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Les travaux du philosophe Paul Ricoeur[1] et de l’historien François Hartog[2] ont permis de s’extraire de l’approche classique du temps telle que la philosophie occidentale l’a appréhendée d’Aristote à Kant et de saint Augustin à Bergson pour mieux déterminer « la manière dont l’individu ou la collectivité s’installent et se déploient dans le temps[3] » à partir des catégories du passé, du présent et du futur. L’étude des temporalités est révélatrice d’une expérience particulière du temps et d’une modalité de conscience de soi de la communauté humaine. Elle permet ainsi d’affirmer que, si auparavant, les sociétés se temporalisaient à partir du passé et se donnaient pour but d’assurer la survie du groupe (tradition), la modernité a opéré un basculement « futuriste » du temps[4], en ce qu’elle supposait la certitude d’un avenir meilleur que les conditions offertes par le présent procédait elle-même d’une confiance placée dans l’État, en tant que garant de l’avenir économique et social de la nation (progrès). Les temporalités progressistes s’articulaient ainsi autour de l’idée d’État-nation, entendu comme une communauté d’attentes et d’espérance[5]. Au cours du dernier tiers du xxe siècle, la remise en cause de l’État-nation a contribué à ce que les sociétés cessent de penser le présent pour préparer l’avenir. Ce nouveau paradigme n’a fait, en réalité, que cristalliser les observations effectuées il y a près d’un siècle par Tocqueville sur la dynamique temporelle propre à la démocratie et à l’individualisme. L’auteur de l’ouvrage intitulé De la démocratie en Amérique écrivait ainsi :

Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. La trame du temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédés, et ceux qui suivront ; les proches seuls intéressent. Ainsi la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains : elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur[6].

Ce nouveau paradigme temporel a peu à peu gagné l’ensemble des structures sociales[7], notamment la famille, laquelle s’est progressivement retrouvée triplement investie par la culture du narcissisme[8], la revendication d’un droit au bonheur[9] et la libre détermination pour chacun de son identité[10]. On observe alors que, plus la société consacre l’individu abstrait au détriment des cercles de sociabilité, plus la famille devient le foyer des singularités concrètes et le lieu de reconnaissance et d’affirmation de soi[11]. La famille a donc cessé d’être une institution chargée d’assurer les conditions de survie de la collectivité pour se recentrer autour de l’idée d’un arrangement privé entre individus. Elle s’inscrivait hier hors du temps, alors qu’elle tend aujourd’hui à se réduire à un simple espace, construit autour d’un réseau de relations affectives. Cette évolution se traduit concrètement par une modification de l’orientation temporelle des options familiales : ainsi, la famille postmoderne semble vouloir refouler le passé et ne croit plus guère en l’avenir[12].

L’esprit de tradition paraît collectivement mort[13]. Les sociétés sont gagnées par ce que le philosophe Jean-Claude Michéa appelle très justement le « complexe d’Orphée », lequel se caractérise par une « fascination béate […] pour tout ce qui est nouveau[14] » et l’incapacité « à tisser le moindre rapport positif avec le passé[15] ». Les réformes récentes du droit de l’héritage contribuent ainsi à émanciper l’individu de tous les déterminismes familiaux et à le couper de son histoire[16], laquelle ferait obstacle à sa liberté individuelle. En même temps qu’il procède à un affaiblissement de la solidarité familiale au profit du renforcement de la liberté du propriétaire, le nouveau droit des successions laisse à penser que « la famille n’existe que pour l’avenir et peut oublier son origine[17] ». L’exigence de conservation des biens familiaux ne disparaît pas, certes, mais elle s’estompe au profit d’une place plus importante accordée à la volonté individuelle. Porté par une logique affective de plus en plus prégnante[18], le droit successoral s’ouvre, au détriment de la famille ascendante (intergénérationnelle), à la dimension intragénérationnelle de la famille, c’est-à-dire aux différentes séquences familiales vécues par le de cujus. Ces évolutions témoignent du déclin du modèle biographique, fondé sur un cycle de vie unique au profit d’un modèle fait de vies familiales successives.

Au-delà de cette disqualification progressive du passé, l’avenir est devenu la source d’angoisse existentielle et sociale permanente. Les principes de « risque[19] » et de « responsabilité[20] » tendent ainsi à se substituer au « principe d’espérance[21] ». De plus en plus incertain et perçu comme la source de menaces potentielles, le futur n’offre plus les conditions de sécurité suffisantes pour s’y projeter sans une certaine appréhension. Peu d’objectifs « long-termistes » paraissent d’une satisfaction et d’une certitude suffisantes pour justifier le prix de l’engagement, de l’attente ou de la tempérance. Deux illustrations en droit de la famille : d’abord, dans les manifestations tant négatives que positives de la logique du « désir d’enfant[22] », l’enfant lui-même n’est plus perçu comme le vecteur de la perpétuation d’une lignée, mais comme un être désiré et dont on attend qu’il apporte le bonheur et la satisfaction aux individus[23]. Ensuite et surtout, avec la généralisation du « démariage[24] », la convergence des temporalités de la conjugalité et de la parenté ne va plus de soi. Le démariage contribue ainsi à désarticuler le lien multiséculaire qui existait entre les temporalités de l’alliance et celles de la parenté. L’introduction de temps conjugaux courts modifie profondément l’ordre temporel familial qui reposait jusqu’alors sur une logique intemporelle, sinon long-termiste[25]. Les conjoints sont devenus pleinement maîtres de leur temporalité, si bien que le mariage n’offre à l’heure actuelle pas davantage de garanties sur l’avenir que les unions hors mariage. Le futur est donc laissé en suspens dans un droit du couple entièrement reconstruit sur l’idée d’un engagement conditionnel, qui fait de la conjugalité une entité temporelle contingente et discontinue, rappelant ainsi que, dans la logique du « présentisme », les temporalités individuelles et subjectives priment les temporalités collectives. En somme, la modernité avait permis à la société de se donner un projet ambitieux, celui de « placer dans un avenir meilleur des investissements désormais rationnels[26] », faisant de la famille « l’espace où ce projet peut se réaliser d’emblée[27] ». En réduisant le couple à une réalité liquide[28] et non plus solide, le droit de la famille postmoderne abandonne cette ambition aux individus eux-mêmes. Cette évolution ne condamne pas toutes vues d’avenir, mais celles-ci sont dorénavant plus incertaines et s’inscrivent en pointillé.

En définitive, si, classiquement, le droit de la famille parvenait à concilier temporalités collectives et temporalités individuelles, le développement de l’individualisme et du libéralisme ainsi que l’extension de la logique démocratique à la sphère familiale ont peu à peu contribué à brouiller les catégories temporelles. Le droit de la famille semble maintenant gagné par un mouvement que l’on peut qualifier de présentisme[29], et qui se manifeste par une distanciation croissante entre l’ensemble des expressions héritées du passé et un horizon d’attentes qui ne cesse de s’éloigner. Il se décline sous la forme d’un présent autarcique, suspendu à lui-même, en rupture constante avec un passé qui ne parvient plus à faire sens, et un avenir incertain, ouvert sur tout un champ de possibles indéterminés. La disjonction des temporalités du passé, du présent et du futur se traduit par une contraction du temps, dont rendent compte deux phénomènes. En premier lieu, une logique d’accélération est à l’oeuvre dans l’ensemble des sphères qui composent la société[30]. L’accélération est définie par le sociologue Hartmut Rosa comme « une augmentation de la vitesse de déclin de la fiabilité des expériences et des attentes et par la compression des durées définies comme le “présent”[31] ». Les causes de ce franchissement de l’« emploi du temps[32] » sont multiples[33] : causes techniques liées au développement des techniques de l’information et de la communication, qui ont contribué à abolir l’espace-temps, et causes politiques ou idéologiques, qui tiennent, d’une part, à l’essor du libéralisme économique ainsi qu’à l’emprise de la sphère marchande et des codes de l’économie capitaliste sur le reste de la société et, d’autre part, aux caractères de l’individu postmoderne, pressé[34] et, en même temps, débordé par le temps.

Tout, plus vite donc, mais également tout, tout de suite. La mutation du rapport au temps opérée par le présentisme se manifeste, en second lieu, par une logique d’immédiateté, c’est-à-dire par une dépréciation de la durée au profit de l’instant. La primauté de l’instantanéité dépouille la durée de toute valeur[35] et l’idée d’engouement tend à s’imposer au détriment de l’idée d’engagement. Comme l’écrit Zaki Laïdi, « [l]a solidarité conquise de haute lutte entre le sens et la durée est rompue. Le sens est rapatrié dans l’ici et maintenant. Il refuse de se hisser au-delà de ses conditions de possibilités. Il refuse d’échapper à la contingence. Il refuse de conquérir ce qui n’est pas disponible immédiatement, tout de suite[36] ». Le temps de l’instantanéité devient donc le temps dominant, soit celui qui offre immédiatement les satisfactions attendues par le sujet. Il en découle naturellement un déclin de l’idée de promesse. L’individu ressent le besoin de « satisfaire tous les désirs possibles, dans tous les endroits à la fois, sans aucune contrainte de temps […] D’où aussi une frustration intolérable, une intolérance à l’impossibilité de satisfaction immédiate, quand les contingences de la technique ne permettent pas, subitement, de tenir le monde entier à portée de main[37] ».

Le basculement du registre temporel « futuriste » (celui de la famille de 1804 jusqu’au milieu du xxe siècle) à un régime « présentiste » reste néanmoins inachevé. En effet, le législateur n’est pas demeuré insensible au risque de dyschronie entre des temporalités marquées par l’instantanéité et l’accélération (celles de la conjugalité) et des temporalités inconditionnelles (celles de la parenté), en sorte que le droit continue tant bien que mal à articuler ces deux formes de temporalités. C’est à l’aune de la dissociation de la conjugalité et de la parenté que doivent être présentées les nouvelles temporalités familiales. Par une sorte d’effet de compensation, le désengagement du droit à l’endroit du couple conjugal s’est traduit par un investissement plus soutenu du domaine de la parenté. Tandis que le droit de la conjugalité procède d’une politique de libéralisation désormais bien assumée, laquelle contribue à la subjectivisation des temporalités du lien conjugal, le droit de la parenté fait l’objet d’un renforcement, qui induit une sorte de « recollectivisation » des temporalités du lien vertical. Si bien qu’en définitive, à rebours de la logique du présentisme, la famille n’a pas cessé d’être un continuum, mais elle puise dorénavant dans le lien de filiation l’essence de son inconditionnalité temporelle.

Devant la précarisation du lien conjugal (partie 1), le législateur veille donc, au moyen d’une gestion des discontinuités et des ruptures, à préserver l’idée du continuum familial. Par l’effet des vases communicants, il s’évertue, en effet, à accompagner le mouvement, semble-t-il inéluctable, de fragilisation de la conjugalité par une attention accrue accordée à la consolidation de la parenté, dans un contexte de renouvellement des structures de la filiation (partie 2).

1 La précarisation du lien conjugal

L’histoire de la philosophie française du xxe siècle est marquée par une controverse opposant Bergson à Bachelard[38] sur l’appréhension de la durée. Pour Bergson, la durée n’est autre qu’une unité fonctionnelle qui doit être pensée comme un tout : le passé reste la substance du présent, et ce dernier n’est jamais que le prolongement temporel du passé. Dans cette représentation, passé, présent et futur sont indissociablement liés. À l’inverse, Bachelard rejette l’idée d’une viscosité de la durée et fait de l’instant un « élément temporel primordial[39] ». Selon lui, le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant, en sorte que « la durée n’est qu’un nombre dont l’unité est l’instant[40] ». La durée est « poussière d’instants, mieux un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement[41] ». Cette dualité conceptuelle de la durée entre durée-continuité et durée-discontinuité est un moyen d’illustrer les mutations temporelles de la conjugalité et le déplacement d’un lien conjugal fondé sur l’idée de durée-continuité (conception bergsonienne) à un lien conjugal désormais appréhendé, dans toutes ses formes, autour de l’idée de durée-discontinuité (conception bachelardienne).

Dans le modèle du mariage traditionnel, les époux assurent ensemble la continuité d’une union qui les dépasse : l’exigence de perpétuation de l’espèce (mariage-transmission) se double d’un engagement définitif de toute une vie (mariage-promesse). Le mariage apparaît comme un lieu immuable et insensible qui « se présente comme une route à sens unique et irréversible[42] ». Le sort de l’union est définitivement scellé au moment de la célébration du mariage et « [t]out l’avenir de la relation future est ainsi censé être avoir été à la formation[43] ». Dans cette configuration, le lien conjugal assure une solidarité entre passé, présent et futur, et la rupture de l’union matrimoniale (exceptionnellement admise) en 1884 n’opère qu’une rupture partielle de la trame du temps conjugal. L’instant (ou le présent) est alors perçu comme un point de passage indéterminé sur la flèche du temps.

Dans la conception moderne ou postmoderne de la conjugalité, la temporalité conjugale prend la forme d’une durée fractionnée, librement choisie par le couple, vécue de manière successive et non plus linéaire[44]. Moins attaché à assurer la continuation de la lignée familiale qu’à satisfaire le sentiment d’affection, le temps conjugal apparaît alors, non plus comme un continuum mais comme une succession d’instants[45]. La refondation du droit de la conjugalité a fait émerger un temps qui se recentre sur un présent de plus en plus détaché du passé et de l’avenir. Alors que le mariage traditionnel concourrait, d’une certaine façon, à abolir le temps en l’enfermant au moment de la célébration de l’union, la conjugalité contemporaine se révèle plus sensible au temps qui passe ; elle l’intègre maintenant totalement. Au temps immuable et inconditionnel du lien conjugal s’est donc substitué un temps marqué par la précarité.

Si elle ne préjuge en rien du temps effectif de la convention et n’est exclusive ni de la durée[46] ni de la longue durée[47], la précarité produit un temps dont la particularité est d’être suspendue à un instant, à un événement. Cette sensibilité au « temps qui passe » entraîne un renouvellement de l’appréhension de la catégorie du futur qui ne se traduit plus en termes de certitudes mais simplement de potentialités ou d’espérances. Elle engendre aussi le risque d’une rupture, d’une coupure irréversible avec le passé. Le droit de la conjugalité actuel est pleinement touché par cette idée de précarité et peine à concilier l’exigence de durée attachée à toute forme de vie en couple (1.1) et la liberté largement admise à présent d’une possible remise en cause de l’union (1.2).

1.1 La conjugalité et la durée

Si les différentes formes de vie en couple intègrent une dimension de durée, sans laquelle la qualification de couple est exclue, l’étude de l’« horlogerie » propre à chaque mode de conjugalité révèle des approches différentes dans leur rapport avec l’idée de durée. Au-delà des difficultés à « saisir » la durée de l’union libre, le concubinage est, le plus souvent, appréhendé par le droit à l’instant où il disparaît. Comme l’a écrit le doyen Carbonnier, « on ne pourra jamais prétendre qu’homme et femme vivent juridiquement comme concubins, seulement qu’ils ont vécus comme tels[48] ». Le développement moderne de l’union libre ainsi que sa consécration par le droit invitent sans doute à nuancer le propos. On n’est plus seulement dans une logique de reconnaissance a posteriori d’une union de couple dissoute puisque le concubinage est aussi appréhendé en cours d’union, à l’occasion de la revendication ou de l’octroi d’un droit spécial. Il reste que c’est de la constatation d’une durée, d’un temps écoulé qu’émerge le concubinage à la surface du droit (théorie de la légitimité remontante). Il n’a donc, par définition, aucune emprise sur l’avenir.

La même ambivalence existe quant à la temporalité du pacte civil de solidarité (pacs). Bien qu’il soit « décoré du titre flatteur de pacte[49] » qui, par définition, engage gravement l’avenir, le pacs offre l’image d’une union aux ambitions temporelles limitées. Certes, à la différence de l’union libre, le pacs tend à l’organisation de la vie commune des partenaires. Toutefois, la loi ne lui assigne pas de véritables perspectives de durée. La définition d’un avenir commun est entièrement abandonnée à l’initiative des signataires du pacs. Cette vocation « court-termiste » tranche radicalement avec la capacité d’emprise réelle qu’exerce le mariage sur la durée, par une vocation à la pérennité (1.1.1) et à la perpétuité (1.1.2) que ne partagent ni le pacs ni, a fortiori, le concubinage.

1.1.1 La pérennité du lien conjugal

Venant du latin perennitas, le terme « pérennité » désigne, de nos jours, l’état ou le caractère de ce qui dure longtemps ou très longtemps[50]. La pérennité d’un lien se mesure, en premier lieu, à sa faculté à conjurer l’imprévisibilité attachée au futur et à sa capacité d’exercer une emprise sur le temps (à créditer l’avenir). C’est un temps orienté, qui investit pleinement le présent, tout en adhérant aux conditions d’un avenir prévisible. La pérennité d’un lien suppose, en second lieu, que cette vision long-termiste soit confortée par un effort de loi au soutien de son maintien ou de sa stabilisation. En la matière, les trois formes de vie en couple s’inscrivent à l’évidence dans des registres temporels différents. Dans la mesure où il tend à organiser la vie commune des partenaires, il est naturel que le pacs emprunte certains de ses traits au mariage qui demeure le modèle type de la vie en couple. Cependant, si l’entreprise de « matrimonialisation » du pacs, opérée en 2006, a pu renforcer la dimension statutaire de ce dernier, elle n’a pas pour autant modifié ses perspectives temporelles. Les différences persistantes entre les deux modes de conjugalité témoignent de ce que les qualifications de ménage et de mariage ne sont pas réductibles l’une et l’autre. Si le mariage intègre l’idée de ménage, il est bien plus que cela, alors que le pacs n’est que cela. En effet, ce dernier, à l’instar du concubinage, offre l’image d’une figure conjugale circonscrite à la sphère patrimoniale, qui entend préserver l’indépendance et la liberté des partenaires. Le pacs investit essentiellement le présent et se borne à offrir un cadre juridique aux partenaires dans la gestion du quotidien et de l’existant. Reposant essentiellement sur un présent conjugal autoréférencé, le pacs réduit, ab initio, tout horizon d’attentes, en ce sens que les partenaires adhèrent moins aux conditions d’un avenir préétabli qu’à la poursuite ou au maintien du présent.

La vocation temporelle du mariage est tout autre. Pensé pour s’inscrire durablement dans le temps, renforcé et stabilisé par des mécanismes de maintien du lien, le mariage est construit pour résister aux contingences de la vie. Il décline à la fois l’image d’un présent densifié et d’un avenir anticipé. Autrement dit, le mariage appréhende le présent en considération de l’avenir et tend à se projeter dans le futur pour s’y maintenir. Le déclin de sa dimension institutionnelle n’a pas, loin de là, renversé l’image d’une union déployée dans le temps, ni même remis en cause sa vocation viagère. À la figure ancienne de la pérennité, fondée sur la règle de l’indissolubilité du lien, s’est substituée en effet une logique nouvelle qui, si elle a intégré l’influence de la dimension affective, et donc une certaine sensibilité au temps facteur de fragilité, continue d’envisager le mariage dans une perspective viagère. Le contraste avec les autres modes de conjugalité est, en ce sens, saisissant.

L’empreinte du mariage sur la durée s’avère telle que, à la différence des unions hors mariage, l’union matrimoniale envisage la perpétuation du lien au-delà du terme de la vie d’un époux.

1.1.2 La perpétuité du lien conjugal

Issue du latin perpetuarius, signifiant qui n’a pas de cesse[51], la perpétuité est le temps de la durée illimitée. À l’exemple de l’idée de pérennité, elle implique l’ancrage d’un état ou d’une situation dans la durée. Cependant, elle est davantage puisqu’elle se révèle aussi synonyme de prolongement et de continuité. Elle tend à se décliner sous la forme d’un temps linéaire ininterrompu qui, à la différence de l’éternité, temps cyclique qui n’a ni début ni fin[52], a toujours un commencement. La perpétuité n’est pas une notion univoque. Sa définition se trouve étroitement liée à l’objet et à la nature des choses auxquelles elle s’applique[53]. Pour ce qui est des êtres humains, la perpétuité désigne d’abord le caractère de ce qui a vocation à durer autant que la vie de la personne visée. C’est un temps borné par la mort, que nous avons précédemment abordé sous l’angle de la pérennité. L’idée de perpétuité renvoie ensuite à ce qui est établi au-delà du terme de la vie humaine. Plutôt qu’un temps viager (ante mortem), c’est donc un temps qui se prolonge et dépasse la mort (post mortem).

Quel que soit le mode de conjugalité, le décès provoque la fin de l’union. Le survivant a alors vocation à recouvrer son entière liberté : il n’est plus marié, « pacsé », ne vit plus en concubinage, et l’ex-époux peut désormais convoler en justes noces. Pourtant, derrière « cette proposition [qui] a une allure d’évidence naturelle et d’évidence juridique [et] qui pourrait se passer de commentaire[54] » se cache une réalité plus complexe.

Le décès de l’un des concubins ou des partenaires produit effectivement, conformément au principe cessante causa, cessat effectus, la dissolution de l’union. Le concubinage et le pacs sont des associations conjugales temporaires, qui tendent naturellement à l’effacement complet de l’union, sans que le droit n’envisage, ab initio, un avenir post mortem à l’union. Dans le pacs et, a fortiori, dans le concubinage, la mort reste à prévoir. La dissolution du concubinage et du pacs postule immédiatement le néant. Ainsi, dans l’hypothèse où le couple non marié ne l’a pas anticipée, le survivant ne recueille (presque) rien ! Les concubins et les partenaires profitent néanmoins de la place grandissante accordée à l’anticipation successorale et au pouvoir des volontés individuelles. Toutefois, est-il question, comme dans la succession conjugale, d’assurer la perpétuation du lien ? On peut en douter car, à la différence des libéralités, la succession est « le mode le plus statique d’acquisition de la propriété des choses[55] » : c’est pourquoi le droit successoral est « conservateur », puisqu’il repose sur l’idée de continuation de la personne du défunt. À l’inverse, les libéralités ont « un caractère nettement révolutionnaire[56] » car, « au lieu de prolonger un état antérieur, elles visent à instaurer ex nihilo une nouvelle répartition des choses entre les personnes[57] ». Elles emportent donc « toujours, par définition, attribution des biens à qui ne devait pas les recevoir, du moins de cette façon[58] ». En cela, la dévolution volontaire bouleverse donc un certain ordre établi et conduit « à une rupture d’équilibre voulu par le législateur[59] ».

À l’inverse, le décès de l’un des époux n’efface jamais entièrement le souvenir de l’union dissoute. Le mariage est une union perpétuelle qui a pour objet l’instauration d’un certain statu quo, c’est-à-dire le maintien, dans la mesure du possible, de la situation telle qu’elle existait du vivant des époux. « Anticiper sur ce qui n’est pas encore… Retenir ce qui n’est déjà plus…[60] » : ainsi pourraient être résumées les implications temporelles post mortem du mariage. Parmi les trois modes de conjugalité, seul le mariage permet d’envisager l’union dans le temps long de la vie familiale. L’institution matrimoniale constitue, en soi, un acte d’emprise sur la longue durée, de sorte que la mort de l’un des époux est juridiquement prévue et organisée. Lorsqu’il acquiert des droits en pleine propriété, l’époux survivant doit être regardé comme un héritier à part entière, qui, dans la logique traditionnelle du droit successoral, continue la personne du défunt. En revanche, lorsqu’il recueille des droits en usufruit, le conjoint n’est pas un héritier comme les autres : c’est un héritier particulier, passeur, qui perpétue le ménage. Plus qu’un démembrement de la propriété, il faut admettre que l’usufruit procède ici à « une scission temporelle de la maîtrise du bien[61] » et opère « un aménagement temporel de son appropriation[62] ». La spécificité des successions conjugales, à la différence des successions verticales, a précisément pour objet de maintenir autant que possible le conjoint dans la position économique qui était la sienne durant le mariage : il s’agit, en somme, de « faire que l’état de veuvage ne soit pas trop différent de l’état de mariage ; [de] neutraliser ou [de] compenser les effets du décès[63] ».

Le prolongement du lien matrimonial par-delà le décès de l’un des époux trouve son explication dans la reconnaissance en droit positif du principe de perpétuité du mariage. Il reste néanmoins que si le mariage-titre institue, ab initio, le veuf en qualité d’héritier, il est insuffisant pour prévenir tout risque d’exhérédation ou de divorce. Le titre n’institue en réalité qu’une perpétuité relative, soumise à l’arbitrage du temps et à la volonté du de cujus. À défaut de manifestation contraire, la loi présumera, au terme du mariage, que le lien affectif entre le défunt et son conjoint s’est maintenu. Cependant, la célébration du mariage n’est pas fermée au temps qui passe et la volonté individuelle peut défaire une partie des droits que la loi octroie au survivant. De plus en plus sensible à l’écoulement du temps, le mariage tend à apparaître comme un acte qui se construit dans la durée, et donc toujours plus soumis à la logique de l’instant.

1.2 La conjugalité et l’instantanéité

Pour appréhender le nouveau rapport de la conjugalité à la temporalité, il convient de recourir à la notion d’instant non pas dans une approche fonctionnelle (chronologique ou chronométrique), mais dans une approche structurelle. À travers le concept d’instant « chronocentrique », nous voulons montrer que le présent se convertit désormais en une unité de temps sur laquelle les couples tendent à indexer leur existence. L’instant présent, qui constituait jusqu’alors un point de passage indéfini entre le passé et l’avenir, « se donne aujourd’hui comme représentation globale du temps, succession d’instants présents qui se substituent à la profondeur de la durée[64] ». Le temps conjugal n’apparaît plus seulement comme ce qui structure effectivement la vie de couple présente et à venir, mais aussi tel « un temps marqué par la pulsion du désir, un temps harmonisé au sujet lui-même selon la logique de son désir, c’est le temps du chaque chose quand je veux[65] » ; en somme, un temps sur-mesure qui dessine en quelque sorte « une vague trame sur laquelle chaque couple aurait à broder son quotidien, en fonction de sa singularité comme des moeurs environnantes[66] ». Les couples ont dorénavant la pleine maîtrise de leur temporalité et, en ce domaine, plus rien ne différencie véritablement le mariage des autres formes de conjugalité.

Dans cette nouvelle configuration, il devient de plus en plus difficile de résister à l’usure du temps, d’échapper à la contingence et de se hisser avec certitude au-delà du quotidien. Le temps réduit à l’instant est un temps rendu incertain… La conjugalité cesse de se fondre dans une promesse de durée (« on ne se promet rien ») de sorte que le futur est laissé en suspens (1.2.1). Au moment de la remise en cause volontaire du lien, la loi permet à chacun de tourner le dos au passé (« on ne se doit plus rien »), d’autant plus aisé à admettre que l’attente est inexistante (« que l’on ne s’est rien promis ») (1.2.2).

1.2.1 Un futur conjugal en suspens

Il est permis de s’interroger sur ce qui différencie aujourd’hui la durée projetée du mariage de celle du pacs, voire du concubinage, dans la mesure où, pour chacune de ces formes de vie en couple, l’avenir est dès lors pensé en termes de potentialités et non plus de certitudes. Portées par une logique affective que le droit s’est attaché à juridiciser (le dernier acte étant la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage au couple de même sexe[67]), les unions hors mariage comme l’union matrimoniale peuvent se défaire au gré de l’un ou l’autre des membres du couple, ou des deux à la fois. Il est devenu de plus en plus difficile de soutenir que le formalisme entourant la rupture du mariage constitue un frein sérieux aux velléités de démariage. En effet, si le mariage indissoluble pouvait se prévaloir d’une certaine originalité par rapport à la durée des autres engagements volontaires, cette spécificité a décliné avec le mouvement de libéralisation du divorce. La faculté d’obtenir le divorce de façon unilatérale influe, de par son existence même, sur le lien conjugal[68], si bien que la rupture s’inscrit désormais en projet dans le mariage. Le statut conjugal comprend la potentialité intrinsèque d’une dissolution[69]. Le mariage tend dès lors à devenir « un duo de volontés, sur la voie d’un engagement bilatéral, se renouvelant, tel un bail, par tacite reconduction[70] ».

Quel sens peut bien recouvrir un engagement, dont l’exécution dans le temps dépend entièrement du bon vouloir de chaque promettant et dont on sait, par avance, qu’il pourra se défaire, sans même à avoir à en assumer les conséquences ? Comme l’écrit très justement François Ost, « [t]ant que la promesse n’a d’autre garantie que la décision volontaire du promettant, qu’est-ce qui m’assure que celui qui a dit ne se dédise ? Comment un tel engagement contiendrait-il en lui-même les conditions de sa propre stabilité ? Comment une intention aussi ferme se transformerait-elle en devoir ?[71] » Le propre de la promesse est d’engager l’avenir : elle constitue une garantie contre l’aléa et l’imprévisible attachés au futur, en immobilisant le devenir, et permet de prévenir les fléchissements de la volonté ou les changements de circonstances. Elle veut donc domestiquer le temps qui passe et le temps qui change. Or, dès lors que l’on autorise, dans une large mesure, l’un des promettants à remettre en cause cette promesse, il faut admettre que l’acte visé ne peut plus recevoir la qualification juridique de promesse. S’agissant du mariage, la réalité est que, depuis la loi du 26 mai 2004 qui a consacré un véritable droit au divorce[72], et a fortiori depuis la loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016 instituant le divorce sans juge[73], le mariage a définitivement cessé de se fondre dans l’idée de promesse. L’engagement matrimonial n’offre plus aucune certitude d’avenir et tend à devenir un simple assentiment à vivre ensemble dans la limite de temps décidée par l’un des époux. La temporalité du mariage se décline donc, à l’instar de la temporalité des autres unions, sous la forme d’une succession d’instants renouvelables, soit d’un temps réduit à l’instant et rendu incertain. Le mariage, de la même manière que le concubinage et le pacs, devient alors « un concours quotidien de volontés ». Si le présent l’emporte sur l’avenir, c’est que, précisément, dans l’illusion d’une sécurité que le quotidien procure devant un horizon temporel brouillé, il apparaît comme l’option la plus avantageuse et la plus confortable, celle qui répond le mieux aux attentes des couples postmodernes. Le présent devient, d’une certaine façon, le foyer des dernières certitudes d’un lien conjugal fragilisé par la libéralisation de la rupture.

La réduction de l’horizon temporel n’est pas le seul effet induit par la logique du présentisme sur le lien conjugal, puisqu’au moment de la rupture le passé tend également à se détacher.

1.2.2 Le détachement du passé conjugal

Avant 1975, le mariage ne pouvait être dissout qu’à la seule condition que l’époux qui était à l’origine de la rupture en paie le prix. Il s’agissait alors de donner des garanties au conjoint à qui le divorce était imposé. Il fallait tout à la fois assurer la subsistance de l’époux qui subissait la rupture et perpétuer le souvenir de l’union en dépit de la dissolution. Un tel aménagement des conséquences du divorce reposait sur la conception du « mariage indissoluble », conclu pour la vie. Avec l’introduction de la prestation compensatoire et du divorce par consentement mutuel, cette idée s’est progressivement dissipée. Si, dans un premier temps, la loi de 1975 est parvenue à réaliser la transition entre l’ancienne et la nouvelle conception du mariage, la conviction que la prestation compensatoire devait prendre, indépendamment de toute idée de faute, la forme d’un capital s’est ensuite peu à peu imposée. La prestation compensatoire doit apparaître comme la fin, le point d’achèvement de l’union. Elle doit permettre d’entériner la consommation définitive du mariage.

Le mouvement d’objectivation du divorce et le recul subséquent de la faute viennent traduire l’idée que la rupture n’est plus, en soi, constitutive d’un préjudice. L’époux victime ne peut donc plus obtenir réparation sur le terrain de la prestation compensatoire. À l’instar de la désunion des couples non mariés, seule une faute détachable de la rupture, selon l’article 1382 du Code civil français[74], ou d’une exceptionnelle gravité dans des hypothèses bien circonscrites par ce code (art. 266[75]) peut permettre à la victime d’obtenir des dommages-intérêts. Non seulement l’engagement initial ne se fond plus dans une promesse de durée, mais la nouvelle appréhension socioéconomique de la compensation postdivorce participe aussi à l’émergence de la conception du mariage précaire qui tend à se détacher du passé.

Le passé n’a donc plus vocation à se répéter par-delà la dissolution de l’union, sinon de façon exceptionnelle et si les époux, les partenaires ou les concubins l’ont voulu. Tous les mécanismes qui concourent au règlement du contentieux postséparation sont tournés vers le passé, dans une logique de concentration de rééquilibrage ponctuel et d’apurement. Cette disqualification du passé conjugal procède de l’idée que celui-ci est perçu comme un temps encombrant pour les recompositions familiales futures. De la même façon que les vues prospectives qu’implique la détermination du montant de la prestation compensatoire ont uniquement pour dessein de définir les modalités d’expression du lien dans l’instant, la période de vie commune qui précède la rupture de l’union est cantonnée dans une simple valeur informative. La doctrine du règlement définitif (clean break) s’applique désormais à tous les couples, quelle que soit la nature de l’union. Il s’agit de donner à chacun la possibilité de recouvrer son entière liberté. Comme l’ont exprimé les tribunaux britanniques, dans une décision de 1979, « un des objets de la loi moderne est de permettre aux époux de laisser leur passé dernière eux et de recommencer une nouvelle vie à laquelle la relation dissoute ne porte pas ombrage[76] ».

Cette politique de concentration des effets, tout à la fois porteuse de la logique de l’instant destructeur et d’une volonté de détachement par rapport au passé, poursuit deux objectifs. En premier lieu, elle permet de tarir le contentieux postdivorce, en rompant définitivement le lien conjugal qui unit les deux époux. En second lieu, elle permet d’adapter les conséquences de la rupture aux configurations conjugales actuelles, faites d’unions successives. La logique du modèle biographique, fondé sur un cycle de vie unique, cède peu à peu la place à un modèle de conjugalité séquentielle. La fragilisation des unions, à laquelle la libéralisation du divorce contribue, doit aussi être replacée dans le contexte de l’allongement de la durée de la vie. À la fin du xixe siècle, l’espérance de vie était en moyenne de 45 ans. Elle est aujourd’hui supérieure à 80 ans. Il y a un siècle, la durée moyenne de l’union dépassait rarement une, voire deux décennies. Les couples actuels peuvent potentiellement espérer vivre ensemble durant 50 ans a minima. Le risque d’érosion de l’union par l’écoulement du temps s’en trouve donc tout naturellement accentué, d’autant que la dimension affective de l’union est devenue prédominante. Sur une période aussi longue, la menace d’une désynchronisation des sentiments se révèle plus grande. En outre, la possibilité de voir se succéder plusieurs unions, d’une durée plus ou moins longue, est bien réelle et pourrait, à terme, devenir la norme sociale. Or, à l’aune de ces nouvelles réalités démographiques, la viabilité d’un tel système suppose que l’on limite les effets engendrés par la dissolution de l’union précédente[77]. La préférence pour une prestation compensatoire, versée en une fois, pour « solde de tout compte », apparaît alors comme la solution idoine. Le détachement du passé devient donc le prix à payer pour faciliter et encourager les hypothèses de recompositions familiales. Cette appréhension du passé rappelle tout de même que, à la différence de ce qui se produit pour les couples non mariés, le mariage exerce une emprise réelle sur la durée, dont la principale conséquence, au moment du divorce, est de créditer le temps écoulé. Il faut comprendre par là que le détachement du passé matrimonial n’implique pas nécessairement son effacement. Le mécanisme de la prestation compensatoire concentre en réalité l’idée que le mariage est devenu une union précaire mais que, dans le même temps, il demeure un mode de conjugalité qui, à l’inverse du concubinage et du pacs, influe sur le cours du temps.

En définitive, la conjugalité est maintenant une entité temporelle contingente et discontinue, qui ne parvient plus, sinon fort difficilement, à échapper à la logique d’individualisation et de subjectivisation des temporalités. Cette politique de libéralisation du droit conjugal s’accompagne d’une tentative de recollectivisation des temporalités familiales, mobilisant non plus le mariage mais la parenté. Devant l’inaptitude structurelle du mariage à assurer la pérennité du lien familial, le législateur a ainsi reporté tous ses efforts sur le lien vertical, faisant de ce dernier le nouveau mur porteur du droit de la famille.

2 La consolidation du lien parental

La famille traditionnelle, en tant que modèle, reposait sur une logique de temps longs uniquement perturbés par la mort, où les époux étaient tout à la fois parents généalogiques, parents biologiques et parents domestiques. Les statuts et les places de chacun au sein de la famille étaient prédéfinis et fixes dans le temps, l’indissolubilité du lien matrimonial avait pour fonction d’assurer la pérennité du lien de parenté. Lorsque le divorce a été réintroduit en 1884, l’idée que la présence d’enfants devait demeurer un élément dissuasif au divorce est restée prégnante. Le risque de l’enfant écartelé ou disputé constituait encore, en effet, une « raison décisive de limiter […] le plus possible […] l’application du divorce[78] ».

Peu à peu, l’éclatement du modèle matrimonial a eu raison de cet idéal long-termiste. La famille a intégré de nouvelles temporalités faites de temps courts, d’incertitudes, de discontinuités et de ruptures, qui ont eu pour effet d’atteindre le lien parental dans son existence. C’est pourquoi la fragilité du lien conjugal a conduit le législateur à reporter ses efforts sur le lien vertical afin de « préserver ce qui était l’essentiel à [ses] yeux : la protection des plus faibles et la solidité des liens familiaux entre parents et enfants[79] ». Pour redécouvrir la vocation de la famille à triompher du temps, à dépasser la logique du présentisme et à s’inscrire, de façon intangible, dans la durée, le droit de la famille a alors été progressivement reconstruit autour d’une parenté consolidée et conçue comme le nouveau môle de résistance de la famille, prenant ainsi le relai du mariage.

Le droit s’est donc évertué à consolider les liens de parenté. Du latin consolidare, le verbe « consolider » signifie rendre plus solide. Sur le plan de la filiation, il s’agit moins d’insister sur la pérennité du lien, que nul n’a jamais songé à remettre en cause[80], que de s’assurer de sa stabilité (2.1). Quant aux dimensions affective et éducative de la parenté, la précarité du couple conjugal a conduit le législateur à mettre en valeur le couple parental pour préserver la continuité du lien qui unit l’enfant à ses parents (2.2).

2.1 La stabilité du lien filial

Le législateur s’est attaché à renforcer le lien de filiation. Cet effort de stabilisation doit être appréhendé à un double niveau : il s’agit, dans un premier temps, de s’assurer de l’inscription dans la longue durée du lien en limitant, dans la plus large mesure, les velléités de remise en cause de la filiation. Dans un contexte marqué par le développement des droits fondamentaux, les progrès de la science et le déclin de la dimension familiale du mariage et, plus largement, la fragilité des unions conjugales, le lien de filiation est devenu plus vulnérable. Peu à peu, le droit a réservé une place croissance à la preuve scientifique. Cette dernière, « froide et impérissable[81] », s’est même imposée comme la reine des techniques probatoires dans le contentieux de la filiation. L’honneur des familles ou la peur des scandales ne semble plus guère justifier que l’on maintienne des secrets inavoués. Plus rien ne semble en réalité devoir s’opposer à ce que, au nom d’une certaine conception du bonheur, chacun puisse être en capacité d’établir sa « véritable » filiation à tout moment de sa vie, voire, après la mort.

Le législateur a néanmoins mis en oeuvre, tant dans le droit des filiations charnelles que dans le droit des filiations électives, des moyens adaptés permettant de promouvoir la stabilité du lien. Conscient de ce que la « vérité est un charbon ardent qu’il faut manier avec d’infinies précautions[82] », le législateur n’est pas tombé dans l’écueil d’une assimilation du lien de filiation au donné biologique. D’abord, comme l’a énoncé la première loi de bioéthique de 1994, il est apparu nécessaire, pour éviter toute dérive de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne, de poser, pour l’ensemble des tests génétiques, le principe d’un encadrement législatif et de limiter leur recours aux seuls cas expressément prévus par la loi. Ensuite, dans le souci de maintenir la paix des familles, le recours à cette technique est réservé aux cas où une action en matière de filiation est engagée. Le droit rappelle ainsi que « [l]a connaissance des faits n’est pas neutre, de sorte que sans qu’il soit besoin d’achever une réflexion métaphysique sur la vérité, le droit peut légitimement mettre en avant des considérations extérieures au discours de la vérité […] pour mettre sous contrôle cette connaissance[83] ». Enfin, si l’expertise biologique est de droit, les juges peuvent être amenés à refuser de l’ordonner dans les hypothèses où il existe des raisons suffisantes de ne pas y recourir. Cette limite, qui atteste le refus du droit de s’aligner, de façon automatique, sur la vérité du sang, introduit un élément de flexibilité dans l’admission de la preuve génétique. Elle rappelle aussi que les juges ne sont pas la bouche de la vérité dictée par la biologie. Dans le droit de la filiation actuel, l’impératif de stabilité du lien filial apparaît comme une considération de premier choix. Le législateur contemporain a conscience que pousser si loin la vérité biologique serait contraire à l’intérêt de la société, de la famille en général et de l’enfant en particulier. Une telle évolution serait assurément néfaste « en des temps où les familles sont fragilisées, les couples instables et les enfants ballottés d’une famille à l’autre. L’enfant, dit-on, demeure un des derniers éléments de stabilité à partir duquel le législateur pourrait reconstruire le droit de la famille[84] ».

À l’image du droit qui évite de réduire la filiation à une simple donnée biologique, la loi s’attache, dans un second temps, à prévenir toute assimilation de la filiation à une donnée purement domestique et éducative. Dans le contexte d’instabilité des unions conjugales, la filiation repose parfois sur des séquences de vie en couple qui se font et se défont au gré des unions successives de la mère. Outre le risque important de conflit de possessions d’état successives ou concurrentes, la mère peut être tentée de trouver en la personne de son dernier compagnon le père idéal pour son enfant, ce qui contribue à encourager le phénomène de paternités mensongères ou complaisantes. Particulièrement vulnérable, la filiation est alors ancrée sur une réalité affective précaire, c’est-à-dire tenant à l’existence même du couple. Fort de ce constat, et pour éviter que l’échec du lien conjugal puisse servir de prétexte à des velléités de remise en cause de la paternité, le législateur a rendu l’ordonnance du 4 juillet 2005 qui réduit les possibilités de contestation de la filiation par une politique de réduction des délais pour agir. Il était question, tout à la fois, de fixer au plus vite la filiation de l’enfant et de prévenir les remises en cause tardives du lien. Le législateur a toutefois pris le risque de consolider certaines filiations mensongères, qui ne correspondent ni à la réalité sociologique ni à la vérité biologique. Si ces arbitrages législatifs s’insèrent dans une volonté de stabilisation du lien de filiation, il n’est pas certain qu’à terme les menaces qui pèsent sur eux ne deviennent pas une source de déstabilisation de la filiation. Il n’est, en effet, pas sûr que les intéressés supporteront trop longtemps de se heurter à de tels obstacles matériels et temporels[85]. La préservation des équilibres actuels passe donc certainement par quelques retouches du droit de la filiation charnelle.

Dans le droit des filiations électives (procréation médicalement assistée et adoption), le chantier législatif à venir est sans doute de plus grande ampleur. Actuellement, la politique juridique de stabilisation du lien repose sur trois moyens. En premier lieu, le droit s’attache à légitimer la place des parents d’intention en occultant le passé d’engendrement de l’enfant soit en éliminant, soit en minorant le rôle de la famille d’origine ou du tiers géniteur afin de permettre aux père et mère d’investir le lien sans avoir à subir de perturbations extérieures qui viendraient fragiliser la filiation. En deuxième lieu, la stabilité du lien repose sur un processus de valorisation de l’engagement parental, construit autour d’une « préparation » à la parenté et d’une mise à l’épreuve du consentement des candidats à l’adoption ou à l’assistance médicale à la procréation (AMP). En troisième et dernier lieu, le droit s’assure du caractère obligatoire et intangible de la filiation pour éviter le reniement des engagements ou les remises en cause infondées du lien. Construites, encore en partie, sur le modèle de l’engendrement charnel, la filiation par procréation assistée et l’adoption empruntaient jusqu’à tout récemment à la reproduction naturelle ses repères et ses représentations ; les limites que la nature impose à la réalité des corps et des âges servaient de principes d’autolimitation aux pratiques scientifiques. Le déclin de ce modèle fait aujourd’hui émerger un « nouveau monde en gestation[86] », où les représentations conceptuelles sur lesquelles reposaient la filiation par procréation assistée et l’adoption sont progressivement renversées. Devant le mouvement perpétuel des faits et l’inexorable progression de la science, un nouveau modèle doit être inventé, fait de limites et d’interdits, pour espérer parvenir à stabiliser les parentés de type artificiel.

La consolidation de la parenté est assurée ultérieurement par la continuité du lien parental.

2.2 La continuité du lien parental

La continuité du lien parental peut être entendue dans une double acception. Dans le contexte de rupture, soit de cassure ou de brèche provoquée par une séparation conjugale ou familiale, tendant à fragiliser les relations parentales, la continuation apparaît comme une modalité de passage d’un temps — de la famille unie — à un autre —celui de la famille désunie (2.2.1). Au-delà de l’exigence du maintien du lien parental, mise à l’épreuve par son altération ou sa rupture, la continuité peut être appréhendée au sens de « continualité », c’est-à-dire de permanence, laquelle renvoie à l’idée d’inscription de la relation parentale dans la durée (2.2.2).

2.2.1 La continuation du lien parental

Le droit s’assure, par une idéologisation de l’indissolubilité du couple parental, que la séparation des parents, lorsqu’elle intervient, n’est plus appréhendée comme le moyen de maintenir la famille, par expulsion du coupable-bouc émissaire (à l’exemple de ce que la loi prévoyait en vertu du droit antérieur à 1987), mais tel le processus permettant d’anticiper les modalités d’exercice de l’autorité parentale postséparation. Cette continuation du lien parental se double d’un intérêt accru du droit pour la préservation de l’environnement affectif et familial de l’enfant. Le droit tente, en effet, de colmater les brèches et les fissures des ruptures diverses qui peuvent venir perturber le temps de l’enfance. Il veut prendre toute la mesure des besoins de l’enfant pour que son présent soit déterminé le plus possible par référence au passé auquel il est habitué.

Le temps du divorce ou de la séparation n’est donc pas synonyme de rupture des relations parentales : c’est, au contraire, le temps de la refondation d’une nouvelle organisation familiale construite autour de la règle de l’indissolubilité du couple parental. Le cabinet du juge aux affaires familiales doit être un lieu de reconstruction familiale, un lieu de reconstruction d’une autre famille que celle qui est dite traditionnelle[87]. Depuis la loi Malhuret de 1987, le législateur s’est, en ce sens, évertué à renforcer l’idée d’un modèle familial postséparation, construit à partir du couple parental. Ce n’est pas ici une simple fiction mais une réalité qui se traduit, en principe, par le maintien des conditions antérieures à la rupture d’exercice de l’autorité parentale et repose sur une exigence de coopération active des parents dans l’intérêt de l’enfant.

Il faut néanmoins admettre que, à l’épreuve de la pratique, ce modèle n’offre pas toujours les résultats escomptés. C’est pourquoi, au-delà des affichages législatifs symboliques, la loi n’hésite pas à recourir à un pouvoir de contrainte, du moins à des mesures concrètes, pour préserver l’inscription du lien parental dans la durée et assurer la permanence du lien parental.

Cependant, il ne suffit pas d’assurer le passage de la famille désunie à la famille unie, encore faut-il que le droit garantisse la « continualité », c’est-à-dire la permanence du lien postérieurement à la séparation et même, plus largement, en dehors du contexte de rupture conjugale.

2.2.2 La « continualité » ou la permanence du lien parental

Au-delà des modalités de passage du couple conjugal désuni à la reconstitution de ce couple sous une forme parentale (exigence de continuation), le droit s’attache à garantir les droits et devoirs de chacun des parents, notamment en consolidant la place du parent avec qui l’enfant n’habite pas. Le droit s’attache à protéger le lien parental dans la durée en déterminant ab initio ceux qui sont, a priori, les plus aptes à remplir la fonction parentale. Pour ce faire, la loi garantit les droits et les devoirs de chacun des parents, notamment en consolidant la place du parent avec qui l’enfant n’habite pas. La réticence du législateur à intégrer dans la vie de l’enfant une part de flexibilité et d’incertitude explique, en partie, les difficultés à consacrer un statut de beau-parent. Les familles recomposées viennent, d’une certaine façon, perturber l’idéal de permanence recherché, dans la mesure où elles peuvent être marquées par le pluralisme, la flexibilité, la mobilité[88]. À l’inverse, la première famille, maintenue de gré ou de force par le principe d’indissolubilité du couple parental, offre, par son unicité et sa permanence, l’ancrage le plus solide à l’exercice de la parentalité.

Pour que cette exigence de permanence du lien parental soit remplie, le droit n’hésite plus à l’accompagner de mesures concrètes ayant tout à la fois pour objet de maintenir le dialogue et la coopération entre les parents et de contraindre, au besoin, le tribunal à sanctionner le parent qui ne respecterait pas les droits de l’autre. Le législateur part du principe que le maintien des relations parentales passe par un engagement personnel soutenu des père et mère dans l’exercice de l’autorité parentale. C’est pourquoi aussi, dans une logique égalitaire, la résidence alternée tend à s’imposer comme la modalité privilégiée de la parentalité.

On trouve la dialectique entre continuation (finalité courte) et permanence (finalité longue) dans la distinction établie par Ricoeur entre la finalité courte de l’acte de juger, selon laquelle « juger signifie trancher, en vue de mettre un terme à l’incertitude[89] », et « une finalité longue, plus dissimulée sans doute, à savoir la contribution du jugement à la paix publique[90] ». Lorsqu’il est sollicité, le juge doit avoir « le sentiment d’avoir contribué à ce que le divorce ne soit pas la destruction d’une famille[91] » et, en même temps, il doit s’assurer que cette nouvelle organisation sera la plus apaisée, et ce, pour permettre à l’enfant de grandir normalement.

Comme nous venons de le voir, la parenté est, sauf exception, appelée à résister à toute épreuve. La fragilisation du lien conjugal a conduit ainsi le droit à renouveler les temporalités de la parenté pour les adapter aux évolutions scientifiques et sociales. Dans le contexte d’éclatement des foyers, les progrès techniques ont donné à la génétique une force naguère inconnue, de telle sorte que la loi doit désormais contenir la trop grande instabilité qui résulterait d’un accès généralisé à la preuve biologique et, par la même occasion, se défendre contre les expressions les plus diverses du désir d’enfant qui sont susceptibles de provoquer une instabilité matérielle du lien de filiation. Il ne suffit pas de s’assurer du caractère obligatoire et inconditionnel du lien. Il faut aussi que celui-ci repose sur un ancrage suffisamment solide. L’introduction de nouvelles formes de parenté conventionnelle, dans lesquelles l’accord ou le projet parental devient central, implique de nouveaux questionnements que jusqu’alors les types de parenté traditionnels ne posaient pas. Il ne faudrait pas que les représentations du contrat et l’emprise de la volonté individuelle l’emportent sur les besoins temporels de l’institution.

Conclusion

Le prisme du présentisme ne permet certainement pas à lui seul de rendre compte des mutations du droit de la famille. Il facilite néanmoins la mesure des risques d’un présent autarcique d’une famille sans essor. Il n’est pas question ici de regretter ce qui n’est plus, mais simplement de prendre conscience des difficultés éprouvées par le droit de la famille à appréhender le mouvement de désarticulation des temporalités. En tout état de cause, l’expérience postmoderne du temps n’est ni uniforme ni univoque. Certes, la famille est mise à l’épreuve par le phénomène de contraction du temps, mais celui-ci n’a pas érodé la capacité du droit à promouvoir des temps longs et inconditionnels, articulant passé, présent et futur. Cette préoccupation s’est simplement déplacée du lien matrimonial au lien parental. Il reste désormais au législateur à trouver les équilibres nécessaires devant la fragilité croissante des unions conjugales et, plus largement, devant les revendications liées au développement des potentialités nouvelles apportées par la science, qui sont source tout à la fois de questionnements et de remises en cause. L’inscription du lien vertical dans la longue durée passe nécessairement par une stabilisation des structures de la parenté, sans quoi le caractère obligatoire et immuable du lien ne serait qu’un trompe-l’oeil.

L’observation des temporalités du droit de la famille ne se réduit pas à une simple grille de lecture ou d’analyse des évolutions passées, actuelles et à venir. Elle peut également être l’une des clés contribuant à résoudre les difficultés que rencontre le droit familial. Deux exemples permettent de l’illustrer. En premier lieu, dans le contexte de pluralisme conjugal quelque peu désordonné, où l’on ne parvient plus très bien à distinguer les lignes de partage, notamment entre le mariage et le pacs, la temporalité, entendue au sens d’ancrage du lien dans la durée, pourrait servir de critère de répartition des droits entre les différentes formes de vie en couple. Si l’on considère en effet que, à l’inverse du pacs et du concubinage, le mariage exerce une emprise particulière sur le temps et qu’il engendre un statut conçu pour durer, on pourrait parfaitement cantonner le noyau commun de droits et de devoirs entre les deux modes de conjugalité dans la seule organisation du présent. L’écriture du futur serait donc entièrement abandonnée aux partenaires et aux concubins, à la différence des époux à qui la loi définit ab initio les conditions matérielles de l’avenir ante et post mortem. La disparité de traitement entre les différents modes de conjugalité est donc fondée sur des considérations objectives, dont l’une des clés explicatives se trouve vraisemblablement dans l’essence temporelle de l’union[92] : au mariage, l’emprise sur la durée et la longue durée ; au concubinage et au pacs, la logique du présent. Cette directive pourrait, à notre sens, guider le législateur dans toutes les initiatives qu’il prend pour réformer le droit de la conjugalité. D’autant qu’un fondement plus subjectif, tiré de la liberté de choix des individus, devrait maintenant s’imposer et conforter la logique du mariage-titre. Avec l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, les couples disposent désormais de l’« embarras du choix[93] ». Dans un récent arrêt rendu à propos d’une demande d’extension de la pension de réversion à des partenaires, la Cour de cassation semble avoir admis cette lecture. Après avoir rappelé que la franche opposition entre le pacs et le mariage légitime la différence de traitement entre ces deux formes d’union, la haute juridiction a considéré que « l’option entre mariage et pacte civil de solidarité procède en l’espèce du libre choix des intéressés[94] ».

En second lieu, la temporalité, pensée comme la mise en récit d’un champ d’expériences, pourrait permettre d’assumer pleinement la dimension narrative de la parenté, en donnant au droit un élément de distinction entre la part biologique et la part intentionnelle dans la constitution du lien. Il faudrait admettre que les origines relèvent d’un élément du passé d’engendrement de l’individu et de l’histoire personnelle de l’enfant, tandis que le rattachement de l’enfant à ses parents est un élément du présent, appelé à s’inscrire de façon perpétuelle dans le temps. Comme l’écrit un auteur, « l’origine il faut pouvoir la retrouver mais pas forcément y demeurer[95] ». L’accès aux origines doit être dissocié de la filiation dans la mesure où l’un et l’autre ne s’inscrivent pas dans le même registre temporel. Le premier prend appui sur un élément du récit du passé, alors que la seconde s’intègre dans une réalité ancrée dans le présent et qui a vocation à se perpétuer. On pourrait, dès lors, étendre la dissociation actuelle opérée entre les origines personnelles et la filiation à tous les types de parenté, charnels comme électifs. Cela permettrait tout à la fois de mettre à nu les montages juridiques effectués en matière de filiation par procréation assistée et de maintenir les équilibres actuels du droit de la filiation charnelle par ce compromis des origines. Cette modification pourrait consister en l’instauration d’une action en reconnaissance de son ascendance génétique sans effet sur la filiation[96]. Si cette idée s’est imposée dans l’adoption ou tend à le faire dans l’assistance médicale à la procréation, elle pourrait également gagner la filiation charnelle. La Cour de cassation semble d’ailleurs s’être récemment engagée de manière subreptice dans cette voie dans un arrêt du 13 novembre 2014, où elle reconnaît, en la nommant, l’existence d’une action tendant à la reconnaissance de son ascendance génétique par voie d’expertise post mortem, sur le fondement de l’article 8 de la Convention[97]. Plutôt que remettre en cause la politique des délais instaurée par l’ordonnance de 2005 et condamner le droit de la filiation à l’instabilité permanente, une solution de compromis[98] serait de permettre à l’enfant d’agir, sans limite de temps, en reconnaissance de son ascendance génétique. Cette action serait, conformément au principe posé en matière d’accès aux origines personnelles[99], sans incidence sur la filiation, et ne ferait naître ni devoir ni obligation. Satisfaire le « besoin inavoué d’enracinement[100] » de chacun semble être le prix à payer pour maintenir les équilibres actuels du droit de la filiation.

Loin d’un présentisme qui offre l’image d’une personne sans attache ni essor, le besoin d’enracinement n’a sans doute jamais été aussi prégnant. L’appel à la résistance contre « le rétrécissement de l’espace d’expérience[101] » et à la lutte « contre la tendance de l’interchangeable, du révolu[102] » lancé par Ricoeur pourrait-il finalement être entendu ?

Le régime de temporalités actuel du droit de la famille

Le régime de temporalités actuel du droit de la famille

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