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Du doute de sa pertinence comme objet digne d’intérêt scientifique en Afrique[1], l’élection est devenue le point focal de la vie institutionnelle des États africains. Les élections sans choix, jadis caractéristiques de ce continent, ont cédé la place, le vent de démocratisation du début des années 90 aidant[2], aux consultations pluralistes qui donnent désormais tout son sens au « rite démocratique » cher à Philippe Ardant[3] et déplacent le débat sur le terrain de la sincérité des élections.

L’entreprise de définition de la notion d’élections libres et sincères est rendue complexe par l’absence de modèle universellement accepté et incontestable. Subissant souvent l’influence d’idéologies et d’intérêts différents, les définitions avancées peuvent varier d’un auteur à l’autre ou d’un texte à l’autre. Certains auteurs la définissent positivement, c’est-à-dire en avançant les caractéristiques que doit revêtir un scrutin pour être qualifié de libre et sincère. Les élections libres et sincères seraient donc des élections équitables, claires, démocratiques, etc.[4] D’autres la définissent négativement en mettant en exergue les facteurs susceptibles d’altérer la régularité et la sincérité du scrutin. Pour cette seconde tendance doctrinale, les élections libres et sincères seraient celles qui sont conduites dans un processus excluant toute malversation ou toute manipulation électorale, toute fraude ou tout trucage électoral[5].

Quoiqu’ils soient parfois contestés[6] et qu’ils puissent varier d’un texte à l’autre, les standards internationaux en la matière contenus dans les instruments internationaux[7] et régionaux[8] privilégient un certain nombre de critères : indépendance des organes de gestion des élections et renforcement de leurs capacités, célérité du contentieux, participation, accès équitable des médias, liberté sous toutes ses formes, transparence, financement public, scrutin secret, universalité et égalité. C’est donc à une appréciation transversale de l’ensemble du processus électoral que la notion d’élections libres et sincères invite, à partir des opérations préélectorales jusqu’au contentieux, en passant par les opérations électorales proprement dites, voire postélectorales, même si certains auteurs vont jusqu’à inclure les critères d’information civique et la formation des électeurs[9]. Par souci de simplicité et de systématisation des nombreux critères retenus dans la définition de cette notion, nous entendrons par l’expression « élections libres et sincères » celles dont le processus respecte les principes d’universalité, d’égalité, de liberté, de légalité, de transparence, etc.[10].

Le contentieux électoral est, selon la formule de Jean Gicquel, consubstantiel aux élections, tout comme l’élection l’est par rapport à la démocratie[11]. Le terme « contentieux » évoque l’idée d’une contestation ou, à tout le moins, d’un litige. C’est dans ce sens que Gérard Cornu le définit comme « l’ensemble des litiges susceptibles d’être soumis aux tribunaux, soit globalement, soit dans un secteur déterminé[12] ». S’il est évident que le contentieux électoral tend à vérifier la régularité des actes et la validité des résultats des élections[13], des divergences de compréhension existent quant à sa portée. Cette notion peut en effet être prise dans un sens étroit comme ayant pour objet la vérification de « l’authenticité ou [de] l’exactitude du résultat de l’élection » ou bien dans un sens large comme étant l’ensemble des litiges susceptibles de naître à l’occasion du processus électoral[14]. Autant dire que notre étude retiendra une conception intermédiaire de la notion de contentieux électoral qui va au-delà du simple contentieux des résultats mais sans embrasser tous les litiges liés au processus électoral. Dans notre texte, nous désignerons par cette notion l’ensemble des mécanismes servant à régler les différends électoraux devant les organes juridictionnels ou administratifs dans le but d’assurer la régularité et la sincérité du scrutin. Notre définition exclut ainsi certaines questions périphériques au contentieux électoral proprement dit qui, tout en participant de l’appréciation des élections libres et démocratiques, soit ne relèvent pas de la compétence du juge électoral, soit n’ont pas encore été portées devant lui, si bien que leur étude relèverait du droit prospectif ou du droit théorique qui trancherait avec l’option pratique et concrète de la nôtre. Entrent dans cette catégorie :

  • le contentieux du financement de la campagne électorale, que les législateurs rechignent encore à placer sous le contrôle du juge électoral[15] ;

  • le contentieux électoral pénal, qui est exercé par le juge répressif ;

  • le contentieux de l’accès aux médias pendant les périodes électorales, qui n’a pas encore donné du grain à moudre aux juges ; ou encore

  • le contentieux de la loi électorale (a priori ou a posteriori), qui relève du contentieux de la constitutionnalité.

L’intérêt de l’étude du contentieux électoral en Afrique nous paraît presque évident et découle de la double fonction attachée à cette matière qui est la légitimation des élus et la protection de la cohésion sociale[16]. Ainsi, la légitimation des élus procède de la vérification de la régularité du processus électoral soit en annulant les élections non sincères, soit en dissipant tout doute sur la sincérité du processus[17]. Quant à la protection de la cohésion sociale, la science du droit électoral établit une relation de cause à effet entre des élections truquées ou irrégulières et les crises sociales[18]. Sans doute plus que partout ailleurs dans le monde, les processus électoraux en Afrique ont une plus grande propension à dégénérer en violences électorales ou postélectorales. Les contestations quasi systématiques des résultats électoraux[19], le difficile équilibre entre compétition et inclusion[20], la délicate relation civils-militaires, le prolongement des conflits politiques en période électorale[21], la complexité des sociétés plurales africaines (diversités ethniques, religieuses, linguistiques, etc.) et son implication en matière électorale sont autant de facteurs qui rendent le contentieux électoral délicat et son étude plus qu’intéressante. De fait, les élections sont souvent le terrain d’affrontement de différents protagonistes qui peuvent être des groupes ethniques (Kenya, Côte d’Ivoire), des entités religieuses (Nigeria), des entités linguistiques (Cameroun), soit l’armée et le civil (Égypte, Algérie)[22]. Voici ce qu’affirme Djedjro Francisco Meledje :

[L’]existence du contentieux et sa fiabilité sont un signe de la légitimité des procédures de désignation des gouvernants. En d’autres termes, l’utilisation du contentieux électoral par les acteurs politiques et l’adhésion de ceux-ci à l’idée même de ce mécanisme démontrent leur maturité ainsi que celle de la population en général, et révèlent le niveau de développement politique de la société[23].

Néanmoins, la délicate fonction ainsi confiée au juge électoral se révèle à double tranchant. Sa réussite présuppose une justice électorale de qualité, c’est-à-dire de nature à assurer la sincérité du scrutin. Au-delà des règles du procès équitable qui sont applicables à tous les juges[24], certains critères d’évaluation de la qualité de la justice s’avèrent d’une importance particulière en matière électorale. Les caractères de neutralité, d’impartialité, de célérité, de bonne organisation, de formation appropriée des juges, de probité, etc., représentent ainsi des préalables incontournables d’une justice électorale de qualité[25]. Soit ces qualités sont présentes, et la justice électorale assure efficacement la fonction de légitimation des élus et de protection de la cohésion sociale ; soit elles font défaut, et le contentieux électoral se trouve susceptible de jouer exactement le rôle inverse, car une justice électorale biaisée — donnant l’impression de légitimer les victoires irrégulières — peut être aussi dangereuse que le trucage des élections lui-même[26].

Nous posons, dans notre article, le problème de la fiabilité des mécanismes africains de règlement des litiges électoraux et de leur capacité à bien remplir leur mission qui consiste à assurer des élections libres et démocratiques répondant aux standards internationaux contenus dans les textes internationaux et régionaux recensés plus haut. Nous voulons donc jauger la contribution du juge électoral africain à l’édification d’un idéal démocratique en examinant son aptitude à jouer son rôle de garant de la démocratie. Cette problématique n’est pas nouvelle : elle a fait d’ailleurs l’objet de nombreux travaux. Néanmoins, au-delà des centres d’intérêt de l’étude du contentieux électoral en Afrique soulignés plus haut, la contribution de notre recherche à l’avancement de la science sur la question, par rapport aux travaux existants, se situe à deux niveaux. Elle tient d’abord aux récentes évolutions sociopolitiques ayant eu cours dans certains États africains, à l’instar des printemps arabes et des mouvements populaires dans certains pays de l’Afrique subsaharienne, qui ont changé la donne des forces politiques en présence et abouti, notamment en Égypte, en Tunisie et au Burkina Faso[27], à une redéfinition des règles de la compétition électorale[28]. Il sera question d’évaluer l’impact éventuel de ces évènements sur les mécanismes de gestion des litiges électoraux. Notre contribution tient ensuite à l’essence comparative de notre travail, mais surtout au large éventail d’échantillons retenus. Nous avons en effet pris en considération les quatre points cardinaux de l’Afrique et intégré toutes ses aires géographiques et linguistiques, mais surtout les deux grands systèmes juridiques présents sur le continent : le droit civil (civil law) et la common law. Cette gageure accentue l’intérêt de la recherche puisque l’idée ici est de déterminer si la nature du système juridique appliqué influe sur l’organisation du contentieux et son efficacité.

Pour parvenir à nos fins, nous nous donnons pour ambition de remettre en question à la fois le cadre législatif et les choix jurisprudentiels, car il convient de distinguer « ce qui est à imputer au producteur de la norme à appliquer (et qui ne dépend nullement du juge) et ce qui est à attribuer au choix interprétatif, au choix de posture institutionnelle, bref à ce que l’on appelle habituellement la politique jurisprudentielle du juge[29] ». Nous nous proposons ainsi de nous pencher sur les truismes, les préjugés et les clichés répandus sur le contentieux électoral en Afrique. S’il y a unanimité quant à la mauvaise qualité des processus électoraux et de leurs contentieux avant les années 90, depuis lors les avis divergent plus ou moins profondément. Pour certains, le mouvement de démocratisation entamé depuis le début de la décennie 1990 sous la pression internationale avec l’institution de la conditionnalité démocratique par les bailleurs de fonds internationaux[30], et consolidé par le nouveau constitutionnalisme africain, a eu une influence significative sur la qualité des contentieux électoraux[31]. L’attestent le toilettage des codes électoraux dans le sens de leur amélioration, la consolidation de l’indépendance des juridictions, la création quasi unanime des organes indépendants de gestion du processus électoral, etc. Pour d’autres, en revanche, les processus électoraux demeurent de la « poudre aux yeux[32] », un « mirage démocratique[33] » ou symbolisés par des « crises sociopolitiques[34] » systématiques, des qualificatifs qui tendent à démontrer leur caractère antidémocratique.

Nous comptons donc reconsidérer ces clichés en basant notre appréciation sur la pratique contentieuse même. À ce titre, l’hypothèse que nous avons retenue, à l’issue des regards croisés des mécanismes de règlement des litiges électoraux en Afrique, est celle de leur efficacité différenciée et mitigée. Cette dernière se révèle différenciée en ce qu’ils n’offrent pas, dans tous les États, les mêmes garanties d’efficience et des niveaux identiques de satisfaction ou d’insatisfaction. Par ailleurs, leur efficacité est mitigée car, malgré des avancées notables et indéniables, des motifs d’inquiétude demeurent quant à l’aptitude du juge électoral à remplir son rôle de gardien neutre de la démocratie en Afrique. Notre hypothèse se vérifie dans l’efficacité variée et atténuée aussi bien des schémas institutionnels choisis (partie 1) que des procédures contentieuses appliquées (partie 2).

1. La variable efficience des schémas institutionnels divergents

Le cadre institutionnel de règlement des litiges électoraux varie très sensiblement d’un pays à l’autre, puisque aucun modèle ni approche n’a vocation à s’imposer en tous lieux[35]. Bien que le contentieux électoral sous-tende principalement l’existence d’organes juridictionnels (1.2), la majorité des États africains confie également le règlement de certains litiges électoraux aux organes non juridictionnels (1.1).

1.1 L’effet nuancé du discordant octroi d’attributions contentieuses aux structures non juridictionnelles

On oppose généralement les systèmes puristes aux systèmes mixtes de gestion du processus électoral[36]. L’institution d’organes indépendants de gestion du processus électoral qui caractérise la quasi-totalité des États africains aujourd’hui s’analyse comme une réponse à la conditionnalité démocratique des bailleurs de fonds internationaux en ce qui concerne la quête à la neutralité dans la gestion du processus électoral[37], l’Administration de l’État jadis organisatrice s’étant révélée incapable de relever ce défi. Toutefois, les attributions confiées à ces structures ne sont pas identiques d’un pays à l’autre. On distingue en effet des organes aux compétences réduites dotées exclusivement de fonctions d’organisation et des organes aux compétences étendues exerçant, en plus, des fonctions de régulation et de contrôle[38]. C’est de cette fonction de contrôle qu’il sera question ici, à savoir celle par laquelle les structures de gestion du processus électoral sanctionnent l’application de la loi électorale en statuant sur des litiges nés pendant certaines étapes du processus électoral. Si, pour des auteurs, il est excessif de leur confier jusqu’au contentieux des opérations électorales[39], il faut reconnaître que cette tendance s’inscrit de plus en plus dans l’habitus institutionnel en Afrique. La lecture des textes nationaux laisse ressortir deux tendances selon qu’il s’agit des États d’Afrique francophone et arabe (1.1.1) ou des États d’Afrique anglophone (1.1.2).

1.1.1 La double tendance des structures non juridictionnelles dans les États francophones et arabophones

Il existe une double tendance très nette entre les pays qui accordent peu ou pas d’attributions contentieuses aux organes responsables de la gestion du processus électoral, d’une part, et ceux qui leur en octroient de plus ou moins larges, d’autre part. La première catégorie est constituée des États réticents à confier de telles attributions aux organes intervenant dans la gestion du processus électoral. Dans ces pays, les attributions contentieuses de ces organes « arbitres de touche[40] » sont à la fois très ciblées et fort circonscrites en ce sens qu’elles portent quasi exclusivement sur des aspects précis du processus électoral qui relèvent généralement des opérations préélectorales.

Les aspects privilégiés par ces pays sont les listes électorales, les listes de candidatures et la campagne électorale. Certains législateurs confinent l’action de ces organes à un seul de ces aspects. C’est le cas du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire qui confient respectivement à la Commission électorale nationale indépendante (CENI) au Burkina Faso (voir l’article 55 du Code électoral de 2012 du Burkina Faso)[41] ou à la Commission électorale indépendante (CEI) le contentieux des litiges relatifs à l’inscription sur les listes électorales[42]. C’est aussi le cas du Sénégal où la seule attribution contentieuse de la Commission électorale nationale autonome (CENA) réside dans le contrôle et la supervision des listes de candidatures, puisqu’elle a le droit de faire procéder aux rectifications nécessaires y afférentes[43]. C’est enfin le cas du Congo, de la République démocratique du Congo (RDC), dont les organes chargés de la gestion du processus électoral ne jouissent d’attributions contentieuses que dans le seul domaine de la campagne électorale[44]. Le législateur du Togo, quant à lui, reconnaît à la CENI togolaise des attributions contentieuses qui englobent deux aspects, soit le contentieux de l’établissement des listes de candidatures et le contentieux relatif à la campagne électorale dont elle est saisie de toute réclamation[45].

L’autre catégorie est constituée d’États qui franchissent un certain seuil dans l’octroi des attributions contentieuses aux structures intervenant dans la gestion du processus électoral. Outre le contrôle de la campagne électorale confié à la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC) (art. 66 de la Loi no 2018-38 du 3 septembre 2018 portant code électoral en République du Bénin), la CENA béninoise, par exemple, dispose de pouvoirs d’investigation pour assurer la sincérité du vote (Code électoral du Bénin, art. 17). Si ces dispositions semblent instituer une compétence générale en faveur de la CENA, leur généralité et l’absence de précision les rendent quasi inapplicables. C’est pourquoi, en pratique, l’ensemble des litiges électoraux est réglé par le juge électoral. Au Cameroun, les lois électorales ont toujours conféré des attributions contentieuses plus ou moins larges aux structures responsables du processus électoral, qu’il s’agisse d’Elections Cameroon (ELECAM), de l’Observatoire national des élections (ONEL), son devancier (litiges portant sur les opérations préélectorales et électorales, sous réserve des attributions des juridictions compétentes[46]), ou des commissions électorales mixtes, structures ad hoc instituées au fur et à mesure de l’évolution du processus électoral, même si le cadre juridique est susceptible de créer des conflits d’attributions entre ces structures[47].

La réticence relative à l’octroi des attributions contentieuses aux structures administratives peut se justifier par deux séries de raisons. La première, systémique, est liée au risque de conflit avec les structures juridictionnelles qui, comme nous le verrons, augmente avec l’importance des attributions contentieuses reconnues aux structures administratives. C’est donc par souci de fluidité des agencements institutionnels que ces législateurs rechignent à confier d’énormes attributions contentieuses aux structures administratives. La seconde est endogène, c’est-à-dire relative aux structures elles-mêmes et liée à leur capacité à effectivement tenir un tel rôle, compte tenu de leurs moyens[48]. Ainsi que nous l’avons précisé plus haut, un contentieux de qualité suppose réunies un certain nombre de caractéristiques que ces structures sont loin d’offrir. Leur composition qui fait, sauf quelques exceptions, la part belle aux représentants de partis politiques nuit à l’impartialité, qualité fondamentale pour tout contentieux. L’opposition des parties prenantes au processus électoral à l’intérieur des structures arbitrales risque fort de se refléter dans leur action et ainsi de constituer un empêchement à un travail serein[49]. Car si la représentation des partis politiques et des forces politiques au sein de ces structures se justifie par la nécessité pour eux de veiller au bon déroulement du processus électoral, l’arbitre, quant à lui, doit offrir les garanties d’impartialité. Par ailleurs, la délicatesse des enjeux et la technicité des questions à trancher peuvent également justifier ce choix des législateurs visés, soit éviter de confier une telle mission à des structures qui, en général, ne sont pas spécialement formées au contentieux et qui constituent donc des mains inexpertes en la matière.

Dans les pays arabophones, les printemps arabes ont exercé une influence significative sur l’agencement des compétences en matière électorale, notamment celles des structures qui s’occupent de la gestion du processus électoral. En Tunisie, la refonte des textes constitutionnels et législatifs consécutive à la révolution de 2011 a eu pour conséquence la création, au terme d’une démarche consensuelle[50], de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE)[51] dépositaire de vastes attributions contentieuses. Celle-ci est chargée du contentieux relatif aux listes de candidatures et au déroulement de la campagne électorale, mais surtout du contentieux des opérations électorales préalables à la proclamation des résultats pour lequel elle dispose jusqu’au pouvoir d’annulation[52]. En Égypte, à la suite de la révolution ayant entraîné la chute du régime Moubarak, la Commission électorale nationale a remplacé les deux commissions spécialisées respectivement pour les élections parlementaires présidentielle qui elles-mêmes remplaçaient le ministère de l’Intérieur jusqu’alors seul organisateur des élections. La Commission électorale nationale a des pouvoirs contentieux importants puisqu’elle connaît des recours formulés contre ses propres actes ou ceux des structures qui lui sont subordonnées relatifs aux candidatures et au déroulement des opérations électorales, ses décisions pouvant être contestées devant la Haute Cour administrative[53]. Ce système rompt avec celui qui était précédemment en vigueur (très critiqué) et qui faisait des actes de la Commission électorale nationale pour l’élection présidentielle des actes insusceptibles de tout recours[54]. Les changements enregistrés dans ces deux pays font état d’une amélioration de l’efficacité des structures responsables du processus électoral à travers le renforcement de leur indépendance, le but étant d’éviter le piège de l’inféodation observée dans les régimes déchus.

L’indépendance de ces structures administratives est un facteur décisif qui influe directement sur leur rendement et, partant, sur l’efficacité de leur action. L’indépendance peut être fonctionnelle, mais elle s’avère surtout organique. Celle de l’institution dans son ensemble pose relativement peu de problème, puisqu’il est alors question des autorités administratives indépendantes (AAI) dont l’indépendance est reconnue par la quasi-totalité des textes nationaux qui instituent de tels organes. Ainsi la Cour constitutionnelle béninoise a-t-elle eu à le préciser en 1994 dans un cas en affirmant que la CENA est « une autorité administrative autonome et indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif[55] ». L’indépendance des membres de ces organes, en revanche, peut poser un problème qui tire sa source de leur statut, selon que le pouvoir de désignation est partagé ou non. Certains pays, tels que le Burkina Faso, le Mali, le Togo ou le Bénin, instituent un mode de désignation collégiale et partagée principalement entre les partis politiques, la société civile, la magistrature et, éventuellement, l’ordre des avocats, l’Administration, etc.[56]. Un tel mode de désignation partagée a l’avantage d’aboutir à une indépendance par la neutralisation des forces antagonistes et de garantir plus facilement l’acceptation des résolutions prises. Tel n’est pas le cas du mode de désignation exclusive qui constitue l’option choisie par le Sénégal et le Cameroun qui accordent tous deux le pouvoir de désignation au seul président de la République[57]. Ce système qui donne le pouvoir de désignation exclusif à un acteur politique est susceptible de saper l’indépendance de ces organes et par-delà toute l’efficacité de leur action.

La sécurisation du mandat des membres participe aussi de l’appréciation de leur indépendance[58]. À ce titre, leur inamovibilité à l’égard de l’autorité de nomination, sauf circonstances exceptionnelles et graves (Code électoral du Bénin, art. 22 ; Code électoral du Sénégal, art. L6), y participe amplement. Ici encore, le Cameroun fait figure de mauvais élève puisque l’article 44 du Code électoral donne au président de la République le pouvoir de mettre fin aux fonctions des membres d’ELECAM à tout moment[59].

1.1.2 Les attributions contentieuses étendues des structures non juridictionnelles dans les pays anglophones

Les structures responsables de la gestion du processus électoral dans les pays anglophones disposent d’énormes attributions qui vont de la régulation au découpage des circonscriptions électorales, en passant par la légalisation des partis politiques, l’examen des candidatures, etc. Ce sont donc des commissions électorales du type « arbitre central » en vertu de l’étendue de leurs attributions[60], en ce sens qu’elles s’inscrivent dans une logique extensive de la gouvernance électorale qui dépasse la simple administration électorale[61]. Cette logique se vérifie également en ce qui concerne leurs attributions contentieuses en particulier car, en règle générale, les législateurs leur en accordent davantage que leurs homologues des États francophones ou arabophones.

Le domaine de compétence de ces organes est précisé selon une technique qui procède d’un critère basé tantôt sur la nature de l’acte querellé, tantôt sur la nature de la contestation. La nature de l’acte querellé est le critère retenu par le Kenya dont l’Independent Electoral and Boundaries Commission (IEBC) est chargée du règlement de l’ensemble des différends électoraux, y compris ceux qui sont relatifs aux investitures internes des partis politiques[62], à l’exclusion cependant des litiges concernant la proclamation des résultats des élections[63]. D’après le Judiciary Working Committee on Election Preparations, cette disposition confie à l’IEBC une clause générale de compétence en matière préélectorale[64]. L’IEBC remplace ainsi l’Electoral Commission of Kenya (ECK)[65] dont l’incapacité à gérer efficacement le contentieux électoral est considérée comme l’une des causes du conflit postélectoral de 2007[66].

L’Afrique du Sud, quant à elle, emprunte plutôt le critère de la nature de la contestation pour la détermination des attributions contentieuses de l’autorité électorale. Ainsi, outre le contentieux de l’enregistrement des partis politiques[67], l’Electoral Commission a la charge du jugement des contestations relatives à l’organisation, à l’administration et à la conduite des élections ayant une nature administrative[68]. La judiciarisation de cette commission s’étend à son fonctionnement puisque la loi prévoit à son égard une procédure identique à celle qui est en cours devant les instances juridictionnelles : procédure contradictoire, régime de la preuve, témoignages, etc.

En dehors de cette classification, nous en proposons une autre qui distingue les structures bénéficiant d’une compétence générale de celles dont la compétence contentieuse n’englobe que des aspects précis du processus électoral. La Commission sierra-léonaise (National Elections Commission ou NEC) illustre parfaitement la première catégorie de structures puisque l’article 87 de la Public Elections Act, 2012 la dote d’une compétence contentieuse générale valant pour l’ensemble du processus électoral, y compris le contentieux des résultats. Dans ce cas, elle dispose de très larges pouvoirs de décision semblables aux pouvoirs du juge électoral[69], car elle peut soit annuler, soit réformer les résultats[70].

Le Ghana et le Nigeria sont plutôt représentatifs de la seconde catégorie de structures. Au Ghana, que ce soit par elle-même ou par l’intermédiaire d’administrateurs qu’elle désigne et qui agissent sous son contrôle, l’Electoral Commission détient de nombreuses attributions contentieuses : contentieux de la légalisation des partis politiques où elle connaît de son propre refus sous le contrôle de la Court of Appeal[71], contentieux de la nomination des officiers d’enregistrement[72], contentieux de la régularité des suffrages exprimés qui peut déboucher sur un pouvoir d’invalidation des « résultats dans la mesure où ils n’ont pas encore été publiés ou proclamés », ou encore sur le pouvoir « de rectification des erreurs ou de certaines irrégularités[73] ». À côté de cette commission gravitent des comités ad hoc dont certains sont également dépositaires de missions contentieuses. C’est le cas du District Registration Review Committee qui connaît des réclamations relatives aux inscriptions sur les listes électorales[74].

Au Nigeria, l’Independent National Electoral Commission (INEC) connaît des contestations relatives aux listes électorales[75] à travers ses structures décentralisées dans les États fédérés (resident electoral commissioner) qui connaissent en dernier ressort des décisions des agents de révision (revision officer) territorialement compétents[76]. Elle est aussi investie d’un pouvoir d’annulation qu’elle peut mettre en oeuvre en cas de disparité entre le nombre d’électeurs enregistrés et le nombre de suffrages exprimés ou en cas de suffrages non valablement exprimés (Electoral Act, 2010, art. 53 (2) et 54 (1)).

L’option des États anglophones de confier aux instances administratives des attributions contentieuses plus ou moins étendues s’explique par le modèle institutionnel mis en place. La structure de ces commissions les prédispose à de telles fonctions, puisqu’elles sont souvent composées, entre autres, de magistrats de fonction[77] qui, de par leur formation, sont naturellement enclins à exercer des fonctions contentieuses. Dans certains États, les membres des commissions électorales sont désignés es qualité des fonctions officielles qu’ils occupent[78], et non pas intuitu personae, ce qui les outille mieux à la gestion du contentieux. C’est dire que le souci de leur capacité à effectivement jouer ce rôle, mentionné plus haut pour justifier les attributions contentieuses a minima de leurs homologues francophones, ne se pose pas ici. De plus, contrairement aux États francophones, les commissions électorales dans ces pays ne donnent pas une place de choix aux acteurs politiques, comme l’atteste la disqualification d’office, dans certains États, de toute personne témoignant d’un passé politique connu[79]. À ce titre, l’impartialité qui fait défaut là-bas est, a priori, garantie ici ; tout comme le risque de blocage à cause de l’opposition à l’intérieur de ces structures des forces politiques antagonistes est écarté. Au demeurant, l’intervention des structures juridictionnelles peut être bénéfique au contentieux électoral dans son ensemble, puisqu’elle permet de régler une bonne quantité de différends, ce qui empêche ainsi un encombrement des instances juridictionnelles qui, du coup, disposent de plus de temps pour se consacrer à ceux qui leur parviennent. Le principal inconvénient d’un tel système réside dans la probabilité plus élevée d’aboutir à un conflit de compétences avec les instances institutionnelles.

1.2 Le rendement relatif de la diversité des modèles de structures juridictionnelles

C’est un principe quasi absolu : tous les États d’Afrique placent le contentieux électoral sous le contrôle du juge. L’intérêt scientifique attaché à l’étude comparative du cadre juridictionnel de gestion des litiges électoraux en Afrique tient donc davantage à la confrontation des schémas institués dans les différents pays, dont il convient de distinguer selon qu’il est question des pays de culture juridique de droit civil ou de common law.

1.2.1 La complexe répartition de compétences en matière électorale entre les différents ordres juridictionnels dans les pays de culture juridique Civil law

Inspirés par le modèle français, la plupart des États francophones d’Afrique disposent de quatre ordres juridictionnels distincts : l’ordre judiciaire, l’ordre administratif, l’ordre constitutionnel[80] et l’ordre des comptes. L’office de ces juridictions en matière électorale s’analyse au demeurant comme un supplément qui se greffe à leurs domaines de compétence traditionnels. Mis à part quelques pays, à l’instar du Bénin et du Togo qui confient le contentieux du financement de la campagne électorale au juge des comptes[81], l’essentiel du contentieux électoral est, dans ces pays, partagé entre les trois autres juges.

Deux critères peuvent fonder le partage des domaines de compétence entre les juges en matière électorale : la nature de l’élection et la nature de l’acte[82]. À l’observation, les législateurs nationaux visés ont majoritairement opté pour une combinaison des deux critères en adoptant cependant la nature de l’élection comme critère principal et la nature de l’acte à titre de critère accessoire. Le critère principal choisi est donc, comme en France, celui de la nature de l’élection qui débouche sur le bloc de compétence[83]. En vertu de ce critère, l’ensemble du contentieux relatif à un type d’élection précis est confié à un juge déterminé. Dans les pays comme le Togo, le Congo, la RDC, le Gabon, le Cameroun ou le Sénégal, le contentieux des élections nationales (présidentielle, législatives et sénatoriales, le cas échéant) relève de la compétence du juge constitutionnel (qu’il s’agisse de la Cour constitutionnelle ou du Conseil constitutionnel), alors que celui des élections locales ressortit de la compétence du juge administratif. Dans d’autres pays, comme le Mali et le Bénin, qui choisissent également le bloc de compétence en fonction de la nature de l’élection, si le juge constitutionnel reste compétent pour les élections nationales, les élections locales, quant à elles, sont confiées au juge judiciaire.

Le critère du bloc de compétence en fonction de la nature de l’élection présente un double avantage. Le premier est celui de la simplicité en ce sens que, contrairement au critère de la nature de l’acte qui commande la maîtrise parfaite du partage des domaines de compétence entre les juges, ce critère amène simplement à rattacher une élection à un juge. Le second avantage est celui de l’efficacité et de l’unicité du régime du contentieux électoral[84]. Retenons que la participation de plusieurs juridictions à la même élection peut poser un problème de cohérence et déteindre sur l’efficacité de l’action juridictionnelle.

Comme nous l’avons relevé, l’option du bloc de compétence en fonction de la nature de l’élection n’est pas intégrale, ce critère étant souvent combiné à celui de la nature de l’acte. En vertu de ce critère, des actes du processus électoral sont soumis au contrôle d’un juge autre que le juge « naturel » de l’élection considérée, indépendamment de celle-ci. Cet autre juge est souvent institué pour le contentieux de certaines opérations préélectorales, par exemple l’inscription sur les listes électorales, et peut être aussi bien le juge judiciaire (Mali, Sénégal, Togo[85]) ou administratif (Congo, Gabon[86]) que constitutionnel (Bénin[87]).

Le schéma égyptien fait aussi état de la cohabitation de plusieurs ordres de juridiction mais, à la différence de la grande majorité des États de culture juridique de droit civil, il fait la part belle au juge administratif depuis la révolution de 2011, et ce, pour le contentieux tant préélectoral que postélectoral. Les actes du contentieux préélectoral sont justiciables soit devant les tribunaux administratifs pour des opérations d’établissement du fichier électoral[88], soit devant la Haute Cour administrative pour le contentieux de l’enregistrement des candidatures. On retrouve le juge administratif dans le cas du contentieux postélectoral (Haute Cour administrative pour les élections nationales et tribunaux administratifs pour les élections locales)[89], à l’exclusion du contentieux des résultats qui est exclu pour la présidentielle et exercé par la Cour de cassation pour les législatives[90]. L’office du juge constitutionnel en matière électorale, quant à lui, se révèle plus insidieux, indirect puisqu’il s’exerce à travers la procédure d’exception d’inconstitutionnalité qui lui permet d’intervenir dans une affaire pendante devant les juridictions pourvues de compétences électorales, mais aussi par le recours à sa fonction consultative qui lui permet de donner des avis sur des questions brûlantes du contentieux électoral[91].

L’option de la répartition des domaines de compétence entre les ordres de juridiction a l’avantage de confier à chacun d’eux le pan du contentieux qu’ils sont structurellement et organiquement à même de mieux gérer. Néanmoins, elle pose le problème de ce partage entre les juges visés, principalement entre le juge de l’acte et le juge de l’élection. Le risque de conflit s’élève encore plus lorsque les textes ne sont pas assez précis. C’est le cas, au Cameroun par exemple, avec les décrets portant découpage spécial des circonscriptions électorales et portant convocation du corps électoral qui pourraient aussi bien relever de la compétence du juge administratif en raison de leur nature administrative que du juge de l’élection en vertu de leur rattachement au processus électoral. Le droit positif offre, à l’heure actuelle, une solution diversifiée qui procède tantôt du critère de la nature de l’acte pour le décret portant découpage des circonscriptions électorales[92], tantôt du critère de la nature de l’élection pour le décret portant convocation du corps électoral[93]. Un dialogue constructif des juges devra aboutir à un partage harmonieux de compétence sans lacune ni chevauchement, à l’instar de l’exemple français[94].

En ce qui concerne voies de recours qui renvoient à l’idée du double degré de juridiction, leur institution en matière électorale ne doit pas être vue comme une obligation absolue, mais devrait plutôt se limiter à des cas précis dès lors que leur généralisation peut être un obstacle à l’efficacité et à l’effectivité de la justice électorale[95]. De manière générale, les législations nationales distinguent selon le contentieux. Ainsi, le contentieux préélectoral majoritairement consacré aux candidatures n’admet pas de voies de recours, ce qui peut s’expliquer par le choix du moment (timing) de ce contentieux qui se situe en plein milieu du processus électoral et qui doit se résoudre assez vite pour que les autres actes du processus électoral suivent leur cours. En revanche, pour le contentieux postélectoral, outre de rares cas, à l’instar du Bénin, où toutes les décisions en matière électorale sont rendues en premier et dernier ressort[96], la majorité des États distingue selon la nature de l’élection. Parce que les élections locales relèvent de la compétence des juridictions inférieures, les décisions sont contestables devant les juridictions supérieures ; parce qu’elles sont souvent placées sous le contrôle de juges suprêmes ou constitutionnels, les élections nationales n’admettent pas de voies de recours, les décisions étant marquées au sceau de l’intangibilité.

1.2.2 Le double modèle de juridictions électorales dans les pays de culture juridique Common law : entre juridictions ordinaires et spéciales

Certains pays font le choix de l’un des deux modèles (majoritaire ou minoritaire), alors que d’autres optent pour une combinaison de l’un et l’autre.

1.2.2.1 Le modèle majoritaire : l’octroi d’attributions électorales aux juridictions ordinaires

L’option de confier le contentieux électoral aux juridictions ordinaires a historiquement été l’oeuvre de la Grande-Bretagne qui, dès 1868 et plus tard dans la Representation of the People Act 1949, a institué la contestation juridictionnelle des élections des membres de la House of Commons comme palliatif du système dit de la vérification des mandats parlementaires alors en vigueur[97]. La common law se caractérise par le défaut de distinction droit privé/droit public qui se traduit par l’absence de pluralité d’ordres juridictionnels[98]. Le pouvoir juridictionnel est donc, dans ces pays, constitué d’un seul ordre de juridiction qui connaît de toutes sortes de réclamations, y compris celles qui sont relatives au processus électoral. Ce sont ainsi, dans ces pays, les juridictions ordinaires qui connaissent du contentieux électoral. Le schéma est quasiment identique dans les pays qui ont opté pour ce choix : contrairement à la distinction élections nationales/élections locales qui sert de critère principal de répartition des domaines de compétence dans les pays de traduction juridique de droit civil, ici c’est la distinction élection présidentielle/autres élections qui est adoptée. Ainsi, les Supreme Courts sont souvent investies du contentieux des élections présidentielles, tandis que les juridictions inférieures, soit les High Courts dont les décisions peuvent être déférées devant les Courts of Appeal, ont la charge des autres élections. Les pays comme le Ghana, le Kenya[99], l’Ouganda, la Sierra Leone ou la Zambie peuvent être cités en guise d’illustration[100].

Quelques pays offrent des schémas d’exception. Alors que la Tanzanie exclut toute contestation possible pour l’élection présidentielle[101], le Nigeria institue un double degré de juridiction pour la même élection dont le contentieux est confié à une juridiction inférieure (Court of Appeal), les décisions pouvant être déférées devant la juridiction suprême (Supreme Court)[102].

Confier les litiges électoraux aux juridictions ordinaires peut poser le problème de leur capacité à effectivement remplir cette mission quelque peu particulière. Le contentieux électoral est en effet spécial : il comporte des techniques et des méthodes et il présente des enjeux que l’on ne trouve pas forcément dans le contentieux ordinaire. Cela constitue sans doute la raison pour laquelle certains États recourent à des juridictions électorales spéciales.

1.2.2.2 Le modèle minoritaire : l’institution des juridictions électorales spéciales

Caractéristique première du modèle sud-américain de règlement des litiges électoraux[103], l’institution des juridictions électorales spéciales avait pour objectif principal de lutter contre la politisation du contentieux électoral que le modèle alors en vigueur offrait[104]. Plusieurs classifications de ces juridictions spéciales, véritable « pouvoir électoral » selon les termes de Jean Gicquel et autres[105], peuvent être faites, avec comme critères de distinction leur nature (juridictionnelle ou administrative), leur caractère autonome ou non, ou encore leur caractère permanent ou ad hoc. Autant dire que seuls, en Afrique, le Nigeria, l’Afrique du Sud et la Namibie ont opté pour ce modèle[106], chacun avec ses spécificités.

Le Nigeria institue des Legislative Houses Election Tribunal et des National Assembly Election Tribunals pour connaître respectivement du contentieux des élections législatives des États fédérés et législatives nationales. Ce sont des juridictions ad hoc puisqu’elles sont constituées deux semaines avant les élections (Electoral Act, 2010, art. 133 (3) a) et b)) : elles font partie du pouvoir judiciaire et exercent une compétence exclusive dans les matières qui leur sont dévolues. L’Afrique du Sud, quant à elle, a opté pour une cour électorale unique (Electoral Court), permanente et indépendante qui bénéficie d’une clause générale de compétence en matière électorale (Electoral Commission Act, 1996, art. 18). Cette clause générale de compétence, étendue certes, n’est cependant pas illimitée puisque la Cour constitutionnelle a précisé qu’elle n’englobait que les actes du processus électoral stricto sensu, à l’exclusion de ceux qui relèvent de l’organisation et du fonctionnement internes de la Commission[107].

Néanmoins, contrairement au modèle sud-américain qui confie totalement, exclusivement et définitivement le règlement des litiges électoraux aux juridictions électorales spéciales, ces deux pays africains font toujours intervenir d’autres juridictions dans le contentieux électoral qui n’est donc ni totalement ni exclusivement réglé par ces juridictions spéciales. Au Nigeria, non seulement les décisions des Election Petition Tribunals (EPT) peuvent être déférées en appel devant la Court of Appeal mais, en plus, le contentieux des élections présidentielle et gouvernatoriales est confié à la Court of Appeal et à la Supreme Court statuant respectivement en premier ressort de même qu’en appel et en dernier ressort[108]. Bien plus, les juridictions ordinaires sont désormais compétentes pour connaître des contestations relatives à l’investiture interne des partis politiques, celles-ci n’étant pas considérées comme des requêtes électorales (election petitions) stricto sensu[109]. En Afrique du Sud, les décisions de l’Electoral Court peuvent être déférées devant la Cour constitutionnelle.

Depuis l’adoption de la nouvelle loi électorale en 2014, la Namibie s’inscrit également dans cette logique puisqu’elle fait cohabiter, en matière électorale, un ordre de juridictions électorales spéciales avec les juridictions ordinaires. Excroissance des juridictions ordinaires, l’ordre de juridictions électorales est composé des Electoral Tribunals responsables de l’ensemble du contentieux préélectoral (art. 162) et d’une Electoral Court qui, outre le contentieux en appel des décisions des Elections Tribunals, connaît définitivement du contentieux de l’annulation de toutes les élections, exception faite de l’élection présidentielle (art. 168). Quant aux juridictions ordinaires, elles sont représentées par la Supreme Court qui connaît définitivement du contentieux de l’annulation de l’élection présidentielle (art. 172).

L’institution des juridictions électorales spéciales peut avoir plusieurs avantages[110]. Elle a d’abord pour conséquence l’unification du régime du contentieux électoral[111] puisque l’ensemble des litiges électoraux est alors géré par un seul juge spécial. Leur institution offre donc la sécurité juridique et évite des prises de positions divergentes que la multitude de juridictions pourrait engendrer. Elle a ensuite l’avantage de la célérité dans la gestion du contentieux électoral[112], celui-ci constituant son seul domaine de compétence auquel elle se consacre à plein temps[113], même si l’exemple nigérian, comme nous le verrons, peut amener à relativiser ce postulat.

1.3 L’agencement des compétences entre les instances administratives et les instances juridictionnelles

La coexistence des instances juridictionnelles et administratives dans la gestion du contentieux électoral pose le problème de la détermination du domaine de compétence des unes et des autres. Dans la quasi-totalité des cas, cette détermination est faite de manière imparfaite par les textes, ce qui crée des conflits des domaines de compétence[114]. Nous citerons quelques exemples à ce sujet.

Ainsi, au Kenya, la question de la justiciabilité de certaines décisions rendues par l’IEBC devant les juridictions a donné lieu à diverses interprétations. En particulier, la question de savoir si les décisions de l’IEBC dans le contexte du contentieux des investitures pouvaient être déférées devant le juge a engendré une jurisprudence contradictoire[115], avant que la Cour constitutionnelle tranche en faveur de leur caractère définitif[116], d’où la nécessaire harmonisation des mécanismes de résolution des litiges électoraux[117]. Au Cameroun, le juge électoral a longtemps affirmé dans une jurisprudence abondante que la compétence des commissions électorales en matière de règlement des litiges électoraux était exclusive de la sienne dès lors que celles-ci statuaient souverainement et définitivement[118]. Cette lecture très critiquée par la doctrine[119], qui avait pour conséquence d’exclure des champs entiers du contentieux électoral de la compétence du juge, a été rectifiée d’abord par le législateur qui a expressément retiré certaines matières de la compétence des commissions électorales et ensuite par le juge électoral qui est revenu à de meilleurs sentiments[120]. Au Nigeria, la question de la ligne de démarcation entre la compétence du juge et celle de l’INEC s’est également posée dans l’espèce Action Congress of Nigeria and another v. INEC[121], dans laquelle la Supreme Court a interdit à l’INEC de jouer le rôle de juge pénal, en conditionnant la disqualification d’un candidat pour infraction électorale à l’existence préalable d’une condamnation pénale par une juridiction compétente.

La configuration conflictuelle de l’environnement institutionnel de règlement des litiges électoraux est préjudiciable à tous les acteurs du processus électoral. Seule une rédaction harmonieuse et minutieuse des textes peut régler ce problème de conflit des domaines de compétence. Plusieurs options sont envisageables pour harmoniser la coexistence entre les instances juridictionnelles et administratives.

La première option procède d’une répartition verticale fondée sur la chronologie des actes, qui fait des instances administratives les juges des actes préalables au vote et des instances juridictionnelles les juges des opérations électorales et des résultats. La deuxième option propose de fonder la détermination de la structure compétente sur l’importance des revendications. Selon les Guidelines for Understanding, Adjudicating, and Resolving Disputes in Elections (GUARDE), les revendications portant sur la violation des droits autres que fondamentaux ou ne mettant pas en cause une attitude discriminatoire et arbitraire peuvent être définitivement réglées par les instances non juridictionnelles. Seules les revendications témoignant de ces caractéristiques doivent pouvoir être déférées devant le juge électoral. La troisième option consiste à confier aux instances administratives une compétence préalable à celle des instances juridictionnelles : l’action de celles-là servirait de tri pour l’action de celles-ci en vue de l’élimination des requêtes fantaisistes ou manifestement infondées[122].

Si ces techniques ont l’avantage de proposer une répartition des domaines de compétence basée sur des critères clairement déterminés, elles ne peuvent néanmoins emporter pleinement satisfaction. Ces critères ont en effet l’inconvénient de placer certains aspects du processus électoral sous le contrôle des seules instances non juridictionnelles. Quel que soit leur domaine de compétence, l’action de ces instances devrait pouvoir être déférée devant les juridictions, et ce, dans le but de mettre l’ensemble du processus sous le contrôle des juges.

2 L’efficacité mitigée des procédures contentieuses convergentes

Précisons que nous traitons ici uniquement des procédures contentieuses devant les instances juridictionnelles. L’exclusion des organes non juridictionnels s’explique par le vide juridique qui caractérise généralement la procédure suivie devant ces organes[123]. À ce titre, force est de reconnaître que les techniques jurisprudentielles mises au point par les juges électoraux africains transcendent les distinctions linguistiques, les positions géographiques et les cultures juridiques. Elles offrent plutôt l’occasion d’observer une convergence, quoiqu’elle soit relative, vérifiable à l’étude des règles régissant l’entrée au procès électoral, le déroulement de l’instance et l’exercice des pouvoirs du juge électoral.

2.1 La complexe adéquation entre les prescriptions législatives et les interprétations jurisprudentielles sur l’appréciation des conditions d’entrée au procès électoral

L’entrée au procès électoral renvoie à toutes les questions que le juge doit trancher avant de statuer sur le fond de la requête. À vrai dire, ce sont des conditions de recevabilité dont le but est de s’assurer de la satisfaction des conditions de l’action en justice en vue de son examen au fond[124]. Elles sont à la fois objectives et subjectives.

2.1.1 L’imparfait équilibre entre droit procédural et droit substantiel : l’appréciation rigoureuse des conditions de recevabilité objectives

Les conditions de recevabilité objectives sont celles qui sont liées à la requête même et peuvent concerner les formes ou les délais de recours.

Les règles de forme et de procédure constituent le véhicule du droit substantiel puisqu’elles prescrivent le mécanisme par lequel celui-ci doit être appliqué et, par-delà tout, la justice administrée[125]. Leur nécessité réside dans le fait qu’elles donnent vie au droit substantiel en prescrivant les modalités pratiques de leur mise en application. La problématique relative à la procédure et aux règles de forme tient à l’importance qui doit leur être accordée. Car si la procédure doit être respectée, en faire une fin en soi revient à la rendre maîtresse (mistress) du droit substantiel plutôt que d’être à son service (handmaid)[126].

Si la question de l’équilibre entre le droit procédural et le droit substantiel n’est pas une exclusivité de la matière électorale, elle y trouve en revanche un intérêt décuplé. Le fait de privilégier celui-là au détriment de celui-ci peut avoir des effets néfastes sur la perception collective du contentieux électoral et aussi nuire à la légitimité des élus si les soupçons qui entourent une élection ne sont pas finalement dissipés par une décision sur le fond[127]. La jurisprudence électorale offre malheureusement de nombreux exemples à l’échelle du continent africain où le caractère trop procédural du procès s’est révélé être plus un obstacle pour la justice substantielle. Nous en donnerons quelques exemples en guise d’illustration.

Au Kenya, après l’élection de Daniel Arap Moi lors de la présidentielle de 1997, la requête de Mwai Kibaki a été déclarée irrecevable faute d’avoir adressé une copie de la requête au défendeur, comme la loi l’exigeait, alors que celui-ci n’avait pas fourni les détails nécessaires pour procéder à ces formalités[128]. Mentionnons également l’exemple du rejet d’une requête après l’élection présidentielle kényane de 1992, faute de signature personnelle du recourant, alors que celui-ci, souffrant, avait autorisé sa femme à le faire, ou faute d’avoir cité les dispositions constitutionnelles violées[129]. En Namibie, après les élections générales de 2009, la requête du Rally for Democracy and Progress and others tendant à annuler les résultats de la présidentielle déposée le jour du dies ad quem à 16 heures a été rejetée pour avoir été déposée hors délais, sur la base d’une règle interne qui interdisait l’enregistrement de toute requête après 15 heures, alors même que l’Electoral Act, 1992 ne fixait pas de telles limites[130]. Du côté de la Sierra Leone, la requête contestant la victoire d’Ernest Bai Koroma après la présidentielle de 2012 a été rejetée pour avoir précisé l’adresse des avocats dans la requête et non sur une feuille distincte, comme le prévoyait une règle de la Cour[131].

Au Nigeria, dans l’espèce Atiku Abubakar and others v. Umaru Musa Yar’adua and others[132], la requête du recourant a été déclarée irrecevable pour avoir visé les quatre cas d’ouverture d’annulation prévus par la loi[133], le juge estimant que l’emploi de la conjonction de coordination « ou » par le législateur obligeait à citer les griefs alternativement et non cumulativement. Au Cameroun, le juge électoral a, pendant longtemps, rejeté d’office les requêtes tendant à la disqualification des listes de candidats, évaluant que la loi ne permettait que la disqualification individuelle de candidats et non celle des listes entières, avant de revenir à de meilleurs sentiments[134].

Le constat est donc clair : les artifices procéduraux utilisés par le juge constituent un obstacle péremptoire à la justice substantielle. Bien qu’il ne soit pas facile à atteindre[135], le juste équilibre doit être recherché par les juges, à défaut d’être prescrit par le législateur. Il convient en cela de saluer la prescription du constituant kényan qui, à l’article 159 (2) d) de la Constitution, établit une hiérarchie en faveur de la justice substantielle lorsqu’il précise que « justice shall be administered without undue regard to procedural technicalities ».

2.1.2 La difficile équation de l’ouverture et la restriction du droit de saisine quant aux conditions de recevabilité subjectives

La problématique du droit de saisine appelle des précisions sur les deux procédés de mise en marche de l’action du juge que sont la saisine spontanée et la saisine provoquée.

La saisine spontanée, qui renvoie à la question de l’autosaisine du juge, est problématique puisqu’elle pose le problème de son fondement théorique. Parce que le juge électoral est investi d’une fonction de dire le droit, et surtout de trancher un litige, certains auteurs ont vite fait de conclure que, comme tous les autres juges, il ne s’autosaisit pas[136]. L’existence d’une contestation constitue d’ailleurs l’un des critères de définition de l’acte juridictionnel[137]. Pour autant, dans certains pays, le juge électoral jouit de ce pouvoir d’autosaisine soit du fait de la loi (Bénin)[138], soit de son propre chef (Cameroun)[139]. L’octroi du droit d’autosaisine n’est pas dénué de tout fondement. Il s’explique par la spécificité du contentieux électoral qui est, par essence, objectif et qui, par conséquent, ne peut se limiter à la satisfaction d’intérêts subjectifs. Le respect de la loi électorale et par-delà toute la sincérité du scrutin constituant l’intérêt objectif, le juge électoral ne peut plus être cantonné à n’agir que sur requête.

La saisine provoquée renvoie aux questions de la qualité et de l’intérêt pour agir. Ces deux aspects entretiennent des relations de complémentarité. Lorsque la qualité est expressément reconnue par le législateur à une catégorie de personnes, seules celles-ci peuvent agir devant le juge sans qu’il soit besoin de vérifier un quelconque intérêt. On dit dans cette situation que la qualité présume l’intérêt. En revanche, en l’absence de catégories de personnes expressément prévues, le droit de saisine est reconnu à ceux qui peuvent justifier d’un intérêt dans l’issue du procès[140]. L’intérêt fonde alors la qualité. Ces deux cas d’espèce sont présents en Afrique.

Dans les pays dont la loi est muette sur les personnes titulaires de la qualité pour agir, il revient au juge d’accorder cette qualité en fonction de l’intérêt que les personnes qui portent un recours devant le tribunal peuvent avoir dans le procès intenté. Cependant, la détermination de cet intérêt se révèle parfois complexe, l’ensemble des acteurs qui interviennent dans le processus électoral pouvant prétendre à un intérêt certain dans le procès électoral. Dans une affaire isolée, le juge électoral camerounais a mis à mal ce principe constant du droit processuel. En l’espèce, alors que le recourant avait argué en nullité les opérations électorales dans une circonscription électorale pour cause de fraudes massives, le juge a déclaré ladite requête irrecevable pour défaut d’intérêt, le parti du recourant ayant « remporté les élections avec la majorité absolue ». Par cette décision, le juge introduit une exigence qui n’est pas prévue par le législateur et enduit le contentieux électoral d’une bonne dose de subjectivité. Car si l’intérêt personnel de titulaires de la qualité pour agir existe[141], il ne doit toutefois pas conditionner l’action du juge : cet intérêt « doit être considéré par le juge comme lui ouvrant la voie à la réalisation d’une valeur d’intérêt plus grande et plus impersonnelle qu’est le respect de la loi électorale[142] ».

Dans les pays dont la loi consacre expressément un régime de la qualité, on distingue deux systèmes d’attribution de la qualité pour agir en matière électorale : le système individualiste et le système corporatiste. Le premier accorde le droit de saisine exclusivement aux individus que sont par exemple les électeurs et les candidats parce qu’ils sont les plus directement engagés dans le processus électoral : les premiers élisent les seconds. Ce système est le plus présent à ce jour dans les pays européens et américains[143]. De son côté, le système corporatiste octroie le droit de saisine aux corporations, à savoir les partis politiques, les organes de gestion du processus électoral et même, dans certains cas, le gouvernement. La majorité des pays africains a opté pour une combinaison des deux systèmes en laissant voir cependant une nette tendance pour le système corporatiste.

Au-delà de cette confrontation de systèmes, la problématique liée au droit de saisine se pose également en termes d’ouverture : qu’il soit question du juge ou de la loi, faut-il ouvrir ou restreindre le droit de saisine ? Dans le Code de bonne conduite en matière électorale, la Commission de Venise recommande d’étendre le droit de saisine en matière électorale le plus grandement possible[144]. Pour certains auteurs, cette large ouverture peut avoir pour conséquence de frayer la voie à un encombrement du prétoire, d’où la nécessité de rationaliser le droit de saisine[145].

En réalité, la relation de cause à effet entre la libéralisation du droit de saisine et l’encombrement du prétoire est peu évidente en pratique. Car l’ouverture du droit de saisine à d’autres catégories, comme le gouvernement, les organes de gestion du processus électoral ou les électeurs, n’a jamais été suivie, dans les pays qui en ont fait l’option, d’une inondation des juridictions par les recours en provenance de ces catégories de personnes. Au Cameroun par exemple, on observe un très faible engouement des électeurs à saisir le juge électoral lorsque la qualité pour saisir leur est reconnue[146] : le taux des recours intentés par les personnes représentant le gouvernement y est nul. Au Sénégal et au Mali (voir les articles L. 10 et 16 (3) respectivement des codes électoraux sénégalais et malien qui octroient le droit de saisine à leurs commissions électorales), aucun recours n’a jusqu’ici été intenté par leurs soins. La pratique montre que le contentieux électoral est généralement lancé par certaines catégories précises que sont les partis politiques, mais surtout les candidats.

Quant au droit de saisine en instance d’appel, il n’est normalement reconnu qu’aux seules personnes ayant été partie prenante au procès en première instance, comme l’a reconnu la Cour constitutionnelle sud-africaine[147].

2.2 Le périlleux déroulement de l’instance

Il sera essentiellement question ci-dessous du régime de l’instruction applicable aux requêtes et des délais de jugement accordés au juge pour vider sa saisine.

2.2.1 La pénible preuve de l’irrégularité électorale en cours d’instruction

L’instruction renvoie au régime de la preuve dont l’administration se révèle généralement laborieuse dans la plupart des cas. La charge de la preuve en matière électorale repose sur les épaules du demandeur. Ce principe commun à toute procédure juridictionnelle se justifie en matière électorale par la présomption de régularité des opérations électorales dont bénéficie le défendeur[148]. C’est donc à lui que revient la charge de faire tomber cette présomption en produisant la preuve de l’existence des irrégularités dirimantes, comme cela a été rappelé par le juge nigérian dans une espèce où le recourant demandait au tribunal d’ordonner à l’INEC de produire la preuve de la validité des élections[149]. Dans de nombreux pays, cependant, des facteurs rendent la charge de la preuve trop lourde pour les seules épaules frêles du demandeur. En effet, les organismes de gestion du processus électoral, dont les irrégularités représentent souvent la grande majorité des irrégularités répertoriées[150], sont les défendeurs principaux au procès électoral. Étant partie intéressée au procès, ils n’ont aucun intérêt à ce que les requêtes dirigées contre eux aboutissent. En conséquence, les recourants se trouvent aux prises avec un refus catégorique ou une mauvaise volonté caractérisée de la part de ces structures de produire des pièces à conviction qui serviraient à étayer les allégations des demandeurs[151]. Cette attitude a souvent été décriée comme l’une des causes principales du taux élevé d’échec des procès électoraux[152].

Sur cette difficulté se greffe une autre question relative aux moyens de preuve admis par le juge. Si la preuve par tous moyens constitue le principe admis par la quasi-totalité des juges électoraux en Afrique, on note, dans de nombreux pays, le recours exclusif par le juge à la preuve littérale et une réticence à faire usage de l’ensemble des pouvoirs que lui reconnaissent les textes. Au Cameroun, par exemple, le juge rechigne à recourir aux mesures d’instruction comme les citations à comparaître, les descentes sur les lieux et autres mesures que la loi met à sa disposition, ce qui fait de lui un juge purement bureaucrate[153].

Le besoin de redynamisation du régime de la preuve est urgent. Il passe par l’allègement de la charge de la preuve qui pèse exclusivement sur le demandeur, non pas dans le sens de la violation du principe bien établi de l’actori incombit probatio, mais en vue de rendre l’irrégularité électorale plus aisée à prouver et de sortir le processus électoral de la présomption quasi irréfragable que cette situation crée. Le juge devrait ainsi, d’une part, renverser la charge de la preuve aussi souvent que nécessaire, notamment lorsqu’un commencement de preuve met à mal la présomption de régularité attachée au processus électoral et suscite un doute[154]. On peut donc reprocher au Conseil constitutionnel camerounais, dans une espèce du contentieux de l’élection présidentielle de 2018, de n’avoir pas exigé d’ELECAM (organe responsable du processus électoral) la production d’un certain nombre de procès-verbaux dont la régularité avait été mise en doute par le demandeur[155]. En l’espèce, ce dernier contestait la régularité de certains procès-verbaux qui, à la différence des autres, auraient présenté des irrégularités formelles, notamment relatives aux signatures. Devant ce doute légitime, le juge aurait dû exiger la production de la preuve contraire auprès d’ELECAM, ou à tout le moins les sommer de s’expliquer sur les différences formelles des procès-verbaux, en vue, le cas échéant, de dissiper la suspicion créée par la production des procès-verbaux prétendument irréguliers.

D’autre part, le juge devra se montrer plus entreprenant relativement à l’administration de la preuve dans ce contentieux objectif que constitue le procès électoral, le demandeur n’ayant pas seul intérêt à ce que le processus électoral se déroule de manière régulière. À ce titre, l’institution des délégués du juge répartis dans les circonscriptions électorales, sorte de supervision judiciaire déjà adoptée par certains pays, notamment le Sénégal[156] et l’Égypte[157], pourra aider à une amélioration du régime de la preuve en ce sens que ces délégués sont des relais directs du tribunal qui relèveront pour elle toute irrégularité constatée[158]. Aussi le juge devra-t-il prendre sur lui non seulement de recourir aux autres modes de preuve prévus par la loi, mais aussi d’ordonner aux administrations visées la production des pièces pouvant l’aider à la manifestation de la vérité.

2.2.2 L’épineuse question des délais : la confrontation des systèmes et leurs effets

La problématique des délais pour statuer s’avère essentielle en ce sens qu’elle représente un facteur déterminant d’appréciation de la qualité de la justice[159]. Élément clé du procès équitable, le facteur temporel revêt une importance particulière dans le procès électoral : la délivrance de la décision dans les délais raisonnables présuppose une bonne décision et peut servir à prévenir ou à stopper les crises électorales. Alors que certains pays, comme l’Afrique du Sud ou la Namibie, règlent la question des délais en faisant du contentieux électoral un contentieux de l’urgence[160], elle reste lancinante dans plusieurs pays.

La problématique des délais se pose en termes différents selon qu’il est question du contentieux préélectoral ou postélectoral. Dans le contentieux préélectoral essentiellement consacré aux candidatures, la fixation des délais répond de la nécessité de respecter un calendrier électoral en cours. Dans ce cas, l’absence de fixation de délais pour statuer ou la longueur indue de certains délais pourrait gravement hypothéquer la suite du processus électoral qui est conditionné par l’issue du contentieux[161]. Tous les États africains ont compris l’enjeu de la fixation des délais pour statuer dans le contentieux préélectoral puisque tous établissent des délais raisonnables pour son règlement. Le seul problème réside dans le respect de ces délais. Lors des élections municipales de 2013 au Cameroun, la Cour suprême statuant en lieu et place des tribunaux administratifs non encore opérationnels a largement violé le délai de 5 jours fixé par la loi électorale pour vider sa saisine en matière de contentieux préélectoral[162].

Dans le cas du contentieux postélectoral (contentieux des opérations électorales ou des résultats), la situation est différente : le processus électoral étant arrivé à son terme, il n’y a donc aucun risque que des délais trop longs hypothèquent la suite du processus. L’enjeu de la fixation des délais pour statuer est alors déplacé sur un autre terrain, celui du temps propice accordé au juge pour rendre sa décision. Deux systèmes s’affrontent à cet effet : l’un curatif et l’autre préventif, l’élément de référence étant la proclamation des résultats.

Le système curatif consiste à faire du contentieux postélectoral un contentieux des résultats, c’est-à-dire consécutif à la proclamation des résultats et non suspensif de l’entrée en fonction des élus. Selon les pays, ce contentieux peut ou non être enserré dans des délais. Lorsqu’il est encadré dans le temps, le juge doit obligatoirement rendre sa décision dans un délai précis plus ou moins long qui peut varier selon la nature de l’élection. Si ce schéma a l’avantage de la célérité, il comporte quelques inconvénients. D’abord, le délai fixé au juge pour rendre sa décision n’est pas toujours respecté. Ainsi, le juge électoral nigérian est allé au-delà des 180 jours institués par la révision constitutionnelle de 2010 dans l’espèce Hope Democratic Party v. Jonathan and others[163]. Ensuite, le délai peut en revanche amener le juge à bâcler la procédure pour satisfaire aux contraintes de temps et ainsi sacrifier la justice électorale sur l’autel de la célérité. Par exemple, il a été écrit que le rejet de toutes les requêtes consécutives aux élections gouvernatoriales nigérianes de 2011 a été dû à la contrainte temporelle introduite par la Constitution un an plus tôt[164].

Lorsqu’il n’est pas encadré dans un délai précis, le juge prend tout le temps qu’il lui faut pour vider sa saisine. Si ce système a l’avantage de permettre un examen minutieux des requêtes en vue d’une meilleure justice électorale, il comporte en revanche de nombreux inconvénients. Le premier est lié au risque de lenteur du contentieux. Plusieurs pays illustrent ce risque à la perfection, le contentieux électoral y étant réglé plusieurs mois, voire plusieurs années après les opérations électorales. En Namibie, le verdict du procès intenté par l’opposition après les élections de 2009 n’a été rendu que près de trois ans plus tard[165]. En Zambie, le contentieux consécutif à l’élection présidentielle de 2001 n’a été vidé qu’en 2005, c’est-à-dire un an avant les élections suivantes[166]. Malgré une sensible amélioration observable depuis 2007[167] confortée par l’institution des délais pour statuer par la révision constitutionnelle, le Nigeria est un habitué des contentieux interminables, la moyenne du délai de jugement y étant de deux ans[168]. Dans ces conditions, le contentieux électoral ne peut prétendre accomplir la double mission de prévention des crises et de légitimation des élus dont il est censé s’acquitter, la notion de délai raisonnable étant consubstantielle au procès équitable. Au contraire, le contentieux devient alors source d’incertitude et de trouble social[169].

Le deuxième inconvénient tient à la légitimité des élus dont l’élection est contestée dans la mesure où ce système leur permet d’entrer en fonction pendant le contentieux, les recours n’étant généralement pas suspensifs d’exécution de la décision proclamant les résultats. Les actes établis par de telles autorités sont marqués au sceau de l’incertitude en ce sens que leur élection n’est pas encore confirmée[170], une telle incertitude[171] pouvant céder le pas à un problème plus grave dans l’éventualité de l’annulation de leur élection. Cette situation n’est pas qu’une simple hypothèse : elle s’est posée dans les contextes nigérian et égyptien. Dans les espèces Amaechi v. INEC, Oshiomhole and others v. Osunbor and others et Chris Ngige v. Peter Obi, le juge électoral nigérian a réformé les résultats des élections gouvernatoriales et a déclaré chaque fois le recourant élu, après des années d’office du candidat illégitimement déclaré élu[172]. En Égypte, à la suite de l’invalidation des élections de 1987 et de 1990, la Haute Cour constitutionnelle a estimé que cette annulation n’entraînait pas la nullité des lois adoptées par l’Assemblée du peuple depuis les élections, décision justifiée par des raisons politiques et de « sauvegarde de l’ordonnancement juridique[173] ». Le système curatif peut donc déboucher sur une imposture en permettant à une personne mal élue ou illégitimement élue d’exercer les fonctions de représentant du peuple, ce qui est la violation la plus extrême du suffrage et de la fonction électorale.

Le troisième inconvénient de ce système est relatif à la durée du mandat en cas d’annulation. Cet inconvénient s’est révélé à deux reprises au Nigeria, dans des circonstances différentes, avec en toile de fond la question de savoir si l’annulation suspendait ou interrompait le mandat. Dans l’espèce Obi, l’idée était de déterminer si la réformation qui aboutit à la proclamation de M. Obi comme gouverneur légitimement élu interrompait ou suspendait le mandat entamé par le gouverneur illégitime déchu[174]. En cas d’interruption, sa prestation de serment constituerait le point de départ de son mandat de quatre ans, alors qu’en cas de suspension elle marquerait plutôt la continuité du mandat entamé par le gouverneur déchu. Le juge a fait le choix de l’interruption en affirmant que M. Obi ne pouvait être pénalisé pour une situation dont il n’était pas responsable et que son mandat de quatre ans devait courir à partir de sa prestation de serment[175]. Dans l’espèce Buba Marwa and others v. Admiral Murtala Nyako and others, la même question s’est posée, mais dans des circonstances autres puisqu’il fallait déterminer si les gouverneurs dont l’élection avait été annulée et qui avaient par la suite remporté les élections partielles étaient censés continuer leur mandat entamé avant l’annulation ou si leur réélection constituait le point de départ d’un nouveau mandat de quatre ans[176]. Ici, le juge a opté pour la suspension, considérant que leur première prestation de serment devrait être considérée comme le point de départ de décompte de leur mandat. L’institution des délais pour statuer par le constituant et le législateur nigérians (180 jours en première instance et 60 jours en appel)[177] avait pour ambition de résoudre les multiples problèmes liés à la lenteur des procès électoraux[178].

Le système préventif s’avère beaucoup plus avantageux. Il consiste à faire du contentieux postélectoral un contentieux préalable à l’entrée en fonction. Selon les pays, il peut s’agir d’un contentieux des opérations électorales, c’est-à-dire qui précède la proclamation des résultats, comme c’est le cas au Cameroun et au Mali pour les élections nationales ou au Togo pour toutes les élections[179], ou d’un contentieux des résultats, c’est-à-dire consécutif aux résultats, mais qui précède la prise de service, ainsi que cela se passe au Kenya depuis la réforme constitutionnelle de 2010[180]. Ce système règle les trois problèmes que pose le système curatif. Les problèmes de légitimité et de la durée du mandat posés dans les espèces Obi et Buba Marwa and others ne sont pas soulevés puisque l’élu n’entrera en fonction qu’à l’issue du contentieux qui aura confirmé et légitimé son élection, laquelle ne pourra plus être contestée. Quant au problème de célérité, il est naturellement réglé par l’ordre des choses : la décision du juge étant indispensable à la proclamation ou à la confirmation des résultats (selon le cas), qui est elle-même un préalable à l’entrée en fonction, le contentieux ne peut qu’être enserré dans des délais raisonnables. Des précautions peuvent être prises pour permettre au juge de rendre effectivement sa décision dans des délais raisonnables, sans avoir à bâcler la procédure. Les mécanismes de filtrage des requêtes en vue de l’élimination sommaire des requêtes irrecevables ou manifestement fantaisistes ou infondées peuvent ainsi jouer ce rôle[181], tout comme l’accroissement du personnel de la cour en période de crue processuelle que constitue la période électorale, mesure déjà adoptée par certains pays, à l’instar du Bénin[182], et ils devront se généraliser. Le but est de permettre une justice électorale rapide, sans la sacrifier pour autant sur l’autel de la célérité.

2.3 L’oscillante mise en oeuvre des pouvoirs par les juges électoraux

Malgré la tendance majoritaire qui est celle d’un juge électoral généralement prudent ou servile, ou les deux à la fois, quelques juges nationaux font figure d’exception et s’illustrent par leur hardiesse et leur courage.

2.3.1 La tendance majoritaire : le juge servile ou prudent

L’attitude du juge prudent ou servile, ou les deux à la fois, se traduit par sa volonté de maintenir le statu quo, c’est-à-dire de favoriser soit le candidat sortant, soit le candidat du parti au pouvoir ou encore le candidat déclaré élu[183], ce qui se vérifie dans les taux très bas d’invalidation des résultats[184]. Cependant, cette attitude du juge n’est pas en elle-même condamnable : alors que la prudence peut s’avérer être une qualité pour le juge, la servilité, en revanche, ne peut être que préjudiciable concernant la qualité des décisions.

2.3.1.1 Le juge servile

Le juge servile est prompt à sacrifier la sincérité du scrutin sur l’autel d’intérêts personnels ou collectifs pour des raisons aussi multiples que la corruption, le clientélisme[185] ou l’idéologie politique que certains auteurs qualifient d’« activisme militant[186] ». On distinguera selon qu’il est question du contentieux des candidatures ou du contentieux de l’annulation proprement dit.

Dans le cas du contentieux des candidatures, plusieurs accusations sont dirigées contre le juge : elles dénoncent une rigueur et une complaisance inversées selon qu’il s’agit de l’examen des candidatures du parti au pouvoir ou des opposants. Par exemple, on a reproché à la Haute Cour administrative égyptienne d’avoir invalidé, contra legem, la candidature des binationaux lors des élections parlementaires de 2001 au motif que l’on ne peut être loyal envers deux pays à la fois[187], alors que ni la Constitution ni la loi de 1975 relative à la nationalité égyptienne ne le prévoyait expressément[188]. Néanmoins, il convient de distinguer les mauvaises décisions relevant du fait du juge de celles qui découlent d’une saine application de la loi. Dans certains cas, c’est davantage le contenu de la loi que son application rigoureuse qui pose problème. Ainsi, la décision du juge électoral ivoirien déclarant inéligible le candidat Alassane Ouattara pour la présidentielle de 2000[189] a pu choquer certes, mais beaucoup d’observateurs ont perdu de vue qu’elle n’était que la conséquence d’une application saine de la Constitution ivoirienne qui posait comme condition d’éligibilité la nationalité d’origine pure, soit être né de père et de mère ivoiriens (le fameux concept de l’ivoirieté)[190]. De même en a-t-il été du refus d’enregistrement de candidatures en vue de l’élection présidentielle togolaise de 2003 et camerounaise de 2011 pour non-respect de l’exigence de résidence sur le territoire national[191], ou encore du rejet de la candidature de Gilchrist Olympio en vue de la présidentielle de 1993 pour certificat médical non conforme, délivré par des médecins français au lieu de médecins togolais, comme le prévoit la loi[192].

Dans ces conditions, le reproche éventuel au juge doit être déplacé du terrain du favoritisme à celui du refus d’utilisation du pouvoir d’appréciation inhérent à sa fonction qui doit l’amener à ne considérer les causes d’inéligibilité que très strictement[193], car le juge devra, dans certaines circonstances, privilégier le droit fondamental de participer à la gestion des affaires publiques, jalousement consacré par les textes internationaux[194]. À ce titre, il devrait être amené, au besoin, à écarter les dispositions nationales dont le but est de porter un coup fatal à ce droit en vue d’assurer la participation du plus grand nombre de candidats possible. Sur cette question, la posture du juge électoral camerounais doit être saluée. Dans une jurisprudence constante, en effet, il se montre indulgent dans le contrôle des dossiers de candidature puisqu’il prend en considération les difficultés qu’éprouvent les candidats à se procurer certaines pièces constitutives du dossier de candidature[195].

Lorsqu’il est question du contentieux postélectoral, c’est l’utilisation par les juges de leurs pouvoirs d’annulation et de réformation des résultats qui se trouve en cause. Une fois de plus, les accusations de favoritisme au profit du parti au pouvoir sont nombreuses, le lien étant souvent établi entre le taux d’annulation et l’efficacité de la mission du juge. Ainsi, pour Samuel Huntington, « sustained failure of the major opposition political party to win office necessarily raises questions concerning the degree of competition permitted by the system[196] ». Une étude statistique des décisions en matière électorale conduirait à confirmer ces hypothèses : si la proclamation des résultats est quasi systématiquement suivie de contestation en Afrique, le taux d’invalidation se révèle extrêmement bas pour les autres élections, quasiment nul pour l’élection présidentielle.

La retenue (self-restraint) de la Cour suprême camerounaise qui, coincée « entre le marteau du pouvoir exécutif et l’enclume de l’opposition[197] », a fini par confirmer l’élection du candidat Paul Biya nonobstant la reconnaissance des nombreuses irrégularités lors de la présidentielle camerounaise de 1992[198], l’activisme pro-Gbagbo du Conseil constitutionnel ivoirien qui — à travers une technique condamnable — a inversé les résultats proclamés par la CEI donnant Alassane Ouattara vainqueur[199], ou encore la complaisance coupable de la Cour constitutionnelle gabonaise qui a rechigné à annuler les résultats de l’élection présidentielle de 2016, en dépit des irrégularités notoires l’ayant entachée[200], sont quelques-uns des exemples les plus marquants. Le juge électoral nigérian n’est pas épargné par ce phénomène. Lors des élections gouvernatoriales de 2007, par exemple, il a eu deux poids deux mesures en annulant l’élection d’un candidat d’opposition dans l’État d’Eyo pour des faits de violence ayant émaillé la période électorale, mais a refusé d’appliquer le même raisonnement dans l’État d’Oyo pour l’élection d’un candidat du parti au pouvoir en dépit des preuves attestant l’implication des partisans de ce dernier[201]. Ces exemples font dire à des auteurs que le juge électoral est, en Afrique, « un allié embusqué du pouvoir en place[202] » en même temps qu’ils posent l’éternel problème de l’inféodation du juge au pouvoir.

2.3.1.2 Le juge prudent

La prudence du juge se manifeste par le fait que celui-ci ne procède à l’invalidation des résultats ou des élections que dans des cas extrêmement rares. Cette surprenante affirmation du juge ghanéen faite à l’occasion du contentieux de l’élection présidentielle de 2012 en est l’illustration parfaite : « For starters, I would state that the judiciary in Ghana, like its counterparts in other jurisdictions, does not readily invalidate a public election but often strives in public interest, to sustain it[203]. » La prudence procède d’abord par la difficile preuve de l’irrégularité électorale qui commande que celle-ci ne soit constatée qu’en cas de preuve indiscutable, si bien que l’élection est souvent maintenue en cas de doute.

La prudence procède ensuite par la règle de l’effet utile (substantial rule) qui postule que les élections ne peuvent être annulées que si les fraudes ont eu une incidence significative sur l’issue du scrutin, ce qui exclut ainsi l’annulation pour des irrégularités bénignes. De source légale dans certains pays[204] et jurisprudentielle dans la grande majorité, la règle de l’effet utile fait désormais partie du patrimoine électoral commun et peut être appliquée selon la méthode quantitative et la méthode qualitative. La plupart des juges électoraux africains privilégient la méthode quantitative ou celle dite du nombre magique (magic number) qui conditionne l’annulation des élections à la détermination d’un certain seuil de suffrages par l’irrégularité[205]. Néanmoins, quelques juges, à l’instar des juges camerounais, kényan et sud-africain[206], optent à l’occasion pour la méthode qualitative qui fonde l’annulation sur l’importance intrinsèque de la fraude ou l’existence des fraudes substantielles touchant à ce que le juge kényan appelle « the very heart of electoral integrity[207] ».

Inique pour certains[208], salutaire pour d’autres[209], la règle de l’effet utile est défendable. Elle empêche que l’élection ne soit annulée pour des irrégularités mineures et transforme l’office du juge en un office de juge de la sincérité, et non plus de la régularité. Cette règle reste néanmoins perfectible. D’abord, le juge ne doit y avoir recours que s’il peut quantifier l’effet de la fraude, faute de quoi il devra annuler, par précaution. Ensuite, parce qu’elle a pour conséquence d’absoudre la faute, la règle de l’effet utile devra être modulée sur l’implication ou non du candidat : l’élection devra être annulée indépendamment de l’effet déterminant de la fraude si le candidat est impliqué dans la perpétration des irrégularités. Cette précaution permettrait d’empêcher l’élection à des postes de responsabilité des tricheurs qui ne respectent pas la sacralité du suffrage universel.

2.3.2 La tendance minoritaire : le juge hardi et offensif

La hardiesse et le caractère offensif des juges électoraux africains découlent d’une attitude par laquelle ces derniers entendent faire usage de l’ensemble des pouvoirs de décision qui sont les leurs afin de donner un contenu concret aux principes universellement protégés du droit électoral.

2.3.2.1 La satisfaisante protection des principes du droit électoral

Nous donnerons ci-dessous des exemples en guise d’illustration de la hardiesse et du caractère offensif des juges électoraux africains.

Le juge électoral sud-africain s’est révélé être un farouche défenseur de l’universalité et de l’égalité du suffrage dans les espèces August and another v. Electoral Commission and others et New National Party v. Government of the Republic of South Africa and others. Dans la première, le juge affirme ceci : « Universal adult suffrage on a common voters roll is one of the foundational values of our entire constitutional order […] The vote of each and every citizen is a badge of dignity and of personhood. Quite literally, it says that everybody counts[210]. » Dans la seconde espèce, il se penche sur les conditions des élections libres et transparentes que sont le droit de vote et le principe d’égalité. Pour lui, « [t]he right to vote is, of course, indispensable to and empty without, the right to free and fair elections ; the latter gives content and meaning to the former[211] ». D’autre part, se reportant à un document de référence en matière électorale[212], le juge présente les principes de liberté (de soumettre sa candidature, de faire campagne, de ne pas subir d’obstruction ni d’intimidation) et le principe d’égalité entre les candidats comme les composantes du droit aux élections libres, équitables et transparentes[213].

En Afrique francophone, quelques juges électoraux s’illustrent par leur rigueur et leurs prises de positions en faveur de la protection du suffrage. La Cour constitutionnelle malienne s’est attachée à protéger la liberté des candidatures à travers un libéralisme salvateur en affirmant l’inconstitutionnalité des mesures tendant à la restriction de ce principe cardinal constitutionnellement protégé. Ainsi a-t-elle affirmé que le monopole des partis politiques pour la présentation des candidatures était contraire à l’exercice de la souveraineté nationale dès lors que « la mise en oeuvre des droits politiques d’un citoyen n’est pas fonction et ne saurait être fonction de son adhésion à un parti [et que] les partis concourent, c’est-à-dire participent, à l’expression du suffrage, donc ne peuvent être les seuls à concourir à l’expression du suffrage ». Aussi a-t-elle écarté l’exigence législative de « la signature de cinquante élus locaux dans chaque région, qui peut revenir dans certaines conditions et dans certaines régions à limiter le nombre de candidats à la présidence de la république[214] ». Enfin, c’est sans doute sa gestion du contentieux des élections législatives du 13 avril 1997 qui a démontré toute l’indépendance et tout le courage qui la caractérisent, puisqu’elle en est venue à prononcer l’annulation totale des opérations électorales du premier tour des élections législatives sur la base du caractère général des irrégularités qui ont entaché de « manière grave la régularité et la sincérité du scrutin[215] ».

Le rôle de la Cour constitutionnelle nigérienne dans la protection des fondements constitutionnels du droit électoral mérite également d’être mentionné. Devant la volonté du président de la République d’alors, Mamadou Tandja, de faire sauter le verrou de la limitation des mandats présidentiels malgré la clause intangible qui la protège, la Cour constitutionnelle a, dans un premier temps, dans son office de juge de la constitutionnalité, rendu un avis concluant à l’inconstitutionnalité d’une telle entreprise[216] et elle a, dans un second temps, dans son office de juge électoral, annulé le décret portant convocation du corps électoral pour le référendum en vue de l’adoption de la nouvelle Constitution[217]. Cette témérité qui lui vaudra sa dissolution fait de la Cour constitutionnelle nigérienne une véritable gardienne des promesses présidentielles, pour reprendre l’expression d’Antoine Garapon[218].

En Afrique arabophone, le juge constitutionnel égyptien, qui a souvent traité des questions électorales, a fait de l’égalité du scrutin son cheval de bataille. En vertu de ce principe, il a décidé ainsi que :

  • l’exemption de certains candidats de la condition d’avoir accompli leur service militaire, validée par le juge administratif dans une jurisprudence en dents de scie[219], s’analysait comme une discrimination violant le principe d’égalité du suffrage ;

  • l’exclusion par certaines lois électorales des candidatures indépendantes au profit des seules candidatures partisanes violait l’égalité du vote protégé par les articles 8, 40 et 62 de la Constitution d’alors[220], et donc étaient inconstitutionnelles[221], ainsi que l’infime portion (un total de 48 sièges auxdits candidats indépendants, sur un total de 448 sièges que compte l’Assemblée du peuple) qui leur était réservée après modification de la loi censurée[222] ;

  • le découpage électoral égalitaire qui attribuait à toutes les circonscriptions électorales un nombre égal de sièges pour le scrutin uninominal (un siège, en l’occurrence), indépendamment de leur densité démographique[223], était inconstitutionnel.

2.3.2.2 La courageuse mise en oeuvre des pouvoirs de décision par les juges électoraux

Les pouvoirs de décision du juge électoral sont l’annulation et la réformation. La ligne de démarcation fixée par Édouard Laferrière se situe dans la tâche à accomplir : appréciant « la régularité des opérations électorales et les actes administratifs qui s’y rattachent » ainsi que « la moralité de l’élection », le juge ne peut mettre en oeuvre que son pouvoir d’annulation ; officiant comme « un bureau supérieur du recensement des votes », il peut exercer son pouvoir de réformation[224].

Si le pouvoir d’annulation est la chose la moins partagée par les juges électoraux africains, quelques cas d’espèce conduisent à relativiser le propos, car on assiste de temps en temps à l’annulation des élections ou des résultats des élections autres que présidentielle. Le coup le plus retentissant de nos jours est sans contexte l’annulation par la Cour suprême kényane de la récente élection présidentielle de 2017, alors que le président sortant, Uhuru Kenyatta, avait été donné vainqueur par l’IEBC[225]. Sanctionnant la violation des principes électoraux légaux tels que la transparence (transmission des procès-verbaux) et l’égalité (décompte et validité des suffrages), le juge électoral brise un tabou en annulant, pour la première fois, l’élection d’un président sortant en Afrique.

En ce qui concerne le pouvoir de réformation, c’est plutôt le principe de son institution même qui fait débat. Dangereux pour les uns s’il est utilisé de manière arbitraire[226], exorbitant pour les autres[227], le pouvoir de réformation est exercé par les juges électoraux africains soit spontanément, soit sur la base légale.

Pour la Cour constitutionnelle sud-africaine, le pouvoir de réformation qui trouve sa source dans l’article 20 (1) de la Commission Act doit être compris dans un sens étendu :

[It is] a power to reconsider and, if necessary, replace the decision of the IEC. It is not a narrow appeal power, bound to a record, where the court decides merely whether on that record the decision was right or wrong. Nor is it the even narrower review power, where the process through which the decision was taken is scrutinised, but the merits of the decision are not considered. Instead it is the widest possible type of review where the decision in question is subjected to reconsideration, if necessary on new or additional facts, and the body exercising review power is free to substitute its own decision for the decision under review[228].

L’utilisation par le juge électoral nigérian du pouvoir de réformation mérite également d’être saluée[229]. En attestent les espèces Obi, Osunbor v. Oshiomole et Agagu v. Mimiko[230] où la Court of Appeal, statuant comme juge d’appel des décisions du Governorship Election Tribunal, a confirmé la proclamation des candidats Peter Obi (Anambra State), Adams Oshiomhole (Edo State) et Olusegun Mimiko (Ondo State), comme gouverneurs légitimement élus dans ces États, en lieu et place de ceux qui avaient été proclamés élus par l’INEC.

Au Mali, la mise en oeuvre du pouvoir de réformation a valu au juge d’être taxé d’impartialité lorsque, à l’issue des élections législatives de 2002, la Cour constitutionnelle a réformé les résultats publiés par le ministère chargé de l’Administration territoriale et réattribué au total 17 sièges[231].

Conclusion

Comme nous venons de le voir, les mécanismes de règlement des litiges électoraux en Afrique font preuve d’une évolution qualitative depuis les années 90 et le début du nouveau constitutionnalisme. Néanmoins, cette situation n’est ni uniforme ni générale, car non seulement on observe des disparités en fonction des pays, voire des systèmes juridiques, mais surtout certains pays restent à la traîne du mouvement de démocratisation en Afrique. L’amélioration de l’efficacité des mécanismes africains de gestion des litiges électoraux peut passer par l’apport d’une juridiction régionale qui serait le gardien des standards régionaux institués par les instruments régionaux. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est ainsi interpelée pour relever ce défi auquel la Cour européenne des droits de l’homme se consacre depuis de longues années déjà, elle qui a contribué à construire un noyau dur du droit et de contentieux électoraux européens[232].