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S’intéresser aux rapports entre le droit et les sentiments ne relève pas d’un questionnement nouveau pour les juristes si l’on s’en tient aux travaux déjà publiés sur la question, notamment à l’ouvrage intitulé Les sentiments et le droit, qui a pu interroger à travers une pluralité de perspectives l’articulation du droit et des sentiments[1]. Cette question a réuni, à l’occasion d’un colloque organisé à Nice en 2015, des auteurs qui se sont efforcés de démontrer quelle pouvait être l’emprise du sentiment sur le droit et, à l’inverse, quelle emprise le droit exerçait sur les sentiments[2]. Cependant, parce que les sentiments sont loin d’avoir épuisé toute la chaîne des réactions humaines, il y a encore place pour tout chercheur qui entend apporter sa contribution à une réflexion plus globale ou ciblée concernant les rapports entretenus entre le droit et les sentiments, et ce, en prenant pour appui à la fois le domaine de la raison (Droit) et celui du fait psychique (pour les sentiments et les émotions)[3]. Ce sont bien ceux qui font le droit, qui l’interprètent, ou y sont assujettis, ou encore ceux qui contestent la règle de droit qui peuvent exprimer des sentiments d’amour, d’amitié, de passion, de honte, de colère, d’indifférence, de haine, de peur, de surprise, de tristesse… À l’heure où, comme certains n’ont pas manqué de l’écrire, « l’on se fâche pour tout et pour rien[4] » quels que soient les milieux et les domaines, et où il convient de réfléchir à une justice plus adaptée pour procurer aux justiciables un meilleur sentiment à cet égard, apprécier la manière dont les sentiments imprègnent la sphère juridictionnelle, plus précisément le procès civil, est une nouvelle illustration de la complexité pressentie des rapports entre les sentiments et le droit, à travers l’office du juge. Que dire également des dilemmes éthiques que sous-tendent certaines affaires portées à la connaissance des juges, notamment celles dont les décisions médicales mettent en lumière les conséquences irréversibles que pourrait avoir leur exécution, et parce que le droit à la vie est au coeur de l’exercice de l’office du juge. Selon la professeure Pascale Deumier, il s’agit « d’asseoir la légitimité et l’acceptabilité de la décision d’un juge sans chercher pour autant à sonder sa conscience, là où l’influence du dilemme éthique, de la morale sur la décision rendue est questionnée[5] ». Nul doute que le juge puisse prendre appui sur des éléments non intrinsèquement juridiques pour fonder sa décision, qu’il soit question de données économiques retenues aux fins d’évaluation d’une situation ou d’un préjudice ou encore de données morales en matière de règlement des conflits familiaux. Des considérations subjectives sont de fait également présentes dans la conscience du juge, mais l’écueil de l’arbitraire doit être évité à tout prix. Les plaideurs attendent du juge objectivité et impartialité[6].

Le prétoire est le lieu de prédilection où l’on peut trouver un concentré de sentiments plus ou moins clairement exprimés parce que c’est aussi l’espace où les rencontres humaines se font et se défont. La nature de ce qui peut y être exprimé se trouve sujet à caution. Doit-on considérer que la colère exprimée à l’annonce de la condamnation au paiement d’une créance de somme d’argent avec intérêts ou que la tristesse éprouvée à l’officialisation, par la décision de justice, du divorce du couple relèvent du registre des émotions et non des sentiments ? Par essence, l’état émotionnel serait provisoire, tandis que les sentiments relèveraient d’un état durable et, de ce fait, pourraient davantage être appréhendés par le droit. Norbert Sillamy, psychologue et psychanalyste, définit les sentiments comme « un état affectif complexe, combinaison d’éléments émotifs et imaginatifs, plus ou moins clair, stable, qui persiste en l’absence de tout stimulus[7] ». Ainsi, le sentiment est une construction et se constitue sur des mélanges d’émotions. Il se conçoit à l’image d’une aptitude à réagir à quelque chose ou à quelqu’un : il y a donc là une appréciation subjective qui représente aussi la traduction d’une action ou d’une faculté de penser[8]. Par conséquent, il faut voir dans le sentiment ou bien une disposition psychologique relevant de l’affectivité, ou bien une approche intime d’une réalité[9] qui s’exprime en particulier à travers le sentiment d’injustice parfois mentionné par les protagonistes à l’issue d’un procès. Exprimé autrement, le sentiment peut être défini telle la conscience que l’on a de la réalité d’une chose ou d’une personne. Dans le présent texte, nous opterons pour une définition qui n’illustre pas un point de vue isolé : les émotions sont le résultat d’une pure réaction physiologique, tandis que les sentiments dépendent d’une construction mentale.

Les gens de justice peuvent être confrontés à des situations douloureuses. De toute évidence, l’audience est aussi le lieu où par nature ces difficultés sont exposées, ce qui favorise ainsi la libération de la parole des uns et des autres. L’interprète et le gardien de la loi ne sauraient juger par sentiments. Le risque encouru pour l’interprète du droit est de s’éloigner des exigences du raisonnement en laissant une trop grande place aux sentiments suscités, entre autres choses, par la connaissance d’une affaire. À lire les conclusions de certaines études, le travail émotionnel semble pour autant faire partie intégrante des juridictions, comme le montre l’exemple des tribunaux de première instance (magistrates’ courts) australiens[10]. L’interaction sociale existante au sein de ces derniers autorise à soutenir un tel point de vue. Au-delà du registre des émotions, la place des sentiments est remise en question dans les rapports entretenus entre l’institution judiciaire, ses acteurs et les citoyens, et elle a constitué un objet de recherches dans le contexte d’enquêtes nationales et internationales. Au Canada, à la suite d’études empiriques menées par le professeur Jean-François Roberge, le sentiment d’accès à la justice a été analysé. Son étude a mis en évidence la perception que les citoyens ont par rapport à l’administration de la justice, et cette perception a été soulignée à l’aide d’un nouveau concept, soit le sentiment d’accès à la justice (SAJ), instrument de mesure empirique[11]. Les travaux réalisés font ressortir plusieurs facteurs importants pour favoriser la satisfaction des parties et inciter au règlement à l’amiable de leurs conflits. Ils permettent aussi de sonder le ressenti des acteurs et des citoyens sur les qualités de la conférence de règlement à l’amiable et sur les conditions d’application d’un meilleur accès à la justice. En France, les modes alternatifs de règlement des conflits bénéficient d’une politique de faveur depuis l’adoption des lois no 2016-1547 du 18 novembre 2016[12] et no 2019-222 du 23 mars 2019[13]. Ce sont là des voies d’accès qui contribuent à favoriser l’accès à la justice de tout un chacun. Par exemple, l’article 3 de la loi du 23 mars 2019 étend l’exigence d’une tentative de conciliation, de médiation ou de convention de procédure participative préalable à la saisine de la juridiction. Cependant, la thèse principale qui est défendue est celle d’un État de droit qui doit garantir une offre de justice plurielle dans un système global de justice[14]. Les modes d’accès à la justice sont donc diversifiés : dans ce système pluriel, le sentiment de justice ou d’injustice exprimé par le citoyen ne peut être exclu, et il s’exprime différemment selon les pratiques mises en oeuvre. Il n’en demeure pas moins que, si l’accès à la justice ne se réduit pas à l’accès au juge, la sphère juridictionnelle constitue également l’un des réceptacles d’expression des sentiments. Que ce soit un procès civil ou un procès pénal, les justiciables attendent du juge compétent qu’il puisse prendre une décision, appliquer une règle de droit, sans se laisser influencer par des pressions extérieures, spécialement des pressions politiques, ou encore par ses propres opinions ou préjugés. Par ailleurs, et certains n’ont pas manqué de le relever, « les bons sentiments en matière de justice, la sensiblerie, mènent au déséquilibre et à l’inégalité entre les justiciables[15] ». L’engouement du juriste pour la logique formelle n’empêche pas que le juge puisse trouver la solution la plus satisfaisante possible à partir des faits dont il est saisi, des normes et des valeurs qui fondent sa décision, tout en conservant l’idée d’équilibre entre les parties. À vrai dire, des garanties d’indépendance et d’impartialité du juge sont attendues par tout justiciable et celles-ci font partie intégrante du droit au procès équitable dont peut se prévaloir toute partie. Il est donc difficile d’exclure les sentiments de la sphère juridictionnelle, car ce sont aussi les vecteurs des émotions exprimées à l’occasion d’un procès.

L’objet de notre étude est de mettre en exergue les sentiments exprimés à travers l’office du juge et d’analyser la réponse apportée par le droit français à chacune des manifestations supposée ou réelle de ces sentiments. La frontière reste fluctuante relativement aux sentiments imputés aux auxiliaires de justice ou au citoyen, mais il conviendra d’en circonscrire les contours. Peu importe leur nature ou leur degré d’expression, ces sentiments ne sont pas susceptibles d’aider à combattre l’idéal de justice dès lors que l’impartialité du juge est requise dans l’exercice de son office (partie 1) et exigée pour le fonctionnement de la police de l’audience (partie 2).

1 L’impartialité du juge requise dans l’exercice de son office

Bien que le cognitif et l’émotionnel restent présents dans le récit judiciaire, ils ne constituent pas pour autant un élément de la norme juridique. S’ils n’étaient pas maîtrisés, leur effet ne manquerait pas de remettre en question le droit au procès équitable[16]. En réalité, c’est bien l’impartialité du juge qui forme le meilleur rempart contre ces manifestations psychiques non contrôlées, au cours du procès (1.1). L’atteinte d’un tel objectif implique cependant que tout risque de partialité puisse être écarté en autorisant le juge lui-même à s’abstenir d’exercer son office ou en permettant sa récusation (1.2).

1.1 L’impartialité du juge, rempart du fait « psychique » non contrôlé

Le juge appelé à exercer sa juridictio doit être en capacité de le faire en prenant toute la mesure de l’impartialité inhérente à sa fonction et à l’exercice de son office. Il faut donc y voir une traduction de la summa divisio de l’impartialité (1.1.1). Les garanties procédurales dont peuvent se prévaloir les parties au procès civil composent la réponse nécessaire à l’exigence d’impartialité du juge (1.1.2).

1.1.1 La summa divisio de l’impartialité

Nul doute que le juge qui ferait part de son opinion (et, dans une certaine mesure, de ses sentiments) au cours d’une instance remettrait en cause l’impartialité attachée à sa fonction. La partialité peut résulter aussi de l’exercice successif de fonctions au sein de la même juridiction. A contrario, l’impartialité du juge se caractérise par « sa nature objective dans l’organisation de la juridiction ou subjective dans le comportement du juge[17] », quand bien même, selon les juges de la Cour de Strasbourg, il faudrait davantage s’en tenir à une impartialité fonctionnelle et à une impartialité personnelle[18] lorsque la personne du juge se trouve en cause. L’impartialité objective est donc, à ce titre, étroitement liée à l’impartialité fonctionnelle. Cette forme d’impartialité porte sur les apparences. Le juge doit montrer qu’il est impartial et donner l’apparence de l’être. De manière constante, la Cour européenne des droits de l’homme souligne l’exigence d’impartialité organique du juge qui le conduit à ne pouvoir, dans la même juridiction, cumuler les fonctions d’autorité de poursuite et de jugement[19]. Des garanties d’impartialité sont dues à tout justiciable, même si celles-ci prennent appui dans l’apparence que le juge donne de son absence de préjugés. Cette apparence faisait cruellement défaut dans une affaire d’outrage à magistrat, abordée par un juge qui, cumulant cette fonction avec celle de procureur, s’est trouvé à statuer sur des accusations qu’il avait lui-même portées. Dans de telles circonstances, la Cour de Strasbourg ne pouvait que constater le défaut d’impartialité objective dans le contexte du fonctionnement de la juridiction[20].

La prégnance des apparences dans le procès s’inscrit dans la lignée de la reconnaissance de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats. Elle témoigne de la volonté du juge européen de protéger au mieux les droits du justiciable. Cette protection ne peut être mise en oeuvre que si l’équité procédurale est à rechercher avant tout dans l’exercice de son office par le juge. Nous conviendrons avec d’autres qu’il ne suffit pas que la justice soit faite, mais qu’il faut encore qu’elle soit visible, ce qui illustre ainsi l’idée que les apparences constituent « une extension du procès équitable[21] ». Ce qui est vu oriente de fait la perception des réalités. L’apparence d’impartialité s’avère aussi fondamentale que l’impartialité elle-même. Incontestablement, le ressenti du justiciable est pris en considération par la Cour de Strasbourg comme par les juridictions nationales qui en tirent toutes les conséquences, dans l’organisation et le fonctionnement des juridictions nationales[22].

L’impartialité se révèle aussi par nature subjective. Bien qu’il soit avant tout un être discernant doté de convictions et d’opinions personnelles, le magistrat n’en demeure pas moins dans l’exercice de son art un professionnel « apte à être convaincu par un fait, un argument, une interprétation juridique qu’une partie va [lui] proposer[23] ». Chaque magistrat dispose du droit fondamental d’avoir une opinion, de la défendre dans un débat sans pour autant faire preuve de rigidité au point de ne pas vouloir changer d’opinion. L’absence de parti pris du juge est donc attendue, ce qui ne sous-entend pas nécessairement une certaine neutralité à laquelle pourtant certains restent néanmoins attachés[24]. Un tribunal subjectivement impartial correspond à une instance au sein de laquelle aucun de ses membres ne manifeste de parti pris ou de préjugé personnel[25]. Un juge ne peut en effet nourrir un quelconque préjugé sur l’issue de l’affaire dont il aurait à connaître, ni même l’extérioriser[26]. Sonder la psychologie du juge ou mesurer l’impact de ses sentiments ou de ses émotions, ou des deux à la fois, sur la décision qu’il peut rendre est difficilement envisageable. Cependant, les parties engagées dans une instance sont en mesure d’apprécier in concreto l’exercice de son office dans le respect des garanties procédurales dues au justiciable. Ces considérations tendent à éloigner le spectre du juge qui subit l’influence de considérations personnelles sur la contestation à trancher. Devant la difficulté d’établir une situation de partialité qui découlerait de la subjectivité du magistrat, les règles processuelles en vigueur en France ont aussi pour finalité de fonder une « légitimité par défaut », c’est-à-dire de reconnaître comme « juge celui qui n’est pas partial[27] ».

1.1.2 Les garanties procédurales, réponse nécessaire à l’exigence d’impartialité du juge

Les règles d’équité qui permettent d’influer positivement sur le dénouement de la procédure sont celles qui se basent sur l’équité procédurale. L’impartialité du juge se traduit également sous la forme de règles de procédure que toutes les parties au procès et le juge lui-même doivent respecter. Toute personne interrogée durant un procès est en capacité d’apprécier l’importance accordée au principe du contradictoire. Le juge ne peut fonder sa décision sur des arguments de fait, de droit et de preuve n’ayant pas été échangés ni débattus entre les parties. C’est en réalité l’ensemble du droit procédural qui est visé à travers le principe du droit au procès équitable. Qu’il soit question d’assurer le respect du principe de publicité des débats ou celui qui est relatif aux droits de la défense, le traitement procédural accordé aux parties permet de tenir à une distance raisonnable toute manifestation de sentiments « non canalisés », imputables au magistrat à l’occasion d’un litige. Le formalisme imposé aux parties conserve donc toute sa place et il prend sens dans l’exercice de l’office du juge.

Des auteurs ont pu souligner avec raison que le juge ne tire pas son autorité de sa légitimité fonctionnelle, mais de la démonstration de son aptitude à rendre des décisions justes. À ce titre, l’office du juge se devait, pour les auteurs d’un rapport consacré à la question, d’être redéfini[28]. Dans une instance civile, l’existence d’un office du juge qui serait à la fois « processuel et de vérité[29] » s’avérerait de nature à renforcer l’apparence d’impartialité exigée des justiciables. L’office de vérité participe de l’établissement des faits et de l’argumentaire qui les soutient, ce qui contribue ainsi à donner satisfaction au justiciable qui a saisi le tribunal.

Doit-on alors se convaincre que le déroulement du procès s’affranchit de toute manifestation émotionnelle et que la mise en oeuvre des garanties procédurales dues à tout justiciable ne trouve d’écho que dans la stricte application des normes qui se réfèrent aux principes directeurs du procès et aux droits fondamentaux du justiciable ? Inhérents à la nature humaine, émotions et sentiments peuvent prendre forme dans le contexte de l’audience quelle que soit la forme d’expression privilégiée. Le danger existe dans l’expression d’une manifestation disproportionnée des émotions et des sentiments. Et c’est bien la mise en oeuvre de certains principes directeurs du procès qui peut concourir à contenir l’expression la plus caricaturale du sentiment au cours de l’audience. Ainsi en est-il de la publicité des débats, principe essentiel à leur clarté et à leur régularité dans le procès civil[30]. Ce principe d’ordre public étant reconnu comme tel par la Cour de cassation[31], et en tant que principe général du droit par le Conseil d’État[32], il n’appartient qu’au législateur d’en « étendre ou d’en restreindre les limites », le cas échéant. Et c’est précisément parce qu’une telle publicité des débats aurait pour effet de constituer une atteinte à l’intimité de la vie privée de l’une des parties, ou pourrait provoquer un désordre de nature à troubler la sérénité de la justice, qu’une adaptation du cadre procédural s’impose en fonction de certaines circonstances. Afin qu’un tel trouble ne soit pas subi par les parties, les débats peuvent se dérouler en chambre du conseil sur décision du juge[33] et, sans conteste, hors la présence du public. Toutefois, paradoxalement, l’opacité des débats et leur clandestinité supposée ou avérée ne peuvent que susciter l’expression de sentiments d’incompréhension et d’injustice. Le même raisonnement s’impose quant au respect de la contradiction. Selon d’éminents auteurs, « [l]a contradiction s’opère au grand jour[34] » pour que la justice soit rendue sous le contrôle de l’opinion. Ce dernier n’est effectif que si l’opinion, autrement dit le public, est en mesure d’assister aux audiences ou d’avoir, en cas d’empêchement, un compte rendu de celles-ci. L’expression inappropriée des sentiments peut d’autant mieux être canalisée que le juge s’en tiendra à sa mission principale : veiller au déroulement loyal de la procédure. Le conflit révèle une histoire commune des parties, des affects partagés et une part de vérité qu’il n’est pas toujours facile d’établir. Dans sa mission d’administration des preuves, le juge doit encore contribuer à la manifestation de la vérité en assurant le respect des droits et libertés des justiciables, et ce, en faisant observer un minimum de loyauté[35]. Il est tenu à cette fin de concilier différents intérêts, en ne sacrifiant ni à l’exigence de liberté ni à celle qui est relative aux droits substantiels des justiciables et des tiers au litige. L’exercice exclusif de la juridictio par le juge lui-même est aussi la garantie d’une compétence légale assumée et d’une bonne justice rendue. Il ne lui appartient pas, par exemple en matière de droit familial, de subordonner l’exécution de la décision fixant le droit de visite et d’hébergement du père à la volonté de l’enfant[36]. L’inaction du juge et le fait de reporter l’exercice de sa juridictio sur d’autres personnes ne peuvent contribuer à la sérénité de la justice rendue.

1.2 La prévention du risque de partialité : de l’abstention à la récusation du juge

Le doute qui peut exister sur l’impartialité du juge (1.2.1) ne peut se suffire à lui-même. Les faits caractérisant le risque de partialité doivent être établis sur le plan probatoire par le plaideur qui les invoque au soutien d’une demande de récusation, la justice n’étant pas au service de la vengeance, y compris en matière civile (1.2.2).

1.2.1. Le fondement des circonstances : le doute relatif à l’impartialité du juge

Les circonstances par lesquelles un magistrat pourrait être amené à faire preuve d’impartialité dans l’exercice de son office trouvent leur fondement dans les procédures d’abstention et de récusation des juges organisées dans le contexte d’un procès civil. L’impartialité du juge et les garanties qui y sont apportées sont aussi appréciées sur le plan fonctionnel de l’organisation de la justice. La récusation représente un moyen de défense contre le soupçon avéré de partialité ; et l’abstention, une garantie déontologique de l’impartialité[37]. L’abstention peut se définir comme la renonciation d’un juge à connaître d’une affaire[38]. Elle caractérise une situation où le juge, de manière discrétionnaire et spontanée, estime, après une analyse détaillée de la situation, devoir s’abstenir de traiter une affaire. Les causes qui actionnent le mécanisme procédural trouvent leur source dans la demande de récusation d’un juge. Le magistrat qui s’abstient n’a pas toutefois à motiver sa décision ; il est simplement tenu de demander son remplacement au président de la juridiction à laquelle il appartient. Quant au plaideur, il peut récuser un ou plusieurs juges dans les cas déterminés par la loi en matière civile[39]. La Cour de cassation a rappelé durant de nombreuses années que les causes de récusation énumérées par l’ancien article 341 du Code de procédure civile étaient limitatives[40]. Depuis 1998, la juridiction suprême de l’ordre judiciaire français considère que « [l’ancien] article 341 précité, […] n’épuise pas nécessairement l’exigence d’impartialité requise de toute juridiction, et qu’il s’agit avant tout de rechercher, dans la situation contestée, s’il n’existe pas une cause permettant objectivement de douter de l’impartialité des personnes mises en cause[41] ». La récusation devient donc possible dès lors qu’il y a suspicion de partialité, celle-ci mettant en avant des conflits de nature diverse (conscience, intérêts, fidélité), même si le régime procédural n’est pas identique selon que l’on évoque, au soutien d’une telle demande, une cause de récusabilité péremptoire (visée par les textes) ou une cause de récusabilité qui se situe en dehors des sources textuelles. Dans ce dernier cas, la juridiction saisie n’est pas liée ; cependant, ces causes de récusation favorisent une interprétation extensive de la notion de récusation qui est le fondement de l’impartialité exigée des magistrats de même que des auxiliaires de justice et des experts.

En matière civile, l’article L111-6 du Code de l’organisation judiciaire constitue la référence principale des causes générales de récusation. Sous réserve de dispositions particulières à certaines juridictions, la récusation d’un juge peut être demandée au titre d’un des neuf cas énumérés par la loi mais, en réalité, un seul d’entre eux prend directement en considération l’expression des sentiments dans les rapports entre les acteurs potentiels du procès. L’amitié ou l’inimitié notoire entre le juge et l’une des parties est une cause de récusation du magistrat, car elle crée un doute légitime sur l’exigence de partialité. Ce motif ne peut être soulevé devant la juridiction prudhommale[42]. Les faits attestant une amitié ou une inimitié doivent être circonstanciés pour éviter de caractériser, sans réelle justification, l’aversion d’un juge à l’égard d’un justiciable.

1.2.2 La justice n’est pas au service de la vengeance

La version antérieure du Code de procédure civile, celle du xixe siècle, exigeait de vérifier qu’il n’existait pas « d’inimitié capitale entre [le juge] et l’une des parties […] et, s’il n’y [avait] pas eu de sa part, agressions, injures ou menaces, verbalement ou par écrit, depuis l’instance ou dans les six mois précédant la récusation proposée[43] ». Dans la mesure où l’acte de juger suppose que tout magistrat qui statue se présente à l’instar d’un véritable tiers à la cause, il faut considérer que cet acte est aussi lié à l’impartialité exigée de sa part en tout temps. Selon Paul Ricoeur, « cette juste distance entre les partenaires confrontés trop près dans le conflit, et trop éloignés l’un de l’autre dans l’ignorance, la haine ou le mépris, résume assez bien […] les deux aspects de l’acte de juger[44] ». Pour autant, la relation amicale entre l’une des parties et le juge ne peut être à l’origine de toutes les demandes de récusation de celui-ci. Encore faut-il que cette amitié soit notoire, qu’elle puisse établir un lien très étroit dans les relations entre le juge et une partie. La demande en récusation ne saurait être fondée sur une relation discontinue. Il en va pareillement pour l’inimitié notoire. L’objectif poursuivi en récusant un magistrat est de le mettre à l’écart en raison de son inaptitude vraie ou supposée à rendre une décision impartiale. Il est donc nécessaire d’établir les faits qui caractérisent cette amitié ou cette inimitié notoire. Dans le contentieux de l’assistance éducative, cette situation ne peut être fondée sur la seule circonstance que les conclusions du service d’aide sociale à l’enfance ont été suivies par le juge[45]. Et que dire de l’amitié rattachée à un groupe lorsqu’il est fait référence aux réseaux sociaux[46]. La Cour de cassation n’y voit pas une « relation d’amitié au sens traditionnel du terme […], le réseau social étant simplement un moyen de communication spécifique entre des personnes qui partagent les mêmes centres d’intérêt, et de fait, l’existence de contacts entre ces différentes personnes par l’intermédiaire de ces réseaux ne suffit pas à caractériser une partialité particulière[47] ».

Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de rappeler que le mot « amitié » comportait plusieurs sens. Comme l’écrivait Francesco Alberoni, ce mot peut désigner un lien avec « un associé, une relation, une personne sympathique, un voisin, un collègue : tous ceux qui nous sont proches[48] ». Bien entendu, ne pas retenir et qualifier le lien amical spécifique pouvait autrefois faire douter de l’impartialité d’un juge, ce qui remettait ainsi en cause l’exigence d’une bonne administration de la justice et des garanties procédurales qui s’y rattachaient.

L’existence d’un lien direct entre le sentiment, quel qu’il soit, et la cause légale de récusation peut être difficile à établir. Le paradoxe est que la loi vise des circonstances légales précises. Le nombre important de demandes de récusation[49] ayant fait l’objet d’un rejet laisse toutefois penser que les finalités poursuivies, au mieux, sont dilatoires et, au pire, permettent de « choisir » son juge par « élimination ». En tout état de cause[50], cela ne peut que fragiliser et déstabiliser le juge ou la juridiction dont l’impartialité est mise en doute. Pour les autres causes légales qui servent de fondement à la récusation du juge, le lien avec la manifestation des sentiments se révèle plutôt ténu. Ainsi en est-il des liens de parenté ou d’alliance qui peuvent exister entre le juge et l’une des parties : l’amour, l’affection, la bienveillance que l’on peut exprimer à l’égard de ses proches, parents ou alliés ne suffisent pas à autoproclamer un risque d’impartialité imputable au juge. Cependant, l’existence d’un lien légal qualifié de parenté ou d’alliance fonde la demande de récusation : le risque de partialité est présumé comme établi de ce seul fait. L’établissement d’une telle présomption n’autorise pas le recours à la preuve contraire, mais dispense effectivement l’auteur de la demande de récusation d’une preuve factuelle difficile à rapporter.

2 L’impartialité du juge exigée pour le fonctionnement de la police de l’audience

Juger nécessite de le faire à bonne distance des émotions et des sentiments qui peuvent imprégner l’ensemble des débats, et même en dehors de la sphère juridictionnelle. La sérénité des débats judiciaires s’impose donc (2.1) pour garantir une bonne administration de la justice, ce qui sous-entend également que tout excès de langage et de comportement puisse également être sanctionné, que de tels excès aient été commis durant l’audience ou à l’issue de cette dernière (2.2).

2.1. La sérénité des débats judicaires

Maîtriser ses sentiments et ses émotions est l’une des traductions retenues de l’obligation de réserve. Sa mise en oeuvre contribue à la sérénité des débats judiciaires qui doit pouvoir être garantie en tout temps. Cette sérénité est fortement remise en cause lorsqu’il est question de médiatiser leur déroulement. Le choix du législateur s’avère clair. La médiatisation de tels débats ne relève pas seulement de la liberté d’expression et d’information, et elle doit être encadrée par la loi.

2.1.1 La mise en oeuvre de l’obligation de réserve

L’article 24 du Code de procédure civile fait obligation aux parties de garder en tout temps le respect dû à la justice et donne au juge qui préside les débats le pouvoir de supprimer des écrits déclarés calomnieux et de prononcer même d’office des injonctions. L’obligation est de portée très générale et elle s’impose aux parties comme au juge. Les sentiments qui peuvent être exprimés au cours d’une audience empruntent les modes d’expression traditionnellement autorisés (écrits, paroles). Ce que la loi vient sanctionner est la manifestation de sentiments non autorisés dès lors qu’ils prennent les habits de propos injurieux ou d’une odieuse calomnie ou bien de toute autre manifestation traduisant le mépris ou une quelconque forme d’animosité à l’égard de l’institution judiciaire[51]. Les sentiments ayant pour cause les faits soumis à la juridictio du juge, sans oublier les craintes ou les espoirs suscités par sa décision, ne doivent pas venir altérer la sérénité des débats ni laisser place à une attitude autre que celle qui consiste, pour les personnes qui assistent à l’audience, à observer une attitude digne, tout en gardant le respect dû à la justice[52].

L’audience concentrerait plusieurs réalités. Ce serait d’abord un drame social où la présence de tous les acteurs visés (les parties, leurs avocats, le juge) mais aussi celle d’un public serait requise ; ce serait également un « spectacle » qui « prend la forme d’une cérémonie de la parole en raison de son intensité émotionnelle » et de « tous les griefs et arguments élaborés dans la période préparatoire » ainsi que des « éléments de preuve patiemment réunis […] échangés dans un même trait de temps, dans un lieu approprié et selon un ordre particulier[53] ». Le juge dispose, en fonction de la gravité des manquements constatés, d’un éventail de mesures propres à rétablir la sérénité du débat. Les injonctions légales sont claires : les parties ne peuvent parler sans y avoir été invitées. Elles ne peuvent davantage donner des signes d’approbation ou de désapprobation selon les points de vue entendus ou exprimés au cours de l’audience. Si les sentiments se manifestent avec une trop grande virulence, au point de causer des désordres au cours des débats, le président de chambre ou le magistrat qui préside la juridiction pourra être conduit à faire expulser toute personne qui n’obtempérerait pas aux injonctions du juge. Sa décision devra être exécutée sans délai[54]. À noter que ces prérogatives s’exercent sans aucun préjudice des poursuites pénales ou disciplinaires qui pourraient être engagées contre l’auteur de tels faits[55]. La réquisition d’un membre du parquet présent à l’audience ou l’appel aux forces de l’ordre est également possible. Le juge qui préside l’audience peut encore dresser un procès-verbal de l’incident qui sera transmis au parquet, ou ordonner le renvoi de l’affaire à une autre date d’audience. Lorsque de tels incidents d’audience opposent des avocats entre eux, le président de chambre ou celui de la juridiction saisie a la faculté de saisir le bâtonnier et le représentant du parquet. 

Cette police de l’audience est d’autant plus nécessaire que l’audience elle-même, dans son contexte judiciaire, doit être « d’abord un lieu de construction de la civilité[56] ». Dominique Charvet affirmait qu’il fallait considérer comme « incivil », au sens quasi philosophique du terme, « tout ce qui portera atteinte à ces finalités et aux qualités de l’audience ». À son avis « ne sont pas concernées que les seules perturbations provenant du public ou des non-professionnels intervenant sur la scène de l’audience mais aussi, et peut-être plus encore, les incivilités des professionnels[57] ». Il y a ainsi nécessité pour tous les professionnels « d’être les garants des qualités substantielles que doit avoir le moment de l’audience[58] ». Un président de juridiction était donc fondé d’écarter discrétionnairement un avocat de la barre durant deux jours, dès lors que la sérénité des débats était compromise, en vue d’assurer la police de l’audience[59].

2.1.2 La promotion d’une médiatisation appropriée de l’audience

Rendre compte du déroulement d’un procès participe de l’exercice du droit à l’information pour le public qui assiste ou non aux différentes audiences. Pourtant, la captation de sons et d’images au cours du procès pourrait donner lieu à une médiation inappropriée de l’audience. Le Conseil constitutionnel a été saisi par la chambre criminelle de la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit, de l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce texte prévoit que ,« [d]ès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image est interdit. Le Président fait procéder à la saisie de tout appareil et du support de la parole ou de l’image utilisés en violation de cette interdiction[60] ». Pour la partie requérante, le maintien d’une interdiction générale ne serait plus d’actualité de nos jours compte tenu de l’évolution des techniques de captation et d’enregistrement. La perpétuation de telles dispositions serait de nature à caractériser une méconnaissance de la liberté d’expression et de communication. Cette partie ajoutait que les prérogatives dont dispose le juge qui préside l’audience, dans le contexte de ses pouvoirs de police de l’audience, suffisent à assurer la sérénité des débats, la protection des droits des personnes et l’impartialité des magistrats. Dans sa décision rendue le 6 décembre 2019[61], le Conseil constitutionnel rappelle que l’interdiction contestée participe au principe de bonne administration de la justice, objectif de valeur constitutionnelle. Par ailleurs, il est tout aussi fondamental de maintenir la sérénité des débats judiciaires en « occultant tout risque de perturbation lié à l’utilisation de ces appareils et de prévenir les atteintes que la diffusion des images ou des enregistrements issus des audiences pourrait porter au droit au respect de la vie privée des parties au procès et des personnes participant aux débats, à la sécurité des acteurs judiciaires et, en matière pénale, à la présomption d’innocence de la personne poursuivie[62] ». Comme les juges constitutionnels ne manquent pas de le souligner, dépassant la captation et l’enregistrement des sons et images, leur diffusion ne manquerait pas d’avoir un retentissement très important au point d’amplifier le risque qu’il soit porté atteinte aux intérêts précités. Au vu des éléments soulevés, les restrictions apportées par la loi constituent une atteinte nécessaire, adaptée et proportionnée aux objectifs poursuivis. De nos jours, les acteurs de la presse et en premier lieu les journalistes peuvent rendre compte des débats par tout autre moyen, y compris pendant leur déroulement, sous réserve de ne pas porter atteinte à l’autorité de la justice. Le public n’est pas écarté pour autant de la tenue des audiences. À l’heure actuelle, ce sont bien l’ampleur et la rapidité de la diffusion de ces informations, à travers notamment les réseaux sociaux, qui augmentent le risque d’atteinte aux intérêts protégés par la loi. De telles divulgations suscitent parfois les sentiments les plus divers dans l’opinion (sidération, culpabilité, regrets, etc.). De fait, la loi se doit de garantir une diffusion appropriée de l’information. Au-delà de l’appréciation des limites de la liberté d’expression dans la sphère judiciaire, c’est l’importance particulière que revêt la préservation de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire dans une société démocratique qui se trouve en jeu. Là encore, les juges n’ont pas manqué de procéder à une recherche d’équilibre en fonction des intérêts en présence.

Il est vrai qu’il se révèle difficile pour les tribunaux judiciaires de faire bon ménage avec les réseaux sociaux[63] dès lors que, au sein même de ces derniers, « tous les types de parole sont égalisés par une immédiateté et une forme d’impunité qui encouragent les excès, le mélange des genres, [et] le retour d’une nature où l’absence de principes extérieurs aux débats rend impossible leur résolution, voire leur construction pacifique[64] ». Le danger est loin d’être négligeable dans le cas du magistrat pour qui le réseau social serait un faux ami[65]. Selon le Conseil supérieur de la magistrature, l’usage des réseaux sociaux par le magistrat qui y siège ou y requiert, pendant une audience ou à l’issue de cette dernière est à l’évidence incompatible avec ces devoirs[66].

2.2 La sanction des excès réalisés au cours ou à l’issue de l’audience

Les excès de langage ou de comportement peuvent être de nature diverse et relever de circonstances variées, être imputés à un juge, à un auxiliaire de justice ou au justiciable lui-même. Parce qu’ils portent atteinte à la dignité du justiciable, ils sont sanctionnés par la loi pénale et le droit disciplinaire.

2.2.1 L’excès imputable au juge

Le devoir de réserve s’impose aussi aux juges. Il exige de leur part qu’ils puissent adopter à l’audience un comportement neutre par rapport aux propos tenus devant eux. Il y a là une limite incontestable à la liberté d’expression mais, pour autant, ce n’est ni une obligation au silence ni une obligation de se confirmer à tel ou tel principe. Prudence et mesure sont les maîtres mots pour le magistrat qui doit veiller au bon déroulement du procès. De fait, il doit s’abstenir de toute expression outrancière qui serait de nature à faire douter de son impartialité ou à porter atteinte au crédit et à l’image de l’institution judiciaire et des juges ou encore susceptible de donner de la justice une image dégradée ou partisane. Les propos outranciers traduisent une perte totale de contrôle particulièrement inquiétante de la part d’un magistrat[67]. Ils ne prennent guère en considération la personne visée par les « dires » du juge et les sentiments qu’ils peuvent susciter ou provoquer auprès des destinataires les plus vulnérables.

Le juge ne doit pas oublier que le respect est dû à chacun et que, à ce titre, sa réaction doit être adaptée pour faire en sorte qu’en toute circonstance la dignité des personnes puisse constituer le fil rouge de son action. Le Conseil de la magistrature a eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises que le magistrat se devait d’entretenir des relations empreintes de délicatesse avec les justiciables, les témoins, les auxiliaires de justice et les autres partenaires de l’institution judiciaire. La délicatesse s’entend d’une personne qui manifeste des rapports de réserve, de prévenance et de discrétion envers autrui. Dans le contexte du procès, les tensions liées à la nature d’une affaire ou la durée excessive d’une audience exposent le juge à d’autres risques : celui de manifester une quelconque lassitude ou de s’en tenir à d’autres tâches pendant l’audience. De tels faits ne peuvent que traduire un manque de respect dû aux justiciables : en conséquence, ces attitudes sont à proscrire, et elles seraient indubitablement sanctionnées le cas échéant ; tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité devient une faute disciplinaire[68].

L’excès peut trouver un terreau favorable dans le champ des réseaux sociaux. Après avoir rappelé que, si comme tout citoyen le magistrat peut faire usage des réseaux sociaux, en vertu du principe de la liberté d’expression, le Conseil supérieur de la magistrature a précisé que leur utilisation doit être compatible avec les exigences et les devoirs particuliers (devoir de concentration, d’attention, de dignité et de délicatesse) des magistrats. Il ajoute qu’un tel usage est strictement incompatible avec les attentes à leur égard durant une audience et à l’issue de cette dernière[69].

2.2.2 L’excès imputable aux parties ou aux auxiliaires de justice

Ne pas avoir peur de ses ressentis est une façon de mieux les domestiquer et d’éviter que certaines lignes rouges ne soient franchies. L’immunité dont peuvent se prévaloir les parties à l’audience doit les conduire à limiter leurs propos à ce qui est nécessaire à la liberté de la cause. Ainsi, l’avocat est appelé à exercer ses fonctions avec dignité, y compris dans le contexte de l’audience. Dans les faits, si le président d’une juridiction estime qu’un membre du barreau a commis, à l’audience, un manquement « aux obligations que lui impose son serment », il peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant l’instance disciplinaire dont il relève[70]. Le risque principal auquel doit faire face le justiciable, tout comme son mandataire en justice, est le sentiment exacerbé qui se manifeste par des propos outranciers. Toutefois, l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse protège les plaideurs et leurs conseils pour les propos tenus devant la juridiction siégeant en audience publique, en chambre du conseil ou en audience de cabinet. Sont visés les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux, que ce soit des observations ou des propos formulés entre l’ouverture des débats et la fin de l’instance. Pour les représentants de la presse, l’immunité s’attache aussi au compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires[71]. Parmi les actes couverts par l’immunité, il y a ceux qui relèvent de l’outrage et de l’outrage à magistrat[72]. Dans ce dernier cas, la Cour de cassation a considéré que l’immunité ne trouvait pas à s’appliquer lorsque les propos ou les écrits se révèlent étrangers à la cause et excédent les limites des droits de la défense[73]. L’outrage à magistrat traduit sans doute la virulence la plus grande que l’on peut avoir à l’encontre d’un juge, mais la réunion des éléments constitutifs de l’infraction n’est pas une chose aisée. L’article 434-24 du Code pénal réprime « [l]’outrage par paroles, gestes ou menaces, par écrits ou images de toute nature non rendus publics ou par l’envoi d’objets quelconques adressé à un magistrat […] dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont il est investi[74] ». Au titre de l’élément matériel, ce délit implique qu’il y ait eu des propos outranciers, irrespectueux et injurieux portant atteinte à la dignité et à l’honneur. L’élément moral est établi dans l’intention d’outrager, et la connaissance directe ou indirecte de l’outrage par le magistrat est aussi exigée[75].

Le droit d’émettre une opinion n’autorise pas tout, peu importe l’auteur. Que dire du discrédit jeté publiquement sur les décisions de justice ? Les sentiments exprimés dans ce passage à l’acte ne relèvent pas de la bienveillance. Les risques non négligeables d’atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance que suscitent de tels comportements ne peuvent que conduire le législateur à ériger en infraction pénale les actes, les paroles, les écrits ou les images de toute nature, portés sur un acte ou une décision juridictionnelle. Il y a bien avec de tels faits une atteinte à l’autorité de la justice[76].

Conclusion

La norme juridique demeure le pilier de référence du cadre fonctionnel et décisionnel du magistrat. La prise en considération à des degrés divers des émotions et des sentiments qui influent sur son jugement ne doit pas faire oublier que le raisonnement juridique est au coeur de la décision qu’il rendra, quand bien même il serait appelé à statuer en équité. Le fait pour une partie de pouvoir exprimer des choses qui lui semblent essentielles, d’être entendue au sens littéral du terme, sans sous-estimer l’impact des sentiments inhérents à sa démarche, ne rendra pas sa demande irrecevable au regard du juge compétent. La palette des sentiments colore les faits soumis à son appréciation. Empreint d’un syllogisme judiciaire implacable, le magistrat reste pourtant le principal témoin des sentiments suscités par une première lecture des éléments du dossier judiciaire. La connaissance développée par les juristes n’est pas faite de vérités mais d’arguments, ce qui génère ainsi une connaissance qui leur est propre[77]. Là où le bât blesse est que l’on s’attache régulièrement à démontrer qu’il n’y a dans l’élaboration de la décision du magistrat qu’un processus d’argumentation en marche : la présence de préjugés ou d’idées préconçues pouvant recevoir une justification cognitive ne doit pas être occultée. Paradoxe supplémentaire, le juge n’a pas d’autre solution que de se montrer impartial dès lors qu’il est amené à exercer les fonctions juridictionnelles. Cependant, pour réconcilier l’acte de juger avec le fait de comprendre les éléments soumis au magistrat, en essayant de se dégager des confusions émotionnelles inhérentes à certains conflits, il faudra bien un jour intégrer l’étude de ces émotions et des sentiments dans le processus d’élaboration de la décision juridictionnelle. Tout cela implique « un profond bouleversement de l’institution judiciaire, le refus du productivisme aveugle, trop fréquent, et un recentrage sur l’enjeu essentiel, [à savoir] la recherche de l’humain[78] ». L’oeuvre resterait toutefois inachevée si, à l’instar d’autres systèmes juridictionnels qui ont franchi le Rubicon, le législateur contemporain ne prenait pas la mesure du sentiment de justice ou d’injustice engendré par les différents modes d’accès à la justice.