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Paul-André Crépeau a été l’une des plus grandes figures du monde juridique québécois et canadien[1]. Il a dirigé le Projet de Code civil, source du nouveau Code civil du Québec ; il a rédigé, avec Francis Reginald (Frank) Scott, un projet de Charte à l’origine de la Charte des droits et libertés de la personne[2]. On lui doit d’autres grandes réalisations : la création d’un centre de recherche, la présidence de l’Académie internationale de droit comparé, la participation aux travaux de l’Institut international pour l’unification du droit privé (Unidroit) et plusieurs autres. Ses écrits révèlent un esprit tourné vers la rationalité et les fondements moraux du droit, la foi dans le droit comparé, un intérêt marqué pour certains sujets[3]. Paul Crépeau était un humaniste[4]. Animé du désir d’enrichir le droit civil québécois, il en a aussi été un critique sévère à certaines heures[5]. Il a publié quelque 90 livres et articles. Les plus grands honneurs lui ont été décernés.

Paul Crépeau était un maître, au sens fort du terme[6]. Son chemin professionnel, depuis des études à Ottawa, Montréal, Oxford et Paris et quelques années d’enseignement à l’Université de Montréal, l’avait préparé à accomplir de grandes choses. Quand il s’éteindra à 85 ans, il aura vécu une carrière riche qui aura beaucoup apporté à la société. À sa naissance dans la petite localité francophone de Gravelbourg en Saskatchewan, qui aurait prédit qu’il connaîtrait un parcours aussi exceptionnel ?

L’homme public connu de tous était aimable, influent, sûr de lui, une figure classique. Mais qui était-il fondamentalement ? C’était en fait une personne secrète. Paul Crépeau n’a pas publié de mémoires. Il ne confiait pas facilement ses sentiments. Une vie aussi bien remplie que la sienne suscite nécessairement en lui bien des ambitions, des satisfactions, des regrets, des frustrations. Cerner une telle personnalité est donc un exercice captivant mais délicat[7].

1 La fibre d’un universitaire

Paul Crépeau aurait pu connaître une carrière fort différente. C’était un homme ambitieux, mais ses ambitions se faisaient très discrètes, car il ne se mettait pas en avant. Il suivait son agenda privé. L’université était son port d’attache. Il avait trouvé à l’Université McGill un milieu intellectuel riche et stimulant, un corps professoral animé d’une véritable mission académique, conforme à sa conception d’une université[8]. Il déclina les approches qu’on lui avait faites pour une nomination au décanat de l’Université de Montréal ainsi qu’à la Cour d’appel du Québec et même à la Cour suprême du Canada. Il était convaincu que sa mission se situait dans le monde universitaire, qu’il avait plus à apporter au droit et à la société en y poursuivant son oeuvre doctrinale et le vaste chantier de la réforme du droit civil, et en oeuvrant dans des institutions savantes[9]. Paul Crépeau n’était pas un affairiste : c’était un universitaire désireux de servir sa communauté et d’enrichir le droit[10]. C’était tout un personnage, qui a marqué son époque[11].

Toute sa vie, depuis sa thèse de doctorat jusqu’à ses derniers écrits rédigés à un âge avancé, Paul Crépeau était mû par le désir d’enrichir et au besoin de corriger le droit civil québécois. Il s’inspirait très souvent du droit français, qu’il considérait comme supérieur. Ses publications, ses conférences, son travail aux dictionnaires, notamment, reflètent son ambition de clarifier le droit et, assez souvent, de le purger de ses erreurs. Ses livres et articles des années 60, rigoureux et abondamment étoffés de références, marquent le début de la doctrine « scientifique » en droit civil québécois[12] : elles auront un effet d’entraînement sur la méthodologie des auteurs. Sa présidence de l’Office de révision du Code civil et certains de ses textes montrent on ne peut plus clairement son désir de faire évoluer le droit dans la bonne direction. On sentait le même souci quand il présidait l’Association québécoise de droit comparé : pour ses colloques, il choisissait des sujets qui méritaient un débat[13]. Dans ses cours, il s’employait à dépasser la description du droit, il voulait l’approfondir et le critiquer.

2 Un homme de convictions et un juriste engagé

Paul Crépeau a connu les joies et les peines d’un intellectuel engagé. Quand il venait de recevoir une bonne nouvelle sur l’accueil favorable d’une opinion ou une demande de subvention, il se plaisait parfois à entonner un hymne appris dans son enfance dans la cathédrale de Gravelbourg. Qui a entendu le Tantum ergo ou le Veni Creator résonner de sa belle voix de baryton dans les couloirs du Centre ne l’oubliera jamais[14]. Les soucis ne l’empêchaient pas de rester serein. Son langage était mélodieux et quelque peu lent. Dans les rencontres individuelles, il se montrait courtois, affable, consensuel. Il avait assez souvent l’allure d’un diplomate ou d’un ecclésiastique de haut rang.

En revanche, dans ses publications, il énonçait ses convictions d’un ton ferme, sans ménagement pour ceux qu’il estimait être dans l’erreur. On découvrait alors l’universitaire engagé, parfois polémiste[15]. Le législateur, le gouvernement, l’université, les chambres professionnelles, la doctrine dans son ensemble et plus d’un auteur en particulier ont été la cible de ses reproches[16]. Il s’avérait souvent être le gardien de l’orthodoxie[17]. Il chérissait la liberté académique et la liberté d’expression. Il s’en est d’ailleurs prévalu plus souvent que la majorité des juristes de son époque.

Paul Crépeau déplorait l’insuffisance et les faiblesses du droit civil québécois. Il s’en est exprimé sans détour, notamment à propos de la doctrine (1958a : 11 ; 1970a : xxvi-xxvii)[18] ; il aura cette phrase célèbre : « En droit civil, le véritable rôle de la doctrine n’est pas de suivre la jurisprudence, mais bien de l’inspirer » (1989a : 94, note 47-2). À une époque où, à quelques exceptions près[19], les auteurs québécois étaient frileux devant l’idée d’avancer des propos critiques, Paul Crépeau distribue les reproches aux uns et aux autres. J’y reviendrai. Quelques-uns de ses textes doivent tout de même être mentionnés ici.

Certains articles du Code civil du Québec ne trouvaient pas grâce à ses yeux. On connaît sa charge contre le champ d’application de la lésion, que le Code restreint aux personnes sous protection et à de rares cas particuliers (art. 1405 C.c.Q.). Il a dénoncé non seulement la position prise par le gouvernement mais aussi celle du comité consultatif du ministre de la Justice et de son président, le juge Jean-Louis Baudouin, sur la lésion et d’autres questions sensibles ; il a exhorté le gouvernement à faire modifier le Code par le législateur sur ce point (2007 : 254 et suiv.). Par ailleurs, il a critiqué en termes sévères la définition du contrat dans le Code civil : « L’on ne peut […] que vivement regretter, a-t-il écrit, que le législateur ait cru devoir sacrifier l’exactitude dans un domaine où s’impose la rigueur […] Le souci de la vérité a […] ses exigences » (2008a : 249).

Les tribunaux n’ont pas échappé à l’oeil de Paul Crépeau. Même la Cour suprême[20]. Il a attaqué à plusieurs reprises la position de celle-ci et des autres tribunaux sur la question de l’option entre les régimes contractuel et extracontractuel de responsabilité (1962a ; 1965a, 528 et suiv. ; 1981c : 696 et suiv. ; 1998a : par. 63 et suiv.). Dans sa croisade en faveur de la responsabilité contractuelle, plutôt qu’extracontractuelle, de l’hôpital pour la faute d’un médecin, il s’est élevé contre la position de plusieurs jugements de la Cour d’appel et de la Cour supérieure (notamment 1956 : 172 et 173 ; 1981c). Malgré tout, son opinion n’a pas prévalu en jurisprudence[21].

À propos de l’affaire Tremblay c. Daigle[22], sur le droit à l’avortement et le statut de l’enfant conçu mais non encore né, il se fit accusateur et avança un argumentaire rigoureux de l’incohérence de l’arrêt avec le Code et la jurisprudence antérieure[23]. On y perçoit en arrière-plan ses convictions religieuses sur l’avortement. Il y projette l’image d’un défenseur impitoyable de l’orthodoxie. Comme on sait, cet arrêt a marqué un tournant dans l’histoire malgré la critique.

Le Barreau et son bâtonnier, Me Guy Gilbert[24], la Chambre des notaires et son président, Me Jean Lambert (2007 : 252 et 258) ainsi que le ministre de la Justice, Me Gil Rémillard[25], ont goûté à sa plume réprobatrice. Chez les auteurs[26], David Howes est sans doute celui qui a essuyé son blâme le plus sévère ; il avait fait l’éloge d’une tendance de la Cour suprême, à une certaine époque, à unifier le droit civil et la common law et avait reproché au juge Pierre-Basile Mignault de critiquer cette tendance[27] — propos totalement inacceptables pour un Paul Crépeau. Une dure réplique devait s’ensuivre[28].

Dans la première partie de sa carrière, ses publications ont un angle « technique », elles analysent le droit positif sur tel ou tel sujet (1959 ; 1961b ; 1964). Les commentaires critiques que l’on y trouve défendent la rationalité du droit civil, en particulier sa logique — la question de l’option en est le meilleur exemple[29]. Il valorise l’aspect formel du droit. Ce sont plutôt ses textes publiés dans la seconde partie de sa carrière qui prendront l’allure d’un plaidoyer de politique juridique, comme ceux sur la lésion (1998b ; 2007).

Homme d’opinions, Paul Crépeau ne craignait certainement pas la controverse. Au cours des 15 dernières années de sa vie, certains ont sans doute vu en lui le Grand Censeur du droit civil, et son image en a quelque peu souffert, peut-on penser. Mais exprimer librement le fond de sa pensée n’est-il pas le privilège de l’âge avancé ?

Son engagement ne s’exerçait pas au sein de la société civile. Contrairement à des Claude Masse, Guy Rocher, Andrée Lajoie, Jacques-Yvan Morin et d’autres, Paul Crépeau ne sortait guère du monde des juristes pour défendre ses idées. Il ne participait pas à des débats devant grand public ; il ne faisait pas paraître d’opinions dans les journaux. Même lorsqu’il prenait la parole hors des universités, c’était devant des avocats ou notaires ; dans ce forum, ses propos relevaient davantage de la « technique » juridique que de la politique.

Il n’est pas dit, cependant, qu’il ne cherchait pas à influencer le cours des choses dans les coulisses et dans des consultations privées. L’harmonisation des lois fédérales avec le droit civil, notamment, a vu le jour grâce, entre autres, à ses interventions[30]. Durant les années de la réforme recommandée par l’Office de révision du Code civil, il a pris la plume ou est monté à la tribune pour en faire connaître le travail et les propositions, mais le ton de ses interventions ne suggérait pas d’en débattre sur place.

Cette ligne de conduite de Paul Crépeau en faisait un Français, en quelque sorte. Il suivait le modèle du professeur européen de l’époque, dont l’influence s’exerçait essentiellement à l’intérieur des murs de la faculté, parfois auprès des corps professionnels de juristes, mais jamais sur la place publique.

3 Un esprit indépendant

La grande indépendance d’esprit de Paul Crépeau ne s’affirmait pas uniquement dans ses écrits, mais aussi dans des événements de la vie. Elle s’est manifestée ici et là au cours de sa longue carrière, parfois à l’encontre de ses propres collègues. Elle est toujours restée intacte.

Pendant plusieurs années suivant son arrivée à McGill en 1959, Paul Crépeau a été, avec Louis Baudouin[31], l’un des deux seuls professeurs francophones de la faculté[32]. Malgré son parfait bilinguisme et son nationalisme canadien, ce jeune Canadien français était un authentique francophone, s’exprimant dans un français châtié, de grande culture française classique, admirateur inconditionnel du droit et du monde universitaire de France. Tout étudiant le moindrement observateur ne manquait pas de remarquer le contraste avec le groupe de professeurs anglophones.

Dans le contexte général des tensions d’alors entre anglophones et francophones du Québec, son recrutement à McGill, ce bastion « anglais » surtout à cette époque, témoignait du fait que l’on reconnaissait sa compétence. Néanmoins, situation complexe, pleine de non-dits ! Paul Crépeau et ses collègues appartenaient à des univers culturels différents. Depuis son enfance dans la minorité francophone en Saskatchewan, il était heureusement entraîné à ce genre de rapports avec une majorité. Il s’est taillé une place à McGill sans grande difficulté.

Tout au long de sa vie, bien que profondément attaché à la société francophone, il est resté ouvert aux anglophones et à leurs institutions, au bilinguisme, au monde universitaire du Canada hors Québec. Surtout dans la première partie de sa carrière, il s’identifiait comme juriste canadien[33] : il publiait parfois dans des revues du Canada hors Québec (1958b ; 1961c ; 1973b ; mais aussi plus récemment 2000a), dans l’espoir de faire découvrir le droit québécois à l’ouest de la rivière des Outaouais et d’instaurer un certain dialogue.

Homme d’institution, Paul Crépeau était loyal à sa faculté ; il assistait aux réunions et réceptions ; sa civilité envers ses collègues n’était jamais prise en défaut. Il possédait un esprit collégial. Convaincu que l’édification du Canada était largement attribuable aux deux peuples fondateurs, il s’efforçait de les réconcilier. Il espérait constituer lui-même un pont entre les deux cultures juridiques. Il se voyait investi de la mission de faire découvrir la grande tradition civiliste aux étudiants anglophones[34].

Il n’en reste pas moins que ses rapports avec les anglophones de McGill, largement majoritaires, étaient ponctués d’épisodes délicats. Deux faits l’illustrent bien. Au milieu des années 60, un groupe de professeurs avec la common law du Canada, de la Grande-Bretagne et du Commonwealth, voulaient commencer à offrir, en plus du baccalauréat en droit civil, un diplôme de common law ; l’idée était de lancer un programme d’études « national » favorisant les comparaisons entre les deux systèmes juridiques[35]. Or Paul Crépeau, profondément attaché à la défense de la famille de droit civil, s’est opposé à la majorité de ses collègues sur cette question[36]. Le projet fut adopté. Ce n’est que 28 ans plus tard[37] qu’il s’est rallié à ce programme national et a rendu hommage au doyen Maxwell (Max) Cohen qui en avait été l’instigateur[38].

L’indépendance d’esprit de Paul Crépeau s’est affirmée davantage à compter de la réussite du Projet de Code civil — un énorme défi — et la renommée encore plus grande qu’elle lui a apportée. Un fait singulier, qui n’est pas passé inaperçu, en donne un bon exemple. À la fin des années 80, John E.C. Brierley[39] lança le projet de publier en anglais une présentation générale du droit civil québécois et de son contexte. Il concevait cet ouvrage comme une oeuvre collective, belle illustration de l’esprit qui régnait à la faculté ; tous les professeurs de droit civil devaient donc y participer selon lui.

Or Paul Crépeau, qui avait certes de l’estime pour Brierley, un grand civiliste[40], refusa de se joindre au projet tel que conçu, alors que tous les autres professeurs répondirent à l’appel. Crépeau était d’avis que c’était une erreur de décrire le droit du Code civil du Bas Canada, qui vivait alors ses dernières années et allait bientôt être remplacé par le Code civil du Québec ; d’après lui, il fallait plutôt traiter du nouveau droit. Le projet de loi du nouveau code en était alors dans les dernières phases de son adoption, qui eut lieu en décembre 1991[41]. Homme résolu, Brierley refusa néanmoins de modifier ses plans. L’ouvrage de 728 pages, sans le nom de Crépeau, parut donc en 1993[42], à quelques mois de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, le 1er janvier 1994.

Revenons en arrière un instant. 1960 : c’était l’époque où les classes de droit à McGill comptaient 30 ou 40 étudiants. Il y régnait une atmosphère informelle. De grands noms comme Frank Scott[43] livraient en classe leurs opinions sans le filtre de la puissante rectitude politique que l’on connaît aujourd’hui. Ils discutaient ouvertement non seulement du droit et des jugements évidemment, mais aussi des juges et parfois des politiques mêmes de la faculté. On dit qu’il est arrivé à Paul Crépeau, poussé par son indépendance d’esprit, de partager avec ses étudiants ses réserves quant à des politiques du doyen Cohen[44] — un être qui lui-même n’était pas étranger à la controverse, du reste.

4 Un leader

Dans les années 60, 70 et 80, la figure de Paul Crépeau émerge comme celle d’un leader né. Son leadership s’est exercé autant sur le plan intellectuel que sur celui de l’entrepreneuriat institutionnel.

Sa production doctrinale se divise essentiellement en deux volets, l’analyse du droit, par exemple sur l’intensité des obligations (1965a ; 1989a), et la défense d’idées. Dans cette deuxième veine, elle comporte plusieurs propositions que Paul Crépeau a exposées et défendues : notamment l’exploitation du potentiel de l’article 1434 du Code civil sur les obligations implicites, l’interdiction d’opter hors de la responsabilité contractuelle (avant sa consécration dans l’article 1458 C.c.Q.), l’autonomie du droit civil québécois face à la common law, la responsabilité contractuelle, et non extracontractuelle, de l’hôpital pour une faute du médecin[45]. La plupart de ces thèmes ont donné lieu à un débat en doctrine et en jurisprudence.

Paul Crépeau n’a pas prêché dans le désert. Plus d’une fois sa voix sera entendue par la doctrine et la jurisprudence, voire par le législateur. Le Projet de Code civil lui fournira un instrument idéal pour mettre en place quelques-unes de ses propositions, qui seront incorporées au Code, par exemple sur l’obligation de sécurité du transporteur de personnes (art. 2037 C.c.Q.). En jurisprudence et en doctrine, certaines de ses idées seront retenues, comme sa doctrine sur les obligations implicites[46]. En revanche, elles n’ont pas toutes prévalu, tant s’en faut. Certaines seront contestées et n’auront pas de suite, notamment celle sur la responsabilité contractuelle de l’hôpital pour la faute du médecin[47].

L’intellectuel se doublait d’un bâtisseur. En 20 ans, le jeune professeur d’obligations est devenu un personnage. Il avait de la vision à long terme, a identifié les faiblesses de la doctrine et de l’enseignement (1981b : 636 et suiv. ; 1998a) et a conçu des institutions ou des publications pour répondre aux besoins du droit québécois[48]. En particulier, la mise sur pied du Centre de droit privé et comparé, le lancement d’un traité de droit civil ainsi que la préparation d’un dictionnaire et d’un lexique de droit privé en plusieurs volumes en témoignent. Qui d’autre à cette époque aurait pu accomplir de telles réalisations ? Elles ont survécu à leur fondateur même si elles ne sont pas toutes achevées. D’autres universitaires ont pris la relève. Le Centre de droit privé et comparé, malgré de perpétuelles démarches pour son financement difficile, réussit aujourd’hui encore à poursuivre les divers volets du dictionnaire et du lexique et de plusieurs autres projets[49]. S’il arrivait que les collections d’un traité et d’un dictionnaire ne soient pas complétées finalement, l’oeuvre accomplie n’en demeurerait pas moins une contribution très importante.

La vision et l’esprit créatif de Paul Crépeau se tournaient aussi vers des institutions hors de sa propre sphère d’activité ; telles sont sa recommandation à l’État québécois de créer un institut permanent de réforme du droit et ses propositions de réforme de l’enseignement du droit (1978 ; 1981b : 637 ; 2003c).

Son leadership était marqué au coin d’une grande habileté et d’une persévérance à toute épreuve. Sa direction des longs travaux de l’Office de révision du Code civil a permis d’arriver au but et de présenter un projet de code d’une qualité indéniable[50]. Sous sa présidence, l’Académie internationale de droit comparé est parvenue à faire sans heurts de grands pas en avant[51]. La persévérance de Paul Crépeau ne devait jamais être sous-estimée[52].

Dans une réunion, il n’était pas du genre de personne bouillonnant de remises en question et de propositions avant-gardistes ; il se concentrait sur quelques idées essentielles. Contrairement à un Rod Macdonald par exemple, Paul Crépeau n’était pas homme à monter au créneau au conseil de faculté. D’ailleurs, sa présence n’y était pas assidue. Ses interventions se limitaient à des questions générales. Il y présentait rarement une résolution. Il était à l’écoute des autres, cherchant à bien saisir leur pensée. Il était généralement ouvert à leurs idées. Il pratiquait un leadership de consensus.

Pendant les premières décennies de sa carrière, il avait certes du pouvoir à la faculté, en particulier pour le recrutement de nouveaux professeurs de droit civil — un pouvoir feutré et néanmoins considérable. Il ne s’impliquait pas dans l’administration de niveau universitaire, comme le sénat, les comités. À compter de sa nomination à l’Office de révision, en 1965, soit six ans après son arrivée à la faculté, son intérêt se concentre entièrement sur cette entreprise, puis sur son centre de recherche, qu’il fonde en 1975[53]. La faculté s’enorgueillit certes de compter Paul Crépeau dans ses rangs, mais le regard de celui-ci se porte vers l’extérieur. Ils ont vécu en cohabitation harmonieuse.

Ce trait de caractère a parfois amené Paul Crépeau à se montrer utopiste. Il en est ainsi de cette réforme des facultés québécoises de droit qu’il préconisait et dans laquelle, étrangement, une seule se spécialiserait dans l’enseignement et la recherche en droit civil[54]. Qu’à cela ne tienne, ses couleurs de romantisme sont une source de plaisir pour ses lecteurs. Elles contribuent à son charme.

5 Un homme romantique à ses heures

Les universitaires sont des êtres sérieux, cartésiens. Pour autant, il y avait aussi chez Paul Crépeau un fond de romantisme. Il aimait émailler son langage et ses articles de citations imagées des siècles précédents — qui d’ailleurs montraient son érudition[55]. On sentait ce romantisme aussi dans des conversations et on le voit dans certains de ses textes. Ils laissent parfois transparaître son émotion.

Quels juristes ont la candeur de dévoiler leurs rêves ? Citant Montesquieu qui enseignait que « les lois sont faites pour des gens de médiocre entendement[56] », Paul Crépeau désirait que le Projet de Code civil soit rédigé avec simplicité et évite autant que possible le jargon professionnel, afin d’être accessible aux citoyens ordinaires. Ce voeu a fait naître en lui le rêve d’un code populaire : « I have often said that my greatest hope is, one day, to see a citizen traveling in the Montreal subway take out a pocket book edition of the new Code, and watch him get absorbed in it with an air of understanding » (1974b : 932). Lui-même employa un jour le terme « rêver » pour décrire ses ambitions (1973a : 179) : « Est-ce vraiment trop rêver que de voir le tribunal de la famille de demain présenter une image de service public à part entière où les services judiciaires, devenus services communautaires, seraient utilisés par les justiciables comme le sont actuellement les services médicaux ou hospitaliers et tous les autres services gouvernementaux offerts à la population ? »

Nicholas Kasirer dira que Paul Crépeau « a rêvé le droit[57] ». Xavier Blanc-Jouvan écrira qu’il « [a] entretenu le rêve de donner au futur Code une dimension quasi universelle » en faisant de sa préparation, suivant ses propres termes, « une oeuvre de “réflexion collective sur les fondements mêmes des institutions de droit privé”[58] ».

Quand Paul Crépeau défend avec vigueur l’autonomie du droit civil québécois contre l’acculturation de la common law (notamment 1970a ; 1981b : 626 ; 2000a : 60, note 282 ; 20XX : 26 et suiv.), il s’inscrit dans le courant du nationalisme juridique du début du xxe siècle. Or ce courant est lui-même empreint de romantisme[59]. Il a le profil d’un puriste[60]. Sur cette question, il cite Mignault[61], un puriste romantique sur un tel sujet, envers qui il exprime ouvertement sa grande admiration[62] — une touche de romantisme peu fréquente en doctrine. On notera cependant que Paul Crépeau ne cite guère les autres auteurs de ce courant nationaliste, dont il ne partage sans doute pas l’exaltation.

Il est étonnant que, dans la dernière partie de sa carrière, il ait continué à défendre le droit civil contre l’influence de la common law. Car, depuis les années 80, la Cour suprême avait cessé d’introduire en droit civil des notions et des règles de common law ; plus d’une fois, elle avait affirmé on ne peut plus clairement l’autonomie du droit civil québécois[63] malgré la nécessité de l’interpréter dans son contexte socioéconomique, nord-américain en particulier[64]. Cette persistance de Paul Crépeau dénote son déphasage par rapport à la réalité sur cette question. Aujourd’hui son discours étonne : car la mixité du droit québécois est de plus en plus reconnue[65]. Il en est ainsi par exemple dans le contexte de la responsabilité d’un organisme de l’État soumise non seulement aux règles générales de droit civil mais aussi à celles particulières de la common law de droit public applicables aux corps publics[66]. Daniel Jutras ira jusqu’à écrire : « Il est temps d’en finir avec ce vieux réflexe qui n’appréhende la common law que comme une menace[67]. »

Le côté romantique de Paul Crépeau se manifeste ici et là. Pour exprimer son attachement à la langue française[68], en particulier en droit civil, il cite la célèbre chanson d’Yves Duteil, La langue de chez nous : « C’est une langue belle à qui sait la défendre », etc.[69]. Enfin, pour illustrer davantage sa poésie, s’il en est besoin, il développe cette magnifique comparaison : « Les principes [du droit des contrats], c’est un peu comme les étoiles : elles sont là, lointaines, suspendues dans l’atmosphère, mais, la nuit, par temps clair, elles brillent ; elles guident le marin en mer, le berger dans les collines, le caravanier au désert. De même, pour le juriste, les principes peuvent lui venir en aide, notamment en cas de lacune ou d’ambiguïté de la loi[70]. »

6 L’image de soi

Paul Crépeau donne lui-même un aperçu de l’image qu’il se faisait de sa personne quand, dans une description de sa propre carrière, il écrivait : « Il a consacré sa vie professionnelle à l’étude et à l’évolution du droit civil canadien à la lumière du droit comparé, de même qu’au rayonnement de la tradition civiliste d’inspiration française, tant au Canada qu’à l’étranger[71]. » On peut lire bien des ambitions derrière ces mots.

Nombre de ses activités et écrits montrent bien que Paul Crépeau se percevait comme un agent de l’évolution et du développement du droit civil : la présidence de l’Office de révision du Code civil, la rédaction d’un projet de Charte des droits et libertés de la personne, le lancement du dictionnaire, du lexique et du traité de droit civil, qu’il dirigeait, et l’organisation de colloques de l’Association québécoise de droit comparé, qu’il a présidée. Il ressentait en lui une grande mission.

Il se percevait comme le gardien de l’orthodoxie du droit civil québécois. Cela ressort clairement de ses critiques, souvent vigoureuses, du Code civil, de la jurisprudence et de la doctrine. Plusieurs thèmes lui tenaient à coeur, en particulier la défense de la culture juridique civiliste et de l’autonomie du droit québécois face à la common law, la promotion de la justice contractuelle et la cohésion interne du droit[72]. Au fond de lui-même et sans doute inconsciemment, la défense de l’intégrité du droit québécois faisait écho à son expérience de la lutte pour la survie de la petite communauté francophone de Gravelbourg et du combat pour la survivance de la société canadienne-française dans l’Ouest — admirablement décrite par Gabrielle Roy[73].

Paul Crépeau se voyait aussi comme le passeur de la transmission en droit québécois de la grande tradition française. Il avait peine à croire que le droit d’ici n’épouse pas pleinement ce système juridique, le plus riche et le plus achevé à ses yeux, servi par une doctrine du plus haut niveau[74]. Il s’est épanché longuement sur cette question ; il déplorait « l’histoire fort attristante » du droit québécois, qui n’aurait pas su recréer les conditions de la grandeur de la tradition française (1970a : xvi-xvii et xxvi-xxvii) :

[N]ous n’avons pas eu, en notre milieu, de véritables « maîtres à penser » qui auraient pu jouer ici le rôle des grands juristes français du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, attachés non seulement à l’analyse et à l’explication des textes, mais aussi à la « libre recherche scientifique », à la critique des politiques législatives sur lesquelles étaient fondées les institutions de droit […] Ce sont ces ouvrages qui, d’une part, donneront aux facultés de droit du Québec le prestige et l’autorité dont jouissent aujourd’hui les grandes facultés de droit du monde et qui, d’autre part, assureront, comme sous l’ancien droit, comme dans la France d’aujourd’hui, la vitalité, l’évolution cohérente et dynamique, de même que le rayonnement de notre droit civil.

Cet extrait suscite quelques réflexions. D’abord, la tristesse de Paul Crépeau face à la situation de l’enseignement et de la doctrine d’ici ne fait aucun doute. Il est également habité par la nostalgie. Ses yeux sont rivés sur le droit français de la première moitié du xxe siècle. L’admiration sans bornes qu’il exprime pour le droit français classique explique ses efforts, exposés ailleurs[75], pour en transposer les principes et les règles en droit québécois. Il se révèle aussi idéaliste, voire utopiste ; car la jeunesse des universitaires et le bassin des candidats québécois à l’enseignement étaient alors largement inférieurs à la doctrine française, séculaire et beaucoup plus nombreuse[76]. Jusqu’à la fin des années 90, son regard se tournera sans cesse vers la tradition française.

Pourquoi ne fait-il pas allusion à la doctrine de common law, dont il a constaté le talent lors de ses études à Oxford ? La raison en est peut-être que, à l’époque de ses études, elle se perçoit avec une certaine modestie, limitant souvent son rôle à celui d’analyse et de commentaire de la jurisprudence (pendant longtemps, les auteurs de doctrine scholars s’étaient souvent désignés eux-mêmes comme des commentateurs (commentators))[77], tandis que la doctrine française se posait dès cette époque en guide et juge, en architecte du droit[78]. C’est à cette posture française que Paul Crépeau s’identifie, comme cela deviendra plus clair dans la deuxième partie de sa carrière, quand il distribuera approbations et reproches.

Il était conscient que le droit québécois et l’expérience de certains de ses acteurs, et lui-même en particulier, peuvent apporter une contribution valable au niveau international. En témoignent notamment ses conférences à travers le monde sur la réforme du Code civil[79], sa participation aux travaux d’Unidroit sur les contrats du commerce international et à la Conférence de La Haye de droit international privé, sa présidence de l’Académie internationale de droit comparé.

Paul Crépeau souffrait d’une certaine anxiété. Pour la combattre, il avait développé des moyens pour avoir confiance dans ses écrits et ses actions. En rédaction, il était perfectionniste, voire obsessionnel : il faisait le tour exhaustif des autorités et des documents, rien ne lui avait échappé. Ses textes ne partaient pour publication qu’après de multiples révisions ; le chantier durait plus d’un an, dans quelques cas jusqu’à une dizaine d’années[80] — le défaut de ses qualités. C’est pour cette raison, et sans doute parce qu’il avait sous-estimé l’ampleur de la tâche, qu’il n’a jamais complété son volume du Traité de droit civil[81], que pourtant il avait fondé et qu’il dirigeait ; une tache qui porte ombrage à sa production doctrinale. Il était habité, sinon obsédé, par le précepte de Boileau : « Polissez-le sans cesse et le repolissez[82]. » Il avait tellement approfondi son sujet et peaufiné son texte que, lorsque des critiques s’élevaient à l’encontre d’une de ses publications, sa réaction était de se dire « qu’ils n’ont pas compris ».

De même, quand parfois certaines personnes à McGill ou ailleurs regardaient de haut les Canadiens français, le droit civil (traité de « parochial ») ou même sa propre personne, Paul Crépeau se disait encore que des choses importantes avaient échappé à ces gens. Il n’en était pas affecté.

En faisant le bilan de sa vie, a-t-il estimé avoir « réussi » ? Mais qu’est-ce que le succès ? D’abord, il ne pouvait qu’être satisfait des efforts qu’il avait déployés pour atteindre ses buts, lui qui avait travaillé sans relâche et avec méticulosité. Par ailleurs, s’il considérait le regard que la société portait sur lui, comment pouvait-il oublier toutes les marques de reconnaissance, et parmi les plus hautes, qu’il avait reçues ? Paul Crépeau a été le juriste québécois le plus décoré : compagnon de l’Ordre du Canada, officier de l’Ordre du Québec, Prix Léon-Gérin, Prix Georges-Émile-Lapalme, chevalier de l’Ordre national du mérite de France, et de nombreux autres honneurs[83]. Il était grandement estimé de ses collègues universitaires ici et à l’étranger[84].

Même quand il est devenu une figure éminente de la communauté juridique[85], il est toujours resté fidèle à ses convictions, ses origines et son éducation[86]. C’était homme humble[87].

Mais le succès dans la société ne résonne pas toujours de la même manière au fond de l’âme. La réussite personnelle tient aussi du regard que l’on porte sur soi-même.

Il a certainement éprouvé de la satisfaction à certains moments, notamment dans le fait que le législateur a souvent suivi la voie indiquée par l’Office de révision. Il en est ainsi par exemple à propos de la consécration du principe de bonne foi (art. 6, 7 et 1375 C.c.Q.). Il écrira : « Ce sont là des moments de grâce dans l’évolution du droit canadien » (1998b : 48). Ses écrits ont été abondamment cités[88].

Paul Crépeau était par contre fort déçu que son code civil ait été adopté par tranches et non en bloc (1981 : 628), que le gouvernement ait tant tardé à mettre en oeuvre son projet de Code civil, et que le nouveau Code civil s’éloigne du Projet sur plusieurs sujets[89]. Croyait-il que les choses auraient été différentes s’il avait déployé plus d’efforts ? S’il s’y était pris autrement pour faire valoir les idées du Projet ? À certains moments, on sentait chez lui une note d’amertume ; elle s’exprimait à propos de points précis du nouveau code, notamment la lésion et la définition du contrat (1998b ; 2007 ; 2008a). Fait étonnant, il n’a pas hésité à livrer en public des propos très durs sur cette dernière question dans une conférence en présence même de conseillers du gouvernement qui avaient oeuvré à la réforme du Code civil[90].

On ne saura jamais vraiment si cet être secret qu’était Paul Crépeau estimait être parvenu à influer sur le cours du droit québécois comme il le fallait à ses yeux. Après tout, trop d’auteurs et de juges du Québec se sont aujourd’hui désintéressés du droit comparé. La doctrine a certes fait des pas de géant depuis les années 50, mais a-t-elle atteint un niveau d’excellence comparable à celui de la grande tradition française ? Dans le Code civil du Québec, plusieurs mesures de justice contractuelle ne sont pas à la hauteur du Projet de Code civil. La responsabilité du centre hospitalier pour une faute du médecin continue d’être extracontractuelle. L’institut de réforme du droit n’a jamais vu le jour. Bien des déconvenues pour lui.

Paul Crépeau était un homme sage. On peut espérer qu’il mettait ses déceptions dans un plateau de la balance et, dans l’autre, sa contribution imposante au droit et à la société.