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Plus que jamais, la décentralisation est vue par les États comme un moyen d’assurer une gestion démocratique et respectueuse des collectivités locales. Ce contexte ne se trouve pas étranger à l’adoption de textes décentralisateurs comme le traité sur l’Union européenne ou encore la Loi sur le développement durable au Québec qui, tous deux, quoiqu’en le définissant de manière différente, consacrent le principe de subsidiarité. Dès lors, il s’avère pertinent de s’interroger sur les origines de ce principe et, surtout, de vérifier si la décentralisation qu’il sous-tend peut coexister, dans le contexte d’un État unitaire, avec des institutions centralisées.

C’est dans cet esprit que Guillaume Rousseau, professeur de droit public à l’Université de Sherbrooke, s’est intéressé à la gestion de la décentralisation par l’État dans une étude comparée entre la France et le Québec. L’auteur base son analyse sur le concept d’identité et utilise cette notion pour soutenir la thèse selon laquelle l’État unitaire peut concilier unité et diversité. Ainsi, il revient sur les grandes réformes législatives ayant façonné les modèles de décentralisation français et québécois. Si le thème est assez large, l’ouvrage se concentre davantage sur les grandes lois décentralisatrices adoptées à partir des années 70 et 80 et offre donc l’occasion de revenir sur les réformes ayant marqué le droit québécois des collectivités locales et de l’aménagement du territoire. Cet ouvrage est composé de trois grandes parties.

Dans la première partie, Guillaume Rousseau traite des textes fondateurs ayant permis de donner naissance aux nations française et québécoise. Cette rétrospective législative aborde, pour le Québec, la longue période allant de la Nouvelle-France à la Seconde Guerre mondiale. L’auteur se penche notamment sur l’influence de plusieurs textes constitutionnels quant à l’organisation territoriale québécoise, comme l’Acte de Québec de 1774 et l’Acte constitutionnel de 1791. En France, c’est avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui centralise le système de justice et fait du français la langue commune, que les fondements de l’État moderne apparaissent. Guillaume Rousseau estime que ces mesures législatives, plutôt centralisatrices, ont jeté les bases identitaires des nations française et québécoise. Qui plus est, cette phase de décentralisation a permis de paver la voie à des réformes législatives décentralisatrices importantes, comme l’instauration du régime municipal au Québec en 1855 avec l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada. Ce mouvement, comme le souligne l’auteur, s’est par la suite amplifié avec l’adoption, par le Parlement du Québec, de diverses lois conférant des nouveaux pouvoirs aux municipalités à partir du début du xxe siècle.

La deuxième partie de l’ouvrage, plus circonscrite dans le temps, s’intéresse surtout aux réformes mises en avant dans un contexte politique favorable à la décentralisation, soit de 1945 à 1985. L’auteur trace un portrait des mesures de décentralisation adoptées à cette époque. En France, l’adoption de la Loi du 5 juillet 1972 permettra de créer les établissements publics régionaux (EPR), organes régionaux dirigés par des élus locaux. Au Québec, c’est en 1966 que sont tracées, par décret, les frontières des dix premières régions administratives. Puis, en 1969, pour régler des problèmes liés à l’urbanisation, le gouvernement québécois institue deux communautés urbaines et une communauté régionale. Comme le rappelle Guillaume Rousseau, la mise en place de ces instances, qui regroupent les municipalités locales et qui disposent de pouvoirs en matière d’aménagement du territoire, a été le premier pas vers une décentralisation plus durable. Toutefois, la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, adoptée par le premier gouvernement Lévesque en 1979, marquera un tournant majeur en matière de décentralisation avec la création des municipalités régionales de comté (MRC). Dès lors, les régions québécoises – que l’auteur qualifie de petites par opposition aux régions administratives plus grandes – disposent de plus de pouvoirs pour assurer leur développement et la mise en valeur de leur identité. Cependant, l’ouvrage rappelle que la question des identités régionales s’est posée avec plus d’acuité en France, ce qui a donné lieu à des réformes législatives vraiment poussées. Cela a été le cas notamment avec la Corse, qui s’est vu déléguer certaines compétences en matière de culture et de gestion des établissements d’enseignement. Ainsi, cet exemple illustre que les réalités régionales française et québécoise sont très différentes.

La troisième partie de l’ouvrage, qui englobe la période allant de 1985 à aujourd’hui, porte sur une époque un peu moins favorable à la décentralisation. À la fin des années 80, malgré l’adoption de certaines lois en faveur de l’accroissement des pouvoirs des collectivités locales, la décentralisation ralentit, en France comme au Québec. Si à cette époque, la France confie aux collectivités locales certains pouvoirs en matière de culture et que le Québec renforce les MRC, peu de lois de l’ampleur de celles qui ont été adoptées dix ans plutôt sont proposées. Cependant, au Québec, à partir du milieu des années 90, le contexte constitutionnel remet la décentralisation à l’ordre du jour. L’auteur revient de manière intéressante sur les réformes proposées par le gouvernement québécois à l’aube du référendum sur la souveraineté de 1995. Un livre vert publié en 1995 prévoyait que des compétences importantes seraient transférées aux municipalités – notamment en matière de santé, de services sociaux et d’éducation –, en plus d’un soutien financier de l’ordre de plusieurs milliards de dollars. Ces réformes, qui n’ont été appliquées qu’en partie après l’échec du référendum, auraient permis de montrer un portrait très différent de la répartition des compétences entre l’État et les municipalités. Évidemment, Guillaume Rousseau ne pouvait occulter une réforme législative majeure en matière territoriale, soit celle qui a permis les fusions municipales. Il reconsidère donc cet élément important en rappelant l’intention du législateur québécois au moment de l’entrée en vigueur des fusions. Enfin, du point de vue du professeur Rousseau, l’une des évolutions récentes et importantes en matière de décentralisation identitaire au Québec est celle qui touche au domaine de la protection du patrimoine culturel. En effet, depuis 1985, les municipalités québécoises disposent du pouvoir de citer des immeubles patrimoniaux sur leur territoire. Puis, avec l’entrée en vigueur de la Loi sur le patrimoine culturel en 2012, l’autonomie des municipalités en matière de citation d’immeubles patrimoniaux a été consacrée. L’auteur voit dans ces réformes une volonté du législateur québécois de donner aux municipalités des moyens juridiques pour assurer la mise en valeur de leur identité.

Par son ouvrage, Guillaume Rousseau souhaitait démontrer qu’il est possible de concilier unité et diversité dans un État unitaire. L’impressionnante recherche législative, jurisprudentielle et historique qu’il a effectuée permet sans aucun doute de prouver que la dynamique décentralisatrice a pu évoluer, voire prospérer dans un contexte unitaire, et ce, parfois plus facilement que dans un contexte fédératif. La comparaison faite par l’auteur entre la France et le Québec a toutefois ses limites. Certes, si l’organisation territoriale québécoise peut être assimilée à celle d’un État unitaire, il n’en reste pas moins que la gestion de l’État québécois s’inscrit dans un cadre fédératif, alors que ce n’est pas le cas en France. Ainsi, la dynamique des revendications identitaires se révèle différente dans les deux États, qui doivent, à ce titre, être comparés avec beaucoup de nuances. De plus, dépassant la question du rapport entre centralisation et décentralisation, l’auteur aurait pu accorder davantage d’importance dans son analyse à la définition juridique de ces deux concepts. La décentralisation, qui se justifierait – d’un point de vue démocratique – par le rapprochement entre les administrés et les autorités responsables des décisions qui les touchent, a-t-elle vraiment été définie et appliquée de cette manière par le législateur québécois au cours des dernières années ? Est-elle motivée par un souci de transfert de responsabilités vers les collectivités locales ou par une volonté de réduire la taille de l’État centralisé et le volume de ses activités ? Ces questions, pourtant majeures, sont malheureusement peu abordées dans l’ouvrage, qui demeure néanmoins pertinent pour son apport à la compréhension des relations juridiques entre l’État et les collectivités locales.

Il importe de préciser que ce livre est une refonte de la thèse de doctorat du professeur Rousseau. Cet exercice de réécriture et de concentration donne lieu parfois à des conclusions plus difficilement convaincantes, les explications pour les étayer étant raccourcies. Toutefois, la consultation de la thèse rend justice au vaste et méticuleux travail de recherche mené par l’auteur. À la frontière entre le droit, la science politique et l’histoire, l’ouvrage de Guillaume Rousseau intéressera les juristes qui souhaitent en connaître davantage sur les fondements du droit des collectivités locales québécoises.