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Ce qui compte, c’est de construire un lieu […] agréable, lumineux, favorisant la rencontre, le bien-être … ce qui vaut pour le bien portant vaut pour la personne fragilisée.

Donato Severo, architecte[1]

Le 30 mai 2019, en réponse au décès d’une enfant de 7 ans ayant fait les manchettes, le gouvernement du Québec a annoncé la tenue d’une commission sur le système de protection de la jeunesse[2] : la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. Présidée par Régine Laurent, cette commission avait pour mandat général d’« examiner les dispositifs de protection de la jeunesse[3] ». À cet égard, elle devait notamment se pencher sur : le soutien offert aux familles, l’organisation et le financement des services offerts, le cadre législatif actuel ainsi que le rôle, l’organisation et le mode de fonctionnement des tribunaux, en matière de protection. L’idée selon laquelle le droit des enfants s’observe au-delà des textes de loi s’inscrit dans une perspective sociologique du droit. En effet, concevoir le droit et la justice au-delà de leurs définitions positives — c’est-à-dire un ensemble de règles, de normes et de principes énoncés dans les textes qui émanent soit d’organismes, soit de personnes habilitées à dire le droit — s’inscrit dans une telle perspective[4]. Parler de droit et de justice dépasse donc largement cet ensemble de règles : parler de droit, c’est également parler de sa mise en oeuvre, de ses agents et de ses agentes, des pratiques menant à sa production et de ses effets[5]. Ainsi, dans une perspective sociologique, l’étude du droit va au-delà de la simple conception positiviste, et c’est dans cette optique que cet article se situe.

Cette conception est acceptée par plusieurs, notamment dans les études en droit et société. Toutefois, un des aspects de sa mise en oeuvre est encore peu discuté, et généralement absent des réflexions dans les dernières grandes réformes au Québec : l’architecture et l’aménagement des bâtiments. Pourtant, concevoir l’architecture comme une partie intégrante de la justice, au même titre que la règle et sa mise en oeuvre, apporte des pistes de réflexion intéressantes dans le contexte actuel et en l’espèce, au moment où le gouvernement demande d’entamer une « grande réflexion[6] » sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. D’ailleurs, certaines personnes tenantes d’une réelle réforme et d’une plus grande accessibilité à la justice soulignent l’importance de l’architecture et de l’aménagement des institutions dans cette quête[7].

Dans Eupalinos ou l’Architecte (1921), où se déroule un dialogue entre Phèdre et Socrate imaginé par Valéry, Phèdre distingue trois types d’édifices : ceux qui chantent, ceux qui parlent et ceux qui restent muets. Sensible à l’esthétisme du bâtiment, Phèdre explique à Socrate que ce ne sont pas tant la finalité ni la figure générale d’un édifice qui permettent une telle nomenclature, mais que cela découle plutôt du talent de celui ou celle qui l’a conçu. Pour Phèdre, les édifices qui ne parlent ni ne chantent ne méritent que le dédain, et pour ceux qui ne se bornent qu’à parler, ils doivent minimalement parler « clair[8] » :

Ici, disent-ils, se réunissent les marchands. Ici, les juges délibèrent […] Ces loges mercantiles, ces tribunaux et ces prisons, quand ceux qui les construisent savent s’y prendre, tiennent le langage le plus net […] Les demeures de la justice doivent parler aux yeux de la rigueur et de l’équité de nos lois […] Tout ici rend des arrêts, et parle de peines. La pierre prononce gravement ce qu’elle renferme ; le mur est implacable ; et cette oeuvre, si conforme à la vérité, déclare sa destination sévère[9].

La classification que fait Valéry est certes originale[10]. Pourtant, l’idée d’une architecture comme mode de communication tel un discours composé de symboles qui donnent un sens à l’espace est partagée[11]. L’idée d’un tribunal chantant peut sembler saugrenue. Il reste que la Chambre de la jeunesse, en raison de l’intérêt de l’enfant qui est central, eu égard aux personnes qu’elle accueille et considérant l’occasion que représente la commission Laurent, bénéficierait de cette attention particulière[12]. Comment amener la Chambre de la jeunesse à « chanter » ou, du moins, à « parler clair » ? Pour ce faire, elle doit porter un discours sur les principes et les objectifs des lois, déclarer sa destination tel que le dirait Valéry. Pour chanter, elle doit non seulement porter un tel discours, elle doit également proposer une architecture rassurante, où la rectitude et la solennité usuelles de l’architecture classique seront tempérées pour laisser place à des formes évoquant une certaine familiarité. Le présent article, a pour objectif de relever les caractéristiques architecturales et spatiales qui amèneraient la Chambre de la jeunesse au rang des immeubles chantants. Par la même occasion, l’article se veut une contribution à la littérature en matière d’architecture des tribunaux et d’espace adapté pour les juridictions spécialisées.

Pour ce faire, une première partie sera consacrée à l’architecture et à l’aménagement au service de la justice. La question de l’espace sera d’abord traitée comme une réelle préoccupation en sciences sociales et en droit. Ensuite, les éléments classiques de l’architecture, l’aménagement spécifique des lieux de justice et leur effet sur les justiciables seront discutés. La deuxième partie portera sur le cadre juridique en matière de droit de la jeunesse, plus précisément sur les principes et les objectifs qui guident le régime de protection et celui de la justice pénale pour les moins de 18 ans. Finalement, afin de lancer une réflexion sur l’adaptation des espaces réservés à la mise en oeuvre du droit de la jeunesse, nous présenterons, dans la troisième partie, les recommandations relevant des travaux sur l’aménagement des lieux destinés aux enfants et nous mettrons en relation les éléments soulevés avec les récents travaux sur l’aménagement des tribunaux. Considérant que Montréal est le seul district judiciaire ayant un tribunal expressément conçu pour le droit de la jeunesse[13], une attention particulière sera portée à l’exemple montréalais.

1 L’architecture et l’aménagement au service de la justice

Pour bien comprendre l’importance accordée à l’architecture et à l’aménagement dans le cadre de cette réflexion, et plus largement en droit, cette première section fait un survol de l’étude de l’espace en sciences sociales (1.1), puis proposera un compte rendu sur les lieux de justice, leur fonction symbolique et leurs composantes spatiales récurrentes (1.2).

1.1 L’espace en sciences sociales

La réflexion épistémologique sur l’espace en sciences sociales s’est développée dans le milieu universitaire au tournant des années 60[14]. En France, c’est pour donner suite à une commission instaurée en 1967 sur les programmes d’enseignement de l’architecture que les sciences humaines et sociales ont fait leur entrée dans les écoles d’architecture[15]. La rencontre entre les sciences sociales et l’architecture ira évidemment au-delà de ces écoles. Durant les années 70, Abraham A. Moles, chercheur à la Chaire de psychologie sociale de Strasbourg, développa, avec sa collègue Elisabeth Rohmer, le champ de la psychosociologie de l’espace[16]. Ledit champ de recherche s’articule ainsi autour de la conception spatiale des deux disciplines, notamment la conception sociologique, soit l’espace comme mécanisme utilisé pour limiter l’exercice des libertés. Depuis, différents auteurs et auteures, de disciplines variées, se sont penchés sur l’effet de l’architecture et de l’aménagement sur les comportements sociaux. En ce sens, l’espace ne peut être réduit qu’à un simple contenant, un cadre neutre aux caractéristiques strictement physiques et esthétiques. Ce serait plutôt un décor structuré et organisé qui dispose et anime les corps[17]. Dans un même ordre d’idées, Michel Foucault présente l’architecture à l’image d’un dispositif d’exercice du pouvoir ayant pour fonction de contrôler et d’orienter les comportements[18]. Gustave-Nicolas Fisher, collègue de Moles, ajoute à l’aspect sociologique la pensée selon laquelle l’espace sert de support à l’expression d’un certain nombre d’attitudes, de valeurs et de normes sociales[19]. Pour sa part, Eliana Patrícia Branco, chercheuse au Centre d’étude social de Coimbra, présente l’architecture comme un discours qui donne un sens à l’espace et qui contribue à communiquer l’importance de la justice, de son effectivité et de sa légitimité[20]. Que l’on parle de mécanisme, de dispositif ou de discours, l’idée que l’espace a des fonctions autres que sa simple matérialité est la prémisse des ouvrages qui seront mobilisés tout au long de l’article. Tant du côté des travaux sur les lieux de justice que sur les espaces adaptés aux enfants, on s’entend pour dire que l’architecture et l’aménagement servent de support aux principes véhiculés par l’institution et à l’articulation des normes attendues.

Cette position est soutenue, entre autres, par Antoine Garapon, auteur et magistrat français. Dans Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, s’inscrivant dans l’esprit des travaux de Fisher, il affirme que le premier geste du rituel est architectural[21] : « L’Espace judiciaire est un espace découpé et obligatoire pour ses occupants ; un espace organisé et hiérarchisé, entièrement constitué par [l’interdit]. Rien n’est soumis au hasard […] la relation entre la forme et la norme est essentielle à l’expérience de la justice. L’apprentissage de la norme vécue dans un procès commence par la vision de la salle[22]. »

Garapon accorde une grande importance à l’espace dans le rituel de la justice, il y consacre ainsi son premier chapitre (l’« Espace judiciaire »)[23]. C’est donc en référence à cette expression que la prochaine partie est nommée et c’est également l’expression qui est retenue pour la suite.

1.2 L’Espace judiciaire

L’étude de l’espace en droit est encore peu discutée dans la littérature[24]. À ce sujet, Linda Mulcahy, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Oxford, rappelle son importance :

Les avocats ont traditionnellement envisagé l’Espace judiciaire comme un environnement dépolitisé. Cette conceptualisation de l’espace limite notre appréciation de la façon dont la dynamique spatiale peut influencer le procès ainsi que la confiance du public à l’égard du processus décisionnel […] La forme d’une salle d’audience, la configuration des murs et des barrières, la hauteur des cloisons, la position des tables et même le choix des matériaux sont cruciaux pour une compréhension plus large et nuancée de l’art de juger[25].

Garapon, Mulcahy et bien d’autres s’entendent pour dire que l’Espace judiciaire sert de véhicule aux principes et aux objectifs de l’institution, que cette fonction s’observe dans les composantes récurrentes de l’architecture des tribunaux et de l’aménagement des salles d’audience et que, finalement, cet espace a un effet sur la décision, les justiciables et leur perception à l’égard de l’institution et de la justice.

1.2.1 La fonction symbolique de l’Espace judiciaire et ses effets

Les travaux de Garapon portent essentiellement sur le rituel judiciaire, soit le procès comme un « ensemble de gestes, de mots, de règles, de temps et de lieux consacrés et spécialement construits pour la fonction qui s’y accomplit[26] ». Cette fonction à laquelle Garapon fait référence est double : d’une part, la construction a une fonction utilitaire, en l’espèce la mise en oeuvre du droit ; d’autre part, elle laisse voir une fonction symbolique[27]. Jennifer Boulad-Ayoub, écrivant sur l’évolution de l’architecture des palais de justice de Montréal, en définit ainsi la fonction symbolique : « un ensemble de signes, d’images, d’allégories, de représentations collectives ou individuelles, s’inscrivant dans la pierre, dans la distribution des dynamiques qui connotent le rôle de la justice, des juges et des avocats ainsi que leur statut social[28] ». Elle suggère d’ailleurs que l’évolution architecturale des palais de justice suit généralement des crises politiques et culturelles majeures, ou encore des réformes qui bouleversent les structures et les mentalités des institutions[29]. Cette thèse est également soutenue par Mulcahy qui considère l’Espace judiciaire comme essentiellement politique et estime que l’architecture des institutions traduit la structure économique et politique des sociétés[30].

Si l’Espace judiciaire est un discours au soutien de l’institution judiciaire et des principes portés par la justice, il ressort de la littérature sur les lieux consacrés à la justice que les représentations symboliques du pouvoir dans l’architecture et l’aménagement des palais de justice ont pour fonction d’assurer la légitimité de l’institution[31]. Toutefois, ces représentations ont un caractère imposant, voire intimidant[32]. En effet, pour assurer sa légitimité, il faut instaurer une distance claire entre l’institution et le justiciable[33]. Cette distance symbolique entre l’élite juridique et le profane a pour effet supplémentaire de placer la personne inexpérimentée en position de transgression constante. Ne se repérant pas dans l’endroit où elle se trouve, et contrevenant aux normes spatiales du tribunal, la personne qui ne connaît ni les lieux ni les codes se voit constamment reprise. Garapon soutient même l’idée que l’aménagement hiérarchique donne lieu à une multitude de transgressions qui a pour but, ou du moins comme effet, de culpabiliser le justiciable[34].

Renzo Piano, architecte responsable de la création du futur tribunal de Paris, parle de l’« architecture de la peur[35] ». Au sujet de cette construction, Piano insiste :

Nous ne voulons pas […] tomber dans le piège de l’arrogance, de l’agressif, de l’intimidant. On ne peut que souscrire à ce souci de dédramatisation […], c’est-à-dire de ne pas culpabiliser ni intimider inutilement les justiciables, ce qui apparaît comme un incontestable défaut du palais du XIXe […] Cela correspondait à son époque à la formule loi, transgression, culpabilité qui paraît hors de propos aujourd’hui […] Ce qui est désormais requis de la justice […] n’est pas qu’elle montre sa puissance écrasante, mais qu’elle rassure[36].

L’Espace judiciaire est donc un espace normatif, ayant une fonction discursive et répressive. Son architecture et son aménagement ont une incidence sur la conduite et les perceptions du justiciable à l’égard de l’institution.

1.2.2 Les éléments classiques de l’Espace judiciaire

Au soutien de la symbolique susmentionnée, certains aspects sont récurrents. Ces éléments classiques s’avèrent essentiels à l’analyse puisqu’ils créent un fossé entre l’institution et le justiciable, symbolisent en quelque sorte l’inaccessibilité de la justice et contribuent à réduire le rôle du justiciable à un simple observateur ainsi qu’à le marginaliser. Il sera d’abord question ci-dessous de l’édifice (1.2.2.1), en particulier de son emplacement et de ses caractéristiques, puis de l’aménagement des salles d’audience (1.2.2.2).

1.2.2.1 L’édifice

L’Espace judiciaire est un espace consacré[37]. Cette idée s’observe évidemment dans le fait de dédier un lieu et un édifice précisément aux travaux de la justice. De manière générale, les palais de justice ne sont pas excentrés, mais se trouvent au coeur de la ville, près de l’hôtel de ville ou de l’hôpital[38]. À Montréal, c’est dans le Vieux-Montréal que la justice s’opère : lieu de prestige, coeur actif de la ville administrative et commerciale[39]. Outre les institutions judiciaires, publiques et bancaires, les quelques personnes résidant dans le quartier sont issues des classes économiques supérieures[40]. Le quartier est principalement occupé par ceux et celles qui y travaillent et par les touristes. Par conséquent, n’ayant pas affaire directement avec ces institutions, les classes moyenne et populaire fréquentent très peu le Vieux-Montréal. Avec l’exemple de Montréal, on pourrait dire que la position géographique est le premier aspect de la distance créée entre l’institution, l’élite qui la compose et le justiciable[41].

L’édifice consacré porte lui aussi plusieurs attributs symbolisant l’importance et l’élitisme du pouvoir judiciaire. Les palais de justice sont généralement des édifices imposants dont la taille et le style ne passent pas inaperçus. En règle générale, plus le tribunal est haut dans la hiérarchie judiciaire, plus l’espace de la cour est impressionnant[42]. Plusieurs adoptent un style néoclassique, rappelant ainsi les temples sacrés[43]. On observe habituellement l’utilisation de matériaux nobles : le marbre et la pierre, par exemple[44]. La question des matériaux et celle du monumentalisme sont discutées dans l’article de Judith Resnik, Dennis Curtis et Allison Tait. Pour ce qui est des matériaux, on y cite le document intitulé US Courts Design Guide qui conseille aux architectes de l’Espace judiciaire d’utiliser des matériaux durables afin de susciter un sentiment de permanence[45]. Quant au monumentalisme des lieux de justice, il a pour fonction d’exacerber l’idée de distance entre le justiciable et l’institution, outre qu’il consacre le caractère extraordinaire de toutes interactions avec la Justice[46].

À la structure monumentale et imposante de la construction s’ajoute la distance à parcourir entre la rue et la porte d’entrée, la hauteur entre l’entrée et le niveau de la rue[47] ainsi que l’escalier à gravir pour atteindre la porte[48]. D’autres éléments symbolisent cette fermeture sur le monde ordinaire, par exemple la présence de grilles, de colonnes et de gargouilles. Robert Jacob, architecte, conçoit les colonnes et les gargouilles à l’entrée des palais de justice comme le symbole de gardiennes du temple[49]. Les attributs de l’édifice contribuent donc à l’aspect sacré et redoutable de l’enceinte judiciaire et rappellent aux passants que l’on n’y entre pas sans y être préparé. À ce chapitre, ce sont la Cour d’appel à Montréal, la cour municipale et l’ancien palais de justice de Montréal qui représentent le mieux ces caractéristiques. À noter qu’au Québec les palais de justice ont une architecture plus utilitaire, plus administrative, contrairement aux palais européens[50], notamment parce qu’ils ont été conçus plus tard. En effet, tant en Amérique que de l’autre côté de l’Atlantique, l’Espace judiciaire néoclassique a laissé place aux petits budgets et au fonctionnalisme[51]. Néanmoins, les palais de justice, que ce soit à Montréal ou dans les grandes villes du Québec, bien qu’ils ne portent pas les caractéristiques de l’architecture néoclassique, imposent, sans contredit, leur présence aux passants. Bref, l’emplacement, la taille, le style et la prestance de la construction judiciaire ont pour fonction de légitimer l’institution certes, mais ils ont aussi l’effet pernicieux d’intimider le justiciable et de le placer en position d’infériorité.

1.2.2.2 L’aménagement des salles

Le prestige de la hauteur qu’évoquent les portes d’entrée surplombant la rue s’observe également dans les salles d’audience. La magistrature est généralement surélevée par rapport aux autres protagonistes dans la salle d’audience[52]. Cette hauteur est décuplée en Grande-Bretagne, où la magistrature est surélevée de plusieurs mètres par rapport au plancher[53] ; bien qu’elle soit plus près du sol, la magistrature québécoise siège en hauteur. Dans son ouvrage sur l’encadrement inégalitaire des séparations conjugales, Émilie Biland suggère que « la position sociale supérieure et le rôle institutionnel surplombant des juges québécois.es les placent, plus fréquemment que leurs homologues français.es, dans une relation distante aux justiciables. Celle-ci [rend alors] plus probable l’endossement de pratiques paternalistes[54] ». La hauteur de la tribune des juges est un aspect répandu de l’aménagement des salles, et il va sans dire que cela permet d’asseoir le pouvoir de la cour sur le justiciable et d’accroître la distance qui les sépare des représentants et des représentantes de la justice.

Pour Garapon, « le sens de cette surélévation est à comprendre en relation avec la forme rectangulaire de l’estrade du juge[55] » et la symétrie de l’aménagement de l’espace du procès. Le fait de placer le ou la juge derrière un bureau rectangulaire ainsi que les avocats et les avocates derrière des bureaux jumeaux aux lignes droites rappelle nécessairement la procédure accusatoire et contradictoire[56]. Cette symétrie vient donc soutenir l’idée d’égalité devant la justice[57], mais rappelle cependant celle de la confrontation entre les parties.

Au sujet des espaces circonscrits aux protagonistes, selon Mulcahy et Resnik qui s’intéressent à l’évolution de l’Espace judiciaire, les palais de justice sont plus organisés que jamais[58]. La salle d’audience est composée d’un ensemble d’espaces circonscrits ayant des fonctions particulières et séparées par des barrières[59]. L’espace consacré au public et à la presse est limité par une barre ; c’est également le cas de la personne accusée et détenue avant son procès, en droit criminel, qui est confinée dans le box. En outre, il y a un espace réservé à chaque procureur ou procureure et aux témoins, pas nécessairement délimité par une barrière, mais propre à leur rôle. Le zonage de la salle d’audience et du palais a pour effet de régir les déplacements, de contrôler les protagonistes, de limiter les éclats et les rencontres spontanées ainsi que d’augmenter l’impact dramatique de l’arrivée du personnel judiciaire dans la salle d’audience[60].

Plus précisément sur l’espace qu’occupe la personne accusée dans les salles de cours, on constate qu’il diffère d’une culture juridique à une autre[61]. Au Québec, les personnes détenues n’entrent pas par la même porte que les procureurs ou les procureures, les témoins et le public. Elles arrivent directement de la détention, et la porte qu’elles franchissent les mène tout droit au box. Non seulement les personnes détenues ne s’engagent pas dans la salle par la même porte que les autres, on s’assure qu’elles n’occuperont pas le même espace. Dès le début de la procédure, l’espace du procès isole la personne accusée et insiste, par la même occasion, sur la nécessité de la mettre à l’écart de la société[62]. La magistrature, comme les personnes détenues, a son propre trajet et un espace circonscrit dans la salle d’audience. Les juges y accèdent par une porte située généralement à l’arrière de leur bureau, empruntant ainsi des portes et des corridors distincts. Au nom de l’indépendance judiciaire, l’écart entre l’élite — la magistrature — et le justiciable est de cette façon accru[63]. Bref, ces espaces circonscrits empêchent chaque individu de pénétrer l’espace de l’autre et ils instaurent la distance claire entre les membres du personnel professionnel et les profanes[64]. Mal connaître les codes qui régissent la cour et ses différents espaces place la personne inexpérimentée dans une position d’inconfort et fait en sorte qu’elle transgresse parfois, les lignes qui séparent ces espaces clos. Constamment reprise pour ses déplacements et ses interactions inappropriés, le zonage de la salle est, pour la personne inexpérimentée une déclaration supplémentaire de sa culpabilité. Celui-ci contribue, de cette façon, à créer une distance avec les justiciables et à les marginaliser.

Bref, les éléments classiques de l’Espace judiciaire contribuent à renforcer l’idée d’une institution puissante et difficile d’accès. De plus, les espaces consacrés à chacun et chacune imposent des codes peu connus des justiciables, ce qui crée une ligne claire entre l’élite judiciaire et les profanes. Les éléments qui permettent d’observer un tel message sont l’édifice, son emplacement géographique, sa taille, son style architectural, les matériaux utilisés. Par ailleurs, les éléments externes font en sorte de garder le lieu fermé et hostile au justiciable, soit la hauteur et la distance de la porte d’entrée par rapport à la rue, les marches à gravir, la présence de colonnes. Pour ce qui est de l’aménagement intérieur, il propose traditionnellement une hiérarchisation des protagonistes dans la salle d’audience et la reproduction symbolique de la procédure accusatoire. Considérant que ces éléments ont pour effet de créer une distance, de faire obstacle à l’accessibilité à la justice et même de culpabiliser le justiciable, les éléments classiques de l’architecture de la justice ne sont pas nécessairement compatibles avec les buts et les principes du droit de la jeunesse[65]. Pour sa part, Laurence Ricard, dans un article sur l’application de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), déplore l’intervention judiciaire dans le contexte de protection. Sa critique résulte du fait qu’il existe entre le juridique et l’intervention clinique des tensions importantes et nuisibles à l’atteinte des objectifs de la LPJ[66] : « Les critiques fondamentales qui ont déjà été faites dans le contexte du droit de la famille, concernant l’usage de nos processus traditionnels de résolution de conflit devant les tribunaux devraient être réexaminées à la lumière des problématiques propres à la protection de la jeunesse. Une telle réflexion devrait nous mener à la recherche de nouveaux moyens juridiques, de manière à ce que le système de protection de la jeunesse remplisse plus efficacement ses buts intrinsèques[67]. »

Une telle réflexion sur la procédure québécoise gagnerait à être menée parallèlement à une réflexion spatiale. Pour y concourir réellement, il faut être en mesure de faire ressortir les aspects architecturaux et d’aménagement de la Chambre de la jeunesse qui contribueraient positivement à l’atteinte des buts et au respect des principes, tant en matière de régime de protection que dans le cas des jeunes contrevenants et contrevenantes. Pour ce faire, il convient, d’une part, de relever les objets et les principes véhiculés par la législation (partie 2) et, d’autre part, d’établir les critères d’aménagement favorisant la collaboration, le sentiment de sécurité et le confort des principaux justiciables (partie 3).

2 Le cadre juridique du droit de la jeunesse

Les théories présentées plus haut abordent l’Espace judiciaire comme un discours donnant un sens à l’espace qui tend à communiquer l’importance de la justice. Dans l’idée que l’aménagement de l’espace sert de support aux principes et aux valeurs portées par le système judiciaire, pour déterminer la façon de l’adapter et préciser la population visée par le lieu, il faut d’abord mettre en évidence l’objet des lois et les principes véhiculés (2.1). Ensuite, avant de lancer la réflexion sur les éléments spatiaux qui feraient « chanter » les lieux où le droit de la jeunesse s’opère, quelques lignes y seront consacrées (2.2).

2.1 L’objet et les principes du droit de la jeunesse

Cette partie traite du tribunal compétent et des lois en matière de droit de la jeunesse, plus précisément, concernant le régime de protection et la justice pénale pour les moins de 18 ans. D’abord en matière civile, puis en matière criminelle, l’objet des lois et les principes qu’elles dictent seront décrits et un bref portrait de la population desservie sera dressé.

2.1.1 Le régime de protection de la jeunesse en matière civile

Le régime de protection de la jeunesse est une matière civile. Comme son titre l’indique, l’objet de la LPJ est la protection des enfants dont la sécurité ou le développement est compromis ou risque de l’être[68]. Son article 38 énonce, à ce propos, les motifs de compromission : abandon, négligence, mauvais traitement psychologique, abus sexuel, abus physique et troubles de comportement sérieux[69]. La procédure et les principes qui guident l’intervention judiciaire en matière de protection sont prévus par le Code de procédure civile, le Code civil du Québec et par la LPJ. Incontestablement, l’intérêt de l’enfant et le respect de ses droits sont au coeur du régime[70].

2.1.1.1 L’objet de la loi et les principes

Le préambule du Code de procédure civile énonce les grands principes. On y affirme que la procédure doit servir l’intérêt public. Selon ses libellés, l’intérêt public est servi lorsqu’on voit à favoriser la participation et la collaboration, en assurant l’accessibilité, la qualité et l’efficacité de la justice et, finalement, en respectant les personnes impliquées dans le processus judiciaire et en s’adaptant à elles[71]. Dans un même ordre d’idées, le régime de protection de la jeunesse a pour objet de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que d’assurer sa sécurité et son développement, tout en favorisant la participation active des personnes visées et la collaboration entre les intervenants et les intervenantes[72]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on priorise les mesures volontaires par rapport aux mesures judiciaires[73]. En effet, « de cette façon, la personne aidée se sent davantage respectée, elle s’ouvre plus facilement aux conseils qui lui sont donnés et elle est moins encline à boycotter l’intervention[74] ». L’intérêt de l’enfant commande donc de favoriser la participation et l’adhésion des parents au processus.

Au sujet de l’intérêt de l’enfant, tant le Code civil du Québec que la LPJ insistent sur le fait que les décisions prises concernant l’enfant doivent l’être dans son intérêt et dans le respect de ses droits. Toute décision doit prendre en considération, outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation[75]. Il apparaît essentiel, à ce stade-ci, de souligner que rien dans les énoncés de principes ne permet de croire que le régime a d’autres objectifs que celui de protéger l’enfant, son intérêt, ses droits et ses besoins. Par conséquent, l’objectif de punir le ou les parents ne peut être déduit : au contraire, le paternalisme, la moralisation et la culpabilisation des parents doivent être évités si l’on veut favoriser leur participation et leur collaboration.

2.1.1.2 La population desservie

Considérant que l’objet de la LPJ est de protéger des personnes de moins de 18 ans dont la sécurité ou le développement est compromis ou pourrait l’être, la population visée par l’intervention de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) est, d’une part, des enfants en situation de grande vulnérabilité et, d’autre part, leur famille. Dans une forte majorité, les familles en question se trouvent dans une situation socioéconomique difficile : pauvreté[76], cycle de violence, consommation, manque de ressources et de capacités parentales. Plusieurs parents ont eux aussi vu leur sécurité et leur développement compromis[77]. Certains ont probablement fait l’objet de suivis par la DPJ ; d’autres encore sont sans doute traumatisés par l’intervention de cette dernière dans leur vie, et leur confiance envers l’institution a pu en être minée[78]. Bref, la situation de vulnérabilité n’est pas propre aux enfants visés par la LPJ, et si l’intérêt de l’enfant est au coeur du système, il va de soi que les critères architecturaux et d’aménagement doivent s’adapter à ses besoins et à ceux de son entourage.

2.1.2 La justice pénale pour adolescents en matière criminelle

En matière pénale, les personnes de 12 à 17 ans, inclusivement, accusées d’infraction au Code criminel et à certaines lois fédérales, ainsi que celles âgées de 14 à 17 ans et accusées d’infraction aux lois ou aux règlements municipaux et provinciaux, bénéficient d’un traitement distinct. En effet, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) reconnaît la spécificité des moins de 18 ans, notamment leur degré de maturité. Par conséquent, elle prévoit que les mesures prises à leur égard doivent favoriser, avant tout, leur réadaptation et leur réinsertion sociale[79].

2.1.2.1 L’objet de la loi et les principes

La réinsertion se trouve aussi à l’article 718 du Code criminel qui énonce les principes de détermination de la peine pour les adultes[80]. Toutefois, contrairement au régime prévu dans le cas des adultes, les objectifs de dénonciation et de dissuasion mentionnés à l’article 718 ne sont pas sur le même pied d’égalité au moment de la détermination des mesures à prendre pour les jeunes à l’adolescence. Ainsi, les mesures doivent avoir pour objet :

  • de renforcer leur respect pour les valeurs de la société ;

  • de favoriser la réparation des dommages causés à la victime et à la collectivité ;

  • d’offrir aux jeunes visés des perspectives positives, compte tenu de leurs besoins et de leur niveau de développement ;

  • le cas échéant, de faire participer leurs parents, leur famille étendue et la collectivité à leur réadaptation et à leur réinsertion sociale. Cela se traduit, entre autres, par l’application de mesures et de sanctions extrajudiciaires, comme les travaux communautaires et la médiation.

Enfin, la LSJPA prévoit que les mesures doivent prendre en considération les différences et les besoins des adolescents et adolescentes[81]. Au-delà des besoins de la personne contrevenante, la LSJPA énonce des principes et des règles propres aux victimes. Ainsi, dans le préambule et dans la déclaration de principe, on insiste sur le fait que la société canadienne doit avoir un système de justice pénale pour les adolescents et les adolescentes qui tient compte des intérêts des victimes, que ces dernières doivent être traitées avec courtoisie et compassion et qu’elles doivent subir le moins d’inconvénients possible du fait de leur participation[82].

Considérant que le système de justice pénale pour les moins de 18 ans vise la réinsertion, favorise les mesures et les sanctions extrajudiciaires et qu’il invite les personnes-ressources et les spécialistes à collaborer avec la cour et à optimiser le travail de cette dernière pour respecter les droits et l’intérêt de toute personne mineure visée, spécialement la victime, ce sont ces principes qui devraient guider les choix architecturaux et d’aménagement.

2.1.2.2 La population desservie

Compte tenu de l’objet et des principes de la LSJPA, la population desservie, c’est, d’une part, des jeunes qui étaient âgés de 12 à 17 ans au moment de la perpétration de l’acte reproché ainsi que leur famille et, d’autre part, les victimes. Concernant les jeunes touchés par les mesures judiciaires, une étude menée sur les caractéristiques de ceux et celles qui reçoivent des services dans les centres jeunesse du Québec suggère que leur famille ont moins de ressources financières, personnelles et sociales, et que les parents ont davantage de difficultés à exercer leur rôle parental que dans la population générale[83]. D’ailleurs, ces jeunes sont plus souvent victimes de violence verbale et physique dans leur milieu familial et hors de ce dernier[84]. Le statut socioéconomique et la vulnérabilité des jeunes et des familles visées par la justice pénale qui leur est destinée sont donc semblables à celui des familles touchées par l’intervention judiciaire en matière de protection.

Conséquemment, suivant la prescription de Valéry, pour que la Chambre de la jeunesse soit un espace qui parle clairement, il devrait le faire au nom de l’intérêt de l’enfant. De plus, ce sont les principes de collaboration et de réinsertion de même que l’objectif d’offrir des perspectives positives que devrait évoquer l’architecture de l’Espace judiciaire en matière de droit de la jeunesse.

2.2 L’Espace judiciaire du droit de la jeunesse

La Chambre de la jeunesse est l’une des trois divisions de la Cour du Québec. Elle entend les demandes en matière de protection, d’adoption et de justice pénale pour adolescents et adolescentes. En outre, elle considère les demandes au sujet de la garde d’un enfant et concernant l’exercice de l’autorité parentale lorsque le tribunal est déjà saisi d’une demande en matière d’adoption ou de protection[85]. Dans la plupart des districts judiciaires au Québec, la Chambre de la jeunesse consiste en une salle d’audience aménagée comme une autre, c’est-à-dire un lieu où l’on entend les causes en matière civile et en matière criminelle. Les principes d’intervention et les objectifs sont pourtant bien différents.

À Montréal, la Chambre de la jeunesse est un édifice distinct du palais de justice de Montréal, non seulement par son emplacement géographique[86], mais aussi par sa conception architecturale qui détonne de l’architecture et de l’aménagement classique des institutions judiciaires. La firme d’architectes Ruccolo, Faubert, Petrone, qui l’a conçue précisément pour les jeunes et leur famille[87], a voulu créer un espace accueillant, chaleureux, protecteur. Ce désir s’est traduit, entre autres, dans le choix des matériaux, des couleurs prédominantes et de la géométrie des lieux : les murs des corridors sont arrondis ; la place destinée aux procureurs et aux procureures ainsi qu’aux personnes représentées l’est également, en demi-cercle devant la tribune du juge ; l’orange est à l’honneur ; les fontaines et les téléphones publics sont placés à la hauteur des enfants. Une brève observation des lieux permet donc de constater le fossé séparant la Chambre de la jeunesse du district de Montréal (CJM) des institutions judiciaires à l’architecture néoclassique (Cour d’appel de Montréal) et administrative (Palais de justice de Montréal) qui composent le paysage judiciaire moderne[88]. Bien que l’édifice véhicule toujours la hiérarchie et les valeurs traditionnelles du droit et de la procédure inquisitoire et accusatoire (les juges sont encore surélevés, les personnes accusées se tiennent à l’écart, derrière la barre, les procureurs et les procureures se trouvent face à face), le projet de Ruccolo, Faubert, Petrone a été récompensé et pourrait inspirer d’autres districts.

La deuxième section visait à identifier l’objet des lois et les principes énoncés ainsi que décrire la population qui occupe l’espace de la Chambre de la jeunesse : tant en matière civile qu’en matière criminelle, l’idée est de favoriser la participation des parents, leur adhésion et leur collaboration, dans le respect des droits et des besoins des enfants. Ceux-ci sont les principaux justiciables de la Chambre de la jeunesse. Ils se révèlent davantage vulnérables que le justiciable moyen à cause de leur âge et d’autant plus étant donné la raison qui les amène en cour, soit la compromission de leur développement ou de leur sécurité. En outre, il faut prendre en considération que les familles et les victimes sont, comme ces enfants, la plupart du temps en situation de vulnérabilité. À noter que le régime de protection de la jeunesse se montre particulièrement intrusif, l’État pénétrant dans la sphère intime de la famille et la régissant : voilà pourquoi le régime favorise tant la collaboration entre toutes les parties prenantes. La justice pénale pour les 12 à 17 ans, quant à elle, favorise la réhabilitation, la justice réparatrice[89]. Tous ces grands principes du droit de la jeunesse ne se reflètent pas dans l’aménagement traditionnel de l’Espace judiciaire, et ce, même à la CJM, précisément conçue pour cette juridiction spécialisée. Ainsi, la CJM pourrait, sans aucun doute, inspirer d’autres districts, mais sa conception date d’il y a plus de 20 ans. Avec l’avènement de l’approche collaborative de la dernière réforme de la procédure civile[90], il apparaît nécessaire que l’Espace judiciaire évolue en phase avec la transformation des pratiques afin de répondre aux principes et aux impératifs juridiques de la loi, sans omettre pour autant de considérer les besoins psychosociaux des justiciables.

3 Des pistes de réflexion pour un espace adapté 

Maintenant que l’importance de la réflexion sur l’espace en droit a été discutée (1), que la population qui occupe l’Espace judiciaire destiné aux enfants ainsi que l’objet des lois et les principes qu’elles énoncent ont été identifiés (2), cette troisième partie, vise à entamer une réflexion pour un espace adapté. Deux considérations préalables seront abordées (3.1). Puis les caractéristiques relevées dans la littérature sur l’espace adapté aux enfants seront présentées et mises en relation avec les propositions émanant des travaux récents sur l’architecture et l’aménagement des tribunaux et les constats des observations faites à la CJM (3.2). Pour faciliter le repérage des éléments retenus, ces derniers sont indiqués en gras dans le texte.

3.1 Les considérations générales et préalables

Les éléments de l’Espace judiciaire adapté doivent être déterminés par les caractéristiques et les exigences des affaires judiciaires traitées en ses lieux. À cette fin, les aspects à considérer sont notamment la nécessité d’une formalité et d’une solennité accrue, le niveau de risque pour la sécurité, le degré prévu de participation du public, le degré d’adhésion des justiciables à la judiciarisation de leur situation ainsi que la mesure dans laquelle les parties peuvent avoir besoin d’être séparées[91]. À cette liste non exhaustive, détaillée dans le rapport sur l’Espace judiciaire du groupe JUSTICE, intitulé What Is a Court ? A Report by JUSTICE[92], s’ajoute le concept d’un espace flexible et communautaire. Il existe, en effet, un précédent historique pour cette approche dans la culture juridique britannique. À cet égard, on soulève dans le rapport que, pendant plusieurs siècles, les tribunaux accueillaient, en plus des travaux de la justice, plusieurs activités civiques et communautaires. Ils étaient donc conçus pour s’assurer que leur disposition même et celle de leurs salles pouvaient être modifiées selon les besoins. Dans cet esprit communautaire, le groupe JUSTICE insiste sur la pertinence d’offrir des espaces et des services pour veiller à rendre l’attente plus agréable : café et salon, salles de consultation, de prière ou de recueillement, garderie, espaces séparés pour les victimes et les témoins vulnérables ainsi que vestiaires, casiers sécurisés pour se départir des manteaux, des sacs, etc.[93]. Ces différents espaces et services de même que l’idée d’un lieu flexible et adaptable aux demandes relatives à l’intérêt de l’enfant et aux organismes s’avèrent fort intéressants. Bien qu’il soit incomplet à cet égard, l’exemple montréalais est digne d’intérêt.

À la CJM, on a accès à un café, de type cafétéria, et à une garderie. En outre, tous les intervenants et les intervenantes se trouvent dans le même édifice. Au rez-de-chaussée, en plus du greffe, le Service de police de la Ville de Montréal ainsi que les avocats et les avocates de l’aide juridique ou de pratique privée ont accès à des bureaux. Également, l’endroit comprend la garderie, le bureau de lutte contre l’homophobie et, un lieu de détention, l’Escale, pour les jeunes prévenus. Au premier et au deuxième étage, on a regroupé les salles d’audience, un bureau de la Direction de l’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) et les bureaux du Directeur des poursuites criminelles et pénales. Puis, au troisième, il y a le contentieux de la DPJ, tandis que le quatrième accueille les juges de la Chambre de la jeunesse. La réunion de tous ces services sous le même toit facilite sans doute l’expérience pour les parents, les jeunes, les victimes de même que pour ceux et celles qui y travaillent ou y témoignent régulièrement.

À l’égard des aspects à considérer proposés par le groupe JUSTICE, vu les objectifs nommés plus haut, il apparaît que le droit de la jeunesse ne nécessite pas une formalité et une solennité accrue, du moins pas autant ancrée dans l’espace et l’aménagement. Par ailleurs, le niveau de risque pour la sécurité ne semble pas particulièrement élevé. En sus, considérant que la majorité des procédures se font à huis clos, le degré prévu de participation du public est quasi inexistant. Toutefois, la présence des familles et de l’entourage est sollicitée. Par exemple, dans la salle prévue pour les comparutions, de nombreux parents s’assoient dans l’espace réservé au public. Les corridors aussi sont bien occupés.

Au sujet du degré d’adhésion des justiciables à la juridiction de leur situation, il est ténu. Les mesures volontaires et le plaidoyer de culpabilité expriment effectivement davantage l’adhésion des justiciables.

Finalement, il faut considérer le besoin des parties d’être séparées. Une telle réflexion se révèle tout à fait pertinente, notamment quand on pense aux parents en situation de conflit ou aux personnes présumées coupables et aux victimes, entrant par la même porte et suivant la même file d’attente avant de se soumettre aux mesures de sécurité. Pour savoir si une telle mise en contact engendre un sentiment d’insécurité, voire d’anxiété, il est essentiel de le vérifier auprès des justiciables. En effet, la méthode idéale pour assurer qu’un lieu est réellement adapté à ses utilisateurs et à ses utilisatrices demeure toujours la consultation des personnes visées[94].

3.1.1 La consultation

Au-delà de ce que peuvent apporter les travaux de recherche, la consultation permet d’adapter l’aménagement aux besoins spécifiques du groupe ciblé, en l’occurrence les jeunes, leur famille et les victimes. À cet égard, Tom Tyler, aborde la consultation du public comme un outil essentiel à la légitimation du système de justice. La consultation sert à assurer que les objectifs du système judiciaire seront atteints, à favoriser la participation du public et, par conséquent, à augmenter l’efficacité du tribunal et, plus largement, la légitimité du système de justice[95]. Cette idée fait écho aux travaux sur l’accessibilité à la justice qui conçoivent que la crise à ce sujet ne peut être réglée qu’en plaçant le justiciable au centre du système[96]. Cléa Iavarone-Turcotte dit de cette question de recentrage qu’il faut, au minimum, prêter attention aux attentes ou aux besoins des justiciables, ou aux deux à la fois, et voir à y répondre[97]. Ainsi, une étude complète des éléments architecturaux et spatiaux nécessaires au bon fonctionnement de la Chambre de la jeunesse et à son caractère chantant demanderait la consultation des principales personnes intéressées. Les résultats de cette consultation seraient ainsi complémentaires des éléments relevés dans la littérature et détaillés plus bas.

Branco a mené une telle consultation au Portugal auprès des juges, des personnes qui travaillent pour les tribunaux de droit de la famille et de la jeunesse ou qui y ont recours. Bien qu’ils soient inscrits dans le contexte européen, ses résultats font écho au contexte québécois. Son observation basée sur ladite consultation rejoint ce qui est soulevé dans le présent article : les bâtiments et les espaces sont inappropriés parce qu’ils ne répondent pas aux interventions et aux logiques différenciées imposées par le droit de la famille et de la jeunesse[98]. Branco retient trois éléments en particulier. Le premier, compte tenu que le droit de la famille et de la jeunesse se rapproche davantage de la médiation que du droit pénal, est que l’aménagement des salles se révèle trop rigide[99]. À remarquer que certains juges considèrent tout de même l’aménagement traditionnel comme important parce qu’il impose une légitimité qui s’avère utile dans les dossiers plus problématiques[100] : à leur avis, les installations doivent servir à communiquer un sérieux message aux parents violents et aux jeunes qui versent dans la délinquance[101]. « Il existe [en effet], une interface particulière entre la justice, l’espace et les justiciables dans ce domaine […], où l’intimité et l’autorité jouent dans une interaction complexe[102]. » En découle le deuxième élément retenu par Branco, soit la nécessité d’avoir des salles d’audience diverses avec des aménagements distincts ou encore un aménagement flexible. Les professionnels et les professionnelles qu’elle a rencontrés, notamment la magistrature, soulignaient l’importance d’avoir des espaces plus intimes, moins traditionnels pour interroger les enfants[103]. Troisième et dernier élément, la nécessité d’un bâtiment consacré à une juridiction spécialisée et typiquement conçu pour elle, en l’espèce au droit de la famille et de la jeunesse[104], est primordial aux yeux des personnes rencontrées. Ces bâtiments devraient avoir une conception architecturale différente de celle des palais de justice et offrir un environnement détendu qui pourrait atténuer la nature émotionnelle des conflits, tout en favorisant la résolution des litiges, disent les personnes consultées[105].

En outre, tant les membres du personnel professionnel que les justiciables se sont plaints du manque de confort et d’intimité, surtout dans les corridors, où les familles rencontrent leur avocat ou leur avocate et passent de longues heures en attente de leur procès ou de celui de membres de la famille visés par la procédure de la justice pénale[106]. De mon expérience à la CJM, ces plaintes apparaissent justes, spécialement en ce qui a trait au confort du mobilier de corridor et au caractère privé de la procédure en matière de protection. Alors que la collaboration est centrale, l’occupation des quelques bureaux à cloisons prévus pour les rencontres entre les avocats ou les avocates et leur clientèle, est quasi constante. Cela fait en sorte que plusieurs discussions, de nature confidentielle, se tiennent dans les corridors, sans possibilité de s’asseoir[107]. Pour assurer la confidentialité des dossiers, les deux parties préféreraient sans aucun doute un endroit isolé. Les familles, les parents, les jeunes et les victimes sentiraient bien ainsi que ce moment leur est réservé et pourraient discuter de ce qui les préoccupe sans avoir à se soucier des échos susceptibles de se rendre au public en attente à l’extérieur des salles ou encore du manque d’air ou d’espace dans un endroit plus ou moins clos. Idéalement, il faudrait adapter ces petits espaces pour qu’ils soient isolés mais pas trop étroits et afin que toutes les personnes visées puissent participer à la discussion. En outre, prévoir davantage d’espace dans le cas des bureaux à cloisons est cohérent avec le principe de collaboration mis en avant dans la dernière réforme de la procédure civile et dans le droit de la jeunesse et communiquerait plus clairement son importance. Bref, une consultation est toujours essentielle ; aux fins de cet article, les préoccupations relevées par Branco semblent tout à fait pertinentes et applicables à l’expérience québécoise.

3.1.2 Le rituel

Bien que « le décor se rebelle parfois contre les intentions vertueuses du metteur en scène[108] », il faut se méfier de l’avènement de la justice informelle[109]. L’Espace judiciaire doit « continuer à parler le langage de l’austérité, de la distance, de la puissance et [doit] avoir une charge symbolique qui indique que nous sommes dans un espace différent des autres espaces publics[110] ». La justice informelle se traduit par un assouplissement des règles de procédure et s’incarne généralement dans des lieux banals. Cet assouplissement de la procédure se caractérise malheureusement par la confusion des lieux, des temps, des rôles et des faits[111]. Garapon indique à cet égard que le déclin de la formalité du droit mène nécessairement à « une justice administrative dont les seules références sont la sécurité et l’hygiène sociale », ce qui peut nuire au justiciable et à la confiance du public dans la justice[112]. Voilà tout le drame de la justice : sans le rituel ni le décor, elle ne peut s’accomplir, mais ces éléments mêmes l’empêchent parfois de se réaliser[113].

L’inquiétude mentionnée par Garapon et d’autres concerne l’aspect suivant : il importe que le tribunal ne soit pas un lieu public comme un autre. Si le rituel s’affaiblit, le droit est en péril[114]. Dans le contexte de la justice informelle, la dimension symbolique ne disparaît pas, mais on craint qu’elle passe plutôt de la mise en scène vers le juge. Ce dernier devient alors tenté de s’identifier à la loi, livrant ainsi le justiciable à son propre imaginaire normatif et moral. Cette éventualité est d’autant plus inquiétante en matière de normes parentales[115]. Pour Garapon, alors que le déclin du formalisme devrait servir le justiciable, il favorise au contraire le contrôle social de l’État[116]. Cela s’explique par le fait que la justice informelle confond les protagonistes sur les moments et les faits et rend le moment du jugement de moins en moins identifiable[117]. À ce sujet, il cite Irène Théry : « dans une perspective où rien n’est sélectionné, où aucun élément n’est plus pertinent qu’un autre, tout devient signe, tout contribue au jugement et, en définitive, tout est jugé[118] ».

La littérature sur l’aménagement des lieux destinés aux enfants, abordée dans la partie 3.2, amorce la réflexion sur l’architecture et l’aménagement d’une chambre de la jeunesse adaptée. Il ne faut pas faire de cet endroit un lieu ordinaire ni une garderie. La Chambre de la jeunesse doit donc garder son caractère judiciaire et éviter de devenir un espace banal, où l’imaginaire normatif du juge dicte les décisions. De plus, pour que ce tribunal soit réellement adapté, il faut que les personnes qui occupent l’espace quotidiennement ainsi que toutes celles qui sont visées par les interventions judiciaires.

3.2 L’aménagement des lieux destinés aux enfants et aux justiciables

La sensibilité des enfants à l’espace a été démontrée dans plusieurs recherches au cours du xxe siècle[119]. Adapter les lieux destinés aux enfants (garderie, école, lieu de thérapie, hôpital) et à leurs besoins précis fait l’unanimité. La littérature sur l’Espace judiciaire adapté aux enfants étant quasi inexistante[120], c’est donc aux travaux sur la pédagogie et l’intervention auprès des enfants qu’il faut s’intéresser. Depuis les travaux de Maria Montessori[121], médecin et pédagogue elle-même, psychologues, architectes et pédagogues se sont penchés sur l’aménagement des lieux destinés aux enfants. Au soutien de ces propositions, les aspects soulevés dans la littérature sur l’aménagement des lieux destinés aux enfants seront appuyés et bonifiés par les récents travaux sur l’aménagement des tribunaux.

3.2.1 La création d’un lieu rassurant

Tout comme le nouveau tribunal de Paris, l’Espace judiciaire de la jeunesse devrait éviter les attributs de l’« architecture de la peur » et proposer une dialectique de la fragilité[122]. À l’instar du futur tribunal, l’Espace judiciaire de la jeunesse doit considérer la vulnérabilité des sujets et ainsi offrir un lieu rassurant[123].

3.2.1.1 L’ambiance

Il va de soi que l’espace destiné aux enfants doit être accueillant et chaleureux[124]. Les travaux mettent tous l’accent sur le sentiment de sécurité que doit inspirer le lieu consacré aux enfants[125]. Plusieurs composantes, telles que la lumière, la température et la couleur, contribuent à l’ambiance recherchée. Premièrement, les endroits obscurs n’ayant rien de rassurant, l’espace doit être illuminé et de préférence par la lumière naturelle[126]. Cette question a aussi été abordée dans le Rapport du groupe de réflexion sur la symbolique du futur tribunal de Paris : « En matière pénale, cet élément est d’autant plus important que la lumière naturelle exprime l’idée qu’il existe un autre monde à l’extérieur de cette salle, que cet espace n’est pas clos[127]. » Une telle proposition se transpose aisément en contexte de protection. L’importance de donner une vue sur l’extérieur a été soulevée dans les travaux sur l’architecture des tribunaux et sur l’espace scolaire[128].

Deuxièmement, on doit prêter attention à la température[129], symbolique et ressentie : l’espace doit être chaleureux, et la froideur des grands espaces doit être contrebalancée par une température ambiante agréable et par un choix de couleurs approprié et varié[130]. Au sujet de la température ambiante, le groupe JUSTICE souligne que la qualité de la température de même que le contrôle de la ventilation et de l’éclairage peuvent faire une différence significative pour les justiciables et permettre à toutes les personnes visées de maintenir leur concentration et de s’assurer du bon déroulement de la procédure[131]. Quant aux couleurs appropriées, les travaux de Frank Mahnke peuvent nous éclairer sur le choix des couleurs à prioriser. Ses travaux suggèrent que la couleur orange, à l’honneur à la CJM, et le jaune pâle inspirent la joie, la vivacité et la sociabilité, alors que le vert et le turquoise contribuent au calme et à la concentration. Pour leur part, le rouge, le brun — à l’exception du brun naturel du bois — et le bleu foncé devraient être évités dans l’aménagement scolaire[132]. Cette proposition est soutenue dans le Rapport du groupe de réflexion sur la symbolique du futur tribunal de Paris : « Cela invite à repenser les couleurs, et préférer le vert — couleur de l’arbitrage […] au rouge ou au noir[133]. » Sans pour autant établir une couleur de prédilection, il faut donner priorité à des couleurs claires, qui reflètent la lumière naturelle, et à des tons chauds[134]. Évidemment, une ambiance chaleureuse et sécuritaire ne dépend pas seulement de ces trois éléments ; l’aménagement des lieux y contribue également.

3.2.1.2 L’aménagement

En effet, l’aménagement concourt fortement à l’instauration d’un sentiment de sécurité. L’immensité des lieux dans un tribunal est intimidante, parfois inquiétante ; si c’est le cas pour les adultes, les enfants ne font pas exception[135]. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes dont la sécurité est compromise, encore davantage pour ceux dont le nid familial, l’école ou le quartier ne sont ni rassurants ni confortables[136]. George Mesmin affirme que les enfants vulnérables ont besoin de sécurité et de chaleur visuelle et que, pour ce faire, on doit limiter la taille des pièces. Il conseille donc de concevoir l’aménagement à la hauteur des enfants et d’éviter tout gigantisme. Cette considération semble incompatible avec la conception passée et actuelle des palais de justice. Néanmoins, la petitesse ne doit pas nécessairement servir de ligne directrice de la construction des bâtiments. L’édifice même monumental peut être rassurant si l’aménagement est réfléchi en conséquence.

D’abord, il est possible de prévoir plusieurs espaces distincts, avec des fonctions séparées ainsi que des couleurs et des matériaux variés pour délimiter physiquement les endroits[137]. Par exemple, l’édifice peut être immense, mais les corridors seront illuminés par la lumière extérieure, les salles d’audience plus petites, feutrées, auront été conçues avec des matériaux qui contribuent à l’ambiance chaleureuse et paisible qui rassure l’enfant, tels que le bois ou le tapis[138]. En ce qui a trait aux matériaux, le Rapport du groupe de réflexion sur la symbolique du futur tribunal de Paris suggère d’utiliser exclusivement ceux qui proviennent du pays, parce que « [l]’un des enjeux de la symbolique est donc de “reterritorialiser” le bâtiment, c’est-à-dire de le ré-ancrer non seulement dans un espace défini mais aussi dans l’histoire[139] ». En outre, le verre sert assurément de support au discours sur la transparence de la justice[140]. Les membres de ce groupe de réflexion formulent à cet effet un avertissement : la transparence ne doit pas se corrompre en voyeurisme et se mettre au service du contrôle. Nommément, c’est l’exercice du pouvoir et non la vie des justiciables qui doit faire l’objet de transparence[141]. De surcroît, il faut prêter attention particulièrement à la géométrie, les formes arrondies devant être priorisées par rapport aux lignes droites et autoritaires du rectangle[142].

Ensuite, il convient de démythifier les lieux. Dans le Rapport du groupe de réflexion sur la symbolique du futur tribunal de Paris, on rappelle la fragilité des justiciables : la convocation au tribunal est toujours déstabilisante, et cet effet se trouve décuplé à l’arrivée au palais de justice[143]. Dans la nouvelle architecture du tribunal de Paris, tout est pensé pour faciliter leur circulation et les orienter[144]. L’idée à la base est de réduire l’écart entre personnes initiées et profanes et de faire en sorte que les justiciables soient en contrôle de leur environnement et maîtres de leurs déplacements[145].

Dans son livre sur l’architecture scolaire, Gérard de Brigode accorde une attention particulière aux vestiaires[146]. Cette proposition, rappelons-le, est soutenue par le groupe JUSTICE[147]. En effet, le vestiaire sert de lieu de transition avec l’extérieur. Il permet d’apprivoiser l’espace qui attend chaque individu, de se départir de ce qui ne sera pas utile. Sans pour autant militer en faveur du vestiaire, il faut assurément s’attarder aux espaces de transition (entre l’extérieur et l’entrée ainsi qu’entre cette dernière et la salle d’audience). Tant Mesmin que Brigode soulignent l’importance des lieux de transition. Le premier dit au sujet de ces espaces qu’« ils apportent aux lieux une certaine complexité qui contribue à enrichir les impressions de ceux qui y habitent, en particulier les enfants. Des plans trop stricts, trop fonctionnels, sont secs et froids. L’enfant est sensible à l’atmosphère plus mystérieuse que créent ces [différents espaces et] volumes[148] ». D’ailleurs, l’idée de varier les formes, les couleurs et les espaces revient dans plusieurs travaux[149].

Les espaces de transition ont également été abordés dans les travaux sur les nouveaux tribunaux[150]. En effet, la rupture entre l’espace de la justice et le monde civil est assurée par l’architecture judiciaire (grille, escaliers, distance à parcourir entre la rue et l’entrée, accueil sécuritaire). Tous ces éléments permettent notamment de dire au justiciable qu’il n’entre pas dans un lieu anodin et lui donnent l’occasion de se préparer à l’évènement qui l’attend de l’autre côté des portes[151]. Les entrées et les lieux d’attente doivent donc faire partie de la réflexion, particulièrement parce que la première impression est parlante. Considérant que, depuis quelques années, la sécurité et ses dispositifs de contrôle font office d’accueil au palais de justice et à la CJM, revoir cet aspect permettrait sans doute d’accroître le sentiment de chaleur et de bienvenue. Bien que le Rapport sur le futur tribunal insiste sur l’importance des dispositifs de sécurité et de contrôle à l’heure actuelle[152] et que le niveau de risque associé aux droits de la famille soit imprévisible, en raison de leur nature privée et hautement émotionnelle[153], le discours sur l’impératif de la réduction des risques peut compromettre les objectifs que devrait servir la Chambre de la jeunesse[154].

3.2.2 L’adaptation du mobilier

Le mobilier est l’élément central de l’aménagement. Les meubles et les oeuvres d’art habitent l’espace et participent à l’ambiance. Comme l’aménagement, le mobilier reflète les principes et les valeurs d’un l’établissement. Une fois encore, les formes, les couleurs et les matériaux choisis ont un effet important sur l’expérience de l’enfant et même sur la collaboration des parents. L’utilisation de matériaux naturels, plus particulièrement le bois, semble faire l’unanimité dans les ouvrages sur la question[155].

Les meubles doivent être adaptés aux utilisatrices et aux utilisateurs, en l’espèce, à la taille des enfants[156]. La hauteur des tables, des chaises, des fontaines, des téléphones, de l’endroit destiné au témoignage, des toilettes, etc., tout devrait être pensé en fonction de leur taille. C’est bel et bien le cas des fontaines et des téléphones à la CJM, mais pour le reste ce sont vraiment les adultes qui bénéficient de l’aménagement. De là toute l’importance d’avoir des installations amovibles, ainsi que le propose le groupe JUSTICE. Avoir la possibilité d’adapter le mobilier réservé au témoignage, pour le passage des enfants devant le ou la juge, profiterait sans doute à leur expérience. Pour ce qui est des formes, le cercle et les formes arrondies ont une symbolique intéressante. Pensons à la table ronde du roi Arthur, à l’hémicycle français où ont lieu les débats parlementaires ou encore aux cercles de guérison et de sentence des Premières Nations. Les travaux de Mylène Jaccoud — sur les pratiques alternatives en matière de justice pénale[157] — relèvent que, dans le contexte des cercles de sentences, le cercle symbolise l’égalité de tous les acteurs quant au partage de la responsabilité de la résolution du conflit[158]. Minimiser la hiérarchie des protagonistes en salle d’audience, et s’asseoir en cercle, est d’ailleurs une des lignes directrices des constructions réservées à la justice autochtone, en Australie[159]. L’idée est que la personne qui décide ait les yeux à la hauteur de celle qui a commis l’infraction, du personnel, des forces de l’ordre, de la victime et de la communauté[160]. On priorise l’horizontalité, de préférence à la verticalité, notion par ailleurs discutée dans le Rapport sur le nouveau tribunal. Le cercle est en quelque sorte un symbole de collaboration[161]. Délaisser les lignes droites pour des formes arrondies semble tout à fait à propos dans le contexte d’une réflexion sur l’Espace judiciaire. Finalement, outre les choix des matériaux, la taille et la forme, parmi les objets qui habitent l’espace, deux composantes du mobilier sont régulièrement abordées, soit la végétation[162] et les oeuvres d’art[163].

3.2.2.1 La végétation

L’arbre a une puissance symbolique dans le domaine tant de la justice que de l’éducation. La présence des plantes et la nécessité d’espaces extérieurs dans l’espace pédagogique sont partagées en ce qui a trait au développement de l’enfant. Certains architectes intègrent même directement la nature à leur structure[164]. Du côté de la justice, la Cour pénale internationale a intégré à son hall d’entrée un jardin composé de plantes venant de tous les pays signataires de ses statuts pour symboliser l’unité et le vivre-ensemble[165]. Diane Bernard décrit le bâtiment comme « imposant, asseyant “la crédibilité de la Cour”, mais néanmoins humain, par son grand rez-de-chaussée bien éclairé et décoré de plantes[166] ». En droit canadien, l’arbre a également une forte symbolique. Le principe d’interprétation de la Constitution en tant qu’arbre vivant est bien enraciné dans la culture juridique canadienne et en a permis des interprétations progressistes de la loi[167]. Au surplus, les jardins ont cette propriété d’apaiser l’oeuvre de la justice, ou du moins ils améliorent les conditions de travail des personnes qui y travaillent, et cela contribue indirectement à l’apaisement souhaité[168]. Voilà une des raisons qui a poussé Piano à inclure des terrasses et des jardins dans la construction du nouveau tribunal de Paris[169]. Bref, la présence des plantes ajoute de la couleur et de la vie aux lieux et attire les enfants. Inclure la végétation dans les lieux de justice apparaît judiciaire et judicieux quand on s’arrête à ce que l’arbre invoque en droit canadien et à la manière dont les nouveaux tribunaux l’ont intégré à leur bâtiment.

3.2.2.2 Les oeuvres d’art

Les oeuvres d’art font partie intégrante des édifices gouvernementaux. Selon la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics, environ 1 p. 100 du budget consacré à la construction d’un nouvel édifice public ou à sa restauration doit être réinvesti dans des oeuvres[170]. Un des objectifs de cette politique consiste à encourager le marché de l’art et à donner accès à l’art à ceux qui ne vont pas au musée, pour des raisons sociales et économiques[171]. De plus, au-delà des obligations légales et des objectifs de la Politique, l’art est un vecteur important de l’expression des valeurs et contribue à l’ambiance recherchée. À cet égard, l’architecte Piano propose d’installer un mobile sur le parvis du futur tribunal de Paris. Cette forme serait, pour l’architecte, « en parfaite adéquation avec l’idée d’un espace et d’un temps suspendu[172] » qui correspond, pour lui, au rôle de l’Espace judiciaire, soit « intercaler dans le temps social un espace et un temps à part[173] ».

Une recherche portant précisément sur les oeuvres d’art dans les écoles[174] souligne qu’il importe, d’une part, de mener une réflexion quant au choix des oeuvres[175] et, d’autre part, de prévoir une place pour que les enfants puissent eux-mêmes s’exprimer sous cette forme d’expression[176]. Cette dernière proposition peut sembler inconcevable dans un lieu de justice, mais elle s’avère intéressante, considérant que les corridors de la Chambre de la jeunesse servent essentiellement de salle d’attente pour les enfants et leur famille. Certaines personnes déplorent parfois que les oeuvres décorant les lieux consacrés aux enfants soient choisies par des adultes qui sont, au final, très peu préoccupés par la compréhension que les enfants ont de l’art[177]. Branco, qui travaille notamment sur les liens entre l’accessibilité à la justice et l’architecture judiciaire, et Laurence Dumoulin, déplorent la réduction du nombre d’oeuvres dans les lieux de justice[178]. Les lieux publics perdent ainsi leur rôle pédagogique. Donner accès à l’art aux enfants de la Chambre de la jeunesse et à leur famille est une belle concrétisation du rôle pédagogique que Branco accorde aux institutions publiques et aussi de cet objectif de démocratisation inclus dans la Politique du 1 p. 100. Bref, que l’on rénove l’Espace judiciaire ou que l’on conçoive des lieux distincts pour chaque district judiciaire, une attention particulière devrait être accordée au choix des oeuvres.

Il ressort de la littérature sur les espaces adaptés et les lois que l’Espace judiciaire dédié aux enfants doit parler au nom de leur intérêt et de la collaboration des parties prenantes. Considérant que les principaux sujets ont moins de 18 ans et compte tenu de la vulnérabilité des personnes attendues à la Chambre de la jeunesse, cet espace se doit d’être rassurant. Pour résumer, les caractéristiques d’un espace adapté aux enfants et aux justiciables contribuant parmi d’autres à créer un sentiment de sécurité et à possiblement faire « chanter » la Chambre de la jeunesse sont la lumière naturelle, la température, la couleur, les matériaux, la géométrie des lieux et du mobilier, la végétation et les oeuvres d’art. Il faut observer une variété d’espaces avec de multiples fonctions, notamment les espaces de transition, d’attente et de recueillement, une diversité de couleurs, de matériaux et de formes. Finalement, on se doit de porter une attention particulière à la taille de l’édifice, des différentes pièces et du mobilier.

Construire et aménager des lieux qui pourraient servir à d’autres activités civiques et communautaires, la médiation, par exemple, en proposant un mobilier amovible et une configuration propice aux rencontres devrait également faire partie de la réflexion.

Conclusion

Pour faire « chanter » la Chambre de la jeunesse et s’assurer de contribuer positivement aux buts et aux principes du droit de la jeunesse, la conception architecturale et spatiale devrait donc, d’une part, s’éloigner du modèle traditionnel de l’Espace judiciaire et, d’autre part, s’adapter aux besoins des principaux sujets, en l’occurrence les enfants. Dans cette logique, les parents ne peuvent être complètement écartés de la réflexion. En effet, tel qu’énoncé précédemment, le régime de droit pour les moins de 18 ans mise sur la participation et la collaboration des parents de même que de la famille immédiate. Pour que l’intérêt de l’enfant soit réellement protégé, les parents doivent adhérer aux travaux du tribunal et aux décisions qu’il ordonne. Cette légitimation passe, entre autres, par un aménagement qui n’intimide pas les personnes visées et qui n’a pas pour conséquence de les placer en constante transgression. Ainsi, les critères d’aménagement des lieux consacrés aux enfants ne sont pas incompatibles avec les objectifs d’adhésion. Néanmoins, la structure architecturale, tant pour les parents que pour les jeunes qui contreviennent à la loi, doit maintenir sa fonction symbolique d’institution puissante, légitime et crédible. Il faudra donc trouver un juste milieu entre le jardin d’enfants, confortable, stimulant et rassurant, et l’institution puissante qui applique la loi et qui sanctionne ceux et celles qui y contreviennent.

L’aménagement des lieux et, plus précisément, la disposition de la salle d’audience doivent favoriser la collaboration et s’éloigner du projet inquisitoire et accusatoire véhiculé par l’organisation spatiale traditionnelle. Pour y arriver, plusieurs options sont possibles. Il faut d’abord éviter de hiérarchiser l’espace : le fait de placer le ou la juge en hauteur lui attribue une certaine autorité, certes, mais il est légitime de se questionner sur les conséquences que peuvent avoir cette disposition sur les enfants, et également sur la collaboration des parents. Placer les protagonistes à une hauteur identique, et même prioriser une table ronde pour les décisions relevant de la protection de la jeunesse, éviterait de faire sentir aux enfants et aux membres de leur famille qu’ils ne sont pas à leur place et qu’ils ne maîtrisent pas les règles du tribunal. Une telle disposition énoncerait plus clairement les principes et les objectifs inscrits dans la loi. En outre, afin de favoriser le confort et la collaboration de toutes les parties, il serait aussi intéressant d’éviter la surcharge des représentations symboliques du pouvoir, notamment la hauteur des bâtiments, de l’entrée et de l’accueil sécuritaire. Pour déterminer si l’espace répond aux besoins des enfants, soit un espace confortable et rassurant, certaines observations sont incontournables : la présence de la lumière naturelle, de végétation et d’oeuvres d’art significatives pour les jeunes, la température ambiante ainsi que le choix des couleurs, des matériaux, des formes et des volumes. Finalement, on optera pour un mobilier adapté, un éventail de couleurs et d’espaces de même que des espaces sécurisants de transition, de rencontre et de recueillement. Cependant, avant de préciser si un lieu est adapté ou comment il pourrait l’être, certaines questions ou préoccupations doivent être soulevées et examinées pour circonscrire les besoins des personnes qui occupent l’espace. À cet égard, la consultation s’avère essentielle.

L’idée d’adapter l’Espace judiciaire aux enfants a été soutenue tout au long de cet article et a nécessité l’appel à différentes disciplines. La réflexion étant lancée, les divers éléments exposés pourront servir de guide à d’éventuelles évaluations des lieux consacrés au droit de la jeunesse. Par ailleurs, plusieurs éléments proposés pourraient être transposés à d’autres constructions. En effet, suggérer une architecture où la rigidité usuelle des lieux serait atténuée profiterait sans aucun doute à d’autres juridictions, que la population visée soit particulièrement vulnérable, ou non.