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L’attention des juristes qui s’intéressent à la question autochtone s’est, à ce jour, davantage tournée vers les enjeux de droit public, c’est-à-dire l’ensemble des questions se rapportant à la conciliation ou à la confrontation des prérogatives de la Couronne et des droits des peuples autochtones. La réflexion doctrinale et le contentieux judiciaire font ainsi une grande place à l’impact des revendications autochtones sur les politiques publiques, à l’interprétation de la Constitution, aux traités historiques et modernes auxquels l’État et certains peuples autochtones sont parties ou encore à l’honneur de Sa Majesté[1]. Par notre brève étude, nous visons à montrer l’importance de la relation entre les peuples autochtones et les particuliers, relation qui ressortit principalement au droit privé dont l’application se trouvera néanmoins infléchie par le droit public. Notre démonstration portera plus particulièrement sur la question des relations entre les peuples autochtones et les sociétés privées travaillant à l’extraction des ressources naturelles en territoire québécois.

La première partie de notre texte aborde la relation entre les sociétés extractives et les peuples autochtones dans le contexte d’une entente sur les répercussions et les avantages (ERA) en rapport avec la réalisation d’un projet d’extraction. La seconde traite du cadre juridique régissant les relations extracontractuelles entre les sociétés extractives et les Autochtones relativement aux effets de leurs activités sur le territoire autochtone. Il ressortira de l’ensemble du propos que les rapports entre les acteurs de l’industrie extractive et les Autochtones se trouvent, dès lors qu’existent des droits ancestraux sur les terres visées, au carrefour du droit public et du droit privé.

1 Les ententes entre les sociétés extractives et les autochtones

Le phénomène des ERA conclues entre des communautés autochtones et des sociétés extractives est relativement bien connu[2] et de plus en plus documenté[3]. Nous voulons plus particulièrement ici examiner les ERA en tant que lieu de rencontre du droit privé et du droit public en mettant en exergue la pertinence de ce dernier dans l’analyse de l’effet juridique d’une ERA sur les droits fonciers ancestraux et à l’égard des activités autochtones relevant d’un droit ancestral sur le territoire. Intervenant entre une entité représentant un groupe autochtone et une entreprise privée, une ERA est d’abord un accord régi par le droit général des contrats[4]. Elle renverra elle-même parfois au droit commun des contrats, ce qui, le cas échéant, autorisera l’interprète à recourir aux règles applicables aux contrats privés commerciaux, en se référant notamment au principe du « commercial sense[5] ».

En même temps, toutefois, les ERA sont souvent liées à une situation où la collectivité autochtone revendique ou détient des droits ancestraux ou issus d’un traité sur le secteur géographique visé par un projet d’intervention ou d’exploitation. Or le régime des droits ancestraux relève traditionnellement d’abord du droit public, puisque ces droits grèvent ab initio les terres de la Couronne[6]. Il en résulte des obligations historiques et constitutionnelles fondamentales définissant et encadrant la « relation spéciale[7] » entre l’État et les peuples premiers. Ces obligations qui remontent à la Proclamation royale de 1763, s’incarnent aujourd’hui au premier chef dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[8] et dans le principe de l’honneur de la Couronne engagé dès lors que l’État agit de manière à préjudicier aux droits ancestraux reconnus aux Autochtones et revendiqués par eux[9]. En outre, l’exercice par un peuple autochtone de ses droits possède une dimension de droit public puisqu’il donne à voir le déploiement d’une autonomie collective confirmée par la loi fondamentale[10]. La négociation d’une ERA survient d’ailleurs souvent en marge du processus réglementaire d’approbation du projet d’activité extractive, lequel processus comprend la consultation de communautés autochtones dont les droits ancestraux ou issus d’un traité sont potentiellement touchés et l’étude de mesures d’atténuation ou d’accommodement des effets du projet sur ces droits reconnus ou revendiqués.

C’est précisément parce que la réalisation du projet d’exploitation sur le territoire détenu ou revendiqué par le peuple autochtone sera de nature à influer sur la manière dont les Autochtones peuvent utiliser ou occuper le territoire qu’une société envisagera de s’entendre avec cette collectivité en vue de faciliter cette réalisation. Du point de vue de la société, il n’est pas question de trancher une revendication autochtone de droits ancestraux mais bien de lever un obstacle juridique potentiel, de faciliter l’acceptabilité sociale et politique de ses projets d’affaires et, si c’est possible, de créer une relation durable de confiance mutuelle avec la communauté. L’ERA s’attachera donc à régler un ensemble de questions concernant l’atténuation des effets du projet sur l’occupation et la jouissance autochtones du territoire, la conciliation des activités autochtones avec les activités extractives, ainsi que l’octroi à la communauté autochtone de certains bénéfices économiques et sociaux en rapport avec la réalisation du projet[11].

Bien que l’ERA n’ait pas pour objet de définir ou de préciser à l’égard de tous la portée des droits ancestraux d’un peuple autochtone sur le secteur où se réalisera le projet, elle ne sera pas toujours sans effet sur les droits ancestraux et sur leur exercice, si tant est que de tels droits existent. En effet, outre l’expression du consentement autochtone à la réalisation du projet, une ERA peut contenir des dispositions limitant et encadrant la présence et les activités des Autochtones sur le territoire. Or l’accès d’une entreprise au territoire et l’usage du territoire par les membres d’une communauté autochtone sont des questions qui peuvent relever des droits ancestraux. Le peuple autochtone détenant un titre ancestral sur le territoire peut refuser l’accès à ce territoire aux tiers, même à la Couronne[12], et il peut en outre assujettir cet accès à des conditions. Ce droit peut être en cause au moment de la négociation d’une ERA. À défaut de détenir un titre exclusif sur l’espace foncier visé par un projet, un groupe autochtone peut y avoir des droits non exclusifs d’occupation, d’usage et de prélèvement dont l’exercice peut être grevé ou limité par l’activité extractive envisagée[13].

Dans l’un ou l’autre de ces cas de figure, la nécessité de concilier le projet extractif et les droits ancestraux des Autochtones s’imposera. Or, l’ERA est justement un moyen par lequel la société et le groupe autochtone s’entendent quant à la réalisation du projet sur le territoire. Il faut cependant se demander dans quelle mesure et à quelles conditions il sera possible pour une entreprise et une communauté autochtone de convenir d’un tel accord particulier compte tenu des règles et des contraintes que le droit public impose lorsque des droits fonciers ancestraux ou des activités autochtones susceptibles de relever de droits ancestraux sont en cause. La première question est celle de la validité même d’une ERA susceptible de modifier ou de limiter concrètement l’exercice d’un droit ancestral.

1.1 La validité d’un contrat particulier octroyant des droits à des tiers et restreignant les activités autochtones relevant d’un droit ancestral

Une ERA contient généralement des dispositions qui, tout en soulignant qu’elle n’abroge aucun droit ancestral, confirme que la communauté autochtone consent à la réalisation du projet ainsi qu’aux restrictions qui en résulteraient sur certaines activités de prélèvement ou d’usage des ressources pratiquées par ses membres sur le territoire, lesquelles pourraient être protégées constitutionnellement en vertu d’un titre foncier ancestral ou de droits ancestraux d’occupation et d’usage. L’article suivant d’une ERA offre un exemple de ce type de disposition :

Except as otherwise specifically provided in this Agreement and in particular recognizing that [First Nation] by ratification of this Agreement have consented to the Project proceeding, and to the resulting interference with their aboriginal rights, title, claims and interests in accordance with the provisions of this Agreement, nothing in this Agreement shall abrogate or derogate or be interpreted so as to abrogate or derogate from the aboriginal rights, titles, claims and interests of [First Nation] and its members. The Company shall in accordance with this Agreement have the right to carry out the Project[14].

La question posée ici est celle de savoir si une ERA particulière peut validement, sans l’intervention de la Couronne, octroyer des droits à une société extractive sur les terres autochtones et restreindre des activités autochtones constituant l’exercice de droits ancestraux. Il est en effet fermement établi depuis la Proclamation royale de 1763 qu’une transaction ayant pour objet d’abandonner, de circonscrire ou autrement de limiter de manière durable et à l’égard de tous la substance des droits ancestraux sur la terre et les ressources d’un peuple autochtone ne peut intervenir qu’entre ce dernier et la Couronne dont l’honneur est en cause au regard de la Constitution[15]. L’interdit d’exotransmission du titre et des droits ancestraux ne prive cependant pas les Autochtones de la capacité de négocier avec les tiers relativement à l’accès aux terres et au prélèvement des ressources qui s’y trouvent.

La Cour suprême du Canada reconnaît la capacité d’un peuple autochtone titulaire d’un titre aborigène de s’entendre avec un particulier relativement à l’accès à ses terres et à leur usage. La plus haute juridiction du pays déclare en effet ce qui suit dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique : « Les gouvernements et particuliers qui proposent d’utiliser ou d’exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre ancestral, peuvent éviter d’être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l’obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question[16]. »

D’ailleurs, la Cour suprême avait déjà précisé dans l’affaire Delgamuukw c. Colombie-Britannique que le titre aborigène habilite le groupe détenteur à déterminer l’usage qu’il conviendra de faire de ses terres, y compris un usage commercial ou industriel[17]. Ce faisant, elle admettait implicitement la possibilité pour le groupe détenant un titre ancestral d’établir des partenariats avec des tiers pour la mise en valeur économique de ses terres. On ne peut en effet penser que la Cour suprême n’envisageait alors qu’une exploitation « purement autochtone » du territoire. De plus, elle estime que le fait pour un peuple autochtone d’autoriser les tiers à utiliser son territoire constitue en réalité une manière d’affirmer et d’exercer le contrôle exclusif qui définit le titre ancestral[18].

La capacité d’un peuple autochtone de négocier avec les tiers sans que la Couronne soit partie à l’ERA n’est toutefois pas illimitée en droit public. Il est interdit à un peuple autochtone de céder par la voie d’un contrat particulier son pouvoir de détenir et de contrôler le territoire, car c’est sa prérogative exclusive selon les règles du droit public. Aucune entité non autochtone ne peut acquérir cette prérogative consubstantielle au patrimoine ancestral du groupe[19]. Il n’est donc pas loisible au peuple autochtone de concéder à une société extractive des droits complets de libre aliénation de la terre sans qu’il y ait eu abandon préalable du titre ancestral à la faveur d’un accord intervenu avec la Couronne fédérale. En outre, un peuple autochtone ne peut validement conclure avec un particulier une ERA consistant à autoriser un projet dont les effets sur les terres seraient tellement draconiens, dévastateurs et permanents qu’ils viendraient priver les générations actuelles et futures de leur lien au territoire. Dans ce cas, l’ERA par laquelle le groupe autochtone prétendrait consentir à un tel projet équivaudrait à une tentative de supprimer ou de neutraliser le titre ancestral. Seule une entente avec la Couronne peut faire cela[20].

Il se peut toutefois qu’un peuple autochtone ne possède pas un titre ancestral sur le secteur visé par une ERA, mais plutôt des droits ancestraux d’accès et de prélèvement des ressources à diverses fins précises. Ces droits n’emportent pas la propriété ou la maîtrise exclusive de la ressource elle-même, mais seulement un droit d’usage en rapport avec une activité spécifique[21]. Ainsi, seuls les membres appartenant au groupe titulaire du droit ou les personnes ayant un lien personnel suffisant avec ce dernier pourront se livrer à cette activité sur le fondement d’un droit ancestral[22]. Une ERA ne pourra donc, en présence d’un tel droit, prétendre accorder à une société extractive des droits d’usage de la ressource visée par ce droit.

Il arrivera cependant que les parties à une ERA veuillent imposer aux membres du groupe autochtone des restrictions quant à l’exercice de leurs activités de prélèvement dans le secteur d’implantation des infrastructures requises pour la réalisation d’un projet extractif. De telles restrictions peuvent s’avérer utiles, voire nécessaires à l’implantation et à l’opération des infrastructures. Or une ERA ne donnera aux parties la sécurité juridique recherchée quant à la réalisation du projet que si le groupe autochtone a la capacité juridique de lier ses membres. À cet égard, la Cour suprême admet d’emblée que, puisque les droits ancestraux appartiennent au groupe lui-même, et non aux individus qui en sont membres, celui-ci peut fixer les conditions et les modalités d’exercice d’un droit ancestral par ses membres[23]. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a donc affirmé avec raison que « les droits protégés par le par. 35 (1) sont des droits collectifs. La démarche des tribunaux a consisté à reconnaître qu’un Autochtone est le bénéficiaire des droits ancestraux ou issus de traités de sa collectivité. Ces droits, quelle que soit leur teneur spécifique, sont exercés avec le consentement et sous l’autorité de la collectivité[24]. »

Le principe d’« autorégulation » des droits ancestraux permet à la collectivité de décider de l’usage que ses membres peuvent faire ou non du territoire dans la limite de ses droits ancestraux. Cette décision oblige les membres à titre individuel[25]. Lorsque la collectivité exerce ainsi son droit sur le plan interne, aucune intervention de la Couronne n’est requise, car il n’est nullement question pour la collectivité de renoncer à un droit ancestral ou de le modifier. Au contraire, il s’agit en quelque sorte pour elle de l’exercer. Dans le cas où le secteur visé par un projet d’extraction serait grevé d’un titre ancestral ou de droits de prélèvement spécifiques en faveur du peuple autochtone visé, l’engagement contractuel de ce dernier de permettre la réalisation du projet en encadrant les activités de ses membres sur le territoire devrait donc être juridiquement exécutoire au nom du droit inhérent du groupe à l’autorégulation en matière de droits ancestraux.

Le principe de l’inaliénabilité des droits ancestraux sauf à la Couronne ne fait donc pas obstacle en général à la conclusion d’une ERA particulière entre un peuple autochtone et une société extractive, et ce, même lorsqu’aux termes de cette entente le groupe accepte de limiter ou d’encadrer les activités de ses membres dans une zone délimitée par cette dernière. Si le groupe a effectivement et librement exercé sa faculté d’autorégulation, un membre de ce groupe, ou toute autre personne, ne pourra dès lors invoquer un droit ancestral et se fonder sur le fait que la Couronne n’est pas partie à l’ERA pour en contester la validité ou l’opposabilité. Encore faudra-t-il toutefois que le groupe prétendant imposer de telles restrictions à ses membres soit effectivement celui qui est légitimement titulaire du titre ou du droit ancestral selon les règles de droit public.

1.2 L’identité de la partie autochtone ayant la capacité de contracter relativement aux droits ancestraux

Si une ERA envisagée par une société extractive a pour objet de régler la question de l’impact d’un projet sur une matière relevant d’un droit ancestral, et de régir des activités autochtones ressortissant à ce droit, cette entente ne pourra effectivement atteindre cet objectif que si elle est conclue avec et par le ou les groupes titulaires du droit ancestral. En effet, seul le ou seuls les groupes titulaires du titre aborigène sur un secteur peuvent convenir avec un tiers de ses droits d’accès et d’usage du secteur en vue de la réalisation d’un projet extractif. De même, seul le ou seuls les groupes titulaires de droits d’occupation ou de prélèvement dans le secteur peuvent convenir de modalités d’exploitation extractive du territoire par un tiers qui seront de nature à empêcher ou à limiter les activités de leurs membres relevant du droit ancestral du groupe visé. La partie contractante doit donc s’assurer de négocier avec le groupe autochtone détenteur ou revendicateur légitime de droits ancestraux sur le secteur visé par l’ERA. À défaut de le faire, celle-ci ne pourra juridiquement entraver la capacité des Autochtones de jouir du territoire, de l’occuper et de s’y livrer aux activités protégées par le droit ancestral. Le fait que l’ERA aura été ratifiée par un groupe par voie de référendum ou selon toute autre forme de consultation, ce qu’exigent souvent les sociétés extractives, ne donnera pas aux parties la sécurité juridique souhaitée si le groupe s’étant de la sorte prononcé n’est pas le titulaire légitime du droit ancestral sur le secteur visé par un projet.

Les parties peuvent certes, comme c’est le cas en pratique, assortir l’ERA de dispositions aux termes desquelles la partie autochtone se porte garante de sa capacité à s’engager au nom de la collectivité[26]. Une telle clause vient en fait confirmer que le défaut de capacité du signataire autochtone d’engager les membres de la collectivité pourra éventuellement mettre à mal l’effectivité ou la pleine opposabilité de l’ERA.

Comme les droits ancestraux sont indissociables de l’usage et de l’occupation des espaces fonciers, il serait logique de reconnaître aujourd’hui ces droits au groupe le plus susceptible de se voir imputer cet usage et cette occupation. Par conséquent, la détermination du groupe contemporain titulaire des droits ancestraux devrait se faire en indiquant in concreto le groupe actuel (1) qui est en mesure de démontrer un lien de continuité avec un groupe ancestral qui contrôlait ou utilisait le territoire en question avant le contact ou l’affirmation de souveraineté de la Couronne et (2) qui, selon les pratiques et les normes autochtones actuelles, peut se voir attribuer en propre les droits revendiqués sur le territoire. Le groupe autochtone apte à contracter pourra par conséquent être, selon la preuve présentée et acceptée relativement aux pratiques et aux normes effectives des groupes à l’égard du territoire revendiqué, la « nation », c’est-à-dire l’entité supracommunautaire, la communauté locale souvent appelée « bande », ou encore un sous-groupe à l’intérieur de cette dernière tel un clan ou un groupe familial. À noter que le groupe familial élargi occupait traditionnellement une place centrale dans l’organisation de certains peuples autochtones[27]. Les travaux portant sur les systèmes territoriaux des Algonquiens vivant au nord du fleuve Saint-Laurent montrent toutefois que, si la délimitation d’aires de prélèvement constituait un aspect fondamental du droit coutumier autochtone, « l’unité spatiale de base n’est pas toujours gérée par la famille mais peut l’être par la bande ou par une sous-section de celle-ci[28] ». Le type de ressource disponible sur un territoire donné déterminait souvent si son contrôle et sa gestion relevaient du groupe familial ou d’une entité collective plus large[29].

Il se peut fort bien que la configuration du groupe répondant aux conditions d’existence des droits ancestraux ait changé à la faveur des mutations induites par les politiques coloniales ou par les changements endogènes intervenus dans les modes d’occupation et d’utilisation du territoire. Les tribunaux ont, à bon droit, adopté une approche flexible et évolutive au moment de désigner le collectif contemporain apte à revendiquer un droit ancestral. Ainsi, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, dans l’affaire R. c. Bernard, s’est penchée sur la détermination du groupe de référence. M. Bernard, membre mi’kmaq de la Première Nation de Sipekne’katik, était accusé d’avoir chassé sans permis dans le nord de la ville de Saint John. En défense, il revendiquait le bénéfice d’un droit ancestral de chasse qui, selon lui, appartenait à l’ensemble de la nation mi’kmaq. La Cour d’appel statue comme suit :

[L]es Mi’kmaq s’organisaient historiquement en bandes distinctes ayant chacune leur territoire de chasse traditionnel. Même s’il existait une culture commune et des liens sociaux entre ces différentes collectivités, chacune d’elles avait son propre chef, et les collectivités se gouvernaient de manière indépendante[30].

Lors du procès, il n’a été présenté aucun élément de preuve qui permettrait de conclure qu’une nation moderne est devenue la collectivité actuelle habilitée à exercer tous les droits que les collectivités locales avaient historiquement exercés. Certes, il se pourrait que, dans certains cas, la preuve révèle que certains droits collectifs appartiennent à une tribu ou nation, mais ce n’était tout simplement pas le cas dans l’affaire faisant l’objet de l’appel[31].

Autrement dit, il serait possible pour un peuple autochtone de démontrer une évolution de ses structures ayant mené à une centralisation des droits au profit de la nation. La même approche découle de la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Tsilhqot’in Nation v. British Columbia[32], où les Autochtones demandaient que l’ensemble de la « nation » tsilhqot’in soit déclaré titulaire des droits ancestraux plutôt que chaque bande ou communauté locale. Or la preuve démontrait qu’aucune organisation supracommunautaire centrale n’existait dans la gouvernance traditionnelle des Tsilhqot’in, qui se caractérisait par le rôle prééminent des clans familiaux dans la gestion du territoire. Cette preuve démontrait également en revanche qu’aucun groupe local ne revendiquait, ni traditionnellement ni aujourd’hui, des droits ancestraux exclusifs sur une partie du territoire. La Couronne, de son côté, faisait valoir que seul le groupe qui contrôlait ou occupait traditionnellement le territoire pouvait, à l’heure actuelle, être titulaire des droits ancestraux[33]. La Cour d’appel a rejeté cette approche pour privilégier une solution tenant compte de l’évolution des institutions autochtones. Selon la Cour d’appel, il faut prendre acte de la conception qu’a de nos jours le groupe de son rapport avec le territoire[34]. Le tribunal confirme donc que le groupe titulaire d’un droit ancestral est, dans cette affaire, la nation plutôt que les bandes ou les communautés locales[35]. Il précise toutefois que, selon les règles de la nation tsilhqot’in, la bande est la gardienne du territoire qu’elle occupe, ce qui l’autorise à ester en justice relativement à ce territoire.

L’approche évolutive permettra de respecter le principe d’ancestralité tout en tenant compte des transformations qui ont marqué l’histoire des Autochtones. Il faudra donc adopter une démarche pragmatique qui repose sur la reconnaissance de l’organisation actuelle du groupe autochtone plutôt que sur les institutions autochtones qui existaient à l’époque précoloniale ou les institutions dites traditionnelles. Cette façon de faire ne permet pas d’exclure a priori l’hypothèse qu’un groupe familial soit aujourd’hui titulaire de droits ancestraux qui lui sont propres s’il satisfait, en tant que collectif différencié, toutes les conditions d’existence de tels droits. Il se peut que des décennies d’application de la Loi sur les Indiens aient, dans certains cas, induit une dislocation des institutions traditionnelles et fait de la bande l’entité la plus à même de revendiquer la capacité de forger les pratiques foncières autochtones sur l’espace en cause au point d’en organiser l’occupation communautaire[36]. Toutefois, une société extractive — tout comme l’État d’ailleurs — qui devra faire face à des revendications distinctes émanant de groupes familiaux, ou de regroupements de familles, ne devra pas prendre ces revendications à la légère. Il faudra éviter de considérer que tout groupe autre que la bande ne représente que de simples « dissidents » dont les droits sont entièrement assujettis à la volonté de la communauté[37]. Lorsque le droit coutumier vivant accorde des prérogatives exclusives ou prioritaires à un sous-groupe, les droits de celui-ci devront être pris en considération, étant entendu que dans ce cas de figure les représentants de la bande ne pourront agir qu’à titre d’intermédiaire entre une entreprise et le sous-groupe dont l’assentiment sera requis.

Même si l’on suppose que, dans la majorité des cas, la communauté locale ou la bande sera considérée comme la titulaire ou la gestionnaire légitime des droits ancestraux, il importe de se pencher sur la question de savoir de quelle « bande » on parle au juste. La bande au sens de la Loi sur les Indiens est une entité définie par la loi fédérale et dont les droits et attributions découlent de cette loi[38]. De même, le « conseil de bande » créé par la Loi tient ses attributions de celle-ci qui ne régit pas les droits fonciers hors réserve. Par ailleurs, les droits ancestraux reconnus et confirmés par la loi fondamentale sont ceux d’un « peuple autochtone » et non ceux d’une bande au sens de la Loi sur les Indiens. Le peuple autochtone est un collectif qui n’est pas créé par la common law, la loi fédérale ou la Constitution. En effet, les droits de groupe dont il est question sont des droits originaires dont la source est réputée extérieure et antérieure au droit de l’État[39]. La Cour suprême déclare que le « droit des Autochtones sur les terres qui grève le titre sous-jacent de la Couronne a une existence juridique indépendante[40] ». Le peuple autochtone titulaire d’un droit ancestral, parce qu’il est détenteur d’un patrimoine ou de droits juridiquement distincts de celui de ses membres, se trouve ipso jure investi d’une capacité juridique propre reconnue et confirmée par le droit étatique indépendamment des attributions de la bande et du conseil de bande créés par la Loi sur les Indiens[41].

Un conseil de bande ne peut donc s’autoriser de la Loi sur les Indiens pour conclure une ERA touchant la maîtrise foncière ou l’exercice d’activités qui relèvent d’un droit ancestral détenu par le « peuple autochtone » au sens de la common law et de la Loi constitutionnelle de 1982. Pourtant, en pratique ce sont souvent les conseils de bande qui négocient avec la Couronne et les promoteurs de projets extractifs et qui agissent au nom d’une communauté à l’occasion de consultations ou de la conclusion d’une ERA. La Cour fédérale prenait acte de ce fait dans une affaire où elle notait que les « Lax Kw’Alaams et les Metlakatla sont des bandes indiennes légalement constituées dont les chefs élus représentent régulièrement aujourd’hui les intérêts au titre de l’article 35 de la Nation Coast Tsimshian, notamment dans le cadre de la négociation de traités et de litiges connexes avec la Couronne[42] ». Il arrive toutefois que la légitimité et la représentativité des conseils de bande aux fins des interactions entre un peuple autochtone titulaire de droits ancestraux — ou porteur d’une revendication de tels droits — et la Couronne ou les promoteurs de projets extractifs soient contestées, notamment par des chefs héréditaires qui se considèrent comme les seuls détenteurs légitimes de la capacité de représentation du collectif titulaire des droits ancestraux. Ces chefs traditionnels estiment que le conseil de bande n’est qu’une simple créature de la loi fédérale exerçant des pouvoirs délégués limités aux seules terres de réserve[43]. Dans un dossier largement médiatisé, TransCanada a vu des chefs héréditaires désavouer une ERA conclue avec les conseils de bande wet’suwet’en en vue de la construction et de l’exploitation en Colombie-Britannique de l’oléoduc Coastal Gazlink, ce qui a mené au blocage de l’accès aux chantiers de construction de l’infrastructure[44].

Les tribunaux reconnaissent que la mise en place d’entités ayant vocation à représenter un peuple autochtone relativement à la reconnaissance, à la protection et à l’exercice de ses droits ancestraux relève de son autonomie interne[45]. Il paraît donc possible pour le peuple autochtone de choisir de confier à un conseil de bande la tâche de le représenter, non pas, dans ce cas de figure, en tant qu’organe statutaire fédéral, mais en tant qu’organisation servant de facto de véhicule au collectif juridique reconnu par la Constitution. Le peuple autochtone, exerçant son droit à l’autorégulation inhérent au droit ancestral, utilise pour des raisons pragmatiques et opérationnelles le conseil de bande comme porte-parole dans l’exercice de ses droits. Le conseil de bande est, dans ce contexte précis, le simple mandataire d’un collectif autoconstitué. La question de savoir si un conseil de bande est effectivement mandaté par un peuple autochtone pour le représenter aux fins de l’article 35 devra être examinée à la lumière des circonstances propres à chaque cas sans omettre de vérifier si le groupe que le conseil de bande prétend représenter est bel et bien le titulaire des droits ancestraux reconnus ou revendiqués.

En revanche, rien n’empêche le peuple autochtone de se donner un autre instrument que le conseil de bande aux fins de la revendication et de l’exercice de ses droits constitutionnellement protégés. Ces enjeux nouveaux de gouvernance autochtone émergeant dans le sillon de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 restent peu explorés en pratique par les communautés dont certaines peinent à s’affranchir de l’héritage de la Loi sur les Indiens. On voit donc l’importance pour quiconque négocie avec les Autochtones relativement aux droits ancestraux de s’intéresser à leurs mécanismes de gouvernance foncière afin de déterminer quel interlocuteur pourra engager les membres de la collectivité détentrice d’un droit ancestral. Une fois l’interlocuteur correctement déterminé, les parties devront aussi s’assurer que toute décision du groupe intéressé sera prise selon les règles et les normes de ce dernier[46]. Si l’ordre normatif autochtone exige par exemple le consensus des chefs de famille pour statuer sur l’exercice du titre aborigène, le non-respect de cette règle pourra être fatal.

Somme toute, force est de constater que les ERA soulèvent des questions de droit public de grande importance. Les relations entre les sociétés extractives et les peuples autochtones ne se limitent toutefois pas au sujet des ERA. De fait, comme nous le verrons dans la seconde partie de notre article, le droit public et le droit privé se rencontrent aussi dans le champ des relations extracontractuelles entre l’industrie et les Autochtones.

2 Les mésententes et les relations extra-contractuelles : la rencontre des droits autochtones et du droit privé québécois.

Plusieurs sociétés minières, gazières ou pétrolières mènent des activités d’extraction dans des territoires grevés de droits autochtones, ou faisant l’objet de revendications autochtones crédibles, sans avoir au préalable conclu d’ERA avec les groupes autochtones visés. Il faut en effet savoir que, sous réserve de certains cas particuliers[47], il n’existe pas d’obligation légale stricte pour une société de conclure une ERA avant d’entreprendre un projet, même si les incitations à le faire provenant des autorités peuvent parfois être fortes[48]. Il faudra alors voir quelles sont, en l’absence d’une relation contractuelle de la nature d’une ERA, les obligations et les responsabilités des sociétés extractives à l’égard des peuples autochtones relativement à leurs activités grevant l’exercice des droits ancestraux.

Le droit public déterminera tant la légalité que la portée des droits d’un concessionnaire à l’égard de la terre et des ressources lorsqu’existent des droits ancestraux autochtones. Les activités extractives seront soumises à l’ensemble du cadre légal et réglementaire applicable. Elles devront faire l’objet de toutes les autorisations requises, et toutes les conditions dont seront assorties ces autorisations devront être strictement respectées, y compris celles qui seront destinées à minimiser les impacts d’un projet sur la collectivité autochtone. Autrement dit, le droit public et statutaire imposera une gamme d’obligations et de contraintes qui s’imposeront à la société et qui bénéficieront, le cas échéant, aux Autochtones comme aux autres personnes visées. S’y ajoutera la dimension proprement constitutionnelle. Si, en raison de la compétence fédérale relative aux Indiens et aux terres qui leur sont réservées[49], on a pu douter à une certaine époque de la capacité des provinces de réglementer les droits fonciers et les activités relevant des droits ancestraux, la Cour suprême a statué dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in que la doctrine de l’exclusivité des compétences ne fait pas obstacle à l’opposabilité des lois provinciales d’application générale relatives aux terres et aux ressources. Ces dernières s’appliqueront aux terres autochtones et aux Autochtones à condition qu’elles ne portent pas atteinte aux droits ancestraux de manière injustifiée aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[50]. La plus haute juridiction du pays n’a toutefois pas été jusqu’à admettre qu’une province puisse opérer une extinction pure et simple de droits ancestraux en faveur de tiers[51].

L’annulation d’une concession ou de tout autre droit lié aux activités extractives, sur le fondement de la Loi ou des règlements, du partage fédératif des compétences ou de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mettra fin aux droits de la société visée[52]. La question de la responsabilité éventuelle de cette dernière à l’égard des Autochtones dont les droits ancestraux sont en cause se posera tout de même pour les activités réalisées avant que la concession ou tout autre droit d’extraction soit invalidé. Elle sera pertinente même si la concession est valide en droit public puisqu’il est possible que le droit privé régisse de manière complémentaire les activités des sociétés extractives de manière à concourir, avec le droit public, à la protection des droits des Autochtones.

Ce scénario nous oblige à revenir brièvement sur le terrain du droit constitutionnel pour préciser d’entrée de jeu que, la Cour suprême ayant accepté dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in qu’une loi provinciale d’application générale soit constitutionnellement applicable à l’exercice des droits ancestraux si elle respecte par ailleurs les exigences de l’article 35, le droit provincial relatif à la responsabilité civile s’appliquera, sous réserve de l’article 35, aux relations entre les particuliers et un peuple autochtone relativement à un conflit mettant en cause la jouissance et l’exercice des droits ancestraux. D’ailleurs dans l’arrêt Nation Haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)[53], la Cour surpême avait déjà souligné que l’inapplicabilité aux particuliers de l’obligation de consulter et d’accommoder, qui sont des conditions de l’honneur de la Couronne, ne signifie nullement que les entreprises sont à l’abri de toute poursuite en responsabilité civile relativement à leur conduite sur un territoire revendiqué par un peuple autochtone :

Le fait que les tiers n’aient aucune obligation de consulter les peuples autochtones ou de trouver des accommodements à leurs préoccupations ne signifie pas qu’ils ne peuvent jamais être tenus responsables envers ceux-ci. S’ils font preuve de négligence dans des circonstances où ils ont une obligation de diligence envers les peuples autochtones, ou s’ils ne respectent pas les contrats conclus avec les Autochtones ou traitent avec eux d’une manière malhonnête, ils peuvent être tenus légalement responsables. Cependant, les tiers ne peuvent être jugés responsables de ne pas avoir rempli l’obligation de consulter et d’accommoder qui incombe à la Couronne[54].

La plus haute juridiction canadienne estime donc que le droit général de la responsabilité délictuelle est d’emblée à la disposition d’un peuple autochtone afin de compléter le régime de protection découlant de l’article 35. Dans une affaire où la société Alcan était poursuivie sur le fondement du droit des « torts », la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a adopté le même point de vue en statuant que, « while third parties cannot be held liable for failing to discharge the Crown’s duty to consult and accommodate, that does not mean that they can never be held liable for infringement of Aboriginal rights[55] ». Autrement dit, si l’obligation d’agir honorablement et de justifier une atteinte aux droits ancestraux en vertu de l’article 35 incombent en propre à la Couronne sous l’empire du droit public, les droits fonciers des Autochtones sont juridiquement opposables à tous, y compris aux particuliers qui peuvent donc être poursuivis en droit privé à la faveur d’un recours autonome par rapport à tout recours en dommages-intérêts contre l’État[56]. Il sera néanmoins utile et parfois nécessaire au débat judiciaire que le Procureur général comparaisse au dossier[57].

En définitive, la protection des droits ancestraux autochtones peut trouver dans le droit de la responsabilité civile un fondement distinct et complémentaire. La Cour supérieure du Québec a donc eu raison de refuser d’écarter à l’étape préliminaire une poursuite en dommages intentée par les Innus contre la société Iron Ore, poursuite fondée sur la responsabilité civile extracontractuelle ou les troubles de voisinage aux termes de l’article 976 du Code civil du Québec[58].

2.1 La responsabilité extracontractuelle des sociétés extractives basée sur la faute civile

Le régime général de responsabilité civile au Québec exige la preuve d’un comportement fautif ayant causé un préjudice à autrui[59]. Lorsqu’une société extractive a dûment obtenu de l’État toutes les autorisations requises pour réaliser son projet, sa présence et ses activités sur le territoire, conformément à la loi mais sans l’autorisation préalable de la collectivité autochtone, ne sauraient dans tous les cas être tenues pour fautives au sens du droit privé. On pourra difficilement imputer un délit civil à la société qui ne savait pas ni ne pouvait raisonnablement savoir qu’un peuple autochtone détenait ou revendiquait de manière crédible des droits ancestraux sur les terres ou les ressources visés par la concession consentie par les autorités. Le fait que la société savait ou aurait raisonnablement pu savoir qu’un peuple autochtone revendique ou détient des droits ancestraux sur les terres qu’elle exploite devrait-il rendre automatiquement ses activités fautives, alors même que les autorités gouvernementales lui ont préalablement octroyé tous les droits nécessaires à la poursuite de ces activités ? Il serait étonnant que les tribunaux jugent dans tous les cas qu’une entreprise engagera sa responsabilité civile dès lors qu’elle exerce, sans s’être d’abord entendue avec le peuple autochtone visé, des droits lui ayant d’ores et déjà été accordés par l’État. Ce dernier est en effet le gestionnaire des terres publiques, ce qui lui impose d’arbitrer et de coordonner les affectations de ces terres. Il lui incombe au premier chef de concilier la souveraineté de Sa Majesté avec la préexistence des peuples autochtones sur le territoire. On ne peut toutefois exclure l’hypothèse que les circonstances dans lesquelles une concession est accordée, ou les conditions sous réserve desquelles elle est octroyée[60], soient telles que le concessionnaire manquerait de diligence s’il s’en prévalait sans d’abord s’entendre ou négocier avec le peuple autochtone visé.

Si, en revanche, une entreprise extractive commet une faute dans le déroulement quotidien de ses activités, elle engage sa responsabilité lorsque cette faute entraîne un préjudice pour les Autochtones. La simple autorisation légale et administrative d’une activité extractive ne confère pas en tant que telle une immunité à l’égard de poursuites en droit privé, puisque la Cour suprême a explicitement statué que la volonté législative d’écarter le droit commun doit être claire et précise et qu’elle ne peut être inférée de l’autorisation administrative en soi[61].

Des poursuites en responsabilité civile intentées par des communautés autochtones contre des entreprises privées cheminent actuellement devant les tribunaux dans les provinces de common law[62] et au Québec[63]. Dans ces affaires, il est allégué que les activités des défenderesses ont porté préjudice aux droits ancestraux ou issus d’un traité des demanderesses et ainsi engagé leur responsabilité extracontractuelle en vertu du droit provincial.

Il convient de mentionner ici qu’en droit québécois de la responsabilité civile, à tout le moins, il n’est pas strictement nécessaire qu’un demandeur autochtone fasse la preuve d’un titre aborigène ou de droits ancestraux relativement au territoire pour avoir gain de cause dans le contexte d’une poursuite en dommages-intérêts pour faute. En effet, il devrait suffire qu’un Autochtone démontre que ses activités légitimes sur le territoire ont été entravées fautivement par la société défenderesse et de manière à lui causer un préjudice. Le fondement juridique spécifique de ses activités n’a pas à être les droits reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Si toutefois la partie demanderesse insiste pour obtenir réparation en tant que « peuple autochtone », c’est-à-dire à titre de collectif autochtone détenant un patrimoine et des droits distincts de ceux des individus qui le composent, l’invocation des droits précisément reconnus aux peuples autochtones s’imposera.

Devant les tribunaux, certaines sociétés contre lesquelles des recours en responsabilité ont été introduits ont argué que de tels recours devraient être jugés irrecevables dès lors qu’ils allèguent des droits dont l’existence n’a pas encore été reconnue par les autorités gouvernementales ou les tribunaux. C’est à bon droit que ces requêtes en irrecevabilité ont en général été refusées[64]. L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 « reconnaît et confirme » les droits ancestraux, y compris le titre aborigène, des peuples autochtones. La terminologie employée par le constituant n’est pas fortuite, car le principe de « reconnaissance » précise que le droit étatique rend légitime et effective une situation préexistante. C’est ainsi que les droits ancestraux ne puisent pas leur source dans une concession, une attribution de l’État ou un jugement des tribunaux, mais dans la validation par la common law de droits dont les origines leur sont en principe extérieures[65]. La Cour suprême a rappelé dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in que les droits ancestraux sont antérieurs même à l’affirmation de souveraineté et qu’ils lui ont survécu[66].

En outre, le fait qu’au moment des événements qui lui sont reprochés l’entreprise ne savait peut-être pas que la collectivité autochtone était techniquement titulaire de droits ancestraux préexistants ne rendra pas moins fautives des activités extractives qui, par hypothèse, auraient imprudemment fait obstacle aux activités traditionnelles des Autochtones sur le territoire. Après tout, lorsqu’elle est en activité dans un milieu utilisé de longue date par des familles autochtones qui dépendent au moins partiellement de ce territoire pour leur subsistance et leur mode de vie, une société extractive ne peut agir comme si ce territoire était inoccupé ou sans importance pour les Autochtones.

Dès lors, une poursuite en dommages-intérêts pour faute en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec reste possible à l’encontre d’une société extractive par ailleurs titulaire de toutes les autorisations prévues par la loi.

2.2 La responsabilité des sociétés extractives sans égard à la faute : les troubles de voisinage

Le recours pour troubles de voisinage découle de l’article 976 du Code civil du Québec[67]. La responsabilité résulte de l’usage d’un fonds qui cause à l’occupant d’un fonds voisin des troubles et des inconvénients excédant le seuil de ce qui est normalement tolérable dans les circonstances particulières de l’affaire[68]. La Cour suprême a fait sienne l’interprétation voulant que les troubles de voisinage engendrent une responsabilité sans égard à la faute[69]. Les parties à un litige de voisinage n’ont pas à être propriétaires de l’un ou l’autre des fonds voisins[70] : il suffit qu’elles aient à l’égard des fonds en question un lien qui permettra de les qualifier d’« occupants[71] ». Or il n’est pas contestable qu’un peuple autochtone titulaire de droits ancestraux sur les terres de la Couronne constitue un occupant et un usager légitime du fonds au sens du Code civil.

Si l’on présume que le peuple en question détient un titre aborigène sur le secteur avoisinant le site des opérations d’extraction, il y possède a priori une maîtrise exclusive du sol[72]. Tout en soulignant la singularité du titre autochtone qui « n’équivaut pas à la propriété en fief simple et […] ne peut pas non plus être décrit au moyen des concepts traditionnels du droit des biens[73] », la Cour suprême en résume comme suit les attributs :

Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive.

Cependant, le titre ancestral comporte une restriction importante – il s’agit d’un titre collectif détenu non seulement pour la génération actuelle, mais pour toutes les générations futures. Cela signifie qu’il ne peut pas être cédé, sauf à la Couronne, ni être grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir. Les terres ne peuvent pas non plus être aménagées ou utilisées d’une façon qui priverait de façon substantielle les générations futures de leur utilisation[74].

La Cour suprême qualifie en outre le groupe détenteur du titre ancestral de « propriétaire foncier » en affirmant que, « tout comme les autres propriétaires fonciers, les titulaires du titre ancestral des temps modernes peuvent utiliser leurs terres de façon moderne, s’ils le veulent[75] ». Pour sa part, la Cour d’appel du Québec insiste sur les particularismes du titre aborigène qu’elle refuse d’assimiler à un droit de propriété au sens du droit des biens en affirmant que le « titre aborigène ne confère pas un droit de propriété des terres visées, au sens du droit civil ou de la common law, la Couronne en conservant le titre, qui est grevé des droits autochtones préexistants à l’exercice de la souveraineté par la Couronne[76] ». La question posée par l’article 976 du Code civil n’est cependant pas de savoir si le peuple autochtone peut être considéré comme le « propriétaire » du fonds au sens du droit civil québécois[77], mais s’il en est l’occupant légitime. Le titre emporte la maîtrise exclusive de la terre et des ressources qui s’y trouvent, donc une véritable tenure foncière, ce qui suffit pour que le groupe titulaire jouisse de la protection contre les troubles de voisinage même si la Couronne conserve le titre sous-jacent des terres visées[78].

Il se peut que les droits ancestraux détenus par les Autochtones soient des droits d’usage et de prélèvement qui grèvent les terres appartenant à la Couronne. Certaines « coutumes, pratiques ou traditions » donneront lieu en effet à des droits ancestraux de prélever et d’utiliser des ressources naturelles (renouvelables ou non) à certaines fins particulières dans un secteur donné correspondant au territoire ancestral d’un peuple autochtone[79]. Il pourra s’agir de droits de prélèvement minéral, forestier, hydrique, végétal, halieutique, cynégétique, etc. La Cour suprême parle d’« activités particulières » pour décrire l’objet de ces droits[80]. Ces activités sont des pratiques actuelles, mais qui correspondent à une évolution logique, sur le plan fonctionnel et technique, des « coutumes, pratiques et traditions » qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone ancestral[81]. En conséquence, à l’opposé du titre aborigène, la nature et la portée des droits des différents groupes autochtones ne sont pas uniformes[82].

Ainsi, des terres de la Couronne peuvent être exemptes de « titre » ancestral, mais se trouver grevées de droits d’usage et de prélèvement des ressources[83]. En outre, comme l’indique la Cour suprême, « [u]n droit ancestral, une fois établi, englobe généralement d’autres droits nécessaires à son exercice réel[84] ». Les droits afférents aux ressources emportent inévitablement des droits corollaires sur l’espace, tel un droit d’accès, d’occupation temporaire et de passage sur le fonds de terre[85]. Le droit afférent à une ressource principale donne probablement aussi, par ricochet, le droit de prélever des ressources secondaires (bois, végétaux, eau, gravier, etc.) dont l’usage est raisonnablement lié à l’exercice du droit sur la ressource primaire. Considérant ce faisceau de droits, les Autochtones titulaires de droits non exclusifs de prélèvement et d’usage des terres et des ressources seront des occupants et des usagers légitimes du fonds de la Couronne et ils seront, à ce titre, habilités à invoquer l’article 976 du Code civil à l’encontre de l’occupant du fonds voisin.

Encore faudra-t-il toutefois qu’un tel fonds existe. L’application de l’article 976 suppose une configuration foncière précise, à savoir l’existence d’au moins deux fonds voisins, donc le voisinage d’emprises ou de maîtrises foncières distinctes sur le plan juridique. La Cour suprême estime que l’enjeu du trouble de voisinage est de préserver l’« équilibre entre les droits des propriétaires ou occupants de fonds voisins[86] ». Des personnes se trouvant sur le même fonds n’ont logiquement pas vocation à se prévaloir de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’on observe la dualité ou la pluralité de fonds requise par le Code civil lorsqu’une société est titulaire de droits d’extraction sur le territoire traditionnel d’un peuple autochtone. Ces protagonistes occupent-ils deux fonds voisins ? L’espace concédé à la société extractive constitue-t-il un « fonds » au sens du Code civil, qui sera distinct de celui de la Couronne ou de celui du peuple autochtone si ce dernier détient le titre aborigène ?

Il faut, pour répondre à ces questions, considérer qu’un « fonds » est un terrain sur lequel porte un droit principal de propriété et non un simple droit réel sur un fonds[87]. Si l’on examine, à titre d’exemple, les droits concédés aux termes de la Loi sur les mines[88], il paraît clair que la société concessionnaire obtient des droits réels sur le fonds. Plusieurs dispositions de la Loi viennent étayer cette assertion. Par exemple, l’article 8 déclare ceci : « Sont des droits réels immobiliers les droits miniers conférés au moyen des titres suivants : claim ; bail minier ; concession minière ; bail d’exploitation de substances minérales de surface. » L’article 9 énonce que tout « droit minier, réel et immobilier constitue une propriété distincte de celle du sol sur lequel il porte ».

Par ailleurs, l’article 105 de la Loi sur les mines dispose que, « sous réserve des restrictions de la présente section, le locataire et le concessionnaire ont, sur le terrain qui fait l’objet du bail ou de la concession, les droits et obligations d’un propriétaire[89] ». Les obligations d’un propriétaire auxquelles il est fait référence devraient comprendre celle qu’impose l’article 976 du Code civil. De plus, il n’est pas exclu que, si la société extractive jouit de la pleine propriété des installations et des infrastructures minières érigées sur le site, on estime qu’il existe un fonds distinct aux fins du Code civil. Le professeur Sylvio Normand évoque l’hypothèse d’une propriété superficiaire :

Il est vraisemblable que le fonctionnement normal de l’accession est entravé. Il en découle que le concessionnaire devient propriétaire superficiaire des constructions et des ouvrages (installations et infrastructures minières immobilières) qu’il a érigés sur le site. Suivant ce cas de figure, il existe alors deux immeubles distincts qui se situent, l’un par rapport à l’autre, sur un plan vertical : la superficie et le tréfonds[90].

Nous ne traitons ici que de l’exemple des droits miniers de sorte que le régime foncier propre aux autres activités extractives, telles que les exploitations gazières ou pétrolières, devra être examiné afin de vérifier l’existence des « fonds voisins » dont dépend l’application de l’article 976 du Code civil.

Si la société extractive détient sur un terrain une forme de propriété constitutive d’un fonds voisin de celui qui est occupé ou utilisé par le peuple autochtone, ce dernier sera autorisé à réclamer de cette société des dommages-intérêts pour ce qui se rapporte au préjudice excédant les inconvénients normaux de voisinage, et ce, sans égard au caractère fautif ou non des opérations. Le Code civil précise par ailleurs que le trouble de voisinage s’apprécie « suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux[91] ». L’impact des activités extractives devra donc être jaugé en tenant compte de leur incidence sur un environnement et des ressources particuliers dont dépendent étroitement le mode de vie, la culture et la spiritualité des Autochtones visés.

2.3 La responsabilité en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne

L’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne énonce que « [t]oute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi[92] ». Aux termes de son article 49, une « atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de l’atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ». L’auteur d’une atteinte illicite et intentionnelle peut en outre être condamné à verser des dommages-intérêts punitifs en vertu de l’article 49 (2).

Le recours fondé sur la Charte québécoise présente des caractéristiques uniques qui seront potentiellement d’intérêt pour un peuple autochtone. Il inscrit d’abord la question des droits autochtones dans le champ des droits fondamentaux conformément à l’approche qui règne dans les instruments internationaux. Ensuite, il vient complémenter la régime général de responsabilité pour faute en permettant à la victime d’obtenir des dommages punitifs dans le cas des atteintes les plus graves et, de surcroît, il offre vraisemblablement une voie de recours sans égard à la faute dans des situations qui ne tombent pas rigoureusement dans le champ d’application de l’article 976 du Code civil, mais qui sont analogues.

Aux termes de l’article 6 de la Charte québécoise, « toute personne » est titulaire du droit qu’elle protège, ce qui doit comprendre un peuple autochtone détenteur d’un droit ancestral sur la terre et les ressources, car celui-ci forme un collectif doté de la capacité juridique nécessaire à l’exercice et à la jouissance effective de ses droits propres. Il constitue donc « une personne » au sens de la Charte québécoise. Les membres du groupe titulaire de droits ancestraux pourraient en outre détenir un intérêt dérivé de celui du groupe suffisamment individualisé pour leur conférer la qualité pour agir en leur nom propre[93].

Par ailleurs, la notion de « bien » au coeur de l’article 6 de la Charte québécoise possède l’amplitude requise pour protéger les droits autochtones qui, malgré leur source et leurs attributs singuliers par rapport au droit général des biens, devraient recevoir le même traitement que les autres droits afférents à la terre et aux ressources[94]. Le droit ancestral foncier confère « un pouvoir juridiquement protégé sur une chose[95] » et représente donc un intérêt patrimonial. Le fait que, par hypothèse, les droits ancestraux n’entrent pas dans les catégories canoniques du droit général des biens ne devrait pas mettre en échec l’invocabilité de l’article 6. Une charte des droits n’est pas réductible au droit commun, tel que l’a notamment décidé le Conseil constitutionnel français au moment d’interpréter les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui traitent du droit de propriété. La juridiction constitutionnelle a opté « très fermement en faveur d’une “autonomisation” du droit constitutionnel de propriété à l’égard des règles classiques du droit civil[96] ».

Il faut en outre éviter d’appliquer la Charte québécoise d’une manière défavorable aux Autochtones en leur offrant une protection moindre que celle qui est offerte aux autres pour le motif qu’ils détiennent des droits irréductiblement autochtones éludant toute appréhension civiliste et ne pouvant, pour cette raison, constituer un « bien ». Cet impératif d’égalité à l’égard des Autochtones dans l’interprétation des instruments de protection des droits a d’ailleurs été affirmé sans équivoque par les instances et les tribunaux internationaux. Ces derniers ont statué que la protection des « biens » inscrite dans une charte des droits s’étend aux droits singuliers des peuples autochtones sur la terre et les ressources.

La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) n’a pas hésité à répondre par l’affirmative lorsqu’elle a été appelée à décider si l’article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, aux termes duquel « [t]oute personne a droit à l’usage et à la jouissance de ses biens[97] », s’étend aux titres autochtones découlant de l’occupation traditionnelle de leurs terres ancestrales. La CIDH affirme être « d’avis que le droit de propriété protégé par l’article 21 de la Convention comprend, entre autres, les droits des membres des communautés autochtones découlant de la propriété collective[98] ». Selon la CIDH, les droits découlant des régimes fonciers traditionnels autochtones sont dignes du même respect que la propriété occidentale de type individualiste. À cet égard, la CIDH écrit :

En outre, cette cour considère que les communautés autochtones peuvent avoir une compréhension collective du concept de propriété et de possession, dans le sens où la propriété foncière « n’est pas centrée sur un individu mais plutôt sur le groupe et la communauté ». Cette notion de propriété et de possession de la terre ne correspond pas nécessairement au concept classique de propriété, mais mérite une égale protection aux termes de l’article 21 de la Convention américaine. Ne pas tenir compte des modes singuliers d’utilisation et de jouissance de la propriété qui trouvent leurs sources dans les cultures, usages, coutumes et croyances de chaque peuple reviendrait à soutenir qu’il n’y a qu’une seule manière d’utiliser et de disposer de la propriété, ce qui rendrait la protection de l’article 21 de la Convention illusoire pour des millions de personnes[99].

À l’instar de la CIDH, les instances de mise en oeuvre de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (communément appelée Convention européenne des droits de l’Homme)[100] ont eu à connaître de certaines affaires comportant une revendication autochtone à l’égard de la terre et des ressources fondée sur l’article premier du Protocole no 1 de la Convention qui affirme que « [t]oute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens[101] ». Dans l’affaire Könkäma et autres c. Suède[102], la Commission européenne admet que des droits de chasse et de pêche revendiqués par les Saamis « peuvent être considérés comme des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1[103] ». Cette conception autonome et large de la propriété, ouverte au particularisme culturel autochtone, a été confirmée par la Cour européenne des droits de l’Homme qui conclut que des droits de pâturage des rennes, de chasse et de pêche revendiqués par des Autochtones relèvent de la notion de « bien » au sens de la Convention[104].

Il n’existe pas de motif décisif permettant d’interpréter autrement l’article 6 de la Charte québécoise qui est un instrument vivant capable de s’adapter à l’évolution des contextes et des conditions dans lesquelles se posent les problèmes de respect des droits et libertés au Québec. S’il est vrai que la protection de l’article 6 est sujette à une dérogation législative en raison des mots « sauf dans la mesure prévue par la loi », il faut se rappeler que la simple légalité d’une activité extractive découlant d’une autorisation administrative n’est pas considérée comme une mise à l’écart législative des obligations découlant du Code civil. Il en ira ainsi des obligations issues de la Charte québécoise.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, outre la possibilité d’obtenir des dommages punitifs en cas d’atteinte intentionnelle, l’intérêt de l’article 6 pour un peuple autochtone résidera dans le potentiel protecteur de la Charte québécoise dans des situations analogues à celles qui sont envisagées par l’article 976 du Code civil, mais qui ne présenteraient pas exactement la configuration foncière correspondant à une dualité ou à une pluralité de « fonds voisins ». Si, pour des raisons liées soit au régime foncier qui découle de la législation régissant l’industrie extractive, soit au régime particulier des droits ancestraux, il fallait conclure à l’inapplicabilité du régime de responsabilité pour troubles de voisinage sans égard à la faute prévu dans le Code civil, l’article 6 de la Charte québécoise serait à même de pallier cette carence et d’éviter toute injustice à l’égard des peuples autochtones, et ce, en leur offrant une réparation pour des inconvénients disproportionnés subis dans la jouissance de leur bien en raison d’activités extractives sur leur territoire ancestral.

La question du rapport entre la Charte québécoise et le droit de la responsabilité civile au Québec a fait l’objet d’une jurisprudence abondante. Dans l’affaire Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., la Cour suprême affirme que « le recours offert par l’art. 49 de la Charte, dans la mesure où il confère la faculté de réclamer des dommages-intérêts compensatoires et exemplaires, est un recours en responsabilité civile[105] ». Elle réitérera cette position dans sa jurisprudence ultérieure en soulignant la « continuité historique et conceptuelle entre le droit de la responsabilité civile et la Charte québécoise[106] » et le fait que les « principes généraux de la responsabilité civile servent toujours de point de départ pour l’octroi de dommages-intérêts compensatoires à la suite d’une atteinte à un droit[107] ». C’est ainsi que le concept de faute civile a joué un rôle important dans l’application de l’article 49[108].

La Cour suprême, toutefois, n’a pas exclu que l’article 49 de la Charte québécoise puisse enrichir le régime de la responsabilité civile afin d’assurer une protection efficace des droits et libertés. Autrement dit, tout en participant du régime de la responsabilité civile, la Charte québécoise peut contribuer à son développement en conformité avec les valeurs et les principes du droit québécois. Par exemple, la Cour suprême a jugé recevable un recours sous l’empire de la Charte québécoise, même lorsque les conditions classiques de la responsabilité civile n’étaient pas toutes respectées, en exemptant le demandeur de prouver le préjudice et le lien de causalité dans le contexte de l’article 49 (2)[109]. Bien que la Cour suprême ait traité alors du cas précis des dommages punitifs qui sont expressément autorisés par la Charte québécoise, elle s’est appuyée sur des principes d’ordre général invocables dans d’autres situations lorsque les circonstances exigent des tribunaux qu’ils fassent preuve de flexibilité. Ainsi, la Cour suprême assoit l’autonomie matérielle du recours pour dommages punitifs sur des fondements allant bien au-delà du texte de l’article 49 (2) en affirmant que cette autonomie « ressort aussi bien du texte de l’art. 49 que des finalités distinctes de la mise en oeuvre de la Charte, ainsi que de la nécessité de laisser à celle-ci toute la souplesse nécessaire à la conception des mesures de réparation adaptées aux situations concrètes[110] ». Il en résulte, selon la Cour suprême, qu’un recours comme celui qui découle de l’article 49 (2) peut « viser des actes et des conduites qui ne cadrent pas avec la notion de faute civile, ne tombant pas ainsi dans le domaine d’application du régime général de responsabilité civile du Québec[111] ». La Cour suprême ajoute que, en « raison de son statut quasi constitutionnel, ce document […] a préséance, dans l’ordre normatif québécois, sur les règles de droit commun[112] » et qu’appliquer de manière mécanique les conditions générales du droit commun « revient à assujettir la mise en oeuvre des droits et libertés que protège la Charte aux règles des recours de droit civil. Rien ne justifie que soit maintenu cet obstacle[113]. »

Il paraît alors légitime de s’inspirer des principes du droit civil québécois pour les adapter aux exigences de situations nouvelles mettant en cause les droits des peuples autochtones. La continuité conceptuelle entre le droit de la responsabilité civile et la Charte québécoise ne s’oppose pas à la reconnaissance, dans le contexte de l’article 6, d’une responsabilité sans égard à la faute au profit d’un peuple autochtone dans un cas de figure ne comportant pas techniquement l’existence d’une dualité ou d’un pluralité de fonds au sens strict de l’article 976 du Code civil. Les tribunaux devraient dès lors se montrer ouverts à la reconnaissance en faveur d’un peuple autochtone détenant des droits ancestraux — et qui serait victime d’inconvénients anormaux dans la jouissance de ces droits — d’un régime de responsabilité sans égard à la faute en vertu des articles 6 et 49 de la Charte québécoise en présence d’une situation de proximité foncière analogue mais non identique au voisinage exigé par l’article 976 du Code civil.

2.4 Les immunités et la prescription

Le particulier contre qui est intenté un recours en responsabilité civile pour atteinte préjudiciable aux droits ancestraux d’un peuple autochtone voudra légitimement se prévaloir de tous les moyens de défense juridiquement admissibles. Le moyen le plus complet prendrait la forme d’une immunité découlant de la loi. Cependant, même en présence d’une volonté législative claire de protéger une société extractive de toute poursuite en responsabilité civile, un peuple autochtone pourrait, dans certains cas, contester une telle immunité s’il parvenait à établir ses droits ancestraux et les conséquences préjudiciables des activités de l’entreprise sur l’exercice de ces droits. Même si, du point de vue du partage fédératif des compétences, une immunité prescrite par une loi provinciale d’application générale serait constitutionnellement applicable dans la foulée de la décision dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in[114], elle risquerait fort de se heurter à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En effet, lorsque les activités d’exploitation nuisent substantiellement à l’accès à la terre et aux ressources à l’égard desquelles un peuple autochtone détient un droit ancestral, empêcher les Autochtones d’intenter un recours en responsabilité civile en vue d’obtenir la réparation du préjudice subi reviendrait à permettre à des particuliers de priver impunément les Autochtones de la pleine jouissance de leurs droits ancestraux, ce qui constituerait à une première vue une atteinte à ces droits au sens de l’article 35. Ce serait une diminution « appréciable[115] » ou « significative[116] » des avantages découlant des droits ancestraux. L’État ou toute partie intéressée devrait alors justifier une telle atteinte en démontrant qu’elle satisfait aux critères rigoureux énoncés par la Cour suprême[117].

Le défendeur invoquera en outre les règles habituelles de prescription. Il semble bien qu’elles trouveront application dès lors qu’elles offrent au peuple autochtone qui s’estime lésé une possibilité raisonnable de faire valoir ses droits ancestraux. En s’appuyant sur l’arrêt Nation Tsilhqot’in, une cour d’appel a correctement jugé que les prescriptions prévues par le droit provincial sont constitutionnellement applicables à un recours en dommages-intérêts intenté contre une société de la Couronne provinciale pour atteinte aux droits issus d’un traité[118]. Dans d’autres affaires ne concernant pas les droits ancestraux des Autochtones, les tribunaux ont appliqué les délais usuels de prescription même lorsque le recours en dommages-intérêts s’appuyait sur un manquement à des normes constitutionnelles[119]. Une approche identique a été adoptée dans le cas de poursuites civiles fondées sur l’article 24 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés qui confère à la victime d’une violation de cette charte le droit de s’adresser aux tribunaux pour obtenir réparation[120]. Ces derniers n’ont toutefois pas encore statué sur le cas de délais de prescription qui seraient si courts qu’ils n’offriraient à un justiciable diligent aucune possibilité réaliste d’agir et constitueraient dans les faits des immunités déguisées. Cette possibilité préoccupe les tribunaux de sorte que plusieurs cours d’appel ont refusé d’exclure qu’un demandeur puisse démontrer qu’un délai de prescription excessivement bref constitue une entrave inconstitutionnelle au droit de demander réparation pour une violation de la Charte canadienne[121].

Cette réticence à cautionner des immunités indirectes paraît tout à fait conforme au statut constitutionnel des droits dont la sanction ne peut être neutralisée en pratique par le législateur. Elle sera également à propos lorsqu’il est question de la prescription des recours en dommages-intérêts contre des particuliers pour une atteinte préjudiciable aux droits ancestraux qui sont reconnus et confirmés par la Constitution. Ainsi, ces recours devront être intentés dans les temps normalement prévus par la loi, sous réserve de la possibilité pour le peuple autochtone visé de démontrer que le délai prévu par la loi ne permet pas raisonnablement d’obtenir la sanction des droits ancestraux et équivaut donc à une immunité attentatoire aux droits ancestraux au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Si une telle démonstration était faite, il incomberait, pour que le délai prévu par la loi soit néanmoins opposable aux demandeurs, à la partie intéressée d’établir la justification de cette atteinte en application des critères dégagés par la Cour suprême.

Conclusion

Les quelques éléments d’analyse proposés dans notre étude avaient davantage pour objet d’engager la réflexion que de traiter de l’ensemble des questions soulevées par la rencontre du droit public et du droit privé sur le terrain des droits des peuples autochtones[122]. En ce qui concerne la dimension extracontractuelle des relations entre les sociétés extractives et les Autochtones, nous pouvons d’emblée conclure que le droit privé québécois aura un rôle à jouer dans la protection des droits ancestraux des peuples autochtones sur la terre et les ressources. Sans annexer ni dénaturer le régime sui generis de ces droits tel qu’il a émergé dans la sphère du droit public, le droit privé québécois de la responsabilité est à même de les accueillir et de les sanctuariser à sa manière. À cet égard, la garantie de libre jouissance des biens inscrite dans la Charte québécoise pourra être un lieu privilégié de dialogue entre les droits autochtones et le droit privé au Québec, à condition que l’on rende cette charte perméable à la singularité foncière autochtone tel que le commande le principe de non-discrimination.

Sur le plan contractuel, nous constatons que le droit public ne fait nullement obstacle à la conclusion des contrats particuliers que sont les ERA. Le droit des contrats apparaît plutôt comme un des instruments à la disposition d’un peuple autochtone pour la mise en oeuvre de son autonomie et la poursuite libre de son développement économique et social. Toutefois, les conséquences de la difficulté de préciser le titulaire légitime des droits ancestraux sur l’opposabilité de ces contrats en droit privé ne devraient pas être sous-estimées.