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La thématique du bon gouvernement est en principe un grand classique pour la philosophie politique, la science politique et le droit public. Malgré cette notoriété, elle semble désormais relever du passé. Le bon gouvernement a disparu des dictionnaires de philosophie politique ou de droit constitutionnel de la dernière décennie ou n’a pas été repris comme élément de réflexion dans ces ouvrages[1]. Il aurait ainsi une coloration passéiste en dépit du fait qu’il constitue toujours une référence constitutionnelle très connue au Canada en raison de la formule « paix, ordre et bon gouvernement[2] » qui figure dans le préambule de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Nonobstant cette visibilité, il ne constitue pas forcément une référence pour faire le bilan de l’évolution du droit constitutionnel au Canada[3]. Le cas échéant, il peut apparaître comme simple référence générale dans le titre d’un ouvrage[4].

Cette désuétude apparente peut être expliquée en fonction de plusieurs dimensions. La première piste explicative serait proprement canadienne compte tenu de la reconnaissance du principe durant la période coloniale. Dès la Proclamation royale de 1763, les autorités britanniques veulent « assurer la paix publique, le bon ordre, ainsi que le bon gouvernement ». Dans l’Acte de Québec de 1774, la formule « bien-être futur et bon gouvernement » a été retenue. Dans l’Acte constitutionnel de 1791 qui divisait le Canada en deux parties (le Haut-Canada et le Bas-Canada), il s’agissait d’élaborer des ordonnances et des lois pour « la paix, le bien et le bon gouvernement ». Enfin, dans l’Acte d’Union de 1840, qui avait pour objet de réunir le Haut-Canada et le Bas-Canada, le Conseil législatif et l’Assemblée du Canada devaient concevoir des lois « pour la paix, le bien-être et bon gouvernement de la Province du Canada ». En 1867, le remplacement du terme « bien-être » par « ordre » est resté en quelque sorte une énigme car, dans la résolution de Québec de 1864, le Parlement général devait faire « des lois pour la paix, le bien-être et le bon gouvernement ». Cette formule existait encore en 1866 dans les Résolutions de Londres qui ont précédé de peu l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867[5].

Malgré son importance pour l’histoire constitutionnelle du Canada, le bon gouvernement relève davantage de l’histoire coloniale britannique. Si l’on exclut le Canada, cette référence a été utilisée à plusieurs reprises, notamment dans la New Zealand Constitution Act de 1852[6], la Colonial Laws Validity Act de 1865[7], la British Settlements Act de 1887[8], la Commonwealth of Australia Constitution Act de 1900[9], la South Africa Act de 1909[10], ainsi que dans la Government of Ireland Act de 1920[11]. Le recours systématique à cette notion montre, à tout le moins, le prestige qu’elle avait conservé dans la pensée constitutionnelle britannique, sans égard pour son absence dans les rares documents relatifs à la Constitution écrite de la Grande-Bretagne. Le Bill of Rights du 23 février 1688 n’en fait pas mention[12], pas plus que l’Instrument of Government de 1653 qui avait été rédigé à la suite de l’initiative d’Olivier Cromwell en sa qualité de Lord Protector du Commonwealth d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande[13]. Le xviie siècle, celui des Lumières anglaises, n’offre pas de piste explicative quant aux sources écrites du droit constitutionnel. Pour prendre la juste mesure de l’évolution constitutionnelle britannique, il serait sans doute davantage judicieux de dépasser le périmètre restreint que constituait, pendant la période englobant les xviie et xixe siècles, le seul territoire de la Grande-Bretagne. De concert avec les représentants des territoires visés, les autorités britanniques ont joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de constitutions écrites qui ont été adoptées à titre de lois ordinaires par le Parlement britannique. Le xixe siècle a donc été un moment important avec la création du Commonwealth d’Australie et de l’Union sud-africaine ainsi que des dominions du Canada et de la Nouvelle-Zélande[14]. À la lumière de cette évolution, il est pour le moins étonnant que la pensée constitutionnelle britannique ait pu être mesurée uniquement sur ce que représente le cheminement de la Grande-Bretagne.

Au-delà de cette pérennité dans les systèmes issus du modèle de Wetsminster, le bon gouvernement ne figure pas dans les réformes constitutionnelles du Siècle des lumières. La formule n’a pas été reprise dans la Constitution des États-Unis d’Amérique du 17 septembre 1787, ni dans les modifications subséquentes. Au cours des mois qui ont précédé la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, seule la Virginie a explicité des principes de bon gouvernement à l’article 15 du Bill of Rights du 12 juin 1776. En associant l’affirmation d’un gouvernement libre (free government) à la justice, à la modération, à la tempérance, à la frugalité et à la vertu, la Virginie renouait ainsi avec la pensée politique qui a précédé le Siècle des lumières. De préférence au bon gouvernement, trop associé à la puissance illimitée du Parlement britannique, les Américains ont opté pour la formule du « gouvernement limité » par une application stricte de la séparation du pouvoir. Outre ces nouvelles orientations, les textes constitutionnels de l’époque montrent une nette volonté d’approfondir par des droits et des principes plus concrets ce que peut représenter un bon gouvernement. Dans cette perspective de rupture, cette référence ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui énumère des garanties précises[15], pas plus que dans la Constitution du 3 septembre 1791 ni dans celles qui ont suivi durant la période révolutionnaire[16]. Dans le contexte des révolutions française et américaine, la seule mention du bon gouvernement a été jugée insuffisante.

La Constitution du 8 mai 1996 de la République d’Afrique du Sud confirme cette explication par une orientation favorable à l’actualisation des principes du bon gouvernement, avec l’abandon corrélatif de la formule générique « bon gouvernement » qui figurait dans la Constitution de 1909[17]. Dans le chapitre 1 (« Founding Provisions »), l’article 1 d) énonce des objectifs du type « accountability, responsiveness and openness ». Dans le même esprit, le chapitre 10 relatif à l’administration publique énumère des principes (« Basic Values and Principles Governing Public Administration[18] »). Les innovations résultant de cette loi constitutionnelle pourraient mener sur la piste de l’abandon définitif de l’expression « bon gouvernement ». Pour la majorité des États membres du Commonwealth, il faut néanmoins constater la pérennité de la formule « Peace, Order and Good Governement » lors de l’émancipation politique de plusieurs États, notamment la Jamaïque (1962)[19], les îles Cook (1964)[20], la Barbade (1966)[21], l’île Maurice (1968)[22], les Bahamas (1973)[23], Trinité-et-Tobago (1976)[24], le Vanuatu (1980)[25], Antigua-et-Barbuda (1981)[26], le Belize (1981)[27], ainsi que pour les îles Turks et Caïcos (2011)[28]. Pour l’élaboration des lois par les assemblées élues, le bon gouvernement a ainsi survécu comme si le Canada avait servi de modèle avec la formule de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le Nigeria, qui a acquis son indépendance en 1960, a conservé cette formule en 1999 lors de l’élaboration de la Constitution de la Quatrième République[29]. En 1995, l’Ouganda a néanmoins introduit des facteurs de renouvellement en retenant la formule suivante : « Peace, Order, Development and Good Governance[30] ».

Quelques constitutions plus récentes montrent toutefois une évolution favorable à l’explicitation de principes de bonne gouvernance. En 2013, les îles Fidji ont inséré « good governance » « separation of powers », transparency » et « accountability » dans les principes fondateurs[31]. En 2010, le Kenya avait également énuméré quelques principes (« good governance, integrity, transparency and accountability[32] »), suivi sur ce plan par le Zimbabwe en 2013 (« transparency, justice, accountability and responsiveness[33] »).

Ces changements reflètent l’influence considérable de la Constitution du 8 mai 1996 de la République d’Afrique du Sud dans l’élaboration de nouvelles constitutions. Cette impulsion nouvelle a généré deux types de changements. Les autorités constituantes ont constitutionnalisé des mécanismes de bon gouvernement dans le chapitre 9 (« State Institutions Supporting Constitutional Democracy »). En dépit du fait que les objectifs recherchés dépassent les considérations traditionnelles du bon gouvernement, plusieurs de ces institutions contribuent, à divers degrés, au renforcement des impératifs de bonne gouvernance : l’Ombudsman (Public Protector), la Commission des droits de la personne, la Commission de promotion et de protection de la diversité culturelle, religieuse et linguistique, la Commission pour l’égalité des hommes et des femmes (Gender Equality), le Vérificateur général, la Commission électorale, ainsi que l’Autorité de régulation de la radiodiffusion et de la télévision (Broadcasting Authority). L’Afrique du Sud a néanmoins été plus loin par l’élaboration de principes directeurs en matière d’administration publique. Dans l’énumération de l’article 195 figure l’essentiel des débats contemporains relatifs au renouvellement des principes. Outre la gestion de l’administration publique, de même que la qualité des services offerts, les principes de l’efficience, de la participation, de l’imputabilité[34], de la transparence et de la représentativité sont explicités.

À titre comparatif, le Canada semble livrer un bilan plus mince compte tenu du fait que la dernière modification constitutionnelle de grande ampleur remonte à 1982. Il n’est pas resté pour autant à l’écart de l’ascension de nouvelles exigences administratives et politiques liées à la qualité, à la transparence, à la célérité, à l’intégrité et à l’imputabilité. Sur ce plan, il a largement dépassé la simple formulation de l’exigence générale de bon gouvernement. Par la création de mécanismes de surveillance et de contrôle, il a participé de près à la diffusion de modèles internationaux. Son apport reste cependant un peu inégal, car il n’y a pas un ombudsman parlementaire au niveau fédéral. Sur une base graduelle, le Canada a néanmoins élaboré des mécanismes qui reposent sur des lois, dont certaines possèdent un statut constitutionnel ou quasi constitutionnel[35]. De prime abord, l’existence de ces autorités de surveillance reflète des propriétés formelles du système juridique : la publicité, la cohérence, l’effectivité, la prévisibilité, l’égalité, la légalité, la conformité et la régularité. Leur croissance numérique reflète cependant l’importance accrue de principes de bon gouvernement, en particulier la transparence, l’intégrité et l’imputabilité. Au sens strict, ces principes ne sont pas énumérés dans une loi constitutionnelle au Canada. La responsabilité et l’imputabilité s’inscrivent néanmoins dans la continuité historique du gouvernement responsable devant le Parlement (modèle de Westminster). Il faut toutefois constater un approfondissement de leur champ d’application pour l’ensemble des organes qui relèvent de la fonction exécutive, avec les dimensions nouvelles induites par la transparence et l’intégrité. Dans nos travaux antérieurs, nous avons montré la nette progression de l’efficience, de l’efficacité, de la célérité et de la qualité[36]. La nouvelle génération de principes est apparue lors de la dernière décennie du xxe siècle.

Cette évolution contemporaine peut paraître éloignée de la finalité initiale recherchée en 1867 par la formule « Paix, ordre et bon gouvernement ». Sa désuétude apparente résulte en grande partie de son association trop exclusive avec le partage des compétences entre les autorités fédérales et les provinces aux fins de l’interprétation de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Les travaux récents de la Cour suprême du Canada montrent toutefois l’émancipation progressive du bon gouvernement à titre de principe autonome. Ainsi, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone inc. (2010) qui avait pour objet la compétence de la Cour fédérale, la Cour suprême a rappelé que le « contrôle judiciaire s’intéresse à la légalité, à la raisonnabilité et à l’équité du processus suivi et des mesures prises par l’administration publique ». Si ce contrôle a pour objet d’« assurer la primauté du droit et le respect de la Constitution », elle ajoute que « [s]on but premier est le bon gouvernement[37] ». La même année, dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward (2010), aux fins de l’application de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés relatif aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies abusives, la Cour suprême a évalué si l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte canadienne pouvait être apprécié en fonction de considérations fondées sur le bon gouvernement[38]. En 2015, ces préoccupations relatives au bon gouvernement ont de nouveau été mentionnées dans la perspective des recours en responsabilité civile contre l’État dans le contexte d’une affaire pénale où les condamnations et l’emprisonnement n’étaient pas justifiés[39]. Enfin, en 2017, aux fins d’une poursuite en responsabilité fondée sur l’article 24 (1) de la Charte canadienne, la Cour suprême a été appelée à évaluer si un organisme administratif pouvait se prévaloir d’une immunité attribuée par la loi[40].

Ces arrêts montrent que le bon gouvernement peut être associé à des finalités qui ne sont pas identiques. Le lien prépondérant reste celui de la primauté du droit. Dans l’arrêt Ward, au nom de la Cour suprême, la juge en chef McLachlin affirme ceci : « Le respect des normes établies dans la Charte constitue un principe fondamental de bon gouvernement[41]. » L’association avec la primauté du droit a également été faite dans le contexte de la sanction pour outrage au tribunal[42]. Le « bon gouvernement » est néanmoins utilisé en vue d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité de l’efficacité gouvernementale. Le premier jalon remonte à l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick de 2002 dans l’analyse faite par le juge Gonthier[43]. Ce lien explicite entre le bon gouvernement et l’efficacité gouvernementale a été repris dans l’arrêt Ward[44] dans le contexte de l’attribution de dommages-intérêts en vertu de l’article 24 (1) de la Charte canadienne. Enfin, dans l’arrêt Ernst c. Alberta Energy Regulator, pour une poursuite du même type dirigée contre un organisme polyfonctionnel de contrôle et de réglementation (Alberta Energy Regulator), la Cour suprême est restée très partagée sur l’issue du litige[45]. Si les considérations fondées sur le bon gouvernement ont été reformulées suivant les critères de l’arrêt Ward, la juge Abella, dans un jugement séparé, a justifié la pertinence de l’immunité conférée à l’organisme albertain pour des motifs fondés sur la nécessité de protéger l’indépendance et l’impartialité des décideurs judiciaires et quasi judiciaires, mais également par le souci de favoriser la bonne administration de la justice et son efficacité[46]. En peu de temps, l’efficacité est devenue un principe constitutif du bon gouvernement, ainsi qu’un élément structurant des réflexions contemporaines sur la justice[47]. Dans l’arrêt R. c. Jordan de 2016, l’efficacité administrative a été de nouveau soulignée à propos des délais des procès en matière pénale[48].

Si le bon gouvernement est de retour, sa reformulation dans le droit contemporain obéit à des impératifs qui traduisent l’influence accrue d’autres savoirs ou d’autres disciplines, notamment les sciences de la gestion (l’efficacité, l’efficience, l’économie, l’imputabilité et la responsabilité), et qui reflètent également une importance accrue de la gouvernance démocratique (la participation, la transparence, la consultation, la réactivité, la réflexivité et la responsabilité). Cependant, comme le bon gouvernement est aussi associé à la primauté du droit, au respect de la Charte canadienne et, plus rarement, à l’intérêt public[49], il offre des éléments de pérennité qui vont dans le sens de la continuité. Dans l’utilisation du bon gouvernement aux xviie et xixe siècles, les autorités britanniques visaient implicitement le premier corpus historique des principes issus de la philosophie politique antique et médiévale (prudence, modération, précaution, tempérance, paix). Ce premier corpus est loin d’être désuet, comme le montre le rayonnement contemporain du principe de précaution.

De toute évidence, il s’agit d’un processus de stratification historique qui permet de montrer l’existence des deux premières générations de principes. L’affirmation de ceux de la troisième génération est un phénomène récent qui révèle l’importance de la légitimité d’exercice dans les démocraties occidentales. Dans plusieurs aires géographiques, et donc pas uniquement au sein des États occidentaux, les régimes politiques sont dits « démocratiques » non seulement parce qu’ils sont issus de mécanismes électifs et représentatifs mais, de plus en plus, parce que le gouvernement doit être exercé suivant des principes qui cherchent à conjurer le « mal-gouvernement » et la maladministration. Dans cette redéfinition de la légitimité, le droit contribue de façon significative à une « démocratie d’exercice » conçue comme bon gouvernement[50]. À cette fin, il existe des mécanismes proprement politiques tel le principe de la responsabilité ministérielle devant les assemblées élues. Les principes constitutifs du bon gouvernement sont néanmoins revus pour les rendre davantage conformes aux exigences de l’époque actuelle (transparence, efficacité, qualité, célérité). Cette évolution peut être retracée et décrite dans plusieurs champs du droit public, spécialement le droit constitutionnel et le droit administratif, mais aussi dans le fonctionnement de la justice civile, administrative et pénale.

1 La généalogie des principes traditionnels du bon gouvernement

Dans les systèmes de tradition romaniste, les principes constituent une catégorie particulière au sein des notions juridiques. Issu du terme principium, le princeps accède au premier rang[51]. L’existence de principes est également reconnue en common law, malgré une utilisation moins fréquente, et surtout, moins ciblée à ce titre[52]. Dans le contexte du droit public au Canada, ils ont acquis une notoriété considérable en 1998 à la suite de l’analyse de quatre principes constitutionnels qui structurent l’architecture interne de la Constitution[53]. Si un très grand niveau de généralité et de clarté les caractérise[54], les principes, à titre de catégorie juridique, n’en constituent pas moins des règles ou des objectifs[55] qui, dans le contexte particulier du bon gouvernement, veulent orienter l’action publique et l’action gouvernementale. Dans le contexte propre du droit, il est question avant tout de principes normatifs (norme juridique édictant un devoir-être) et non de principes cognitifs comme dans le domaine des sciences[56]. Ils présentent néanmoins une valeur descriptive et explicative pour le fonctionnement des institutions, ce qui permet de nuancer la distinction entre le droit et d’autres disciplines où les finalités analytiques s’avèrent prépondérantes. Le principe du fédéralisme en est un exemple[57], car il relève autant de la science politique que du droit.

Toute tentative de typologie des principes reste une tâche difficile, même en se limitant à l’évolution de la pensée juridique[58]. Dans le seul champ du droit, une polysémie considérable se dégage de l’emploi du terme « principe ». L’imbrication de trois sources, soit le législateur, la littérature dogmatico-doctrinale et le juge, dont les finalités et les modalités d’emploi diffèrent substantiellement, ne simplifie pas ce travail de clarification[59]. Dans la perspective du bon gouvernement, il ne faut pas non plus négliger l’apport décisif d’autres savoirs ou disciplines, ce qui permet de relativiser une démarche strictement juridique. L’importance des principes normatifs dans d’autres disciplines à finalité déontique mérite d’être mieux connue, notamment dans le domaine des sciences de la gestion.

L’ouverture à d’autres savoirs se révèle indispensable pour la généalogie du bon gouvernement. L’analyse chronologique requiert également une approche qui ne repose pas uniquement sur les sources officielles du droit. Les principes du bon gouvernement n’ont pas été directement explicités dans l’histoire coloniale britannique, et leur évolution, dans le contexte plus général de l’histoire du droit public en Occident, est loin d’être limpide. L’élaboration des premiers principes issus de la pensée antique et médiévale relève de la philosophie politique. À l’autre extrémité, les principes les plus récents sont davantage issus des sciences de la gestion et des sciences économiques. Cette séquence temporelle est intéressante à de nombreux titres, car le premier corpus (la prudence, la modération, la précaution, la tempérance et la paix) attribue une place prépondérante à la prudence et à la tempérance. Si le prince doit, pour le mieux-être de la communauté, s’abstenir d’agir en certaines circonstances, il doit surtout éviter de mal agir. Dans la dernière mouture des principes contemporains (l’efficacité, l’efficience, l’économie, la transparence, l’imputabilité et la participation), non seulement l’action publique présuppose le choix du meilleur mécanisme, mais elle se trouve sujette, de plus en plus, à des mesures d’évaluation et de rendement. La rationalité juridique perd sa prépondérance dans cet effort de quantification et d’organisation de nouvelles stratégies de l’action publique.

Entre ces deux pôles, le droit n’en joue pas moins un rôle singulier. Dans la première étape, la formule constitutionnelle du bon gouvernement renvoie de façon implicite à des principes non explicités par les sources officielles du droit, particulièrement les sources écrites, très fragmentaires avant l’étape décisive de la fin du xviiie siècle. Dans l’étape contemporaine de la nouvelle gouvernance publique, le droit sert de vecteur de légitimité pour reconnaître l’existence de préceptes issus d’autres disciplines[60]. Entre ces deux extrémités, ou ces deux espaces-temps, le droit présente un rayonnement exceptionnel avec l’affirmation d’un droit public d’essence libérale au xixe siècle, précisément par l’avènement du droit administratif, ainsi que par la reconnaissance de droits et libertés, suivis plus tardivement par l’achèvement qu’apporte l’expansion du constitutionnalisme à la fin du xxe siècle.

L’idée de systématisation en fonction d’une succession temporelle de générations n’est pas nouvelle. Elle a été proposée à la fin du xxe siècle en vue de montrer l’évolution des droits et libertés en fonction de trois générations, ce qui ne fait pas consensus compte tenu de la séquence chronologique, ainsi qu’en ce qui concerne la nature des droits associés à la troisième génération[61]. Peu importe sa validité scientifique, la stratification temporelle qui a résulté de cette typologie est nettement plus courte que celle que nous proposons. L’évolution du bon gouvernement s’inscrit dans le temps long de l’histoire. La possibilité de repères chronologiques qu’offre une succession de générations permet ainsi d’établir des catégories générales, sans pour autant prétendre à un cloisonnement étanche. Par effet de cumul, la dernière génération, associée de près au phénomène contemporain de la nouvelle gouvernance publique, montre la récurrence de principes antérieurs. Notre typologie ne peut donc servir à des fins dogmatiques. Elle répond davantage à des préoccupations pédagogiques pour illustrer les caractéristiques de plusieurs types de principes qui ne sont pas propres au droit.

1.1 L’approche anthropomorphique : le miroir du prince

Le premier obstacle découle de la fluctuation sémantique du terme « gouvernement ». Les pensées politiques antique, médiévale et renaissante ne font pas une distinction aussi nette des trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) en comparaison de la pensée moderne, surtout après la publication De l’esprit des lois[62]. Les vertus du bon gouvernement sont souvent assimilées à celles du bon législateur, notamment dans la pensée antique, ce qui peut expliquer la pérennité de cette référence au sein de plusieurs États membres du Commonwealth lorsqu’il est question de l’élaboration des lois[63].

En accentuant le thème du pouvoir souverain sacré et sans limite, la pensée médiévale contribue de façon singulière à centrer l’exercice du pouvoir politique sur la personne du prince. Les vertus associées au bon gouvernement sont des vertus personnelles[64]. Le prince sert de miroir pour les hommes et les femmes qu’il conduit[65].

Cette approche anthropomorphique n’était pourtant pas celle du gouvernement platonico-aristotélicien qui insistait sur l’importance du législateur et des magistrats. Le système philosophique de Platon consacre néanmoins la prééminence de la dimension éthique des vertus du bon gouvernement. Dans son dernier ouvrage, intitulé Lois, Platon énonce une synthèse générale de la vertu pour clarifier ses quatre composantes, soit la justice, la tempérance, la réflexion (désignée alternativement en sagesse et prudence) et le courage[66]. Ce quatuor des vertus cardinales restera largement inchangé jusqu’à la Renaissance. Pour Platon, le meilleur gouvernement résulte de la « science royale » d’un souverain philosophe qui détermine un pouvoir politique parfait, principalement par sa capacité de déterminer les lois fondamentales ou constitutives d’une communauté politique, ainsi que par le pouvoir ordinaire de légiférer[67]. Dans le Politique, il fait néanmoins une distinction entre la maîtrise de cette science et la technique requise afin de commander d’autres hommes. La science du politique ne réside donc pas uniquement dans un savoir pur, mais également dans un savoir-faire qui est « une science en matière d’action ». Cette autre dimension est celle de la tékhné politiké (« technique politique ») qui offre un contenu directif ou pratique (epitaktiké) qui ordonne l’action politique conformément aux lois établies[68]. Platon se rapproche ainsi de la conception contemporaine du gouvernement (fonction exécutive de l’État). Le bon gouvernement platonicien est composé en définitive d’hommes qui joignent au savoir-faire politique l’exercice personnel des vertus cardinales. Enfin, dans La République, Platon insiste davantage sur la combinaison des vertus — spécialement la sagesse, la tempérance et la vigilance — qui, dans une formule synthétique, serviront de socle pour la racine intellectuelle de la prudence[69].

Dans la Constitution d’Athènes, Aristote présente les vertus supérieures possédées par de grandes figures politiques athéniennes (la sagesse de Solon ou la prudence-prévoyance de Périclès, par exemple) afin d’insister sur la tempérance et l’habileté technique dans l’exercice de fonctions publiques[70]. La contribution décisive d’Aristote n’en reste pas moins son analyse de la justice qu’il présente comme le respect de l’égalité ou du juste milieu, ce qui justifie sa distinction entre la justice distributive et la justice corrective[71]. L’entéléchie[72] du bon gouvernement aristotélicien repose sur la tempérance, le courage, la justice, mais également sur la prudence, ce qui n’exclut pas pour autant les capacités techniques du meilleur gouvernant[73].

Avec l’avènement du stoïcisme, le monde romain perpétue la tradition fondée sur la conception anthropomorphique du bon gouvernement. À titre de précurseur du stoïcisme, Polybe poursuit la tradition platonicienne. Dans la trame de son analyse chronologique de l’histoire antique, il met en lumière la tempérance, la prudence, la sagesse, la justice, le courage et la force en les reliant à des faits précis[74]. Il attribue un rôle prépondérant à la paix et à la sécurité qui deviendront le « Souverain Bien » avec la Pax Romana. Pour sa part, Cicéron accorde une grande attention à la question du bon gouvernement, tout en restant très proche de Platon par sa conception éthique de cette thématique[75]. Sénèque, de son côté, poursuit la même approche que celle de Cicéron. Penseur romain d’origine grecque, et grand admirateur de Platon, Plutarque apparaît comme le maître incontesté du miroir des princes en dissertant longuement sur les vertus personnelles des hommes politiques[76]. Dans son traité intitulé Conseils, il accentue également la dimension propre à la technique politique[77]. Enfin, Marc Aurèle poursuit la conception stoïcienne en insistant davantage sur le rôle de la raison philosophique qui oblige l’empereur à agir suivant les préceptes de justice, de tempérance, de courage, de prudence, de paix et de magnanimité[78].

Avec le recul du temps, il faut remarquer une nette convergence de l’Occident et de l’Orient sur ces questions. Dans une période temporelle qui correspond à celle de la Grèce antique, la pensée confucéenne trace le portrait du prince en homme de bien qui doit gouverner avec humanité (renzheng) et administrer avec vertu (dezhi). Le prince doit être un homme exemplaire par sa « culture morale personnelle » (xiushen) qui vise à la « sainteté intérieure » (neisheng)[79]. Un siècle plus tard, dans une période difficile, celle des royaumes combattants, Mencius (Meng Tzeu) reprendra avec vigueur cette idée que le prince doit être un homme de bien qui gouverne avec humanité (ren)[80].

L’insistance sur l’exemplarité des détenteurs du pouvoir est loin d’être désuète. Elle trouve un écho singulier dans les campagnes actuelles de lutte contre la corruption et de moralisation de la vie politique. Ce retour pourrait servir d’argument en vue de justifier une explication, non pas de type linéaire, mais sous forme de spirale, à propos de la thématique du bon gouvernement. L’explication plus globalisante du sens long de l’histoire est néanmoins trop vaste pour être analysée dans le contexte de notre étude.

1.2 L’institutionnalisation du bon gouvernement

La pensée politique médiévale présente moins d’intérêt pour notre réflexion, car elle a surtout pour objet la légitimation du pouvoir absolu[81]. Cette conception théocratique ne pouvait fonctionner que sur la base des vertus personnelles du gouvernant. L’échec manifeste qui en est résulté a permis l’amorce d’une réflexion sur les vertus institutionnelles du bon gouvernement.

Déjà au xive siècle, avec une avance considérable sur les transformations culturelles et politiques de la Renaissance, quelques cités italiennes (notamment Pise, Venise, Florence et Sienne) vont exclure, à titre d’autorités exclusives, les noblesses aristocratiques et ecclésiales afin de créer des communes républicaines. Pour légitimer leur régime républicain, ces communes élaborent un programme iconographique spécifique, fondé non pas uniquement sur des vertus organisées autour du nombre sept, mais également sur des vices, en nombre égal (septénaire négatif)[82]. Le témoignage le plus complet de ce changement est l’ensemble des fresques peintes par Lorenzetti dans la salle des Neuf (Sala dei Nove) du palais public de Sienne (Palazzo Pubblico) de 1337 à 1340. La critique de la royauté absolue est dénuée de toute ambiguïté, car la fresque titrée Allégorie du mauvais gouvernement représente des vices associés à des symboles royaux[83]. Dans une synthèse qui unit désormais, autour de la figure du Bien commun, non pas quatre, mais six vertus cardinales (à gauche : Paix, Force et Prudence ; à droite : Magnanimité, Tempérance et Justice) héritées de l’Antiquité, aux trois vertus théologales (Foi, Espérance et Charité) de la tradition chrétienne, la fresque intitulée Allégorie du bon gouvernement représente une systématisation devenue classique depuis les travaux de Thomas d’Aquin[84]. Le thème de la Justice acquiert une importance considérable, car il est repris à gauche de la figure du Bien commun, à grande échelle, avec la Sagesse en surplomb.

Même si la représentation du Bien commun suit les conventions figuratives réservées aux monarques, elle est également associée à la commune de Sienne dont elle porte les couleurs. Le contexte spatial s’avère davantage important, car ce programme iconographique de neuf vertus est destiné à rappeler constamment aux neuf membres du Conseil les valeurs civiques qu’ils doivent observer suivant la lettre et l’esprit de la Constitution de Sienne[85]. Ce cadre est destiné aux délibérations du gouvernement de Sienne, ce qui constitue l’amorce d’une transformation durable. Dans les siècles qui suivront, la pensée humaniste de la Renaissance déplacera ainsi progressivement les vertus associées à des personnes vers des institutions. Cette transition sera toutefois progressive, car Le Prince de Machiavel a pour objet le bon gouvernement monarchique[86], alors qu’en contrepartie les Discours visent le bon gouvernement républicain[87]. Dans ce dernier ouvrage, Machiavel amorce une vision résolument moderne, où il devient nécessaire de privilégier des vertus institutionnelles parce que les vertus personnelles sont perdues.

La pensée politique du début de la Renaissance reste marquée par une amère insatisfaction à l’égard des gouvernements. Au xive siècle, Guillaume d’Ockham avait déjà lancé une réflexion novatrice en établissant une nette distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel[88]. Dans l’Éloge de la folie, Érasme critique l’irréalité des vertus personnelles attribuées aux monarques[89]. Dans le Discours de la servitude volontaire, La Boétie poursuit cette réflexion critique en des termes plus sévères[90].

Aux fins de contestation de l’absolutisme, les auteurs ont eu recours au droit naturel dans le but de renouveler sur une base nouvelle les concepts politiques issus de l’Antiquité, considérés comme dépassés ou insuffisants. Ainsi, dans un style ayant subi l’influence du droit romain, Jean Bodin critique la plupart des auteurs anciens afin de constater que le bon gouvernement, c’est « le gouvernement selon les loix de nature[91] ». Sa réflexion reflète un dessin institutionnel général qui préfigure l’avènement de l’État national[92]. La filiation envers le droit naturel s’imposera durablement pour les trois siècles qui suivront. Si Grotius reprend de Bodin l’idée de « droit gouvernement » conforme à la nature, il introduit toutefois la notion de souveraineté qui sera déterminante pour ses réflexions sur les rapports interétatiques[93].

L’idée que tout gouvernement doit se conformer à une « structure légale naturelle » connaîtra un rayonnement considérable avec les travaux de Hobbes, mais avec pour contrepartie, un retour vers l’absolutisme[94]. Les vertus personnelles des gouvernants, ainsi que la tradition antique et médiévale, sont évincées dès 1642 dans le Citoyen, au profit d’un raisonnement qui a pour point de départ l’« état de nature », mais aussi par une compréhension nouvelle du bon gouvernement à titre de fait institutionnel[95]. Hobbes trouve le critère objectif du bon gouvernement dans le concept d’état de nature où tous les hommes, également menacés par la mort (la guerre de tous contre tous), sont d’accord afin de confier au plus puissant, normalement le gouvernement, un droit illimité aux fins de protection et de maintien de la paix-sécurité[96]. Ainsi, ce transfert de droit est contractuel et constitue le fondement d’une vision absolutiste du bon gouvernement. L’utilité individuelle est considérée comme déterminante en vue de reconnaître à un gouvernement les moyens d’assurer la paix. Pour le gouvernement, ces moyens comportent le respect de vertus naturelles, mais également celui du droit naturel.

Afin de comprendre les racines intellectuelles de la formule « Paix, ordre et bon gouvernement », la lecture des travaux de Hobbes constitue une étape importante. À titre de principe général, la paix acquiert une autonomie conceptuelle par rapport au corpus hérité des siècles précédents[97]. Hobbes contribue ainsi à la hiérarchisation des principes, sans toutefois les renouveler sur le plan de la typologie[98]. En revanche, il fait valoir des considérations de technique politique et de savoir-faire relatives à l’utilité commune[99].

L’importance de l’approche institutionnelle, déjà amorcée avec les travaux de Machiavel et de Bodin, trouve une consécration particulière chez Spinoza. Influencé par les travaux de Machiavel et de Hobbes qu’il cite explicitement, Spinoza attribue un rôle déterminant à la dimension institutionnelle dans ses réflexions sur les conditions optimales pour l’organisation de l’État et les droits réciproques des individus[100]. C’est néanmoins chez Pufendorf, contemporain de Spinoza, qu’il est possible de trouver une racine plus précise de la formule « Paix, ordre et bon gouvernement ». Dans son Système général (1672) qui est largement associé, à juste titre, au droit de la nature et des gens, il apporte une contribution significative à la réflexion relative au bon gouvernement. Tout en critiquant la vision hobbesienne de la guerre de tous contre tous, il affirme que le but du droit naturel est le bon ordre et la paix, et que le critère minimal du gouvernement est de faire mieux que l’état de nature[101]. Dans cette perspective, il insiste beaucoup sur le « bon » et le « bien » dans son appréciation du fonctionnement des institutions publiques sans utiliser, au sens strict, la formule du bon gouvernement[102]. Avec un sens prémonitoire, il a recours à la formule « bonne administration » et recommande de « bien appliquer les maximes générales de la Science du Gouvernement[103] ».

La glorieuse révolution de 1688 constitue une étape essentielle afin de dégager un portrait général de l’institutionnalisation du bon gouvernement. Outre qu’elle marque la fin de l’absolutisme en Grande-Bretagne, elle pose les bases durables du modèle de Westminster : un gouvernement responsable devant le Parlement. Les principes de responsabilité et d’imputabilité (celle-ci ne connaîtra son plein essor qu’au xixe siècle avec l’invention de la comptabilité) connaissent ainsi leur première consécration. Cette révolution annonce surtout la transition historique vers la conception juridique du bon gouvernement, et ce, tant par le rôle prépondérant de la common law que par l’adoption du Bill of Rights du 23 février 1689. Une telle conception juridique n’apparaît pas vraiment dans les deux Traités du gouvernement civil de John Locke parus en 1690. Son analyse reflète néanmoins le changement de régime en Grande-Bretagne, car il insiste sur la séparation des pouvoirs législatif et exécutif, ainsi que sur la nécessité de limiter et de contrôler la « prérogative du gouvernement » (prérogative royale)[104]. Pour suivre l’évolution de la pensée constitutionnelle britannique, Locke reste néanmoins un auteur marquant, car ses réflexions traduisent l’importance des mécanismes politiques. Il est le premier à évoquer le thème de la transparence[105].

Cependant, que reste-t-il après 1688 des principes du bon gouvernement, vu l’utilisation qui en sera faite par les autorités britanniques pour la gestion et l’émancipation graduelle des colonies ? Sans ambiguïté, la Proclamation royale de 1763 (qui n’est pas une loi) a pour objet d’« assurer la paix publique, le bon ordre, ainsi que le bon gouvernement[106] ». Pour le Canada, l’insistance particulière sur la paix et l’ordre montre la filiation hobbesienne de ces deux référents, surtout dans un contexte où il n’y avait pas encore de confrontation politique entre les deux groupes linguistiques, anglophone et francophone, qui seront répartis inégalement entre le Haut-Canada et le Bas-Canada au cours des décennies qui suivront. En 1763, les autorités britanniques ont été déférentes à l’égard de la longue tradition issue de la philosophie politique pour le cadre conceptuel du bon gouvernement, ce qui renvoie implicitement à un corpus dont les éléments les plus importants sont la justice et la prudence. Dans le contexte canadien, la responsabilité, à titre de principe, ne viendra que plus tard avec la création du premier régime parlementaire en 1791[107].

1.3 La prépondérance du modèle légal-rationnel

La transition vers le modèle légal-rationnel décrit et analysé en 1922 par Max Weber[108] sera perçue comme proprement révolutionnaire. Paradoxalement, ce sont les auteurs français et américains qui vont tirer les leçons des transformations politiques et juridiques survenues en Grande-Bretagne. Montesquieu sera le premier, pour l’importance accordée à la question du droit, et également pour ses nombreuses réflexions relatives à l’exercice du pouvoir comme critère de sa qualité, de préférence aux considérations traditionnelles sur ce qui peut rendre un pouvoir politique légitime ou illégitime[109]. Dans la pensée de Rousseau, l’accent notable mis sur la loi anticipe les changements de la fin du siècle[110]. Les Américains seront les premiers à affirmer « que la véritable épreuve d’un bon gouvernement est son aptitude et sa tendance à produire une bonne administration[111] ». Ils le feront en élaborant pour la première fois une constitution exhaustive qui aura une grande influence pour l’essor du constitutionnalisme.

La rupture est confirmée avec l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Le préambule fait état de « principes simples et incontestables, notamment dans le but de reconnaître des droits et des libertés pour tous », et pose également le principe de la responsabilité-imputabilité à l’article 15[112]. Ce sera surtout l’expression de la prééminence de la loi à l’article 6 qui inscrira durablement le rôle prépondérant du corpus législatif aux fins de gestion et d’organisation de l’État.

Cette tradition révolutionnaire de la loi en vue de l’élaboration du droit[113] a eu une incidence considérable sur le contenu du bon gouvernement. Durant le xixe siècle, le principe de légalité devient le paradigme dominant du bon gouvernement. L’idée que le pouvoir discrétionnaire des agents de l’État puisse être de plus en plus balisé par des règles de nature législative et réglementaire sera perçue comme une étape décisive par rapport au stade antérieur de l’État de police (Polizeistaat), lequel existait sous différents types de régime princier et monarchique[114].

L’importance nouvelle du droit comportait ainsi des innovations majeures : la croissance de la législation, le développement du droit public ainsi que l’élaboration de chartes ou de déclarations relatives aux droits et libertés. Cette évolution ne sera pas du même type entre les systèmes issus de la tradition de common law, par opposition aux systèmes romanistes.

Dans un monde de common law, la croissance du droit statutaire (statute law) ne pouvait pas être interprétée de la même façon puisque le droit légiféré ne constitue qu’un amendement technique à l’égard des règles de common law élaborées par les différentes catégories de cours (judge made law). La législation est ainsi reléguée au second rang. De plus, en 1688, les privilèges, les pouvoirs et les immunités de la Couronne ont été intégrés au corpus général de la common law, en gardant néanmoins un caractère spécifique sous la rubrique générale du (crown law)[115]. La primauté de la common law a ainsi assuré la prééminence d’un régime général de droit commun au détriment de l’essor du droit public, moins visible dans ses sources et ses principes, en dépit du fait que des règles spécifiques s’appliquaient aux autorités publiques. Malgré ces contradictions non résolues (croissance du droit statutaire en monde de common law et banalisation des règles qui s’appliquent aux autorités publiques), ce ne sera que dans la seconde partie du xxe siècle que surgiront les questions essentielles : la relativisation de la common law à l’ère du droit légiféré[116], l’essor du droit administratif[117] et le contrôle de constitutionnalité des lois[118]. Nonobstant ces limites relatives à l’essor du droit public, le principe de la primauté du droit (rule of law) devient une référence essentielle après les travaux de Dicey[119]. En ce début de xxie siècle, le droit public apparaît sous un tout autre éclairage[120].

Le monde romaniste avait emprunté une autre voie bien avant les transformations politiques de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle. En dépit de plusieurs limites, la conscience de l’application de règles spécifiques pour les autorités publiques est acquise avant 1789[121]. Au xixe siècle, l’évolution du couple franco-allemand sera déterminante en vue d’accorder une prééminence spéciale au droit, notamment par la construction progressive du droit public. Sur le plan de la philosophie politique, l’idée de la limitation de l’État par le droit sera formulée en Allemagne par Kant[122] et Humboldt[123], avec pour conséquence l’apparition de la notion de l’État de droit (Rechtsstaat) dès 1829 dans la première édition de l’ouvrage de Robert von Mohl relatif au droit constitutionnel et au droit administratif[124]. En France, le début du xixe siècle est marqué par la création du Conseil d’État et l’invention du droit administratif[125]. En 1819, la première chaire de droit administratif est créée à la Faculté de droit de Paris avec le baron Joseph-Marie de Gérando comme titulaire[126].

Au xixe siècle, l’évolution du droit public en France et en Allemagne reste marquée par des avancées et des reculs sur le plan institutionnel et juridique, et des périodes de stagnation[127]. En revanche, l’enseignement du droit public montre une autonomie croissante par rapport à d’autres champs constitutifs du droit[128]. Les ouvrages de droit public connaîtront également un essor toujours plus notable au fil des décennies, avec une ligne de partage entre juristes libéraux et conservateurs, plus marquée du côté allemand[129]. La fin du xixe siècle connaîtra notamment l’expansion du droit administratif en France[130] et en Allemagne[131], mais également du côté américain[132]. Cette fin de siècle sera, à bien des égards, celle « du droit administratif bien ordonné », selon la formule d’Otto Mayer[133].

Par contre, la progression du droit constitutionnel est alors plus difficile, car son association au « droit politique[134] » rend son acceptabilité moins aisée aux fins d’enseignement[135]. L’absence de cours constitutionnelles en France et en Allemagne à la fin du xixe siècle ne permet pas l’affirmation du contentieux constitutionnel. En l’absence d’un contrôle de constitutionnalité des lois, ce système sera décrit comme celui de l’État légal ou de l’État de lois[136]. La progression du constitutionnalisme et celle de l’État de droit deviendront des réalités plus tangibles après la Seconde Guerre mondiale[137]. Au Canada, le constitutionnalisme sera explicitement reconnu comme principe structurant en 1998[138].

Malgré le manque d’effectivité du droit constitutionnel au début du xxe siècle[139], Weber peut analyser les caractéristiques du modèle légal-rationnel en 1922 dans Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et société). Il montre ainsi le lien entre la rationalité et la calculabilité de l’action économique, d’une part, et la rationalité et la prévisibilité du droit, d’autre part. Les caractéristiques de la domination légale-rationnelle repose sur le caractère impersonnel du droit, de même que sur le caractère objectif de l’ordre juridique[140]. La légalité devient dès lors le modèle moderne de la légitimité[141].

Bien que son analyse n’ait pas pour but exclusif de dresser un inventaire exhaustif des principes constitutifs du droit, Weber montre l’ampleur des transformations induites par la prépondérance du droit dans la conceptualisation du pouvoir de l’État et du bon gouvernement à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. La prépondérance du modèle légal-rationnel influera durablement sur la réflexion relative au bon gouvernement dans la mesure où les principes structurants du droit s’avéreront déterminants. Weber avait fait valoir l’importance de la prévisibilité. Les autres principes structurants seront largement connus, spécialement la légalité, la régularité, la conformité, la validité, la cohérence, l’égalité et la publicité[142]. Notre énumération ne vise pas l’exhaustivité. Le principe de légalité est essentiel en droit administratif. Peu importe que le référent soit l’État de droit ou la rule of law, les autorités publiques doivent agir selon le droit établi conformément au texte clair de la loi, secundum legem (government under the law), en respectant d’abord les règles issues de la législation et de la réglementation, et également en agissant selon le droit. L’association faite ainsi entre le droit et l’État assure la pérennité de l’État de droit, devenu, pour reprendre le constat de Simone Goyard-Fabre, l’État du droit, à titre d’expression des principes de légalité et de légitimité[143].

Des éléments de clarification sont néanmoins requis. Les principes que nous venons d’énumérer servent à décrire les propriétés formelles du droit. Il ne faut pas les confondre avec des principes propres à plusieurs champs constitutifs du droit. En France, dès 1901, Gaston Jèze publiait la première édition des Principes généraux du droit administratif[144]. Fait plus important, il existe dans le droit français des principes généraux du droit qui ont d’abord été reconnus par le Conseil d’État[145], avant d’être repris par le Conseil constitutionnel[146]. Différentes catégories de principes ont ainsi été admises[147].

Outre l’existence de principes généraux, les systèmes de droit romaniste offrent de nombreux exemples de spécialisation des principes. Par exemple, au Québec, la nouvelle mouture du Code de procédure civile (2013) comporte des titres qui reposent sur la notion de principes[148], de même que des principes directeurs de la procédure (notamment le principe de contradiction et le principe de proportionnalité)[149]. Les exemples de ce type sont légion dans bon nombre de champs du droit, en particulier pour le droit privé[150] et le droit international privé[151].

En revanche, les principes peuvent offrir un grand niveau de généralité dans la hiérarchie des normes : en témoigne le Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne où sont affirmés le principe d’attribution (délimitation des compétences), le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité[152]. Comme il existe également des « Dispositions relatives aux principes démocratiques » (titre II)[153], ce document montre une juridicisation de principes qui pourraient être associée au bon gouvernement. Le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne affirme que celle-ci repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit, ainsi que sur le principe de subsidiarité[154]. Cette charte reconnaît également, dans le champ du droit pénal, les « [p]rincipes de légalité et de proportionnalité des délits et des peines[155] ».

2 L’élaboration de la troisième génération de principes

L’expansion du droit en vue de l’élaboration de principes associés au bon gouvernement ne semble pas connaître de limites, et pourrait ainsi livrer le portrait d’un aboutissement qui permettrait de faire l’économie de toute autre investigation. Cette emprise du droit, quoiqu’elle soit réelle, ne permet pas de mesurer les transformations contemporaines du bon gouvernement. L’évolution doit plutôt être comprise à la lumière des réflexions actuelles sur le rôle des principes. Dans la perspective d’une analyse centrée sur le droit, deux constats sont nécessaires pour, dans un premier temps, montrer des limites externes au droit et, dans un second temps, rappeler des enjeux de cohérence liés à la diversité des traditions juridiques.

Le premier constat repose sur le fait que le droit ne monopolise pas la notion de principe. Par exemple, pour l’étude du droit, la version en langue anglaise (1936) de l’ouvrage fondateur d’Eugen Ehrlich, paru en 1913, a pour titre Fundamental Principles of the Sociology of Law[156]. Ce sens commun de la notion de principes correspond aux finalités descriptives et analytiques de plusieurs disciplines, dont les sciences exactes. Peu importe que ce soit en langue française[157] ou anglaise[158], il existe de nombreux principes pour les sciences pures, les sciences économique et les sciences sociales. Ce sont principalement des propositions non déduites qui peuvent être démontrées aux fins de compréhension et de connaissance d’un domaine scientifique. La différence entre science causale et science normative, ainsi que celle qui est relative à la distinction entre loi naturelle et loi juridique, est largement connue depuis les travaux de Kelsen[159]. Dans le champ du droit, il est surtout question de principes-règles qui ont des visées déontiques pour les acteurs, les interprètes et les destinataires. Bien qu’ils puissent remplir d’autres fonctions, particulièrement dans le cas de la théorie du droit[160], les principes restent largement associés à des règles et à des normes dans tous les domaines du droit.

La ligne de partage entre le droit et les autres disciplines n’est pourtant pas étanche. Outre qu’une possible confusion entre les paradigmes scientifiques et juridiques a déjà été étudiée[161], quelques principes, comme ceux de l’intégrité scientifique et de la dignité humaine, peuvent être revendiqués dans plusieurs domaines[162]. Ces deux principes présentent une dimension scientifique et juridique. Le management s’avère plus probant pour notre étude, car il offre de nombreux exemples de principes à finalité déontique et éthique[163]. La frontière entre les exigences de la gestion et du droit n’est pas étanche, comme le montre le Code européen de bonne conduite administrative qui remonte à 2002[164]. Dans le domaine de la gestion publique, une culture commune est partagée avec le droit pour ces principes de bonne administration[165].

La dimension externe est relayée par un problème de cohérence interne qui vise le droit. Certes, la notion de principes est caractéristique des systèmes de droit romaniste. Elle est moins répandue en monde de common law. Une évolution apparaît néanmoins sur ce point. Ainsi, Dworkin, dans le deuxième chapitre de son ouvrage intitulé Taking Rights Seriously, fait clairement la distinction entre les règles, les principes et les politiques, afin d’attribuer un sens précis aux « principes[166] ». En contrepartie, le terme « valeurs » (values) est assez répandu en common law, mais il ne joue pas exactement le même rôle que les principes[167]. Il est désormais reconnu à une vaste échelle, comme en témoigne l’article 1bis du Traité de Lisbonne qui précise que l’Union européenne est fondée sur des valeurs communes pour les États membres[168]. Au Canada, en dépit de l’importance de la filiation britannique, la Cour suprême a néanmoins utilisé la notion de principes (« quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux ») en anglais et en français dans l’arrêt de 1998 concernant la sécession du Québec[169]. Dans l’arrêt historique rendu le 24 septembre 2019 à propos de la décision du Premier ministre Boris Johnson de suspendre les activités du Parlement britannique pour quelques semaines afin de favoriser le Brexit, la Cour suprême de Grande-Bretagne a eu recours à deux principes fondamentaux (fundamental principles), avec une approche qui ressemble étonnamment à celle retenue par la Cour suprême du Canada en 1998[170]. Cet arrêt représente une étape importante pour une reconnaissance plus explicite du rôle des principes en monde de common law[171].

Le fait le plus probant n’en reste pas moins la diversité des principes. Il existe des notions différentes et comparables où toute hiérarchisation se révèle illusoire : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et le respect des minorités en sont des exemples. Le bon gouvernement n’en perd pas pour autant sa spécificité et son utilité. Sa dimension contemporaine est explicitée par des principes qui ont acquis une large autonomie. À titre d’exemples, la transparence, la participation, l’efficacité, la célérité et la qualité peuvent être rangées sous le principe général du bon gouvernement. Ils représentent une actualisation contemporaine de ce principe général.

Tous ces principes sont nouveaux, même si certains d’entre eux, comme la transparence, ont été affirmés dans la seconde partie du xxe siècle. Ces principes forment la troisième génération dont l’origine ne provient pas forcément du droit. Plusieurs d’entre eux ont été progressivement transposés pour constituer des références constitutionnelles et législatives. L’apport d’autres disciplines a contribué ainsi à la réinvention du bon gouvernement. L’hégémonie du droit, caractéristique de la deuxième génération, doit être nuancée au profit d’un phénomène d’acculturation de notions issues de la science politique, des sciences de la gestion, des sciences de l’environnement et des sciences économiques. Cette acculturation forme le canevas d’une vision plus cohérente du bon gouvernement.

2.1 Le perfectionnement de l’action publique

Dans les nombreux travaux consacrés à la thématique de la gouvernance, la spécificité de la gouvernance publique est devenue manifeste, ainsi que l’existence de considérations liées au bon gouvernement[172]. La réinsertion de l’État a été faite graduellement en vue d’analyser l’incidence de la nouvelle gestion publique, sans oublier les transformations de l’action publique[173]. La centralité de l’État a dès lors été réaffirmée[174]. L’ouvrage publié sous la direction de Stephen Osborne en 2010 a pour but d’intégrer les acquis des travaux menés en matière d’administration publique, ceux qui sont relatifs au nouveau management public, de même que plusieurs courants associés à divers types de gouvernance, le tout en vue d’offrir un cadre conceptuel plus approprié à l’élaboration des politiques publiques et l’organisation des services publics dans un contexte marqué par la complexité croissante de l’État[175].

L’identité juridique de la gouvernance publique peut sembler moins évidente[176]. De nos jours, la gouvernance constitue un objet de recherche pour nombre de disciplines (science politique, gestion, droit, économie)[177] qui obéissent à des finalités parfois contrastées, mais qui, en revanche, admettent l’existence de principes dans leurs propres corpus de références. Il existe ainsi des principes transversaux qui contribuent de près à l’essor des sciences du gouvernement. Sur le plan de la philosophie politique, ces principes reflètent la prépondérance du « conséquentialisme », en ce sens que l’évaluation de l’action publique est centrée sur l’appréciation des conséquences. Cette orientation favorable à la mesurabilité de l’action publique montre l’influence considérable de l’utilitarisme, où la calculabilité tient compte des conséquences positives ou négatives d’un acte sur le plus grand nombre, comme le préconisaient Jeremy Bentham[178] et John Stuart Mill[179]. Loin d’être simplement descriptives dans l’étude des institutions publiques, les sciences du gouvernement sont de plus en plus des sciences normatives orientées vers l’analyse des résultats et des conséquences, réelles ou anticipées.

La responsabilité est un exemple probant. Ce principe transversal peut être revendiqué par plusieurs disciplines, notamment la science politique, les sciences de la gestion et le droit[180]. Bien que le droit attribue un sens traditionnel à la responsabilité en fonction de ses champs constitutifs (responsabilité civile, pénale, administrative), une dimension transversale est apparue avec l’essor de la comptabilité de responsabilité (accountability). En droit canadien, la Federal Accountability Act de 2006 a reçu pour la version française le titre suivant : Loi fédérale sur la responsabilité[181]. Dans le contexte canadien, on emploie néanmoins le terme « imputabilité » pour désigner cette inflexion particulière de la responsabilité, qui n’est pas au sens strict un devoir d’agir, mais l’obligation de rendre compte dans l’exécution d’une tâche ou d’une fonction[182]. Ce terme a été retenu par le législateur au Québec[183]. Cependant, cet aspect, qui constitue désormais une « icône » du management public, ne se résume pas à un simple mécanisme de reddition de compte. Il apparaît davantage comme une condition essentielle à la gouvernance démocratique. Dans cette perspective élargie, Mark Bovens lui assigne cinq fonctions : contrôle démocratique, renforcement de l’intégrité de la gouvernance publique, amélioration de la performance, augmentation de la légitimité de la gouvernance démocratique et, enfin, solution cathartique dans l’évaluation rétrospective de scandales financiers, administratifs et politiques[184]. L’ascension de ce principe est incontestable, comme en témoignent les réflexions de Carol Harlow. Dans la perspective de la tradition constitutionnelle britannique non écrite, l’accountability a la même importance que la séparation des pouvoirs, la démocratie, la souveraineté parlementaire et la primauté du droit[185]. La filiation politique avec le bon gouvernement semble réaliste compte tenu de la reconnaissance du principe du gouvernement responsable devant le Parlement au xviie siècle. L’imputabilité relève ainsi de la continuité, mais également du renouveau, en raison des objectifs recherchés par les sciences de la gestion, la science politique et le droit pour accroître son effectivité dans la gestion des organisations publiques.

Dans le même esprit, l’apparition du principe de précaution en droit de l’environnement offre un autre exemple de transversalité. À bien des égards, il apparaît comme une manifestation contemporaine du principe de prudence qui figure dans le corpus traditionnel des principes du bon gouvernement[186]. Il présente désormais une tout autre dimension puisqu’il s’agit d’évaluer des risques[187] sur le fondement de données scientifiques[188], en particulier dans une perspective de toxicologie. La dimension juridique est également très importante compte tenu de la reconnaissance du principe par le Traité sur l’Union européenne (ou Traité de Maastricht)[189], de même que l’interprétation qui en découle[190]. Ce principe est reconnu dans plusieurs droits nationaux, sur le plan tant constitutionnel que législatif. Par exemple, en France, depuis 2004, il figure à l’article 5 de la Loi constitutionnelle no 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement qui a un statut constitutionnel[191]. Le Canada et le Québec ont aussi admis ce principe au niveau législatif[192]. En dépit de cette reconnaissance, le principe de précaution peut paraître relativement éloigné de la rationalité juridique à cause de la prépondérance des enjeux scientifiques. Cependant, comme il reste lié de près au principe traditionnel de la prudence (prudentia) reconnu par le droit[193], il est ainsi associé à des principes traditionnels du bon gouvernement (modération, prévoyance, sagesse et connaissance) et à des règles relatives à la responsabilité civile.

En comparaison, la qualité peut sembler plus éloignée du droit. Ce principe avait été néanmoins reconnu dès 1996 dans la Loi sur la justice administrative au même titre que la célérité et l’accessibilité[194]. Le législateur a repris les trois principes dans la disposition préliminaire du Code de procédure civile, en y incluant le principe de proportionnalité pour le fonctionnement de la justice civile[195]. Déjà, en 2000, la Loi sur l’administration publique intégrait dans sa disposition préliminaire la qualité, la transparence et l’imputabilité[196]. La qualité représente un objet multiple à titre de thématique, de principe et, également, de discours[197] pour le fonctionnement des services publics[198], notamment, avec une acuité particulière, dans le domaine de la justice[199]. Les réflexions contemporaines montrent que le droit, les normes et la loi peuvent devenir des objets d’analyse aux fins de qualité[200]. Afin de mesurer celle-ci, des mécanismes d’évaluation sont requis, ce qui exige une démarche méthodologique qui fait appel le plus souvent à la quantification de données objectives, et également à l’élaboration d’indicateurs de qualité et de réussite. La justice en offre plusieurs exemples puisqu’une démarche de qualité suppose une évaluation de son fonctionnement[201]. Les outils de la nouvelle gestion publique sont aussi utilisés pour l’élaboration de plans stratégiques, la formulation d’objectifs et la définition des indicateurs[202]. Toutefois, au-delà des chiffres, des dimensions plus subtiles concernent l’élaboration des jugements (qualité rédactionnelle)[203], l’accueil des citoyens, l’intelligibilité du processus juridictionnel, l’accessibilité physique et matérielle pour les personnes qui vivent en région éloignée, ce dernier élément ayant une importance considérable pour l’ensemble du territoire canadien.

La tendance lourde n’en reste pas moins celle de la quantification[204]. La progression constante du principe de l’efficacité renforce cette forme de rationalisation de l’action publique, même si l’utilisation qu’en font les juges reste subtile. Lorsqu’ils associent la bonne administration de la justice à l’efficacité, ils ne se livrent pas forcément à un bilan comptable afin d’apprécier la pertinence d’une disposition législative[205]. En revanche, si des délais sont en cause, comme le montre l’arrêt Jordan[206], l’efficacité emprunte cette dimension numérique qui constitue l’une des caractéristiques de la nouvelle gouvernance publique[207]. La rupture avec la rationalité juridique doit néanmoins être nuancée. Dans l’arrêt Jordan, la célérité a été mentionnée à titre de principe justificatif pour le droit d’être jugé dans un délai raisonnable[208]. Ce principe reflète une longue tradition propre à l’évolution de la common law (Justice delayed is justice denied)[209]. La célérité peut néanmoins être associée à d’autres principes comme la qualité et l’accessibilité[210], ce qui montre une évolution favorable à l’assimilation de plusieurs types de rationalité en vue d’améliorer le fonctionnement des institutions publiques.

L’ascension de ces nouveaux principes (efficacité, imputabilité, précaution, qualité) contribue à accentuer le recours à l’évaluation quantitative des facteurs qui prédéterminent le contenu des politiques publiques, ainsi que le fonctionnement des organisations publiques. Dans une perspective chronologique, ce changement est moins radical qu’il n’y paraît. Pour l’action publique, la gestion des organisations et la rationalité du droit, l’essor de l’État-providence a été une profonde césure dont on ne mesure peut-être pas suffisamment l’effet. En réalité, l’État-providence fait appel à une rationalisation actuarielle des risques et des probabilités qui constitue le fondement de la logique assurantielle[211]. Afin d’établir la socialisation des dommages et la répartition des risques suivant les principes de solidarité et d’égalité, une anticipation mathématique des risques est requise. Le programme aristotélicien de la prudence a été ainsi substantiellement revu, mais non renié, pour privilégier la prévisibilité, la planification, la mobilité et l’anticipation. La rationalité assurantielle repose sur une commensurabilité des risques et des dommages que seuls des indicateurs de probabilité peuvent quantifier. Si la dimension technologique et mathématique de l’assurance est incontestable, François Ewald a rappelé que ce processus d’« assurantialisation » des sociétés occidentales s’inscrit dans le contexte d’une relation juridique entre un assureur et un assuré[212]. L’essor du droit social repose sur la calculabilité des probabilités. Son ancrage reste donc tributaire de la quantification des faits sociaux (santé, vieillissement, mortalité, accidents).

Si l’avènement de l’État-providence a contribué de façon substantielle à modifier les conditions de production du droit, son ascension a été marquée, de manière corrélative, par le développement de mécanismes de contrôle de l’efficacité et de l’efficience de l’action publique[213]. Les fonctions de redistribution requièrent des transferts importants de fonds publics vers des organismes de gestion, ce qui rendait indispensables des mécanismes d’évaluation des programmes sociaux, ainsi que de contrôle des organismes publics aux fins d’imputabilité et de responsabilité. C’est dans ce creuset politique, juridique et culturel qu’il faut comprendre l’ascension de la nouvelle gestion publique. L’anticipation, la planification et la prévisibilité étant devenues les techniques de gouvernement de l’État-providence, la mise au point de mécanismes d’évaluation rétrospective, et aussi pour l’évaluation prospective, est apparue comme une nécessité. L’évaluation repose désormais sur l’utilisation de méthodes scientifiques en vue de mesurer les effets réels ou escomptés des politiques publiques[214]. La commensurabilité qui en résulte ne découle donc pas directement de la rationalité juridique, mais d’autres savoirs associés à la gestion scientifique des sociétés contemporaines.

Pour le droit, cette évolution est à double sens. Le type de gestion engendré par l’avènement de l’État-providence a contribué à infléchir le modèle légal-rationnel analysé par Weber. Il n’est pas question d’un évincement ni d’une substitution puisque la fin du xxe siècle a été marquée par le développement de la justice constitutionnelle et par la reconnaissance de droits et libertés sous forme de chartes et de déclarations. Même si le contentieux constitutionnel peut être caractérisé de diverses façons, il a contribué singulièrement au renforcement des principes justificatifs de type État de droit. Cette évolution conforte la continuité de la légitimité légale-rationnelle décrite par Weber[215].

À bien des égards, le modèle de l’État-providence repose également sur des normes abstraites, générales et impersonnelles aux fins de solidarité et de redistribution. Les principes managériaux (efficacité, efficience, imputabilité) qui en constituent le prolongement contemporain sont désormais reconnus dans des lois ou des projets de lois par le législateur en tant que règles générales[216], au même titre que des principes plus classiques. Leur mise en oeuvre se révèle néanmoins différente puisque des principes comme la qualité ou l’efficacité requièrent des mécanismes de mesure et d’évaluation qui ne sont plus du même type que ceux qui règnent dans le modèle « classique » fondé sur la légalité et la régularité. Cette coexistence de différentes rationalités n’est pas que l’expression d’un phénomène administratif lié à l’application des lois. La disposition préliminaire du Code de procédure civile est exemplaire à cet égard puisque la procédure civile n’est pas fondée uniquement sur des considérations liées à la légalité. Pour les juges, et pour les divers intervenants, le Code doit assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, de même que l’application proportionnée et économique de la procédure[217].

La reconnaissance par le droit de ces nouveaux principes n’est pas qu’un simple processus d’homologation et de juridicisation de préceptes issus d’autres disciplines. La nouvelle gouvernance publique est fondée sur un modèle plus syncrétique qui permet d’inclure différents types de rationalité dans l’élaboration du droit et le fonctionnement des institutions. Le modèle légal-rationnel pouvait ainsi livrer un portrait fondé sur l’exclusivité, la prééminence et le splendide isolement du droit. Cette prééminence revêt à présent un caractère plus hybride.

2.2 L’approfondissement de la démocratie politique

À l’instar des autres principes, la transparence et la participation peuvent être appréhendées sous l’angle du perfectionnement de l’action publique. Ces deux principes ont néanmoins une autre signification, car leur utilisation à titre de références représente un approfondissement de la démocratie politique. Ils acquièrent alors une dimension proprement politique qui ne peut être éludée. Par exemple, la participation est associée aux conditions requises aux fins d’une « bonne gouvernance[218] ». L’actualisation juridique de ces deux principes n’en présente pas moins un grand intérêt dans la perspective du bon gouvernement et du droit public. Il faut néanmoins reconnaître leur spécificité en leur réservant une analyse distincte.

La thématique de la transparence revêt une importance considérable dans les réflexions contemporaines sur l’évolution du droit, de même que pour le fonctionnement des organisations publiques et privées. Par son rayonnement et son ampleur, elle dépasse ainsi les considérations générales sur le bon gouvernement et la gouvernance[219]. Le principe de la transparence est devenu autonome pour tous les champs constitutifs du droit. Dans une perspective plus sociale et politique, il peut donc servir de fondement pour revoir les devoirs des dirigeants des grandes entreprises à l’égard de leurs membres[220], des utilisateurs de services, des consommateurs et des populations visées[221]. Enfin, la thématique de la transparence est devenue autonome, sans passage obligé par le droit[222].

Dans la perspective du bon gouvernement, ce principe a substantiellement évolué par l’ajout de dimensions nouvelles. Orienté dans un premier temps vers l’accès à l’information et à celui des documents des organismes publics, il s’est transformé simultanément et graduellement en une dimension plus proprement procédurale pour rendre davantage transparents le fonctionnement et le cadre processuel de plusieurs organismes responsables de l’élaboration de politiques publiques. L’ajout de dimensions nouvelles liées à la transparence de la vie politique, ainsi qu’à la mise en oeuvre du « gouvernement ouvert », lui confère désormais une meilleure acuité en vue de mesurer ce que représente l’exigence générale de bon gouvernement.

Le premier moment « fort », qui correspond aux années 70 et 80 au xxe siècle, a été celui de la contestation du secret administratif pour promouvoir et garantir l’accès aux documents administratifs[223]. Sur ce plan, la Suède a été longtemps une exception culturelle, car elle avait adopté dès 1766 une règle de communication générale des actes émanant de tous les services publics[224]. Elle a été suivie tardivement par la Finlande en 1952, la Californie en 1953[225], les États-Unis au niveau fédéral en 1966[226], le Danemark en 1964, la Norvège en 1970 et l’Autriche en 1973[227]. Ce mouvement a connu une relative ampleur à la fin des années 70 avec la création de la Commission d’accès à l’information en France (1978), de la Commission d’accès à l’information au Québec (1982) ainsi que, pour le niveau fédéral au Canada, du bureau du Commissaire à l’information (1983)[228]. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont reconnu ce droit à l’information en 1982. La fin du xxe siècle a été une étape plus décisive avec la transition démocratique de l’Europe de l’Est[229]. Avec le recul, plusieurs générations de lois peuvent être ainsi regroupées[230].

En 1976, lors du Colloque de Graz organisé à l’initiative du Conseil de l’Europe, le principe de l’accès à l’information a recueilli un large consensus[231]. Le cheminement du principe a été néanmoins laborieux. Le droit d’accès aux documents des institutions de l’Union européenne a été reconnu par le Traité d’Amsterdam modifiant le Traité sur l’Union européenne, les traités instituant les Communautés européennes et certains actes connexes en 1997[232]. Enfin, l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne lors du sommet de Nice en 2000 a permis d’inclure plusieurs droits relatifs à une bonne administration, notamment celui de l’accès aux documents[233].

Si l’accès aux documents administratifs constitue l’élément le plus connu de la transparence administrative, cette dernière comporte également une dimension procédurale. Sur ce plan, le droit administratif américain a été très novateur en soumettant, dès 1946, dans l’Administrative Procedure Act, les grandes agences fédérales à un principe de publicité systématique afin d’annoncer, par un avis préalable paru dans le Federal Register, les projets de règlements en préparation. Cette exigence offre à toute personne intéressée la possibilité de formuler des commentaires, suivant le principe des avis et commentaires (notice and comment)[234]. Pour les autres pays occidentaux, la croissance des organismes administratifs autonomes et des autorités administratives indépendantes doit être analysée à la lumière de cette exigence. Afin d’encourager la participation du public, les organismes publics doivent favoriser l’accès à l’information[235], avec néanmoins des bornes, puisque les documents émanant de personnes privées ne sont pas forcément accessibles dans les limites d’un processus public de consultation.

Pour la transparence, le phénomène contemporain de moralisation de la vie politique retient davantage l’attention que le champ plus traditionnel de l’accès à l’information. Les nouveaux mécanismes de contrôle des responsables politiques forment désormais un champ nouveau en droit public, particulièrement en France[236] à la suite des réformes de 2013 relatives à la transparence de la vie politique[237]. À titre d’autorité administrative indépendante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a été créée en janvier 2014[238], avec pour mission principale la prévention et le règlement des conflits d’intérêts. Par comparaison, le Canada, comme d’autres pays occidentaux, a amorcé un processus de moralisation de la vie publique après l’affaire des commandites en 2005. Des autorités indépendantes de la fonction exécutive ont été ainsi créées : le Commissaire à l’intégrité du secteur public en 2005, le Commissaire au lobbying en 2006 et surtout le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique en 2007[239]. Au Québec, l’évolution a été relativement semblable avec la création du Commissaire au lobbyisme en 2002, de même que par celle du Commissaire à l’éthique et à la déontologie en 2010[240]. La loi de 2010 définit en termes explicites ce que représente un conflit d’intérêts pour les membres de l’Assemblée nationale et pour les membres du Conseil exécutif. Des règles spécifiques concernent l’après-mandat. À la différence de la France, où l’ensemble des plus hauts responsables politiques doivent produire une déclaration de situation patrimoniale et une déclaration d’intérêts[241], le Canada et la Grande-Bretagne n’ont pas emprunté cette voie afin d’éviter une atteinte directe à la vie privée des parlementaires et des dirigeants politiques.

Cette « logique contemporaine d’exemplarité[242] » représente un vaste chantier dont les contours restent encore à déterminer, d’autant plus qu’il existe de fortes disparités dans les droits nationaux. La comparaison France-Canada permet de mesurer le rôle croissant de la législation dans ce domaine. À l’inverse, la Grande-Bretagne n’a pas de lois particulières sur la question des conflits d’intérêts, car c’est un organisme public indépendant, qui relève directement du premier ministre, le Committee on Standards in Public Life, qui assume un rôle de supervision et de conseil[243]. Sur le plan législatif, la Grande-Bretagne a néanmoins joué un rôle vraiment novateur dans la lutte contre la corruption dès le xixe siècle[244]. Pour le Canada, la répression de la corruption relève du droit pénal[245].

Enfin, la dernière étape de ce processus de transparence revêt une dimension plus proprement politique à la suite des efforts déployés par plusieurs États, ainsi que diverses entités étatiques, en matière de « gouvernement ouvert ». Les événements du 11 septembre 2001 avaient engendré un repli pour des raisons de sécurité et de confidentialité. Afin de rompre avec ce renforcement du secret, Barack Obama a manifesté une volonté d’ouverture dès son entrée en fonction en janvier 2009. L’annonce de l’Open Government Initiative a été suivie de divers mémorandums et directives, notamment le mémorandum du 21 janvier 2009[246] et la directive du 8 décembre 2009 relative à l’Open Government[247], en vue de promouvoir les trois principes de la transparence, de la participation et de la « collaborativité ». Une étape décisive a été franchie avec la création en septembre 2011 du Partenariat pour un gouvernement ouvert (Open Government Partnership) sous l’égide de la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton[248]. Cette initiative, qui regroupait à l’origine huit pays fondateurs, avait pour objet de favoriser la transparence de l’action publique, entre autres choses, par l’utilisation du numérique et des nouvelles technologies. À titre de membre de ce partenariat depuis 2011, le Canada a élaboré son premier plan d’action biannuel en 2012 ; faisant suite à l’adoption du troisième plan (2016-2018)[249], le quatrième est actuellement en cours d’élaboration. Outre la promotion d’un meilleur accès aux services fédéraux, ce plan permettra d’accroître de façon significative la transparence relative aux données budgétaires, notamment celles qui se rattachent à l’approvisionnement, aux subventions et aux contributions.

Ces multiples dimensions de la transparence expliquent l’autonomie qu’elle présente désormais comme champ spécifique de réflexion et d’étude, surtout dans un contexte où le droit n’est pas toujours une étape obligée afin de rendre les États plus transparents à propos de leur fonctionnement. Pour le deuxième principe lié à l’approfondissement de la démocratie politique, celui de la participation, cette autonomie par rapport au droit est davantage manifeste à certains égards.

Si la participation constitue un champ autonome de recherche, elle revêt deux sens distincts qui ont une incidence importante sur la question du droit. La participation citoyenne doit être distinguée de la participation publique, car la première est liée à la recherche d’un modèle de démocratie plus proche des citoyens[250], ce qui correspond davantage à la thématique de la démocratie participative[251], même si les auteurs ne différencient pas toujours ces deux champs de la participation. Il existe néanmoins un consensus pour expliquer l’essor de la participation citoyenne par les insuffisances de la démocratie représentative[252]. Ce sont des dispositifs non institutionnalisés (comités de citoyens et groupes d’intérêts) associés au fonctionnement de la société civile qui ont alimenté les réflexions sur la gouvernance démocratique.

La participation publique repose sur des dispositifs institutionnalisés volontaires, ce qui correspond au sens le plus répandu à propos de la participation du public. Si la dimension politique reste importante, le droit joue un rôle souvent déterminant dans la structuration et la légitimation de ces formes institutionnalisées que sont les audiences publiques, les commissions d’enquête, ainsi que les processus formalisés de consultation menés par des autorités qui disposent d’une indépendance fonctionnelle par rapport à la fonction exécutive. Compte tenu du rôle déterminant du droit américain dans la création de ces autorités indépendantes (les agences), il est normal que, sur le plan chronologique, les premiers travaux sur la participation publique aient été faits par des chercheurs américains à la fin des années 60[253]. En France, dans la perspective de la recherche, le thème de la participation est apparu dans la dernière décennie du xxe siècle[254]. À l’échelle des pays occidentaux, c’est néanmoins le droit de l’environnement qui a joué un rôle moteur dans la reconnaissance d’un cadre juridique et institutionnel.

Sur une base temporelle, l’essor du droit de l’environnement montre l’importance croissante des instruments nationaux et internationaux. Au Québec, la création du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en 1978[255] permet depuis ce temps la tenue d’audiences publiques lors du déroulement de la procédure d’étude d’impact pour des projets qui relèvent de l’application du Règlement relatif à l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de certains projets[256]. Il ne faut pas toutefois se méprendre. Le processus requis en fait une « consultation du public », ce qui offre au BAPE la possibilité de transmettre de l’information et de recueillir des commentaires, sans inclure la population dans l’élaboration des avis et des recommandations par un processus plus avancé de participation[257]. Sur ce plan, l’adoption de la Loi sur le développement durable de 2006 constitue une étape vraiment significative, car elle reconnaît le principe de la participation dans le contexte de l’élaboration de la stratégie de développement durable[258]. L’approche s’avère davantage ambitieuse dans la mesure où la population peut participer à l’élaboration, ainsi qu’à la révision, de tout projet relatif à la stratégie gouvernementale de développement durable[259]. Une nouvelle étape a été franchie en 2017 par l’ajout de dispositions spécifiques sur la participation publique au niveau municipal[260]. En invitant les municipalités à élaborer des politiques de participation publique, le législateur cherche à attribuer aux citoyens « une réelle capacité d’influence[261] ».

Selon certains, la consultation ne serait qu’une forme mitigée et beaucoup moins contraignante de participation publique. Les formes institutionnalisées de consultation sont néanmoins présentées comme des « instances de participation publique[262] », en dépit du fait que ce sont en majorité des dispositifs de consultation qui favorisent la simple compilation des points de vue et qu’il n’y a pas forcément des échanges entre les participants. Si les audiences publiques correspondent davantage à la consultation, il existe néanmoins d’autres formules élaborées de type délibératif[263]. Cependant, comme le montre l’évolution du droit au Québec, la participation suppose un processus plus inclusif pour les citoyens.

Pour la participation, les années 90 représentent un tournant, comme en témoigne la Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement de 1998[264]. En 1992, la Convention de Rio sur la diversité biologique représentait une première étape par la reconnaissance du principe de la participation conçu dans la perspective de l’accès à l’information[265]. En offrant le premier cadre juridique de la « démocratie environnementale[266] », la Convention d’Aarhus distingue clairement l’information de la participation. Pour cette dernière, elle établit une différence entre la participation du public à des « activités particulières » (art. 6) par opposition à l’élaboration des « plans, programmes et politiques relatifs à l’environnement » (art. 7).

Le suivi fait dans les droits nationaux montre toutefois des différences. Les États les plus ambitieux peuvent ainsi reconnaître une valeur constitutionnelle aux principes affirmés en 1998. Ainsi, en 2005, la France a adopté la Loi constitutionnelle no 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement ayant une valeur constitutionnelle. Elle reconnaît à l’article 7 « le droit […] d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement[267] ». La Commission nationale du débat public organise des consultations pour la vaste majorité des projets ayant des répercussions sur l’environnement[268]. Pour sa part, le Canada offre un tableau contrasté, car il n’a pas ratifié la Convention d’Aarhus[269]. Afin de justifier cette abstention, il a affirmé qu’il répondait, sur le plan institutionnel et juridique, aux exigences de cette convention[270]. Dans cette perspective, l’engagement des autorités fédérales en matière de consultation peut sembler moins probant. Au niveau constitutionnel, il faut néanmoins tenir compte de l’obligation fiduciaire des autorités fédérales, ainsi que de celle des provinces, en ce qui a trait à la consultation des populations autochtones, notamment pour les projets d’exploitation des ressources naturelles situées dans des terres ancestrales[271]. Sur le plan législatif, le principal mandat de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale n’est pas la consultation de la population, mais plutôt la coordination de tous les organismes fédéraux aux fins de l’élaboration du rapport d’évaluation[272]. Afin d’offrir une synthèse plus exhaustive des moyens en droit canadien, nous devons tenir compte de l’ensemble des mécanismes de consultation à l’échelle des provinces et des territoires, car l’Agence peut, le cas échéant, procéder par substitution en confiant le processus d’évaluation environnementale à la province ou au territoire visé[273]. Il faut également prendre en considération, pour les provinces et les territoires, d’autres mécanismes de participation du public en vue de l’élaboration des politiques publiques en matière d’environnement. L’exemple du Québec a déjà été signalé. L’Ontario a adopté en 1993 la Charte des droits environnementaux de 1993 qui reconnaît à la population des droits qui dépassent la simple consultation[274]. Enfin, pour des projets qui sont de la seule responsabilité des autorités locales, des mécanismes de consultation existent dans les grandes agglomérations[275].

Si la démocratie environnementale joue un rôle déterminant quant à la participation de la population, le simple rappel du droit pertinent, si limité soit-il, montre la grande pertinence des mécanismes institutionnalisés de consultation et de participation. Dans le domaine de l’environnement, ils sont de deux types. À un niveau plus général, la population peut participer, le cas échéant, à l’élaboration des lois, des règlements et des politiques. À un autre niveau, plutôt concret, des droits de participation et de consultation peuvent être reconnus pour des projets spécifiques qui requièrent des études d’impact. Ces droits autorisant la participation politique des citoyens représentent, au sens retenu par les travaux d’Habermas, « l’institutionnalisation juridique d’une formation publique de l’opinion[276] ». Pour ce dernier, cette institutionnalisation ne peut être réalisée qu’au moyen de formes de communication qui reposent sur « le principe de discussion[277] ». Cette approche formelle et institutionnelle de la procédure démocratique permet en particulier de fonder la légitimité du droit. Si l’approche institutionnalisée de la participation et de la discussion ne fait pas l’unanimité[278], elle constitue néanmoins une étape importante dans l’analyse de la démocratie procédurale.

Conclusion

À titre de principe justificatif, le bon gouvernement est l’expression d’une exigence comparable à celles de la primauté du droit et du constitutionnalisme. Ce niveau de généralité est néanmoins considérable, ce qui explique, à bien des égards, sa relative désuétude dans la pensée constitutionnelle de plusieurs systèmes politiques qui ne relèvent pas du paradigme de Westminster. D’autres approches ont été retenues dès la fin du xviiie siècle aux États-Unis et en France. Cependant, même dans une perspective de continuité, comme c’est le cas au Canada, son actualisation commande des principes plus précis. Lorsque la Cour suprême utilise la notion de bon gouvernement à des fins autres que celles qui sont requises par l’application de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, elle le fait en ayant recours à des principes plus contemporains comme celui de l’efficacité et de la bonne administration de la justice[279]. De même, le législateur a moins souvent recours à la formule du bon gouvernement[280] en explicitant des principes comme ceux de la responsabilité, de l’efficience, de la célérité, de la qualité, de la transparence et de l’imputabilité.

Cette évolution permet quelques constats. L’utilisation du principe général du bon gouvernement n’est plus limitée aux seules fins de l’interprétation judiciaire de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce principe conserve ainsi son statut initial de référence générale pour l’action publique, dans des proportions comparables ou analogues à celles qui sont visées par la philosophie politique avant le xixe siècle. La nécessité de justifier les conditions d’exercice du pouvoir en vue de remédier à des problèmes de maladministration, d’inefficacité, d’opacité et de corruption, pour ne donner que quelques exemples, explique « le retour » du bon gouvernement[281], de même que la nécessité de le moderniser et de l’actualiser selon des exigences plus contemporaines. Sa désuétude ne serait donc qu’une apparence.

La thématique du bon gouvernement reflète également le phénomène contemporain de la transversalité dans l’évolution générale du droit public. La vaste diffusion que connaissent tous les principes associés au bon gouvernement illustre la relativisation des droits nationaux au profit d’une culture commune. La lente formation d’un Ius commune formé des mêmes principes[282] montre la croissance d’un corpus de référence pour tous les systèmes de droit public fondés sur des prémisses politiques et institutionnelles comparables, ce qui laisse voir, à tout le moins, que les lignes de partage entre les traditions juridiques ne sont plus étanches[283]. Si plusieurs systèmes de droit public issus de traditions différentes partagent des principes identiques, l’enjeu consiste dorénavant à concrétiser leur réception et leur actualisation dans chaque système de droit national[284]. Si un nombre important d’États adhèrent à divers degrés aux exigences de la transparence, de la participation et de la précaution, par exemple, le principal enjeu est de déterminer leur statut juridique en droit public interne (au niveau constitutionnel, législatif ou de l’interprétation judiciaire), ainsi que la nature des mécanismes de mise en oeuvre. Même si les systèmes nationaux conservent leur spécificité, l’internationalisation du droit public est un phénomène contemporain[285].

Dans cette perspective, l’élaboration du droit européen constitue un laboratoire important, mais qui n’est pas forcément exhaustif à propos de l’évolution générale du droit public. Dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le droit à une bonne administration a été reconnu et explicité, sans oublier le droit d’accès aux documents[286]. La perspective qui est ainsi offerte reflète une convergence dans l’évolution des droits administratifs nationaux au sein de l’Union européenne. Malgré son importance, cette avancée reste conforme aux orientations et aux principes reconnus en droit administratif. Peu importe qu’elle soit interprétée dans le sens de l’unification ou de l’harmonisation, le cadre conceptuel retenu relève du droit.

Toutefois, l’évolution la plus décisive n’est pas limitée à cette rationalité interne du droit. Notre analyse propose une approche plus inclusive puisque la réinvention du bon gouvernement repose sur des principes qui relèvent de plusieurs types de savoirs et de disciplines. Sur le plan de la dogmatique juridique, cette inclusion est loin d’être acquise car quelques principes, comme ceux de la qualité et de l’efficacité, pourraient être présentés comme des « principes extrasystémiques », en ce sens qu’ils n’appartiendraient pas au système juridique[287]. L’évolution contemporaine montre cependant leur intégration au droit. Il en résulte un effet de transversalité qui permet de dégager progressivement un langage commun entre plusieurs types de savoir. Le recours au droit permet cependant d’observer l’importance que conserve ce dernier aux fins de légitimité et d’effectivité. Le droit participe ainsi à l’essor des sciences du gouvernement.

Enfin, il peut paraître légitime de s’interroger sur le développement de la troisième génération de principes. La succession temporelle que nous avons analysée montre l’importance croissante de la mesurabilité et de l’objectivité. La première génération de principes, celle qui est issue de la philosophie politique qui précède l’avènement des Lumières, préconisait des vertus de retenue, de prudence et de sagesse aux fins de l’action publique. La conduite des autorités publiques devait répondre à des impératifs qui correspondaient à la perfection morale du souverain. Cette approche se limitait à une perspective anthropomorphique du pouvoir. Ce rappel permet de comprendre le succès considérable que représente l’étape du droit légiféré, du droit public, de la primauté du droit et de l’État de droit dans le tournant majeur qu’incarne le xixe siècle, ainsi que pour une importante partie du xxe siècle, l’affirmation du constitutionnalisme. L’action publique est assujettie à des règles et à des balises qui prédéterminent « objectivement » ce que peuvent faire les autorités publiques. Les juristes procèdent dès lors à l’inventaire des limites constitutionnelles, législatives, réglementaires et administratives de l’action publique, de même qu’à celui d’autres sources liées à l’explicitation judiciaire du droit.

Les garanties de « mesurabilité » qu’offre le droit sont désormais relayées par d’autres exigences fondées sur la « calculabilité » de l’action publique. Une nouvelle génération de principes (efficacité, imputabilité, précaution, qualité) reflète des impératifs de quantification où les instruments issus de la nouvelle gestion publique jouent un rôle déterminant. Si ce perfectionnement de l’action publique n’est pas fondé exclusivement sur des nombres, ce que montre l’approfondissement de la démocratie politique, la prépondérance des sciences de la gestion dans la conceptualisation de la gouvernance publique est relayée par ce rôle particulier du droit. La cooptation par les sciences de la gestion n’est pas dénuée de risques, car si la « gouvernance » reflète des préceptes applicables à toutes les organisations publiques et privées, son identité juridique peut paraître davantage aléatoire pour le droit public. L’emploi de la formule « good governance » dans la version anglaise des arrêts de la Cour suprême, avec pour contrepartie « le bon gouvernement » dans la version française, ne facilite pas ce travail de clarification[288]. En revanche, cette dualité linguistique montre mieux la dimension managériale du bon gouvernement.

Entre son atrophie pour cause de désuétude et sa réinvention par plusieurs types de savoir, le bon gouvernement ne peut pas être interprété isolément. Il fait partie des principes structurants du droit public, au même titre que la primauté du droit et le constitutionnalisme. Et c’est précisément son association directe à la chose publique, et à divers principes de droit public (le bien commun, l’intérêt général), qui montre son utilité. Compte tenu de cet environnement, le bon gouvernement n’est pas entièrement soluble dans la gouvernance, car il appartient à la théorie politique moderne au même titre que la res publica. Le constat de départ reste ainsi inchangé. Le bon gouvernement constitue une thématique qui relève du droit public, de la science politique et de la philosophie politique, ce qui n’exclut pas des influences venues d’autres savoirs et disciplines.