit. En Europe continentale, cette habitude n’a jamais été courante, encore qu’elle le devienne davantage depuis quelque temps. Cette mise en exergue du statut n’est pas propre au droit : elle se rencontre chez tous les auteurs dont la compétence est fondée sur une expertise scientifique ou professionnelle. En revanche, dans le monde littéraire, l’auteur ne compte que sur sa notoriété à titre d’écrivain, excepté celui qui s’enorgueillit d’une reconnaissance de l’institution littéraire par son appartenance à une académie ou du fait qu’il s’est vu attribuer un prix.

Un autre élément paratextuel est capital pour assurer l’autorité de l’écrit doctrinal, soit la note en bas de page[49]. L’évolution historique de la note dans les écrits juridiques mériterait une étude approfondie. Longtemps incorporée au texte, elle a fait corps avec lui, donnant l’impression que les commentateurs du droit coutumier étaient les faire-valoir des sources sur lesquelles ils s’appuyaient. La note a, par la suite, été refoulée en bas de page, gagnant certes en autonomie, mais perdant du coup la visibilité qui était la sienne lorsqu’elle était en rapport immédiat avec le texte. L’auteur moderne a bénéficié de ce positionnement en marge, en ce que sa créance à l’égard des sources est désormais moins apparente.

La note en bas de page est traditionnellement associée à une référence liée ou non à une citation. La fonction première du renvoi est de légitimer le propos de l’auteur en lui permettant d’établir que ce qu’il avance repose sur des sources réelles et fiables. Contrairement à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, l’écrit juridique est peu favorable aux notes à distance, soit celles qui se trouvent regroupées à la fin d’un chapitre ou d’un ouvrage ou encore qui sont sommairement intégrées dans le texte par la mention du nom de l’auteur suivi de l’année de publication de la source citée. La proximité souhaitée entre le texte et la note découle sans doute de la volonté de permettre au lecteur de repérer rapidement la provenance des intertextes.

Les règles de présentation des références adoptent une configuration particulière en droit, notamment par rapport aux systèmes en usage dans les sciences humaines ou sociales. L’importance accordée à la forme des références en droit explique la multitude de publications consacrées à ce sujet où l’unanimité est loin de régner[50]. Les pratiques éditoriales dans la tradition de common law sont particulièrement rigoureuses dans la manière de rédiger les références. La précision de la référence exige en outre que, lors d’une référence à une source déjà citée, un système de renvoi permette de trouver rapidement la première référence.

Loin de toujours se limiter à la mention d’une référence, la note en bas de page, dans certains textes, est une véritable glose[51]. Elle devient alors un texte sous-jacent qui évolue parallèlement au texte principal. La note d’arrêt — genre typique de la doctrine française qui n’a jamais eu d’emprise au Québec — en est un exemple manifeste qui présente la particularité d’être un commentaire en marge d’un texte, commentaire qui se trouve objet lui-même de notes en bas de page, à l’instar de tout autre écrit doctrinal.

Si la note comprend parfois des compléments d’information, elle est, à l’occasion, le lieu d’un développement informatif ou critique sur une question accessoire et peut s’étendre sur quelques paragraphes et exceptionnellement en compter plusieurs. La note sert parfois d’arène à un auteur qui préfère traiter en marge de son texte d’une question qui fait litige et sur laquelle il est en désaccord avec d’autres auteurs. Sous cette forme, la note n’est pas que le lieu de l’intertextualité : elle est porteuse de propos de nature doctrinale. L’importance de la note varie selon les époques ou les auteurs. Sa configuration peut être fonction du positionnement de l’auteur dans la communauté juridique. Ainsi, l’étudiant qui rédige une thèse ou l’universitaire font souvent de la note un élément permettant d’apporter une preuve de l’érudition de leurs propos. Par ailleurs, la note, tout en se conformant à ces finalités, peut faciliter la lecture du texte, en repoussant en bas de page des développements qui auraient alourdi le propos et parfois rendu sa lecture difficile à cause de l’insertion d’un excursus. En somme, la note offre l’avantage de préserver l’esthétique du récit[52]. Il reste que le lecteur consciencieux est tenu d’interrompre sa lecture du texte pour considérer les notes, ce qui est de nature à nuire à la compréhension même du texte.

L’importance de la note chez les juristes tient également à la méthode de recherche et à l’éthique qui lui est rattachée. Une part de la recherche juridique est fondée sur des sources traditionnelles et souvent exclusivement sur de telles sources. Il n’existe pas, en arrière-scène, un corpus, objet d’un dépouillement, dont il serait rendu compte dans le texte sans référence à la totalité du matériel étudié. Cette méthode introduit donc une éthique particulière. Elle fait obligation à l’auteur de dénoncer au fur et à mesure qu’avance son raisonnement les sources sur lesquelles il se fonde. La note est l’élément paratextuel qui permet à l’auteur d’affirmer l’authenticité[53] de son texte ; elle participe à la reconnaissance du caractère « scientifique » de l’écrit doctrinal. À vrai dire, elle constitue le socle, parfois surdimensionné, sur lequel repose le texte.

La comparaison entre l’écrit doctrinal et le jugement permet de faire ressortir des différences entre les deux catégories. Les juges renvoient souvent dans leurs décisions à des sources et à des autorités clairement désignées. Ils intègrent aussi des passages puisés dans les arguments des parties et les actes de procédure d’une affaire, créant par là une relation d’intertextualité, reconnue par référence à ce matériel. Il arrive, quoiqu’il s’agisse sans doute de cas rares, que des passages tirés de ce matériel soient reproduits sans en préciser la provenance[54]. Cette manière de faire peut laisser croire que les propos sont du juge, alors qu’ils sont empruntés. La pratique permet de constater un rapport distinct au devoir d’intégrité chez le juge et chez l’auteur : alors que le premier considère cette obligation sous l’angle de l’impartialité[55], le second fait plutôt prévaloir l’éthique.

Les juristes ont un attachement pour des plans développés et hiérarchisés, et ce, même dans de courts textes. Il est donc rare qu’un auteur adopte un plan où des segments du texte sont simplement surmontés d’un intitulé sans subdivisions supplémentaires. La doctrine française, quant à elle, a popularisé le plan en deux parties. À n’en pas douter, ce plan contribue à affirmer l’autorité de l’auteur et de son texte dans le contexte de la culture juridique française[56]. C’est un véritable « rite d’expression[57] » de la doctrine, un des éléments qui permet de prouver l’appartenance au corps des auteurs par ce trait partagé[58]. En droit québécois, ce plan, même s’il a été respecté par un certain nombre d’auteurs, ne s’est guère imposé comme élément incontournable ; en ce sens, il pourrait difficilement être perçu comme révélateur d’une autorité.

La réception de l’écrit par la communauté juridique est un élément essentiel de son appartenance au corps de la doctrine. Un premier seuil à franchir est celui de la publication. À cet égard, le manuscrit doit être agréé par un éditeur de monographies ou l’organe de direction d’un périodique. Dans l’un et l’autre cas, un tamisage est réalisé par des personnes familiarisées avec la littérature juridique et aptes à retenir des textes qui répondent aux exigences de publication. Par la suite, l’oeuvre doctrinale doit être reçue par la communauté juridique. Elle doit certes être perçue comme éventuellement porteuse d’autorité, mais encore faut-il rappeler qu’il s’agit d’une autorité persuasive. Le professeur Philippe Malaurie, parlant du contexte français, a d’ailleurs insisté sur cette caractéristique inhérente de la doctrine : « la doctrine, c’est donc d’être une opinion qui fait autorité : une doctrine sans autorité est morte[59] ».

La composante de la communauté qui accorde l’agrément varie suivant la culture juridique. Dans la tradition civiliste française, la réception est surtout assurée par le milieu universitaire dont les membres, outre qu’ils dirigent fréquemment des collections de monographies et des périodiques, ont l’occasion de citer des écrits à teneur doctrinale dans leurs propres publications ou encore de rédiger des comptes rendus d’ouvrages dans des périodiques. Le rôle dévolu au monde universitaire dans le processus de réception a pu laisser croire à l’existence d’une entité autonome exerçant un contrôle sur un « membership[60] ». L’hypothèse est peut-être excessive dans sa formulation, mais elle n’en révèle pas moins l’existence d’un réel pouvoir d’un segment de la communauté juridique française, bien que d’autres composantes de la communauté puissent reconnaître une influence à la doctrine[61]. Dans un État de droit mixte comme le Québec, la jurisprudence joue un rôle important dans le processus de réception par l’habitude des juges d’appuyer leur raisonnement sur des citations et des références aux écrits doctrinaux, ce qui leur accorde dès lors une autorité[62] et exprime même parfois ouvertement le poids qu’elle leur attribue. Le phénomène de la réception ne joue pas qu’en faveur de la doctrine, les commentaires doctrinaux de décision judiciaires — notamment en France par les notes d’arrêt — contribuant à rehausser l’autorité de la jurisprudence. Outre la réception de l’écrit doctrinal à la faveur de citations et de commentaires, le monde universitaire reconnaît parfois l’apport d’un de ses membres à l’édification du savoir, notamment doctrinal, par la publication de mélanges — ces recueils d’articles écrits par des collègues et d’anciens étudiants — offerts au professeur honoré, à l’occasion de son départ à la retraite ou d’un anniversaire. La présentation faite du dédicataire et la bibliographie de ses publications permettent de souligner sa contribution remarquable à la doctrine et l’autorité attribuée à ses travaux.

Le processus de réception de la doctrine révèle que cette littérature est propre à un monde clos. Le savoir juridique porte en effet sur une matière spécialisée. De plus, il est le fait de membres de la communauté juridique et est destiné précisément à cette dernière. Hors ce réseau, le lectorat est fort limité. Par ailleurs, il faut reconnaître que, dans les autres champs disciplinaires des sciences humaines et sociales, le dialogue externe n’est pas nécessairement plus fécond, bien que le processus éditorial qui caractérise le droit ait vraisemblablement pour effet de refermer la discipline sur elle-même et de laisser méconnue une vaste partie de sa littérature. La forme de l’écrit doctrinal qui use d’un appareil transtextuel caractéristique contribue à illustrer la spécificité d’un savoir donné et confère une légitimité particulière à un type d’écrits émanant de membres de la communauté juridique. Elle est, de surcroît, un révélateur parmi d’autres de l’autonomie — tout de même relative — du champ juridique.

Les différents types de relations transtextuelles auxquels a recours l’auteur contribuent à conférer une autorité à son texte[63]. Ainsi que cela a été mentionné plus haut, l’autorité en question ne peut être assimilée à une source du droit et bénéficier de son ascendant. Malgré la portée relative qui est la sienne, l’écrit doctrinal est susceptible de contribuer à la fabrication du droit[64]. Ce faisant, le texte et, par ricochet, son auteur se trouvent plus ou moins associés au pouvoir. Il est en effet difficile de nier une certaine connivence entre l’auteur d’un écrit doctrinal et le pouvoir, particulièrement lorsque ses travaux reçoivent une réception bienveillante dans le champ juridique ou même politique[65].

Les éléments de transtextualité valorisés par les juristes ne le sont pas nécessairement par les chercheurs qui prennent le droit et ses sources comme objets d’étude, mais adoptent un point de vue externe. Il en va ainsi des politicologues, des sociologues, des historiens ou des anthropologues. Les objectifs qu’ils poursuivent ou encore les méthodes qu’ils retiennent n’ont pas pour objet de présenter une étude qui pourrait être reconnue comme une autorité persuasive. Il arrive néanmoins qu’un tribunal renvoie à un texte qui n’appartient pas à la littérature juridique : ce faisant, il ne lui attribue pas pour autant une valeur dogmatique[66].

2 L’impératif de l’accès

L’autre trait de l’écrit doctrinal qui a attiré mon attention est la préoccupation constante chez les auteurs et les éditeurs d’user de procédés en vue de faciliter l’accès au texte. Au total, le lecteur d’un écrit doctrinal doit pouvoir saisir la structuration du texte et y accéder aisément. Cet objectif se rattache davantage aux desseins d’une culture professionnelle que d’une culture savante.

La littérature juridique fait appel à un aménagement important de la périphérie du texte par une série d’éléments extrinsèques qui forme le paratexte. Comme je l’ai souligné précédemment, ce sont des énoncés ajoutés au texte lui-même, tels le titre, les intertitres, la préface, la dédicace, la table des matières, les notes en bas de page, la bibliographie ou les index[67]. Certes, les éléments paratextuels font figure d’accessoires, le texte existant sans eux. Pourtant, ces accessoires s’avèrent essentiels à la valorisation du texte, car ils contribuent à sa réception[68]. Ils ont notamment pour fonction de donner une représentation succincte ou schématique du texte. L’aménagement qui découle de la paratextualité conduit inévitablement à atténuer la textualité linéaire pour privilégier un découpage fonctionnel du texte. Un tel dispositif a pour effet de mener à une segmentation du texte, celle-ci débouchant alors sur une textualité qui peut être qualifiée de tabulaire[69]. Encore est-il fondamental de préciser que la segmentation dont il est question n’entraîne pas une désarticulation du texte : celui-ci conserve, en effet, son unité d’ensemble.

L’intérêt du paratexte — et notamment des intertitres du plan — est, à certains égards, de donner au lecteur une idée du texte — qu’il s’agisse d’un ouvrage ou d’un article — sans même devoir le lire : « Ce sont les rubriques d’une dispositio […] qui permettent de juger le volume sans avoir à le lire ou à y pénétrer[70]. » Le paratexte facilite l’aménagement du récit et en révèle le contenu.

Les textes à portée doctrinale ont comme caractéristique de répondre à une structuration stricte et souvent prévisible pour le lecteur. La logique du plan est généralement aisée à saisir, l’auteur se gardant de retenir une formulation des intertitres qui introduise des ambiguïtés. Au contraire, les intertitres font référence aux catégories du droit[71] et aux régimes juridiques qui en découlent, bien que ce constat rende davantage compte des habitudes de la doctrine française que de la doctrine québécoise. Au-delà de leurs intitulés, les intertitres, qui sont généralement nombreux, permettent une organisation du texte par une hiérarchisation des segments fondée sur le décalage ou l’indentation. Ce procédé, par le morcellement qu’il entraîne, facilite le repérage de la matière. À cet aménagement s’ajoute parfois une numérotation de chacun des paragraphes ou d’un groupe de paragraphes. Dans le premier cas, la numérotation est liée uniquement à un élément typographique ; dans le second, elle permet de repérer un segment consacré à un thème ou à une question. La généralisation de cette manière de faire a été utilisée tôt par la Chambre des notaires du Québec pour le Répertoire du notariat. Cette double structuration n’est pas sans ressemblance avec l’ordonnancement des textes législatifs, plus particulièrement du Code civil comme si les juristes avaient intégré dans leurs propres écrits un aménagement basé sur une forme de tabularité avec laquelle ils étaient familiarisés. La forme des jugements de la Cour suprême du Canada constitue une illustration supplémentaire de l’attrait pour une structuration de plus en plus affirmée et même stéréotypée des textes à teneur juridique.

L’aboutissement le plus marqué de la structuration est sans doute l’habitude des juristes français d’adopter un plan en deux parties. Celui-ci est difficilement contournable sans mettre en doute, ainsi que cela a été dit plus haut, les qualités du rédacteur et, plus encore, provoquer une atténuation de son autorité. À cette fonction s’en ajoute une autre liée à l’accès au texte. En effet, un lecteur familiarisé avec une présentation d’un plan de type binaire comprend d’emblée l’aménagement d’un texte. Ce plan atteint toutefois ses limites puisqu’il arrive qu’un auteur sente le besoin d’intégrer une subdivision du texte par un regroupement des paragraphes sous un numéro. Il s’agit, en somme, d’un aveu d’une discordance entre le plan et le sens de la démonstration. Le regroupement et la numérotation des paragraphes sont des moyens supplémentaires de permettre au lecteur de saisir la logique de la démonstration.

La volonté de rédiger un texte en tenant compte de groupes distincts de lecteurs et de leurs attentes respectives a poussé certains auteurs à établir une hiérarchie du propos, soit de distinguer un développement général de développements approfondis ou portant sur des questions particulières. Chacun de ces textes est aisément repérable par le recours à des procédés typographiques qui en font ressortir la tabularité. À titre d’exemples peuvent être cités les traités de droit civil de Jean Carbonnier et celui qui est dirigé par Philippe Malaurie et Laurent Aynès. Le procédé a gagné en popularité et est devenu un trait caractéristique de la collection « Droit fondamental », publiée par les Presses universitaires de France, collection qui, en fin de section, intègre un segment en plus petits caractères que le texte principal et surmonté de l’intitulé « Pour aller plus loin ».

La note en bas de page, outre qu’elle rehausse l’autorité d’un texte, comme je l’ai soutenu auparavant, constitue un élément paratextuel lié à l’accessibilité. Il n’est pas utile d’y revenir, sauf pour rappeler que la note, par la mention de références, permet de prendre connaissance des sources citées par un auteur et éventuellement d’en faciliter la consultation par tout lecteur intéressé.

Pour leur part, les tables et les index constituent des éléments paratextuels incontournables de la littérature doctrinale, dont la présence est d’ailleurs plus affirmée dans la pratique éditoriale de tradition de common law que celle de tradition civiliste. L’importance de ces éléments a varié dans le temps. À l’origine, ils occupent un espace réduit et sont d’une confection peu méthodique ; puis, à partir surtout de la seconde moitié du xixe siècle, ils en viennent à former une part non négligeable des ouvrages avec des tables consacrées aux sources (législation et jurisprudence), un index des sujets traités et, plus rarement, des auteurs cités. Alors que, dans la tradition civiliste, les tables des sources sont reléguées en fin d’ouvrage, elles figurent souvent au début dans la tradition de common law, ce qui illustre ainsi l’importance primordiale accordée aux sources.

La présence des tables et des index est à peu près toujours jugée essentielle à un ouvrage juridique : en priver le texte risquerait d’en limiter l’usage et la portée. Ils ne sont donc pas perçus comme un simple ajout facultatif, mais plutôt tel un élément qui participe à la complétude de l’ouvrage. En effet, ces éléments paratextuels permettent le repérage rapide de l’information recherchée, donnent appui à une entrée latérale dans le texte et facilitent la lecture segmentaire de l’écrit doctrinal. Le monde de l’édition juridique accorde une grande importance à ces éléments paratextuels, peut-être inégalée par rapport aux autres disciplines des sciences humaines et sociales[72]. Cette prévalence confirme la qualité d’ouvrages de consultation souvent attribuée à la production littéraire en droit. L’habitude de plus en plus fréquente de numéroter les paragraphes conduit le lecteur au passage précis du développement qui l’intéresse.

Si l’appareil paratextuel varie suivant les traditions juridiques, il s’adapte également à chacun des genres littéraires. La présence d’éléments périphériques par rapport au texte n’est certes pas propre au droit, les historiens de la littérature ayant longuement étudié cette pratique, mais il reste que l’aménagement des éléments paratextuels dans les publications juridiques révèle certaines caractéristiques de cette littérature. Par rapport à d’autres disciplines, le paratexte acquiert un poids considérable en droit où il est la structure visible du texte et contribue à multiplier les accès à ce dernier[73].

L’aménagement des textes juridiques — notamment par le recours à la tabularité — est en relation avec la lecture qui en est faite. Les éléments paratextuels utilisés ont pour effet de conduire à la segmentation du texte et à une affirmation de l’autonomie des segments. Il est d’ailleurs vraisemblable que certains procédés discursifs privilégiés par les auteurs vont aussi dans ce sens. Ces textes sont, en effet, utilisés pour permettre un mode de lecture segmentaire — ou extensive — plutôt qu’intégrale — ou intensive[74]. La prolifération des notes en bas de page qui, dans plusieurs disciplines, est critiquée comme un élément interrompant la lecture n’amène pas nécessairement les mêmes remarques en droit. Cette indifférence est peut-être liée au mode de lecture des ouvrages de droit où l’on accorde justement une place considérable à la lecture segmentaire. Malgré la présence d’un dispositif facilitant un tel mode de lecture, il va de soi qu’un écrit doctrinal peut donner lieu à une lecture suivie. Par ailleurs, l’essai juridique, étant donné sa singularité, appelle une lecture intensive.

La tabularité, suivant la forme attestée dans les écrits juridiques, a pour effet d’accorder une grande liberté au lecteur. En renonçant à imposer la linéarité du texte[75], l’auteur permet au lecteur de s’affranchir d’une mise en récit à laquelle il serait autrement tenu pour saisir aisément le sens du texte. Cette concession laisse au lecteur la liberté aborder le texte suivant sa volonté. De surcroît, les différents mécanismes favorisant l’accès ne sont pas sans rapport avec la fonction d’autorité chère au droit. En facilitant le repérage de passages pertinents suivant les desiderata du lecteur, ils contribuent à inscrire les textes dans un processus d’intertextualité, au sens où le lecteur puisera souvent des passages dans les textes consultés auxquels il se référera par la suite, reconnaissant par là une autorité à ces derniers.

3 La culture et l’habitus

Il est complexe de tenter de comprendre la manière dont s’acquièrent les pratiques liées à la structuration de la doctrine, aux genres littéraires propres au droit et à la façon de rédiger un texte qui sera agréé comme se rattachant à la doctrine. Certes, une part de cette connaissance s’obtient au moment de la formation reçue par l’enseignement universitaire ou professionnel[76]. Donnée dans des cours qualifiés de méthodologiques, cette formation occupe une part relativement réduite du cursus, mais elle a souvent moins d’importance en droit que dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Au-delà de l’enseignement reçu, une part significative des pratiques associées à l’écrit doctrinal est implicite et tient probablement de l’habitus[77], soit de manières de faire intériorisées par les auteurs qui découlent d’une familiarisation avec les publications juridiques tout au long de leurs études et de leur pratique professionnelle, notamment par la lecture ou la consultation de tels textes[78]. Ainsi le juriste prend-il conscience du caractère incontournable de l’intertextualité et de la manière privilégiée d’intégrer des sources et de les commenter. De même, il saisit l’utilité de faire un usage approprié de l’appareil paratextuel pour mettre en valeur son texte et en assurer une réception bienveillante. Il y aurait une intégration des manières de faire due à la « force des habitudes[79] ». Cependant, cet habitus ne se nourrit pas seulement de la fréquentation de l’écrit doctrinal : il est certain qu’il puise aux pratiques propres à d’autres textes juridiques.

Les organes de réception de l’écrit doctrinal exercent certainement une influence sur la forme même de cet écrit. Il ne fait pas de doute qu’en France les universitaires jouent un rôle dans la diffusion des habitus qui marquent la doctrine. Au Québec, il existe vraisemblablement une influence de la jurisprudence sur la rédaction de l’écrit doctrinal, y compris pour sa forme. Les auteurs adoptent même parfois les formules de politesse courantes dans la magistrature lorsqu’un juge prend ses distances par rapport à l’opinion d’un collègue du même tribunal ou d’un tribunal inférieur. Des auteurs emploient ainsi l’expression « avec respect pour l’opinion contraire » ou plus simplement « avec respect » dans leurs propos. Il n’est pas sans intérêt de mentionner que l’écrit doctrinal exerce peut-être aussi une influence sur la rédaction des décisions judiciaires. Ainsi, la forte structuration des textes doctrinaux a peut-être influé sur la rédaction des décisions judiciaires, ainsi que le révèle parfois la présence de plans détaillés.

La force de l’habitus explique probablement que même lorsque les écrits de juristes ne se rattachent pas à la doctrine ou au droit, leurs travaux seront marqués par des éléments caractéristiques propres à l’écrit doctrinal. Par exemple, dans la production française, il est pour le moins étonnant que des auteurs de textes critiques à l’égard de la doctrine expriment leurs opinions en restant fidèles au plan en deux parties, comme si l’habitus était à ce point intégré qu’il devenait difficile, sinon impossible, de concevoir une autre façon de structurer un écrit. Un auteur a récemment rapproché le plan binaire des habitudes propres à la doctrine, ajoutant, non sans humour, qu’il s’agit en fait d’un rite « auquel le présent rapport sacrifie tout à fait ( !)[80] ». Ce n’est pas là le seul exemple, encore qu’il soit très éclairant. Il est probable que les juristes, même lorsqu’ils produisent des écrits à teneur non doctrinale, recourent allègrement à la note en bas de page et trahissent par là une prédilection pour couvrir la moindre avancée dans le raisonnement d’un élément de preuve.

4 Des mutations en perspective

La littérature juridique connaît présentement une réelle transformation et les changements en cours sont loin d’être terminés. L’effet de ces transformations touche inévitablement des aspects formels qui caractérisent l’écrit juridique à portée doctrinale et auront potentiellement un impact sur les fonctions qui ont été présentées, soit l’autorité exercée par la doctrine et la préoccupation pour l’accessibilité à cette littérature.

Une des mutations qui marque la littérature est due au changement dans l’orientation de la recherche juridique. Depuis quelques décennies, la recherche universitaire en droit, qui auparavant était principalement orientée dans une perspective dogmatique, a perdu de la popularité. Il s’ensuit que le discours des juristes est davantage ouvert à l’interdisciplinarité que par le passé. En outre, une partie de la littérature juridique n’a pas pour objectif d’exercer une autorité ou, à tout le moins, elle ne cherche pas à atteindre les mêmes lieux de pouvoirs que par le passé. Les mécanismes décrits plus haut pour affirmer la fonction d’autorité n’ont plus désormais la même pertinence. Reste à voir jusqu’à quel point les auteurs qui adoptent une approche plus ou moins externe à l’égard du droit demeurent ou non fidèles aux éléments formels de l’écrit doctrinal. Un élément semble révéler une ambivalence, soit la fidélité des auteurs à des éditeurs spécialisés en droit ou encore à la parution de leurs articles dans des périodiques juridiques, étant entendu que certains préfèrent à l’occasion des périodiques rattachés à la perspective « droit et société ».

La dématérialisation de la littérature juridique, qui introduit un changement de support de l’écrit, est une autre donnée significative d’une mutation en cours. Ce phénomène déjà présent ne fera que s’accentuer à l’avenir[81]. Il est prévisible que dans un court laps de temps l’ensemble des périodiques juridiques cessera de paraître en version papier, alors que pour les ouvrages la transition sera sans doute plus longue, le passage vers la dématérialisation se révélant tout de même inévitable. Au cours des dernières années, d’autres modes de diffusion sont apparus. Ainsi, des conférences ou des enseignements en format numérique sont désormais à la disposition du public. Outre qu’ils donnent accès aux propos prononcés, les exposés peuvent comprendre des documents joints, comme une présentation PowerPoint, ou une liste d’hyperliens. L’écrit doctrinal dématérialisé est également appelé à comprendre des éléments visuels et auditifs, comme l’attestent les jugements[82]. À cet égard, force est de constater que les auteurs de doctrine ont rarement vu la pertinence d’intégrer des illustrations à leurs écrits : cela tient sans doute à la prévalence accordée aux sources et à la prédilection de la discipline pour l’abstraction[83].

La dématérialisation exercera inévitablement une influence sur les modes d’écriture et la forme des textes. Il va de soi que la culture propre à une société où l’imprimé s’imposait régnera pendant un certain temps encore avant l’établissement de modes de régulation en conformité avec le médium. Même s’il est trop tôt pour prendre la mesure de la mutation en cours, nul doute que l’impact des transformations rendra possible la reconnaissance d’un « avant » et d’un « après ». Les habitus des auteurs évolueront nécessairement et introduiront une transformation durable quant à la manière de concevoir l’écrit juridique.

À noter que l’ampleur de la dématérialisation a déjà eu un impact sur certains aspects formels de l’écrit juridique. La page, comme unité matérielle d’un document, a fait place au paragraphe. Il en découle que le renvoi à un paragraphe numéroté se substitue, de plus en plus, à la page comme référence à un passage. Les pratiques éditoriales en droit avaient anticipé un tel changement (voir supra), section 2 : « L’impératif de l’accès ». Le maintien du plan classique — à indentation ou en deux parties[84] — ne sera probablement pas aisé à justifier avec le changement de support de l’écrit. L’autonomie des segments du texte ne fera que s’accentuer, témoignage on ne peut plus manifeste du triomphe de la tabularité.

L’intertextualité, qui a été présentée comme une caractéristique essentielle de la doctrine, sera marquée par la dématérialisation. Un premier effet significatif est la facilité avec laquelle il est dorénavant possible d’accéder aux sources citées par un auteur grâce aux liens hypertextes[85]. Il faut dire que le droit est une discipline qui bénéficie d’un réel avantage quant à la disponibilité des sources en format numérique : en effet, la totalité des lois et des jugements est accessible depuis un certain temps et l’est aussi, en partie, pour les sources du passé. Le recours à l’hypertexte — même s’il est loin d’être généralisé — facilite la consultation des textes donnés en référence et cet accès sera encore davantage aisé à l’avenir. En somme, plusieurs barrières à l’accès aux sources sont désormais disparues. Le repérage de l’information passe par les moteurs de recherche et fait perdre leur pertinence aux tables et aux index traditionnels. Enfin, les nouveaux outils de repérage permettent d’effectuer des recherches dans des corpus étendus, quand ce n’est pas dans l’immense bibliothèque dématérialisée maintenant accessible sur Internet.

Le support dématérialisé et les réaménagements qu’il introduit exercent inévitablement une influence sur le mode de lecture[86]. Il est indéniable que la lecture segmentée, déjà favorisée par le poids du dispositif paratextuel dans l’imprimé juridique, sera avantagée. Cette lecture est souvent jugée sévèrement, en ce qu’elle débouche sur une fragmentation du texte et, soupçonne-t-on, sur une compréhension parcellaire du propos. De surcroît, la présence d’hyperliens encourage la digression qui s’inscrit dans un mode de lecture ouvert[87]. L’usage des hyperliens conduit, en effet, le lecteur hors du texte pour lui permettre de consulter, en cascade s’il le souhaite, des documents externes. Le contexte de l’imprimé traditionnel, déjà fortement ébranlé par les approches éditoriales propres aux juristes (supra), s’en trouve marginalisé[88]. Cependant, ce mode de lecture n’est pas nouveau en droit, il est même usuel. S’il peut être objet de critiques, il présente néanmoins l’avantage de permettre au lecteur d’accéder sans délai au corpus sur lequel l’auteur a fondé son propos.

Une question centrale se pose alors : les mutations de l’écrit juridique ont-elles pour effet de porter atteinte à la fonction d’intermédiaire exercée par l’auteur entre les sources juridiques et le lectorat ? Autrement dit, à l’ère de l’accessibilité généralisée aux sources, l’écrit doctrinal a-t-il encore sa place ? Peut-être, mais il adoptera sans doute une forme différente. Ainsi, le texte attaché à un auteur peut difficilement perdurer. L’écrit est appelé à être le fruit d’un travail collectif et objet de commentaires sur le vif. En raison de l’arrivée de nouvelles formes de diffusion de la pensée juridique s’ensuivra peut-être un effet de rupture entraînant la disparition de certains genres doctrinaux.

Les ouvrages canoniques de la littérature juridique avaient vocation à la pérennité, que l’on pense aux oeuvres de Pothier ou de Blackstone, et ce, même lorsqu’ils ont donné lieu à des adaptations. Pour sa part, la littérature juridique doctrinale inscrite dans le monde numérique risque d’être gagnée par l’instabilité, au sens où l’écrit sera susceptible de connaître de nombreuses versions, d’être sans cesse renouvelé. Alors que le passage à une culture de l’imprimé avait accru l’autorité de la doctrine, la numérisation aura-t-elle l’effet inverse ? L’autorité de la doctrine se trouvera transformée par le développement de la culture numérique et elle sera peut-être même carrément remise en question.

Une dimension peu mentionnée de l’effet de la dématérialisation est le rapport au temps. L’écrit doctrinal a longtemps été inscrit dans une tradition séculaire[89]. Il était, à vrai dire, en partie structuré sur un axe diachronique. L’intertextualité est d’ailleurs là pour le prouver. Cette tendance risque maintenant d’être atténuée, la numérisation ne favorisant pas le même rapport au passé que le permettait l’imprimé. En lieu et place, le dialogue avec les traditions et les systèmes dans une perspective synchronique sera vraisemblablement facilité par la culture numérique. Cette transformation sera d’autant plus favorisée que la marche vers la mondialisation suit d’emblée une telle orientation.

* * *

Comme cela a été mentionné plus haut, le texte juridique à teneur doctrinale a été l’objet de peu de travaux à ce jour. Cependant, il intéresse depuis un certain temps la recherche, surtout considérant son contenu, les orientations privilégiées par les auteurs et le nouvel environnement numérique dans lequel il devra être inséré. La présente étude voulait montrer l’importance des relations textuelles pour cette littérature singulière à plusieurs égards. Alors que les historiens et les théoriciens de la littérature ont consacré de nombreuses études à la transtextualité, il est étonnant que les juristes ne se soient pas intéressés à l’omniprésence d’éléments transtextuels dans les écrits juridiques. En effet, il existe plausiblement peu de domaines où les relations textuelles jouent un rôle à ce point significatif.

L’appareil transtextuel est le reflet de la culture juridique. Il révèle que l’écrit juridique doctrinal ne peut faire l’impasse sur l’intertextualité et doit compter sur le recours à de nombreux éléments paratextuels pour mettre le texte en valeur. L’importance de cet appareil est révélatrice de traits de la doctrine, soit le rôle d’autorité persuasive qui lui est reconnue et l’insistance pour développer un accès rapide au texte. L’appareil transtextuel et la manière dont il est utilisé par les auteurs d’écrits doctrinaux fournissent une représentation d’un type de recherche fait en droit et même du caractère « scientifique » qui lui est reconnu.

Les éléments de transtextualité qui caractérisent l’écrit à teneur doctrinale ont évidemment connu une évolution. Certains sont relativement anciens ; d’autres, plus récents. La période actuelle sera sans doute marquée par une transformation sensible de la doctrine due à la dématérialisation du texte. Si le changement de support de l’écrit peut sembler sans conséquence, il est vraisemblable qu’il entraînera une transformation de l’appareil transtextuel et, de manière plus fondamentale, de la fonction d’autorité qui lui a été traditionnellement attribuée.