Corps de l’article

Les appels à l’ouverture du droit, comme objet autonome, ne sont ni nouveaux ni surprenants dans le paysage universitaire et plus largement dans la constellation des sciences humaines. Ces appels tonnent au moins depuis plus d’un siècle[1], notamment en réponse au légicentrisme et au positivisme, qui éclipsent ce qui, du droit, le droit doit à la société. Les appels veulent, à leur manière, libérer cet objet de la chasse gardée où se réfugient les juristes, afin de toucher à sa source le sociétal. L’idée serait de comprendre que le vitalisme du droit ne réside pas dans le formalisme, mais dans son expérience sensible, ce à quoi la revue Communitas ne peut qu’adhérer, et son premier numéro, le confirmer.

Thématiser le premier numéro d’une nouvelle revue par une formule jouant de l’articulation quelque peu calcifiée entre « société » et « droit » pourrait toutefois donner tort à l’exigence d’ajouter notre média à ceux qui relaient les voix plurielles, mais aussi souvent consensuelles, tenant sur cette conjonction de coordination — ou des variantes qui ne trompent pas comme Law in Context[2]. Pour le reconnaître, il suffirait de se référer au courant Law & Society (L&S), qui revêt aujourd’hui une aura de courant de pensée majoritaire (mainstream), tout en cultivant de nombreux émules à sa périphérie. Certes, cela se produit non pas au sein de l’enseignement du droit, qui profite d’un hermétisme s’expliquant généralement par la professionnalisation de la discipline[3], mais assurément dans la littérature qui interroge le droit. Nul doute que ce courant profite d’une aura multi-institutionnelle qui légitime une perméabilité aux plus affirmés vases clos épistémologiques que favorise la clôture entre les sciences. La description du mouvement par David M. Trubek ne peut que nous en convaincre : « The idea is that law is an object that can be studied by the social sciences[4]. »

L’idée partagée par ces initiatives qui font le pari de la conjonction du « droit » et de la « société » est de participer à une approche décentralisée du rôle du droit, ce qui se traduit en définitive par une vision holistique de l’environnement dans lequel le droit se produit, se maintient, se reproduit[5]. Est-ce à dire qu’il faut convenir que le premier numéro de Communitas tombe alors sous les prétentions historiquement marquées par ce mouvement, ce dernier logeant le plus souvent à l’enseigne d’une critique de l’ontologie, de l’épistémologie et de la méthodologie des sciences juridiques[6] ? Pour y répondre, encore devrait-on fixer sémantiquement et pragmatiquement le vocable « critique », qui ne s’impose pas moins que l’expression « droit et société » comme un label[7].

Les remarques éclairantes de Susan S. Silbey et Austin Sarat offrent une piste de réponse : « [i]f there was a distinction between law and society and mainstream legal scholarship, it was not in the observation that law was not autonomous but in the degree of emphasis each placed upon different sides of the divide. If the law schools overestimated the determinacy of law, the law and society movement underestimated its consequences[8] », une erreur corrigée, selon certains, par les Critical Legal Studies (CLS)[9]. En effet, l’une des différences majeures entre le courant L&S et les CLS est le projet apolitique qui définit les débuts officiels du courant L&S des années 60, penchant plutôt vers un souci de la conversation interdisciplinaire d’après G. Edward White[10], qui affirme que l’interdisciplinarité en matière de sciences sociales serait même prévalente dans les facultés élites américaines, ce qui relativise cette position d’extranéité par un lieu commun.

Il serait hasardeux de qualifier notre projet de « critique ». Ce qualificatif s’étend jusqu’à ces définitions aux contours qui se perdent à l’horizon des théories et des pratiques au même moment où d’autres y prétendent en campant sur leurs positions retranchées. Comme ces définitions peuvent s’appliquer à tout chercheur ou à toute chercheuse accomplissant un travail intellectuel de recherche et de réflexion à cet égard, sinon à des définitions tellement précises que le projet politique en filigrane du propos se doit d’être parfaitement commun au risque de se voir explicitement décrié, nous avons choisi de laisser à la marge cette étiquette.

Quant aux liens du présent projet avec les autres disciplines, commençons d’abord par ceci, même si nous devions répéter ce que plusieurs autres projets prononcent comme intention. Le droit (et lesdites sciences juridiques) clame le monopole de la normativité. Les autres disciplines peuvent graviter autour du droit, voire sont encouragées à le faire, et apportent leur contribution à son étude. Le droit positif serait ainsi représentatif d’une société ; bien qu’on lui reproche parfois d’être à sa remorque, cela suppose que le droit rattrapera la société pour la réaliser. L’intersubjectivité du droit par rapport aux autres expressions de la normativité se trouve obscurcie par une telle prétention.

Cette hiérarchisation disciplinaire conduit à ressentir les lacunes des sciences juridiques, notamment en matière de retard épistémologique ou encore en ce qui concerne la méthodologie. Une plus intense réflexivité est, de ce fait, souhaitable : une réflexivité sur les angles morts, ou les implicites, des sciences juridiques, nourrie par de réelles discussions sur la normativité par, nous l’espérons, le véhicule de Communitas. Voilà l’ambition qui peut servir de bases pour les variations libres annoncées, qui, à défaut d’englober tous les enjeux qui entrent dans nos objets d’étude, a le mérite de préciser l’articulation entre « communauté » et la formule « droit et société » qui marque notre premier numéro.

La Communitas à venir

C’est à travers un spectre à la fois théorique et pratique relevant du titre même de cette nouvelle revue que la thématisation du premier numéro par la conjonction de la « société » et du « droit » gagne non seulement en pertinence, mais peut-être plus encore en exigence, pour reprendre l’observation répétée par Jean-Luc Nancy au sujet du vocable « communauté ». Il faut envisager Communitas comme une orientation programmatique, mais en surlignant que celle-ci ne doit rien au paradigme doxique du terme où se complexifient tous les replis identitaires.

Plutôt, il est donné de se référer à une tradition[11] de pensées qui court depuis le premier quart du xxe siècle à l’ombre d’une définition de la communauté comme « qualité hypertrophiant les sujets en ce type d’entité, dont tout le problème est », comme le remarquait si justement Roberto Esposito, d’être « plus large que la simple identité individuelle, supérieure à elle et même meilleure, mais qui est née d’elle et en est l’image spéculaire[12] ». Cette tradition, qui débute avec Bataille, veut que la communauté ne soit « pas l’opposée, l’envers ou le contraire de la Gesellschaft [société] », mais « la part maudite que la société contractuelle [au sens des philosophies du contrat social (Hobbes, Rousseau, Locke, etc.)], pour vivre, pour survivre, gagner le temps nécessaire à la rédaction de son contrat, a tâché d’évacuer ou de censurer[13] », en d’autres mots, pour arriver à l’harmonie consensuelle.

Pour se saisir de cette orientation programmatique, il faut en appeler à une réforme terminologique contre les formes variées de la « communauté » mobilisées par ces « bons esprits » auxquels fait référence Régis Debray[14]. Ladite réforme, qui s’inscrit tout naturellement dans une transversalité disciplinaire, compte notamment à son lexique l’Autre radical (Bataille), la dialectique négative (Adorno), le procès de l’immunisation par le droit en contexte biopolitique (Esposito) et, enfin, l’agencement du commun (Rancière). Chacun de ces termes nous informe à sa manière du programme Communitas dans son rapport avec l’articulation du « droit » et de la « société ».

Afin de bien marquer le coup, à titre de contre-exemple, reprenons Lerminier, dont l’actualité de la conception du droit pourrait laisser croire que c’est un des fondateurs du courant L&S ou l’un de ses plus fidèles représentants contemporains : « Le droit est donc l’harmonie et la science des rapports obligatoires des hommes entre eux… Il est la société elle-même : rien de plus réel et de plus vivant […] C’est le droit qui réunit les hommes qui fait le lien social en faisant à chacun sa part[15]. »

L’Autre radical bataillien, comme premier foyer de compréhension de Communitas, permet déjà d’affirmer notre extranéité par rapport au courant L&S et de préciser notre approche de la normativité. Si nous devions nous réclamer d’un héritage « institutionnel », ce ne serait pas du courant L&S, mais d’un aspect du projet inauguré par Bataille qui épouse le concept d’Autre radical. Son projet, le Collège de sociologie, a regroupé pendant sa courte existence, interrompue par le début de la Deuxième Guerre mondiale (1937-1939), des figures importantes des sciences humaines françaises du xxe siècle, comme Kojève (philosophe), Leiris (ethnologue), Caillois (sociologue), Klossowski (philosophe), à qui se sont jointes d’autres figures, et non des moindres, comme Benjamin (philosophe), Adorno (philosophe) et Horkheimer (philosophe).

Cette « communauté élective », c’est-à-dire « différente de celle qui unit d’ordinaire les savants[16] », s’est donné comme objet de première conférence l’articulation qui s’opère entre « société », « organisme » et « être ». Encore faut-il mentionner l’un des angles d’attaque adopté par le Collège de sociologie concernant cet objet pour nous indiquer de quelle façon Communitas pourrait répondre de l’Autre radical : ce concept — qui est l’aspect que nous retenons de la direction empruntée par le Collège de sociologie — cultive l’idée que l’altération d’un phénomène social permet d’appréhender mieux que sa normalité la vérité de son processus[17]. En d’autres termes, une fois qualifiée à l’aune de cette définition, Communitas pourrait être un pavé dans la mare de cette harmonie comme de la science de ce lien social qu’est le droit[18].

Pour bien l’entendre, précisons que la pensée de l’Autre radical a profité de la lecture commentée de la philosophie hégélienne par Kojève pendant le deuxième quart du xxe siècle à l’École des hautes études. L’Autre radical, c’est aussi, voire surtout pour ce qui nous occupe, la tentative déterminée de faire dérailler la dialectique de la Raison, ce tribunal de l’Histoire qui s’achève en une totalité clause sur elle-même par ce mouvement de synthèse des contradictions. Cette dialectique caractérise la philosophie du droit de Hegel qui, lui, est — aux yeux de l’un des plus célèbres et sulfureux constitutionnalistes du xxe siècle — le plus important penseur du droit moderne[19]. C’est ici, par projets communs pourrions-nous dire, que la Dialectique négative adornienne prend le relais de l’Autre radical bataillien pour ce qui est des précisions que nous pouvons apporter au programme Communitas.

Cette parenté épistémologique, rarement relevée — outre une vague allusion chez Esposito dans son article intitulé « Démocratie immunitaire », nous n’en connaissons à ce jour qu’une seule véritable occurrence, soit celle de Georges Didi-Huberman[20] — s’apprécie dans les objectifs partagés par Bataille et Adorno, parmi lesquels il faut compter celui de s’attaquer à la violence du « rendre-semblable » qu’opère la dialectique hégélienne et dont le résultat est l’identité de l’objet ou du sujet avec lui-même. Cette charge est menée par une logique et des pratiques affirmées de la dislocation de l’homogénéité sociale. On le remarque notamment dans le feu nourri d’Adorno contre le droit et Hegel dans la Dialectique négative[21], puisqu’il rappelle que la normativité, une fois consacrée au temple du droit, devient un système d’équivalence qui favorise les inégalités concrètes au profit de l’abstraction formaliste de la sphère juridique[22].

En ce sens, thématiser Communitas avec l’Autre radical et la Dialectique négative, c’est considérer que la communauté n’est pas étrangère à la société, mais qu’elle se situe, par une posture dissidente et en empruntant la voix du dissensus, dans une position d’antithèse en regard de la société harmonisée par la force du droit[23]. C’est ce type d’harmonisation, auquel s’intéresse Esposito, qui nous permet de développer un autre foyer de compréhension.

Une telle position épistémique se donne à réfléchir avec l’article de Jean-Guy Belley titré : « Ubi communitas, ibi ius ». Son point de départ est le noeud paradoxal qui traverse toutes les réflexions d’Esposito. Belley réactualise dès l’introduction la systématisation des dichotomies conceptuelles où pivotent « communauté » et « société » depuis au moins Tönnies (Gemeinschaft und Gesellschaft) en s’interrogeant précisément sur l’aspect suivant : la revue Communitas n’aménage-t-elle pas un nouvel espace de réflexion que n’offrent pas « société » et « droit » ? Ne vendons pas la mèche de cet article percutant qui s’inspire d’Esposito, et limitons-nous au télescopage conceptuel utilisé dans ce cas comme une lentille de précision en ce qui concerne notre initiative.

Pour se saisir de la catégorie « communauté », Esposito y oppose le terme « immunité » et plus largement les processus qui animent la biopolitique ambiante, affirmant au passage que la communauté, dès Bataille et avant Foucault[24], se situe à l’exact opposé des dispositifs immunitaires. Les choses ainsi envisagées, il faut revisiter l’idée de Lerminier voulant que le droit soit l’harmonie et la science des rapports obligatoires des individus entre eux. Il ne peut prétendre à ce double titre seulement dans l’oubli qu’il s’agit d’un régime qui surmédiatise ces rapports :

[L’]immunité ou, dans sa formulation latine, l’immunitas, est le contraire, l’envers de la communitas. Les deux vocables dérivent du terme munus – qui signifie « don », « devoir », « obligation » – mais pour l’un, la communitas, c’est dans le sens positif, alors que pour l’autre, l’immunitas, c’est dans le sens négatif. Voilà pourquoi, alors que les membres de la communauté sont caractérisés par cette obligation de don, par la loi du souci de l’autre, l’immunité suppose d’être exempté de cette condition, ou de pouvoir y déroger : est immunisé celui qui est à l’abri des obligations, et des dangers, qui concernent tous les autres, celui qui interrompt le circuit de l’échange social en se plaçant en dehors de lui[25].

Comprenons bien que, lorsqu’Esposito affirme qu’est immunisé celui qui est à l’abri des obligations, il n’est pas question de ce type d’obligations activées ou formatées par les artifices juridiques. En effet, comme Adorno, Esposito démonte la régulation artificielle des rapports sociaux qui répondent des règles de l’interface juridique. Le sens qu’il accorde au terme « obligations » peut dès lors être rapproché d’une pensée de la normativité à titre de qualité consubstantielle de la communauté.

Dans le même sens, d’autres diront que l’humain est fondamentalement créature normative[26] avant d’être Homo Juridicus[27]. À notre avis, cette remarque ne doit pas conduire à s’engager dans un désaveu du monde juridique, mais seulement permettre de s’ouvrir à des lignes de fuite qui échappent, par nature, au droit stricto sensu. Ainsi que le remarque Reinhart Koselleck, « le droit dépend de son application répétée » et, de ce fait, il « suppose un minimum de formalisation, de régularité dépassant les cas particuliers[28] ». De son côté, la normativité, à laquelle n’échappe pas le droit, est irréductible à ces caractéristiques.

Toute cette distance qui sépare la « normativité » du « droit » démontre également que nous ne nous prêtons pas à une ruse intellectuelle pour justifier la publication d’une nouvelle revue. Les objets analysés dans Communitas nous en informent, notamment parce que la normativité « échappe aux partages catégoriels qui donnent forme au prisme des disciplines : descriptif versus prescriptif, empirique versus conceptuel, scientifique versus philosophique[29] ». Toutefois, dire que la nature de la normativité brouille les frontières disciplinaires est insuffisant. La question méthodologique ne doit pas se limiter à invoquer la transversalité disciplinaire. Communitas veut impulser une préoccupation singulière à ce chapitre. Et celle-ci vient également nous distinguer du mouvement L&S et des CLS. Aucun autre texte que celui de Margarida Garcia ne permet mieux de l’affirmer.

À défaut de pouvoir rendre pleinement justice à cette intelligence des subtilités dont témoigne l’article de Garcia intitulé « Droit, aliénation et créativité », prenons-la au mot lorsqu’elle qualifie son approche de « the gentle art of reframing ». Cette qualification n’est pas sans faire écho au principe du choc des savoirs différenciés, c’est-à-dire l’une des manifestations qu’englobe l’idée de l’agencement du commun de Rancière que nous souhaitons retenir.

La méthode rancièrienne — une parmi d’autres qui répond à Communitas — est-elle de l’ordre de la déconstruction ou de la démystification au sens des théories critiques américaines et allemandes, ce que l’on trouve également dans le structuralisme et le post-structuralisme au demeurant ? Dans La méthode de l’égalité, Rancière répond par la négative en affirmant d’entrée de jeu qu’une telle méthode ne prend pas son objet en surplomb. Cependant, le plus intéressant est moins qu’elle ne participe pas à une forme inavouée de nihilisme théorique, qui vient avec le fait de considérer de haut son objet, mais bien qu’elle est de l’ordre de l’art habile du recadrage, du réagencement.

Soulignons que cette méthode se précise dans son opposition au consensus. Ici, il faut bien entendre que le consensus « désigne une organisation stable du rapport entre sens et sens, entre ce qui est donné et ce qui est pensable, une espèce d’organisation du possible[30] ». De son côté, l’agencement du commun prévoit de « disjoindre les éléments de cette organisation[31] », ce qui répond, pour nous, de la logique de l’altération d’un phénomène social, de la dislocation de l’harmonie consensuelle[32]. Cet agencement y arrive en intervenant « à partir du point où une instance a déjà opéré la critique du consensus et a montré que ce qui est en jeu n’est pas de comprendre ou de ne pas comprendre, mais de [saisir que] deux mondes sensibles […] s’affrontent[33] ».

Rancière, pour donner un exemple, présente le jeu oppositionnel entre ceux qui prétendent savoir et « sont fondés d’y prétendre » par rapport aux autres à qui on impose ledit savoir légitime, donc le poids du consensus. En ce qui nous concerne, la figure du juriste, qui non seulement maîtrise mais a aussi le monopole du droit en raison d’une architectonique législative et corporative complexe, est calquée sur la figure du consensus. Nous pouvons dès lors proposer l’idée d’opérer un démontage de la scène consensuelle, de s’intéresser à ce qui peut rendre inopérante[34] l’harmonie du droit en ce qui nous concerne, donc de faire le pari du dissensus. Ainsi ce dernier peut-il être la force motrice de la perturbation de cette organisation grâce, notamment, à une réorganisation des savoirs en présence.

L’exercice de ce télescopage conceptuel pour définir le projet Communitas pourrait laisser croire que nous comptons dépoussiérer quelques concepts et remuer certains cadavres pour nous ouvrir à la nouveauté. Toutefois, la tradition que nous mettons en évidence, même présentée par exégèse, ne s’inscrit pas dans la logique de l’Histoire des idées, et aucune philosophie du temps historique ne peut la saisir. En effet, nulle autre catégorie que la communauté ne participe aussi intensément à une pensée intempestive[35]. Il est connu depuis Bataille et reconnu jusqu’à Esposito que la communauté est non seulement de l’ordre de l’exigence, mais qu’elle se mesure toujours à son impossibilité, impliquant par là que la communauté est toujours « à venir[36] ».

En finale de ces variations

L’exercice de ce télescopage pour définir le programme Communitas laisse-t-il présager que nous nous draperons dans une fumée conceptuelle pour le réaliser, ce qui pourrait avoir comme effet pervers de mystifier certaines collaboratrices ou collaborateurs ou encore lectrices ou lecteurs ? Ne donnons pas droit à cette interprétation. Que voudrait dire autrement la formule « à venir » ? Sans compter qu’il y a un espace où la théorie, quelle qu’elle soit, n’a aucune juridiction pour agir, notamment de manière programmatique. Ce « à venir » se veut d’ailleurs le tremplin des réflexions et des discussions d’égale priorité qui ont scandé toutes les étapes de la création de notre revue :

  • Nous assumons que nous voulons ajouter une brique de plus à l’édifice qui s’érige en opposition au formalisme, ainsi qu’au positivisme juridique (compris ainsi comme une analyse interne, autoréférentielle, à ne pas confondre avec le positivisme tel que l’entendent d’autres disciplines). Il n’est pas question de discréditer la valeur de ces dernières approches, surtout lorsque cela est le but avoué de celles et ceux qui s’en réclament ;

  • Malgré cette opposition, nous ne nous cachons pas derrière une étiquette qui pourrait avoir comme effet de restreindre la créativité des textes potentiels par une boîte épistémologique et méthodologique, tels que « droit et société » ou « critique ». Permettons-nous à nouveau de mettre un bémol en insistant pour affirmer que nous reconnaissons la contribution majeure de foyers intellectuels dans lesquels il est appréciable de se situer. Cependant, Communitas participe d’une tout autre position ;

  • Ainsi, bien que nous partagions l’intérêt ontologique de la normativité, nous nous réjouissons de l’hétérogénéité épistémologique et méthodologique des articles réunis dans le premier numéro et de tous ceux qui sont à venir. Pour que Communitas s’accomplisse, nous croyons fermement que plusieurs voix doivent être représentées. Il est difficile de ne pas tomber dans l’essentialisation de cet Autre, celui que dépeint Edward Saïd dans son classique Orientalisme, mais hasardons-nous à lancer une invitation chaleureuse aux auteures genrées féminins, racisé-e-s, autochtones, de même qu’à celles et ceux qui font leurs débuts dans le monde de la recherche universitaire. Leur contribution ne pourra que dynamiter les clôtures disciplinaires et les phénomènes de reproduction de domination sociale. Pour un motif parmi plusieurs, plus que n’importe qui d’autre, elles et ils font les frais de l’immunitas.

C’est avec grand enthousiasme que l’équipe de Communitas publie son premier numéro. Ainsi, Jean-Guy Belley et Margarida Garcia, dont nous avons parlé plus haut, nous ont fait l’immense cadeau de textes d’ordre métathéorique sur l’état actuel de la recherche en droit, offrant plusieurs liens avec notre nouvelle revue. Nous comptons également comme présent inestimable l’article de Michel Seymour et de Jérôme Gosselin-Tapp. Leur texte, qui donne tout son sens au mot maestria, aurait pu être mentionné lors de la deuxième partie, tant il se mesure non seulement à la Loi sur la laïcité de l’État[37], celle-ci faisant on ne peut plus écho à l’immunitas, mais aussi parce qu’il fait grincer le système rawlsien dans le contexte législatif et politique québécois.

Ne sont pas en reste tant par la qualité que par la diversité de pensées les autres auteures et auteurs qui, en répondant à l’appel, nous ont accordé leur confiance pour la publication de leurs travaux. C’est ainsi que les disciplines de l’architecture (Edith Perrault), de l’économie et de la philosophie politique (Mathieu J. Lainé) et des relations industrielles (Michel Coutu et Julie Bourgault) se joignent à l’étude de la normativité. Ces alliances permettent des regards on ne peut plus innovants sur les chambres de la jeunesse au Québec, pour lesquelles l’espace physique revêt un intérêt significatif mais sous-estimé en vue d’accomplir leur mission ; sur l’exploitation par des contrats de travail, remettant en question sous l’oeil marxiste les idées préconçues de la justice dans la sphère de la légalité conforme au droit positif ; et sur le concept de citoyenneté industrielle, avec l’étude du scandale d’Aveos et de ses répercussions sur le syndicalisme québécois. Soulignons que ce numéro rassemble ainsi des chercheuses et des chercheurs dont la réputation n’est plus à faire et la relève dans leur domaine. Notre souhait est que cela se maintienne à travers les numéros à venir.

Enfin, ce projet n’existe au présent et ne peut prétendre à l’avenir qu’en raison d’appuis dont nous ne pouvons faire l’économie de la mention. Certes, il faut compter toutes ces personnes qui ont contribué au premier numéro et qui donnent son premier sens à Communitas. Or certains noms n’apparaissent pas ici, mais leur apport s’avère déterminant. D’importantes institutions comme l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), notamment le Département de sciences juridiques ainsi que la Faculté de science politique et de droit, mais surtout la revue Les Cahiers de droit de l’Université Laval, sans qui le projet ne pourrait avoir la qualité dont profite ce premier numéro. Et derrière cette institution et son appui indéfectible, il y a André Bélanger, directeur des Cahiers, ainsi que Bjarne Melkevik et Jean-Guy Belley : ils ont été les premiers participants à ce projet qui s’annonçait avant date avec le Collectif de recherche en droit et société[38]. André Bélanger a accepté de relever le défi de donner l’espace et le soutien à cette nouvelle initiative risquée. Pour cette raison et beaucoup d’autres encore, il demeure pour nous le créancier d’une dette dont Communitas ne pourra jamais s’acquitter.