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La création, en 1994, du registre des entreprises du Québec marque l’entrée de la publicité légale des entreprises dans l’ère numérique[1]. Outre qu’elle a centralisé une information auparavant dispersée géographiquement en un seul registre national et harmonisé les règles de publicité applicables aux différentes formes juridiques d’entreprises, la réforme de 1994 a été l’une des premières dans le monde à miser sur les nouvelles technologies des communications pour assurer une meilleure diffusion de l’information sur les entreprises, en prévoyant la tenue d’un registre informatique mis à jour de façon continue et consultable à distance[2].

Cette refonte en profondeur du régime québécois de publicité légale des entreprises, qui a eu lieu il y a 25 ans déjà, n’a toutefois suscité que peu de réflexions approfondies quant aux fins poursuivies par le registre des entreprises et à l’équilibre qu’il opère entre des intérêts concurrents, tels l’information du public, le secret des affaires et la vie privée des individus engagés au sein des entreprises. Une fois les débats parlementaires[3] et les premiers commentaires législatifs passés[4], la publicité légale des entreprises n’a plus été abordée que comme une formalité à accomplir dans le contexte de l’exploitation d’une entreprise[5]. Dans la littérature juridique, elle fait généralement l’objet d’exposés strictement techniques, destinés à un public d’étudiants ou de praticiens, où sont résumés les principales règles concernant le périmètre de l’obligation d’immatriculation d’une entreprise, la liste des informations à verser au registre, les délais prescrits pour le faire, ainsi que les conséquences juridiques de l’immatriculation ou du défaut d’immatriculation[6]. Les références à la jurisprudence y sont peu nombreuses, le sujet n’ayant donné lieu à aucun grand arrêt[7] qui en aurait révélé les enjeux de fond et où auraient été débattus les fondements des règles applicables. L’impression qui s’en dégage est que la publicité légale des entreprises constitue une matière peu litigieuse, dépourvue de véritables problèmes de droit et, par conséquent, peu propice à éveiller la curiosité du juriste.

Le faible attrait de la doctrine pour la publicité légale des entreprises peut être contrasté avec l’intérêt renouvelé qu’y portent, au Québec comme à l’étranger, un nombre croissant de journalistes, de chercheurs, de militants et d’organisations non gouvernementales (ONG). Ces acteurs de la société civile voient dans les registres d’entreprises des outils susceptibles d’être employés dans la lutte contre plusieurs types d’abus perpétrés par des entreprises, tels que la corruption, le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale ou l’évitement fiscal. Au cours de la dernière décennie, ces acteurs ont mis au point certaines stratégies leur permettant de mieux exploiter les données contenues dans ces registres et ont aussi réclamé publiquement un meilleur accès à celles-ci et un renforcement de la transparence exigée de la part des entreprises. Sous l’effet de cette pression, les régimes de publicité légale des entreprises sont aujourd’hui, un peu partout dans le monde, au coeur de vifs débats entre ces ONG, certaines organisations internationales, les gouvernements et les milieux d’affaires. Ces controverses, croyons-nous, sont en train de redéfinir les missions habituellement prêtées aux registres d’entreprises, ainsi que les conceptions usuelles de ce qui, dans les affaires, relève légitimement de la transparence ou du secret.

Dans notre article, nous ferons le point sur les finalités des registres d’entreprises à l’ère numérique, en situant les controverses contemporaines qui les entourent dans le temps long de l’évolution des régimes de publicité légale des affaires. Nous nous concentrerons pour l’essentiel sur les mesures de transparence imposées aux sociétés fermées, c’est-à-dire aux sociétés qui ne se financent pas par appel public à l’épargne et qui échappent, pour cette raison, aux obligations de divulgation d’informations financières propres au droit boursier[8]. Après avoir décrit les usages citoyens des registres d’entreprises qui se sont répandus au cours des dernières années et le genre de litiges auxquels ils ont donné lieu (partie 1), nous examinerons les finalités poursuivies par la publicité légale des affaires, depuis la création des premiers registres d’entreprises modernes au xixe siècle jusqu’aux débats contemporains entourant les registres de bénéficiaires effectifs (partie 2). Nous verrons que l’évolution des régimes de publicité légale des entreprises a, en vérité, toujours été tributaire des débats sociaux et politiques qui ont accompagné le développement des affaires et qu’il se révèle impossible, à la lumière de cette évolution, d’attribuer aux registres d’entreprises une finalité univoque qui permettrait d’écarter les revendications citoyennes à leur égard. Si la numérisation de la publicité légale des entreprises a été initialement menée dans un esprit de libéralisation économique, elle a simultanément élargi le cercle des usagers potentiels de l’information publiée et les possibilités de surveillance des entreprises. Nous verrons en conclusion que la reconnaissance de la société civile comme utilisatrice légitime des registres d’entreprises représente une évolution plausible du régime québécois de publicité légale qui justifie de revoir l’équilibre établi au Québec entre la protection de la vie privée et la transparence des affaires.

1 Les registres d’entreprises saisis par la société civile 

La mondialisation et le développement des technologies ont été l’occasion d’un accroissement considérable du champ d’action des entreprises, en même temps que de la montée d’une critique citoyenne de ces dernières. En réaction contre le pouvoir et le défaut de responsabilité des entreprises transnationales, militants et ONG de divers horizons ont rallié leurs efforts autour d’un ensemble d’initiatives et de revendications qui ont en commun de promouvoir un meilleur accès à l’information sur les entreprises. C’est le cas du mouvement de responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui incite ces dernières à mieux communiquer avec leurs parties prenantes au sujet de leurs impacts sociaux et environnementaux[9]. Or, la RSE concerne principalement les sociétés cotées en bourse. Plus opaques et moins connues du public, les sociétés fermées sont, pour l’instant, demeurées en marge de ce mouvement. Toutefois, elles n’ont pas échappé à la vigilance de la société civile pour autant : autour d’elles convergent en effet les efforts liés à plusieurs causes, allant de la lutte contre la corruption à celle pour la justice fiscale, en passant par la surveillance des industries extractives et le contrôle des capitaux illicites. Ces mobilisations variées forment ensemble un vaste mouvement pour la transparence des affaires, auquel la doctrine n’a encore consacré que peu d’attention[10].

En ce qui concerne les sociétés fermées, les registres d’entreprises constituent l’une des rares sources d’informations accessibles publiquement. Il n’est donc guère surprenant que des organisations de la société civile s’en soient saisies et qu’elles tentent d’en faire des outils d’enquête permettant de repérer les inconduites des plus fortunés (1.1). Ces usages inédits des registres d’entreprises, loin de faire l’unanimité, bouleversent l’équilibre qui régnait jusqu’à maintenant entre la transparence des affaires et la protection de la vie privée ; les enjeux juridiques de ces controverses seront illustrés par deux litiges récents impliquant le Registraire des entreprises du Québec (1.2).

1.1 Données ouvertes, logiciels et indicateurs : les usages citoyens des registres d’entreprises

En 2013, le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI) causait un scandale avec ses Offshore Leaks, la première d’une série d’enquêtes menées à partir de fuites massives de documents témoignant de l’utilisation des paradis fiscaux par les gens d’affaires et les citoyens les plus fortunés du monde[11]. Le grand public a alors appris que politiciens, vedettes de cinéma et autres personnalités détenaient secrètement des actifs à l’étranger par l’entremise de sociétés ou de fiducies créées au Panama, aux Bahamas ou aux îles Vierges britanniques, entre autres. En plus de ses reportages, le CIJI a publié une base de données grâce à laquelle il est possible de retracer les liens entre les personnes et les entités juridiques mentionnées dans les documents confidentiels qui lui ont été transmis[12]. Cette base de données, sorte de registre des entreprises émanant de la société civile, met en évidence les failles du système officiel de publicité légale des entreprises : elle montre en effet que les États qui entretiennent l’opacité des sociétés et des fiducies constituées sur leur territoire attirent les ressortissants d’autres pays qui souhaitent, pour des motifs licites ou non, soustraire leurs biens ou leurs activités au regard du public et des autorités. En permettant à tous d’effectuer des recherches sur les personnes et les véhicules juridiques impliqués dans les paradis fiscaux, les Offshore Leaks ont sensibilisé le public et les responsables politiques à l’importance des registres d’entreprises pour assurer la transparence et l’intégrité des affaires.

Pour constituer des outils d’enquête efficaces, les registres d’entreprises doivent cependant permettre le traitement automatisé des données qu’ils contiennent, ainsi que leur croisement avec les données d’autres registres. L’affaire des Offshore Leaks illustre bien cette condition désormais incontournable : pour mener leur enquête, les journalistes ont dû traiter plusieurs millions de documents, concernant au-delà de 785 000 entités juridiques et les noms de 720 000 individus liés à plus de 200 États et territoires[13]. Vu la complexité des structures d’entreprises contemporaines, qui multiplient les entités juridiques et les dispersent dans plusieurs pays, les registres d’entreprises nationaux ne peuvent plus répondre au besoin d’information sur les affaires isolément les uns des autres, en cantonnant leurs usagers dans des modalités de recherche limitées. Ces derniers réclament au contraire des données mieux organisées et plus malléables, susceptibles d’être traitées par ordinateur — un ensemble de conditions que promeut la notion de données ouvertes.

Les données ouvertes désignent « des données numériques accessibles dont les caractéristiques techniques et juridiques permettent la libre utilisation, réutilisation et redistribution par quiconque, en tout temps, en tout lieu[14] ». En 2013, dans l’un des premiers documents officiels traitant de ces données, le G8 désignait les registres d’entreprises comme des sources de données publiques « à forte valeur ajoutée », dont l’ouverture promettait d’« améliorer le fonctionnement de nos démocraties et [d’]encourager les usages innovants[15] » ; les pays membres convenaient par conséquent de prendre des mesures pour les rendre accessibles et exploitables. Pour l’heure, cependant, la plus importante base de données ouvertes sur les entreprises n’est pas l’apanage des pouvoirs publics, mais plutôt d’une organisation de la société civile, OpenCorporates.

Fondée en 2010, l’ONG britannique OpenCorporates collige les données contenues dans plusieurs registres d’entreprises nationaux et les rediffuse par l’entremise d’un outil de recherche accessible en ligne gratuitement[16]. Non seulement cette base de données permet de reconstituer la structure des entreprises implantées dans plus d’un pays, en établissant des liens vers les registres officiels pertinents, mais elle propose également des fonctions de recherche plus avancées que celles de plusieurs registres officiels, telle la recherche par nom d’administrateurs, par forme juridique d’entreprise ou par domaine d’industrie. Pour créer sa base de données, OpenCorporates a mis au point des logiciels d’extraction capables de recueillir les renseignements contenus sur les sites Web des registres qui omettent de fournir leurs données sous un format structuré : par exemple, grâce à une technique de capture de données d’écran (screen scraping), un programme informatique peut visiter chacune des pages Web d’un registre officiel et en convertir les informations en données structurées, comparables d’un registre à l’autre et lisibles par ordinateur. Sous certaines conditions, OpenCorporates offre d’accéder à l’intégralité de sa base de données, sous forme d’abonnement à son interface de programmation ou de fichier à télécharger pouvant être adapté aux besoins des usagers[17] : gratuit pour ceux qui oeuvrent dans l’intérêt public, tels les journalistes, les ONG ou les universitaires, cet accès est payant pour les usages privés que souhaitent en faire les banques, les agences de crédit ou les cabinets d’avocats, notamment. La vente de données structurées aux usagers commerciaux permet à OpenCorporates de financer l’ensemble de ses activités, y compris ses activités militantes.

Avec d’autres organisations de la société civile, OpenCorporates mène un important travail de sensibilisation du public à la complexité des structures d’entreprises contemporaines[18], ainsi qu’à la qualité inégale des registres d’entreprises qui existent aujourd’hui dans le monde. Entre autres initiatives, ces organisations ont mis au point divers dispositifs d’évaluation des registres d’entreprises nationaux afin de mettre en relief leurs lacunes et leurs mérites respectifs. Grâce au soutien de l’Institut de la Banque mondiale, OpenCorporates a élaboré, par exemple, une méthode pour mesurer l’ouverture des données sur les entreprises dans différents pays, qui s’est soldée par un « indicateur d’ouverture des données sur les entreprises » (open company data index). Mis à jour annuellement, celui-ci englobe à l’heure actuelle plus de 115 États et territoires[19]. On y apprend notamment que le Canada fait piètre figure en matière de publicité légale des entreprises, avec une note d’à peine 16 points sur 100 (le Québec se classant un peu mieux avec 35 points), loin derrière les pays les plus avancés comme le Royaume-Uni (90 points) et la France (80 points)[20]. Tax Justice Network, organisation de la société civile militant pour la justice fiscale, propose également son « indicateur du secret financier » (financial secrecy index), par lequel elle ordonne les pays selon leur degré d’opacité financière et dont plusieurs composantes relèvent des régimes de publicité légale des entreprises[21]. D’après cet indicateur, le Canada se situe au 21e rang des pays les plus opaques au monde, devant certains paradis fiscaux notoires, tels que les Bermudes (36e rang) ou la Barbade (48e rang)[22].

En facilitant la comparaison entre les différents régimes de publicité légale des entreprises, ces dispositifs entendent promouvoir les meilleures pratiques en la matière, tout en mettant de la pression sur les régimes moins performants. Bien qu’ils n’obligent officiellement personne, les indicateurs et les classements produisent des effets normatifs indubitables, qui n’ont pas échappé à l’attention des juristes : par leur entremise, des acteurs auxquels on ne reconnaît normalement pas le pouvoir de créer du droit parviennent effectivement à imposer leurs vues et à réformer les pratiques[23]. En ce qui concerne la publicité légale des entreprises, les campagnes menées par les organisations de la société civile semblent en effet avoir infléchi les attentes du public et de la communauté internationale à l’égard des registres d’entreprises. Cette évolution ne se fait toutefois pas sans heurts, comme en témoigne l’émergence, au Québec et ailleurs, d’un contentieux où le droit à la vie privée est invoqué à l’encontre de la volonté de transparence des affaires.

1.2 Transparence des affaires contre vie privée : les nouvelles tendances du contentieux relatif aux registres d’entreprises

Bien que la publicité des informations sur les entreprises constitue un principe établi depuis longtemps[24], la numérisation des registres nationaux et la conception d’outils de recherche additionnels par la société civile ont grandement facilité la consultation et l’utilisation des données traditionnellement recueillies, et ont ainsi démultiplié l’impact que peuvent avoir les registres d’entreprises sur la vie privée des personnes qui y sont mentionnées. Face aux nouveaux usages citoyens des registres d’entreprises, les milieux d’affaires et certains gouvernements ont esquissé diverses défenses contre des pratiques qu’ils jugent attentatoires à la vie privée et au secret des affaires. Tandis que certains ont formulé des argumentaires économiques contre la transparence des affaires[25], d’autres se sont engagés plus directement sur le terrain du droit, par des recours judiciaires destinés à clarifier les limites que le droit à la vie privée impose au contenu et à l’accessibilité des registres d’entreprises. En Europe, par exemple, le « droit à l’oubli » a été invoqué pour exiger la suppression de certains renseignements personnels inscrits dans les registres d’entreprises — un droit que la Cour de justice de l’Union européenne a refusé de reconnaître, estimant que l’atteinte à la vie privée se justifiait par les fins poursuivies par le registre des sociétés, soit la sécurité juridique des transactions commerciales et la protection des intérêts des tiers par rapport aux sociétés jouissant d’une responsabilité limitée[26].

Les controverses entourant les régimes de publicité légale des entreprises n’épargnent pas le Québec. Préoccupé par l’extraction massive des données contenues au registre, le Registraire des entreprises impose, depuis mars 2016, de nouvelles conditions d’utilisation de son service de recherche en ligne. Celles-ci interdisent désormais les prélèvements massifs de données du registre, mais aussi leur utilisation ultérieure aux fins d’un regroupement d’informations (notamment les regroupements basés sur le nom d’une personne physique), leur utilisation à des fins lucratives, ainsi que leur reproduction aux fins de diffusion ou de publication[27]. Le Registraire se réserve en outre la discrétion de suspendre l’accès à son site Web, et ce, de façon temporaire ou même permanente, à toute personne qui ne respecterait pas ces conditions. Ces nouvelles modalités, qui limitent significativement l’utilité du registre pour les acteurs de la société civile, sont à l’origine de deux litiges impliquant le Registraire : le premier l’oppose à l’organisation OpenCorporates (1.2.1) ; le second, à la Société Radio-Canada (1.2.2).

1.2.1 L’organisation OpenCorporates contre le Registraire des entreprises

Depuis 2012, OpenCorporates recueillait les données du registre des entreprises du Québec afin de les intégrer à sa propre base de données consultable en ligne. Lors de l’entrée en vigueur des nouvelles conditions d’utilisation imposées par le Registraire des entreprises en mars 2016, elle a cessé de prélever les données du registre québécois, tout en continuant de diffuser les données récoltées avant cette date. Après avoir reçu un avis lui enjoignant de cesser toute utilisation commerciale et toute forme de diffusion ou de publication de ces données, OpenCorporates a déposé une demande de jugement déclaratoire dans le but d’établir que rien, dans la Loi sur la publicité légale des entreprises, ne permet au Registraire de l’empêcher de publier et de distribuer les données du registre des entreprises du Québec recueillies avant mars 2016, y compris à des fins lucratives[28]. Au moment d’écrire ces lignes, l’affaire attend encore son dénouement à la Cour supérieure de Montréal ; les points de droit soulevés par les parties méritent néanmoins notre attention.

Dans sa demande, OpenCorporates explique son modèle d’entreprise sociale oeuvrant pour l’intérêt public et soutient que les restrictions que tente d’imposer le Registraire des entreprises vont directement à l’encontre de sa mission fondamentale, celui-ci étant chargé, en vertu de l’article 3 (1) de la Loi sur la publicité légale des entreprises, « de tenir le registre [des entreprises] […] et d’en assurer la publicité[29] ». Le Registraire, pour sa part, estime que la protection de la vie privée est le véritable enjeu du différend qui l’oppose à OpenCorporates[30]. Il prétend que les nouvelles conditions d’utilisation de son service de recherche en ligne, loin de contredire les charges que lui confie cette loi, reproduisent au contraire la règle énoncée à son article 101, à propos des regroupements d’informations qu’il peut fournir sur demande[31]. Cette disposition, qui prévoit que « [l]es nom et adresse d’une personne physique ne peuvent […] faire partie d’un regroupement ni lui servir de base[32] », a pour objet d’établir un équilibre entre la publicité des informations relatives aux entreprises et la protection des renseignements personnels qui figurent dans le registre. Le législateur aurait ainsi choisi de confier uniquement au Registraire le droit de fournir des regroupements d’informations à partir des renseignements contenus dans le registre des entreprises[33] ; en vertu de la Loi sur la publicité légale des entreprises, le Registraire serait en outre le seul autorisé à tenir le registre et à le rendre accessible au public[34]. En exploitant une base de données qui permet d’effectuer des recherches par noms de personnes physiques, OpenCorporates chercherait donc à faire indirectement ce que la Loi sur la publicité légale des entreprises interdit directement[35].

Le Registraire des entreprises estime finalement avoir non seulement le pouvoir, mais aussi l’obligation de limiter les fonctions de recherche permettant d’accéder au registre des entreprises, en raison du devoir que lui impose l’article 24 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. Cet article exige de mettre en place les moyens technologiques appropriés pour que l’utilisation des fonctions de recherche dans un document technologique qui contient des renseignements personnels soit restreinte à la finalité pour laquelle ceux-ci ont été rendus publics[36]. Selon le Registraire, « [l]e registre des entreprises a pour finalité de protéger les tiers qui entrent en relation avec les entreprises qui exercent des activités au Québec, de connaître le nom des personnes liées à une entreprise, et non de connaître toutes les entreprises qui sont liées à une personne physique[37] ». Ainsi, bien que le registre rende publiques certaines informations au sujet des individus qui exploitent une entreprise, celles-ci ne perdent pas leur caractère de renseignements personnels et le Registraire prétend avoir le devoir d’empêcher leur prélèvement massif, leur rediffusion ou leur utilisation à d’autres fins que celle qu’il prête au registre[38].

1.2.2 La Société Radio-Canada contre le Registraire des entreprises

Le recours intenté par la Société Radio-Canada soulève des questions analogues à celles qui sont posées par OpenCorporates. Estimant que les nouvelles conditions d’utilisation du registre des entreprises étaient illégales et que l’interdiction d’accéder aux données du registre par l’entremise d’une recherche par noms d’individus violait la liberté de presse et outrepassait les compétences du Registraire des entreprises, la société d’État entendait forcer ce dernier à lui donner accès au registre par l’intermédiaire de recherches englobant toutes les informations que doivent fournir les assujettis à la Loi sur la publicité légale des entreprises, y compris les recherches par noms d’individus. Dans une décision rendue le 11 février 2019, la Cour supérieure a refusé de faire droit à cette demande[39].

La Société Radio-Canada alléguait qu’il n’appartenait pas au Registraire des entreprises de restreindre l’utilisation pouvant être faite des informations que toute entreprise qui exerce une activité au Québec est obligée de verser au registre[40], et encore moins de suspendre l’accès de quiconque au site Web qui en permet la consultation, la Loi sur la publicité légale des entreprises disposant clairement que « [t]oute personne peut consulter le registre[41] ». En plus du fait d’outrepasser les pouvoirs du Registraire et d’aller à l’encontre de sa mission d’assurer la publicité du registre, les conditions restrictives qu’il impose brimeraient la liberté de la presse : au soutien de cette prétention, la Société Radio-Canada faisait valoir que « l’implication de personnes physiques au sein de personnes morales est couramment au coeur des enquêtes journalistiques et que les données du [registre des entreprises] sont bien souvent la seule source par laquelle les journalistes peuvent mener à terme des enquêtes[42] ». Alors que les journalistes étaient auparavant en mesure d’effectuer des recherches par noms d’individus mentionnés au registre[43], les nouvelles conditions d’utilisation refléteraient l’opinion, exprimée par les représentants du Registraire lors des discussions avec le télédiffuseur, selon laquelle les médias « font des procès sur la place publique » — motif que Radio-Canada dénonce comme étant tout aussi inapproprié qu’illégal[44]. Dans sa défense, le Registraire a présenté un argumentaire identique à celui qu’il oppose à OpenCorporates, fondé sur l’interdiction des regroupements d’informations effectués sur la base du nom ou de l’adresse d’une personne physique, ainsi que sur son devoir de protection des renseignements personnels contenus dans le registre des entreprises.

La décision rendue par la Cour rejette les prétentions de la Société Radio-Canada en se rangeant aux arguments du Registraire des entreprises. Le tribunal remarque dans un premier temps que, si la Loi sur la publicité légale des entreprises dispose que toute personne peut avoir accès au registre des entreprises, elle laisse néanmoins au Registraire le soin de déterminer les moyens technologiques qui en permettront la consultation à distance[45]. Afin de s’acquitter de cette tâche convenablement, le Registraire doit tenir compte de l’article 24 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, qui l’oblige à restreindre l’utilisation des fonctions de recherche au sein du registre des entreprises à la finalité pour laquelle les renseignements personnels qu’il contient ont été rendus publics[46]. La Cour est ainsi amenée à se prononcer sur la finalité du registre des entreprises du Québec. Elle se réfère à cet effet aux travaux parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi sur la publicité légale des entreprises, en 2010, plus particulièrement aux passages consacrés à son article 101, qui interdit au Registraire de fournir des regroupements d’informations sur la base du nom ou de l’adresse d’une personne physique. La Cour supérieure cite longuement un extrait des débats dans lequel un employé du ministère du Revenu, questionné sur la logique derrière cette interdiction, expliquait ceci :

[Il] s’agit de choix qui avaient été faits par le gouvernement de l’époque – et je ne peux pas vous dire à quel moment ça a été fait, mais il y a bien longtemps […] sur la foi des recommandations […] de la Commission d’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels, qui estimait que le registre ne devait servir qu’à sa finalité, et non pas comme outil de recherche ou de croisement, si bien que le croisement de données qui permettrait, par exemple, de savoir sous quel nom ou combien d’entreprises une personne opère est interdit par cette disposition-là […]. Le registre, sa finalité, c’est de permettre de savoir, lorsqu’on a un nom d’entreprise, avec qui on fait affaire […] savoir qui est derrière un nom d’entreprise, en quelque sorte[47].

La Cour en conclut que l’intention du législateur s’avère claire et que, « [e]n somme, la finalité du registre des entreprises est de donner les renseignements sur les entreprises assujetties et non de permettre d’effectuer des recherches sur les personnes physiques et leur implication au sein d’entreprises[48] ». Le tribunal livre ainsi une interprétation remarquablement restrictive de la finalité du registre, qui limite grandement son utilité pour les milieux d’affaires comme pour le grand public. Selon cette interprétation, par exemple, la consultation du registre pour vérifier les antécédents d’un partenaire d’affaires potentiel au sein de sociétés ayant fait faillite ou son engagement dans certains secteurs d’activité — sans même parler d’enquêtes journalistiques — contreviendrait à la finalité du registre des entreprises. Cette conception étroite des objectifs du régime de publicité légale des entreprises est d’autant plus préoccupante qu’elle devient la première autorité juridique sur le sujet, la Loi sur la publicité légale des entreprises ne définissant nulle part la finalité du registre et la jurisprudence ne s’étant auparavant jamais saisie de la question.

À la lumière des controverses actuelles, on constate la pertinence d’une réflexion renouvelée au sujet de la finalité des registres d’entreprises, au Québec et ailleurs dans le monde. À quoi servent les régimes de publicité légale des affaires qui, dans la plupart des pays, exigent des entreprises qu’elles s’enregistrent auprès d’une autorité publique et qu’elles divulguent un certain nombre d’informations sur leurs activités et sur les personnes qui les exploitent ? Un regard historique sur les registres d’entreprises révèle une institution aux finalités plurielles.

2 D’hier à aujourd’hui, les multiples finalités des registres d’entreprises

La publicité légale des affaires est une matière qui, de l’aveu d’un commercialiste français, « s’est jusqu’à présent construite par stratifications successives[49] ». Depuis leur avènement au xixe siècle, les registres d’entreprises ont été investis de missions multiples qui témoignent de l’évolution des débats sociaux et politiques entourant les affaires (2.1). Suivant cette histoire, leurs développements contemporains, avec la création dans plusieurs pays de registres de bénéficiaires effectifs des entreprises, paraissent renouer avec des préoccupations anciennes des régimes de publicité légale des affaires (2.2).

2.1 Perspectives historiques sur les registres d’entreprises

Malgré des origines distinctes dans les traditions de droit civil et de common law, les premiers registres d’entreprises modernes ont en commun le dessein d’assurer une forme de contrôle public de l’activité commerciale, voire une certaine méfiance à l’égard des sociétés à responsabilité limitée (2.1.1). Lorsque s’estompe cette méfiance, la publicité légale des affaires tend à se présenter sous un jour plus favorable aux entreprises, comme une mesure favorisant la sécurité juridique et la confiance commerciale. Quant à la numérisation des registres d’entreprises, amorcée à la fin du xxe siècle, elle s’est produite surtout sous l’enseigne de l’efficience économique (2.1.2).

2.1.1 Les origines des registres d’entreprises

Les registres d’entreprises sont des institutions aux racines anciennes. Leur origine lointaine remonterait aux corporations médiévales : l’immatriculation au registre de la corporation était alors un préalable à l’exercice du métier que celle-ci réglementait et permettait de prouver la condition de marchand qui s’y rattachait[50]. À partir du xvie siècle, les autorités politiques ont progressivement pris le relais de l’organisation de la publicité concernant la constitution des sociétés[51]. Les registres d’entreprises modernes, qui regroupent les informations et les documents relatifs aux entreprises dans un fichier centralisé accessible au public, dont la consultation est facilitée par un index mis à jour de façon régulière, n’apparaissent toutefois qu’au xixe siècle. Deux types de registres d’entreprises peuvent être distingués : les registres des compagnies, dans la tradition britannique, et les registres du commerce, dans la tradition continentale.

Le Royaume-Uni s’est pourvu d’un registre national des compagnies dès 1844, lors de l’adoption de sa première loi générale d’incorporation[52]. Alors que la création d’une société par actions dotée de sa propre personnalité juridique nécessitait jusque-là l’adoption d’une loi privée ou l’octroi d’une charte royale, la loi de 1844 a instauré le principe de la libre constitution des sociétés de capitaux : une simple procédure administrative suffira désormais à former une société capable d’ester en justice en son propre nom, l’incorporation se trouvant ainsi soustraite à la discrétion des autorités politiques. Le corollaire de cette liberté a été l’obligation d’inscrire la société au registre public créé à cet effet et d’y déposer son acte constitutif : aux yeux des parlementaires de l’époque, il était en effet essentiel de « donner la plus grande publicité aux affaires de telles sociétés, afin que chacun puisse aisément savoir à qui il a affaire[53] ». La notion de personnalité morale et, surtout, le principe d’une responsabilité limitée des actionnaires demeuraient controversés. Il faut rappeler que, à peine 20 ans auparavant, la constitution de sociétés par actions sans autorisation de la Couronne ou du Parlement était encore formellement interdite au Royaume-Uni[54]. Dans ce contexte, le dessein premier de la loi de 1844 — ainsi que du registre qu’elle a créé — était d’empêcher l’utilisation frauduleuse des sociétés de capitaux, au moyen d’un mécanisme d’enregistrement dont le caractère public devait dissuader les spéculateurs et les commerçants mal intentionnés[55]. L’enregistrement demeure, jusqu’à aujourd’hui, la clef de voûte de la procédure britannique de constitution des sociétés par actions et n’a longtemps visé que ces dernières ; les sociétés de personnes et les fiducies, auxquelles le droit anglais ne reconnaît pas la personnalité morale, ont été exclues traditionnellement du périmètre de la publicité légale[56]. Le modèle britannique d’un registre des compagnies a essaimé dans la plupart des pays de common law, dont le Canada.

La tradition continentale de publicité légale des affaires, quant à elle, s’est développée autour des registres du commerce. Ceux-ci, de portée plus générale que les registres des compagnies, ont pour mission de recueillir des informations sur l’ensemble des entreprises commerciales, de leur naissance à leur dissolution, peu importe leur forme juridique ; on les a souvent présentés comme un « état civil des établissements commerciaux[57] ». De tels registres sont prévus dans les codes de commerce de plusieurs pays européens depuis le xixe siècle, notamment en Allemagne (dès 1861) et en Italie (à compter de 1883)[58]. La doctrine leur prête habituellement un objectif de sécurité des transactions[59] : les informations publiées à propos d’un commerçant permettraient à ses éventuels cocontractants de vérifier son identité et sa situation juridique, outre qu’elles les aideraient à évaluer sa solvabilité, voire sa probité[60]. En pratique toutefois, avant leur numérisation au tournant du xxie siècle, les registres du commerce étaient rarement consultés de manière préventive, n’étant souvent interrogés qu’après coup, en cas de différend[61]. Les commerçants français se sont d’ailleurs longtemps opposés à la création d’un registre du commerce dans leur pays, peu convaincus des avantages que leur procurerait une telle institution et y voyant plutôt un moyen pour l’État de contrôler plus étroitement leurs activités[62]. La France s’est finalement munie d’un registre du commerce en 1919, dans le contexte particulier de l’entre-deux-guerres : le désir d’identifier plus aisément les commerçants de nationalité étrangère a permis alors de rallier une majorité autour de ce projet, le gouvernement ayant constaté, après la Première Guerre mondiale, son incapacité à confisquer les biens des entreprises allemandes faute d’un recensement approprié[63].

La publicité légale des entreprises s’est développée au Québec en empruntant aux traditions britannique et continentale. Avant la réforme de 1994, le régime de publicité légale des affaires y demeurait fragmenté et variait d’après la forme juridique de l’entreprise et selon son origine nationale ou étrangère[64]. La première loi en la matière a été adoptée en 1849, sous un titre qui en dit long sur le climat de suspicion qui régnait alors envers les sociétés commerciales : Acte pour faciliter les poursuites contre les personnes associées pour le fait de commerce et contre les sociétés et compagnies non incorporées[65]. Renommée plus tard la Loi sur les déclarations des compagnies et des sociétés[66] et demeurée en vigueur jusqu’en 1993, cette loi instaurait un registre des raisons sociales dans chaque district judiciaire de la province et conférait une force probante aux informations qui y étaient publiées. Elle prévoyait en outre la création de deux index, l’un classé alphabétiquement par raisons sociales, l’autre par noms de personnes[67] — les recherches en vue de découvrir l’engagement d’une personne au sein d’une ou de plusieurs sociétés étant donc envisagées comme une utilisation normale du registre. Comme au Royaume-Uni à la même époque, la procédure d’incorporation a été libéralisée peu à peu, avec l’adoption des premières lois-cadres sur les compagnies[68], et les obligations de publicité ont été les premières mesures envisagées pour contrer la fraude et la spéculation que risquaient d’entraîner la personnalité morale et la responsabilité limitée des actionnaires[69]. Les compagnies étrangères ont fait l’objet d’une réglementation spécifique à partir de 1904 : l’exercice de leurs activités au Québec nécessitait l’obtention préalable d’un permis, octroyé sur dépôt de leurs actes constitutifs au bureau du secrétaire de la province, entre autres conditions[70]. Cette mesure n’a été abolie qu’avec la création du Registre des entreprises du Québec, en 1994.

En 1930, le régime québécois de publicité légale des affaires s’est enrichi d’un dispositif de publicité des informations financières des compagnies, avec la Loi concernant les renseignements relatifs aux compagnies[71]. Adoptée en pleine crise financière après concertation avec les autres provinces canadiennes[72], cette loi a été initialement conçue pour régir l’émission de valeurs mobilières. Elle exigeait non seulement la production d’un prospectus, mais également le dépôt, par toutes les compagnies (qu’elles aient fait publiquement appel à l’épargne ou non), d’un rapport annuel auprès du secrétaire de la province indiquant, outre les informations relatives à la constitution et à l’administration de la compagnie (son nom et son adresse, sa loi de constitution, les nom et adresse de ses administrateurs, etc.), des renseignements permettant d’apprécier sa situation financière (une description de son capital-actions, de sa dette résultant de l’émission d’obligations et des immeubles en sa possession)[73]. Cette loi partageait la philosophie de la transparence qui animait alors aussi les réglementations financières britanniques et américaines : la publicité de l’information financière devait protéger les investisseurs en leur permettant de faire des choix éclairés et préserver la moralité dans le secteur financier, dont les excès étaient tenus pour responsables du krach de 1929[74]. Bien que l’information ainsi publiée ait été dépourvue de l’effet probatoire propre aux registres des raisons sociales[75], la Loi concernant les renseignements relatifs aux compagnies n’en est pas moins devenue la pierre angulaire du régime de publicité légale des entreprises au Québec jusqu’à la réforme de 1994, en raison d’une meilleure mise à jour et d’une moindre dispersion des informations qu’elle permettait de recueillir sur les compagnies[76].

Une fois passées les controverses qui ont abouti à ces diverses lois de publicité à l’intention des entreprises, le régime de publicité légale des affaires s’est pour ainsi dire fondu dans le paysage juridique québécois, pour y devenir un élément ordinaire de la réglementation du commerce. « Cette publicité est d’une utilité évidente », lit-on par exemple dans un traité de droit commercial de 1936, « soit que l’on envisage l’intérêt général de la collectivité et du crédit public, soit que l’on considère l’intérêt particulier des diverses catégories de personnes appelées à entrer en contact journalier avec la société nouvelle ou ses membres, créanciers sociaux ou créanciers personnels de chaque associé[77]. » Les dispositifs de publicité légale sont présentés sous un jour plus favorable aux entreprises. Plutôt que d’insister sur les risques d’abus et de fraude que peuvent présenter les sociétés commerciales, la doctrine a tendance à souligner le rôle de la publicité dans le maintien d’un climat de confiance dans les affaires et pour l’octroi du crédit[78]. Ainsi, moins qu’une mesure de contrôle public des entreprises, un registre des établissements commerciaux peut être vu comme un service rendu aux acteurs économiques : c’est dans un tel esprit qu’a été créé le Registre des entreprises du Québec, en 1994, et qu’ont été numérisés d’autres registres d’entreprises dans le monde au tournant du xxie siècle.

2.1.2 La numérisation des registres d’entreprises

Après des décennies de relative indifférence, les années 1990 ont marqué un renouveau de la réflexion juridique à propos de la publicité légale des affaires. Aux yeux de plusieurs, le développement des technologies de l’information et des communications annonçait un bouleversement considérable du rôle et de l’utilité des registres d’entreprises[79]. Au Québec et ailleurs, des voix se sont élevées afin de moderniser cette institution ancienne en lui inculquant certains préceptes contemporains, telles l’efficience économique, la libéralisation et la mondialisation du commerce. Selon le discours ambiant, la publicité légale des entreprises pouvait et devait être utile aux agents économiques. En France, par exemple, l’allocution d’ouverture d’un colloque consacré à l’information légale dans les affaires en 1994 a été prononcée par le président de la Chambre de commerce de Paris, qui y a bien résumé l’esprit des réformes à venir :

L’information légale constitue […] un rouage essentiel de la vie économique et c’est pourquoi les entreprises que nous représentons doivent pouvoir compter sur un système qui garantit tout à la fois la fiabilité des informations transmises et la rapidité de leur collecte et de leur diffusion, ce que le formidable développement des nouvelles technologies autorise désormais. D’une façon générale, les entreprises sont en droit d’attendre une parfaite adéquation à leurs besoins du dispositif légal ou réglementaire de l’information obligatoire[80].

Bien que l’époque fût à la déréglementation, le maintien d’un dispositif légal de publicité pouvait se justifier grâce au « postulat qu’il est plus efficient d’imposer aux opérateurs, par une règle générale uniforme, de rendre publiques certaines informations[81] », plutôt que de laisser chacun répondre à ses besoins d’informations par ses propres moyens. Les registres d’entreprises simplifient ainsi les opérations d’une multitude d’acteurs commerciaux, renforcent la sécurité des transactions et favorisent l’activité économique. La numérisation des registres d’entreprises, à laquelle ont procédé plusieurs pays autour des années 2000, participe de cette recherche d’efficience et de service aux acteurs économiques. En Europe, par exemple, la numérisation des registres a été recommandée par un groupe de travail consacré à la simplification du droit des sociétés comme une mesure permettant d’alléger les formalités imposées aux entreprises et de contribuer à la construction du marché commun européen[82] ; elle a été prescrite à tous les membres de l’Union européenne par une directive de 2003[83].

Au Québec, la réforme du système de publicité légale des entreprises a été animée d’un esprit similaire. Le régime construit par couches successives, au gré de l’évolution des préoccupations concernant la bonne marche des affaires, paraissait désormais incohérent et inutilement lourd pour tous les acteurs concernés. Les informations pertinentes se trouvaient dispersées entre plusieurs registres, administrés par différentes autorités qui ne coordonnaient pas leurs actions[84] ; ces informations étaient par conséquent difficiles d’accès, assorties d’effets juridiques inégaux selon leur source et réputées peu fiables à cause de lacunes dans leur mise à jour[85]. Des années de travaux ont finalement abouti, en 1994, à la refonte complète de ce régime et à la création du Registre des entreprises du Québec[86]. Comme en témoignent les débats parlementaires de l’époque, l’adoption de la Loi sur la publicité légale des entreprises individuelles, des sociétés et des personnes morales a été motivée avant tout par une volonté de rationalisation et de simplification du dispositif de publicité à l’intention des entreprises. Le discours de la ministre responsable ne laisse aucun doute quant l’orientation libéralisatrice de son projet de loi, introduit en ces termes :

Dans un climat de déréglementation, ce projet de loi présente un nouveau régime de publicité légale qui répond à notre souci d’efficacité en effectuant une réduction importante de la réglementation, tout en créant un système accessible et libre d’irritants tels que les dédoublements tout à fait inutiles. Il offre de plus […] une protection accrue pour le public consommateur, de même que pour les entreprises qui sont visées[87].

La consolidation du régime de publicité légale des affaires autour du Registre des entreprises faisait oeuvre de déréglementation à plusieurs titres : elle entraînait l’abrogation de plusieurs lois et règlements[88], ainsi que la réduction du nombre d’autorités auxquelles devaient se rapporter les entreprises ; pour les entreprises étrangères, elle abolissait l’obligation d’obtenir un permis avant de faire affaires au Québec ; pour les sociétés par actions, elle signifiait une nette diminution des informations à divulguer, en ne recueillant plus les données relatives à leur capitalisation. En plus de la simplification des démarches requises de la part des assujettis, le nouveau régime entendait renforcer la sécurité juridique de tous les acteurs économiques, en générant une information plus uniforme quant à son contenu et à ses effets juridiques, plus fiable en raison de la production de déclarations annuelles et plus accessible grâce à l’utilisation des outils technologiques[89] — c’est en ce sens que certains y ont vu une loi essentiellement « protectionniste[90] ». Le Registre des entreprises promettait finalement de mettre à la disposition du gouvernement et des entreprises un ensemble de données utilisables à des fins de planification économique ou stratégique, par exemple lors du choix d’un nom d’entreprise ou de la prospection de marchés, pour identifier fournisseurs ou clients potentiels[91].

Au Québec et ailleurs, la numérisation des registres d’entreprises a été un élément clé des réformes menées en vue d’accroître l’efficience des régimes de publicité légale des affaires. L’utilisation de l’informatique a permis de rendre rapides et peu coûteuses tant la procédure d’enregistrement pour les assujettis que la consultation des registres par le public ; la possibilité d’effectuer des recherches par Internet a d’ailleurs augmenté très significativement la consultation des registres d’entreprises[92]. L’interface numérique ouvre en outre de nouvelles possibilités de traitement des données, notamment par le croisement avec d’autres sources d’informations publiques[93]. Là où les registres officiels ne prétendent pas au monopole de la diffusion des informations publiées — c’est le cas, par exemple, des registres français et britannique —, ces possibilités ont vite été exploitées par divers prestataires de services de renseignement sur les entreprises, qui ont su conférer une valeur ajoutée aux données brutes issues de la publicité légale[94].

Les potentialités ouvertes par les outils de recherche informatiques n’ont pas manqué de soulever de nouveaux questionnements quant à la protection des renseignements personnels figurant dans les registres d’entreprises. La transparence des affaires que promeuvent ces registres risque-t-elle, à l’ère numérique, de devenir un « principe diabolique[95] », attentatoire à la vie privée des gens d’affaires ? En France et au Royaume-Uni, le principe de la liberté d’information du public l’a généralement emporté sur celui de la protection de la vie privée, sous prétexte que la vie des affaires a toujours exigé une certaine transparence[96]. Ainsi, toute personne qui assume une position de contrôle au sein d’une entreprise (à titre de dirigeant, d’administrateur, d’associé ou d’actionnaire important de la société) le fait en acceptant que cette position soit connue du public ; les registres d’entreprises des deux pays offrent d’ailleurs des outils de recherche en ligne qui permettent la recherche par noms d’individus[97]. En revanche, d’autres mesures ont été aménagées pour protéger certains renseignements personnels jugés plus sensibles : par exemple, le registre britannique ne publie plus l’adresse de résidence des individus s’ils fournissent une adresse de correspondance, tandis que sont interdites les recherches effectuées sur la base de l’état matrimonial ou de la situation d’incapacité des personnes mentionnées au registre du commerce français[98].

Au Québec, l’enjeu de la protection des renseignements personnels contenus dans un registre des entreprises numérique a été soulevé dès 1987 par la Commission d’accès à l’information, dans le contexte des premiers travaux parlementaires en vue de la réforme du régime de publicité légale des entreprises. Dans un avis sur cette question, la Commission reconnaissait le bien-fondé du projet de loi qui avait pour objectif, selon la lecture qu’elle en faisait, de rationaliser la collecte d’informations exigées des entreprises, mais émettait une réserve importante quant à l’évolution des technologies informatiques et enjoignait aux parlementaires de « prendre les moyens nécessaires pour que […] les renseignements personnels ayant un caractère public en vertu de cette loi ne puissent jamais être utilisés, regroupés, comparés et produits à d’autres fins que celles édictées par la Loi[99] ». Les préoccupations de la Commission ont été prises en considération quelques années plus tard, lors de la création du Registre des entreprises du Québec, et se sont traduites par l’interdiction faite au Registraire de fournir des regroupements d’informations à partir du nom ou de l’adresse d’une personne physique, formulée à l’article 77 de la Loi sur la publicité légale des entreprises individuelles, des sociétés et des personnes morales, puis reprise à l’article 101 de la loi actuelle. L’adoption de cet article n’a toutefois donné lieu à aucun débat substantiel quant aux fins poursuivies par le registre des entreprises, des fins que la loi n’énonce nulle part expressément.

Le survol historique qui précède montre que les fins poursuivies par les registres d’entreprises ne se laissent pas aisément réduire à un objectif univoque. Au contraire, au Québec et ailleurs dans le monde, les registres d’entreprises ont été investis de multiples finalités, qui se sont surimposées au fil des ans et des polémiques qui ont agité la société et les milieux d’affaires. Dans leurs formes les plus anciennes, les registres d’entreprises ont d’abord été un moyen d’identifier les commerçants et de permettre une forme de contrôle public de l’activité économique. Lors de la libéralisation de la procédure de constitution des personnes morales, ils sont devenus des outils de lutte contre la fraude et la spéculation ; puis, avec les développements de l’industrie et des marchés financiers, ils ont été appréhendés comme des mesures de protection d’un public de créanciers, d’épargnants et de consommateurs. Durant les périodes plus favorables au libre marché, c’est surtout leur apport à la sécurité des transactions et au climat de confiance commerciale qui retient l’attention, ainsi que l’efficience des services qu’ils rendent aux acteurs économiques. Rien, dans cette évolution, ne laisse cependant croire que l’une de ces finalités en serait un jour venue à supplanter toutes les autres ; le régime contemporain de publicité légale des entreprises semble, au contraire, cumuler ces finalités plurielles et se prêter aux nombreux usages que souhaitent en faire les gouvernements, les entreprises et les acteurs de la société civile.

2.2 Perspectives contemporaines sur les registres d’entreprises

La question des finalités des registres d’entreprises n’est pas close, ainsi qu’en témoigne l’évolution récente du droit en matière de publicité légale des entreprises. Tandis que la numérisation des registres d’entreprises a d’abord été motivée par des desseins de libéralisation et d’efficience, un nombre croissant d’États et d’organisations internationales lui reconnaissent désormais un rôle de premier plan dans le contrôle de la criminalité économique et financière. Un nouveau consensus international semble en voie de s’imposer, qui fait de la lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme une finalité émergente des registres d’entreprises.

L’attention de la communauté internationale a d’abord été attirée sur les registres d’entreprises en 2011, avec la publication d’un rapport de la Banque mondiale sur l’utilisation de structures juridiques dans la plupart des grandes affaires de corruption[100]. Basé sur l’étude de 500 cas de corruption de grande ampleur, ce rapport révèle que des sociétés par actions ou d’autres véhicules juridiques ont été employés à mauvais escient dans la vaste majorité des 500 cas étudiés dans le rapport. Il suffisait souvent, pour déjouer les régimes de publicité légale et brouiller les traces des fonds illicites, de confier leur administration à des intermédiaires professionnels[101]. La Banque mondiale y plaide pour une transparence accrue des bénéficiaires effectifs des entreprises, c’est-à-dire des individus qui, en dernière analyse, contrôlent réellement les personnes morales et les fiducies et en récoltent les profits. À cette fin, la Banque mondiale recommandait de rendre les registres d’entreprises actuels plus robustes et plus accessibles, idéalement en fournissant un accès en ligne gratuit, assorti de fonctions de recherche avancées permettant le croisement des données qu’ils contiennent[102]. Elle soulignait que, en dépit de leurs lacunes, les registres d’entreprises constituaient la source d’information la plus précieuse pour les professionnels luttant contre la corruption, si bien qu’ils assuraient de facto une fonction de vérification et d’enquête au sujet de la criminalité financière, fonction que la loi ne leur attribuait pas forcément[103].

En 2012, le Groupe d’action financière (GAFI) se saisit à son tour du problème de l’identification des bénéficiaires effectifs des entreprises, dans le contexte cette fois de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les normes internationales élaborées par le GAFI prévoient ainsi que les pays devraient prendre les mesures nécessaires pour que les autorités compétentes puissent identifier, correctement et en temps opportun, les bénéficiaires effectifs des personnes morales et des fiducies[104]. Ces normes ont été complétées, en 2014, par les lignes directrices du GAFI concernant la transparence des bénéficiaires effectifs, qui prétendent guider les pays dans la mise en oeuvre de ses recommandations en examinant différents mécanismes susceptibles d’y répondre de façon satisfaisante[105]. L’un des mécanismes suggérés consiste à confier la collecte d’informations sur les bénéficiaires effectifs aux registres d’entreprises existants — une avenue prometteuse, selon le GAFI, pourvu que l’on reconnaisse à ces registres un mandat suffisamment vaste pour englober la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme et qu’on les dote des moyens humains et financiers nécessaires pour vérifier l’exactitude des renseignements qu’on leur soumet[106]. Bien que les normes internationales se bornent à exiger que l’information sur les bénéficiaires effectifs soit accessible aux autorités compétentes (plutôt qu’au grand public), les lignes directrices du GAFI mentionnent que les pays à même d’offrir un accès public à leur registre, par l’entremise d’une base de données consultable en ligne, contribueraient à accroître la transparence en permettant à la société civile d’exercer une surveillance plus attentive des entreprises et faciliteraient la coopération entre autorités étrangères dans le cadre d’enquêtes transnationales[107].

L’adoption, en 2014, des Principes de haut niveau du G20 sur la transparence des bénéficiaires effectifs marque la volonté des pays du G20 d’agir comme chefs de file en matière de transparence financière. Les pays participants, dont le Canada, s’y sont engagés à mettre en oeuvre des mesures concrètes afin de suivre les recommandations du GAFI, notamment en ce qui concerne l’accès à des renseignements appropriés, exacts et à jour concernant les bénéficiaires effectifs des personnes morales ; la création de registres centraux des bénéficiaires effectifs y est citée comme exemple de mesure appropriée à cette fin[108]. L’Union européenne a agi promptement en adoptant, dès 2015, sa quatrième directive antiblanchiment d’argent, qui commande aux États membres de recueillir les informations sur les bénéficiaires effectifs des entreprises dans un registre central, tel un registre du commerce ou un registre des sociétés. En vertu de la directive de 2015, ces informations doivent être accessibles non seulement aux autorités compétentes, mais aussi aux entreprises soumises à des obligations de vigilance à l’égard de leur clientèle (comme les banques) et à toute personne ou organisation démontrant un intérêt légitime[109]. La cinquième directive antiblanchiment d’argent, adoptée en 2018, va plus loin en imposant une véritable publicité des informations sur les bénéficiaires effectifs des entreprises, « tout membre du grand public » étant désormais en droit d’y accéder, sans plus devoir se justifier de quelque intérêt légitime[110] ; les États européens ont jusqu’au 10 janvier 2020 pour se conformer à cette nouvelle exigence[111]. Le Royaume-Uni est le premier pays à avoir mis en place un registre public des bénéficiaires effectifs des entreprises et ce, dès 2015[112]. Afin de donner le ton en matière de lutte contre les paradis fiscaux, Londres est même allé jusqu’à imposer l’instauration de registres publics des bénéficiaires effectifs à ses territoires d’outre-mer d’ici 2020[113], soulevant l’ire des Bermudes, des îles Caïmans, des îles Vierges britanniques et des autres territoires visés, qui y voient une entorse à leurs prérogatives constitutionnelles[114].

Le Canada, pour sa part, tarde à emboîter le pas de ce mouvement international pour la transparence financière. En 2016, une évaluation du GAFI concluait que la faiblesse du régime canadien de publicité légale des entreprises — en raison d’un régime fragmenté, dans lequel n’existe aucune source d’information centralisée sur les bénéficiaires effectifs et où la majorité des registres d’entreprises provinciaux ne récoltent aucun renseignement sur les actionnaires[115] — rendait les personnes morales et les fiducies canadiennes particulièrement vulnérables aux utilisations mal intentionnées, et que le gouvernement n’avait pris aucune mesure afin d’atténuer ce risque[116]. Afin d’honorer ses engagements internationaux, le gouvernement fédéral a finalement opté pour une réforme de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, qui oblige désormais les sociétés à tenir elles-mêmes un registre de leurs bénéficiaires effectifs[117]. Un tel registre ne sera pas accessible au public, mais devra être divulgué sur demande aux autorités gouvernementales ; il pourra également être consulté par les actionnaires et les créanciers de la société, pourvu que ceux-ci n’utilisent les renseignements obtenus que dans le cadre des affaires internes de la société[118]. En vertu d’une entente de principe, les gouvernements provinciaux devraient introduire des modifications législatives similaires dans un avenir rapproché[119]. Cette mesure, si elle répond aux exigences minimales du GAFI, reste néanmoins bien en-deçà des meilleures pratiques actuelles en matière de transparence financière.

La création, dans plusieurs pays, de registres des bénéficiaires effectifs des entreprises et les débats qui entourent leur publicité et leur accessibilité par Internet remettent au goût du jour certains thèmes anciens des régimes de publicité légale des affaires. Les registres d’entreprises modernes, nous l’avons vu, ont été à l’origine des instruments de lutte contre la fraude, destinés à dissiper les craintes qu’inspiraient la libre constitution des sociétés par actions et la responsabilité limitée des actionnaires. Même si, au tournant du xxie siècle, leur entrée dans l’ère numérique a été présentée surtout comme une mesure favorisant l’efficience économique, elle n’a pas eu pour effet d’écarter leur vocation initiale. Au contraire, la numérisation des registres d’entreprises a élargi le cercle des usagers potentiels de l’information publiée et les possibilités de surveillance des entreprises. À l’heure où se révèlent de nouvelles formes d’abus commis grâce aux structures juridiques employées dans les affaires, le rôle des registres d’entreprises évolue pour répondre aux besoins de contrôle des flux financiers qui se font jour dans une société mondialisée.

Conclusion

Les avancées récentes en matière de transparence financière sur la scène internationale ainsi que la création, dans plusieurs pays, de registres des bénéficiaires effectifs accessibles au grand public nous amènent à constater le retard qu’a pris le régime québécois de publicité légale des entreprises, comparé aux meilleures pratiques en ce domaine. Alors que le Québec pouvait être cité comme modèle d’accessibilité de l’information sur les entreprises avec la création, dès 1994, de l’un des premiers registres d’entreprises numériques et consultables à distance, les pouvoirs publics semblent aujourd’hui entretenir une compréhension trop étroite des fins poursuivies par un tel registre.

Au cours de la dernière décennie, les acteurs de la société civile se sont imposés comme des usagers à part entière des registres d’entreprises. Afin d’exercer leur rôle de surveillance des acteurs économiques, des journalistes et des militants d’ONG ont mis au point de nouvelles techniques leur permettant d’exploiter au mieux les données contenues au sein des différents registres d’entreprises nationaux et de les croiser avec d’autres sources d’informations accessibles publiquement. Ces nouveaux usages des registres d’entreprises suscitent la controverse, en remettant en question la mission de cette institution ancienne et en redéfinissant l’équilibre qui existait jusqu’à maintenant entre la transparence des affaires et la protection de la vie privée.

Un regard historique sur les régimes de publicité légale des affaires, au Québec et ailleurs dans le monde, permet de conclure que les revendications citoyennes de transparence et de libre accès aux registres d’entreprises s’avèrent plutôt conformes aux finalités premières de l’institution, et ce, même si les organisations de la société civile ne comptent pas parmi ses usagers traditionnellement reconnus. Le concours des ONG et des médias à la surveillance des entreprises est un phénomène relativement récent qui, bien qu’il déplaise parfois aux milieux d’affaires, n’en joue pas moins un rôle positif dans la responsabilisation des entreprises transnationales. À l’ère numérique, la volonté des acteurs de la société civile de tirer parti de toutes les potentialités de l’informatisation des registres d’entreprises paraît bien légitime, et les efforts déployés en ce sens ne méritent pas d’être entravés au nom de la protection de la vie privée. Le fait d’exploiter une entreprise ou d’assumer une position de contrôle au sein d’une société fait depuis longtemps l’objet d’une publicité obligatoire et ne relève donc pas, à proprement parler, de la vie privée des personnes visées. Certains renseignements personnels plus sensibles, comme l’adresse de résidence des personnes physiques, peuvent être protégés par des mesures spécifiques qui ne minent pas la possibilité de retrouver les structures d’entreprises complexes, susceptibles de cacher aussi bien les petits abus d’affaires que les cas plus spectaculaires de corruption ou de blanchiment d’argent.