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Depuis sept ans, nous étudions la manière dont les tribunaux interprètent le contrat d’assurance. Nos recherches ont démontré qu’en ce domaine la théorie interprétative du contrat ne concorde pas avec l’activité judiciaire et vice versa. Les difficultés à proposer une théorie générale descriptive (et non prescriptive) de l’interprétation du contrat d’assurance soulèvent une question fondamentale : le contrat d’assurance est-il réellement un contrat ? À ce sujet, l’analyse du droit des assurances démontre un changement de paradigme[1] allant de la fusion contractuelle (modèle maintenu par la théorie classique) à la solitude contractuelle (modèle en émergence dans toute société hypermoderne[2]) où la rencontre des volontés des contractants ne se produit jamais réellement. Notre article a essentiellement pour objectif de démontrer cette transition[3]. Pour ce faire, nous aborderons, dans un premier temps, la question des différentes composantes du contrat d’assurance (partie 1). Dans un deuxième temps, nous regrouperons les rapports tumultueux entre les composantes du contrat d’assurance, aux fins d’analyse, en deux grandes catégories, soit lorsque la Proposition a préséance sur les dispositions de la Police (partie 2) ou inversement lorsque cette dernière prime le contenu de la Proposition (partie 3). Nous verrons, dans un troisième temps, que l’assurance perd définitivement ses attributs de « contrat » lorsque les solutions dégagées par les tribunaux ne trouvent tout simplement pas de fondement dans le contrat d’assurance, tant en regard du contenu de la Proposition que du texte de la Police. Dans un quatrième temps, nous examinerons ces scénarios qui tombent en quelque sorte dans les limbes de la solitude contractuelle (partie 4). À terme, la démonstration de ce changement de paradigme nous permettra d’expliquer avec plus de justesse diverses situations juridiques entourant l’assurance.

1 De la fusion contractuelle à la solitude contractuelle

La théorie générale des obligations a une vision romantique du contrat fondé sur la rencontre de deux volontés antagonistes. De cet échange naîtra un accord que l’on dit contractuel. Cette vision romantique fait toutefois abstraction des nouvelles réalités : le contrat éclair (speed contracting), la contractualisation programmée, les engagements sans lendemain ou encore l’arrachement du consentement par la force ou par des prétextes technologiques. À titre d’exemple, un employeur convoque un salarié à une rencontre à laquelle il n’a pas le choix d’assister en raison du pouvoir de direction de l’employeur. Le salarié doit cependant prendre le rendez-vous en ligne, et il est impossible de confirmer celui-ci sans « accepter » les conditions de l’application coordonnant les rendez-vous. Selon la théorie générale des obligations, un contrat s’est alors formé entre le salarié et l’entreprise responsable de l’application. Le modèle de la fusion contractuelle peut s’illustrer de la manière suivante :

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Ce modèle apparaît rapidement dépassé au regard de la situation donnée en exemple. Pourtant, c’est une réalité banale du quotidien que le droit civil n’est pas en mesure d’expliquer convenablement. Certes, nous avons là le seul modèle reconnu par le Code civil du Québec[4], mais n’est-ce pas le rôle de la doctrine de proposer un modèle innovant et plus satisfaisant à l’égard de la nouvelle réalité contractuelle (1.1) et de s’interroger davantage à propos des composantes du « contrat » d’adhésion, en l’occurrence l’assurance (1.2) ? Si notre article ne permet pas encore d’esquisser un modèle alternatif exhaustif, il pose toutefois la première brique de ce nouvel édifice.

1.1 La solitude contractuelle

Une proposition alternative réside dans l’idée de solitude contractuelle (ou plutôt solitude obligationnelle[5]) où un rapprochement d’intérêts est apparent[6]. La solitude contractuelle s’observe à l’égard de ce que la doctrine appelle parfois l’« erreur obstacle », où la rencontre des consentements des parties n’advient jamais, ce qui laisse ainsi planer une apparence de contrat[7]. À vrai dire, la solitude contractuelle est visible de bien des façons, mais une récente décision de la Cour supérieure l’illustre à merveille :

Les attentes du Syndicat à titre d’assuré sont de le protéger des conséquences découlant de gestes qui engagent sa responsabilité civile pour des dommages matériels ou corporels. Le Tribunal soupçonne même que l’assureur, lorsqu’il a rédigé le texte de sa police, ne pouvait imaginer pareille situation : celle du voisin qui, pour éviter un probable grave accident, poursuit en responsabilité son assuré et réclame des dommages « préventifs ».

Finalement, si doute il y avait, il doit bénéficier à l’assuré. La notion de dommages matériels n’est pas suffisamment explicite pour exclure ce type de réclamation car la neige excessive sur la toiture des demandeurs pourrait être considérée comme génératrice d’un dommage potentiel. Et l’exclusion limitée de dommage à un bien n’ayant subi aucun dommage permet de conclure que l’assureur n’a pas voulu exclure la garantie pour ce type de situation[8].

On le voit, cette décision ne traite pas de l’intention commune des contractants : elle soupèse plutôt les intérêts en présence. La tension entre les intérêts de l’assuré et ceux de l’assureur est également notable dans l’arrêt Produits forestiers Canadien Pacifique limitée c. Compagnie d’assurance New Hampshire[9], où la Cour d’appel doit qualifier la police d’assurance de biens ou de responsabilité afin de déterminer si le recours de l’assuré est prescrit ou non. Pour être en mesure de se prononcer à ce sujet, la Cour d’appel est d’avis qu’il « faut plutôt lire la clause de façon à lui donner un sens par rapport à la couverture d’assurance que l’assurée recherche et par rapport à l’objectif visé par l’insertion d’une telle clause dans un contrat d’assurance (West of England Ship Owners Mutual Insurance Association c. Laurentian General Insurance Co., [1993] R.J.Q. 122 (C.S.))[10] ».

Si l’assuré peut discourir au sujet de ses attentes raisonnables, il peut aussi sauter la clôture sans pour autant ne jamais traiter de l’intention commune et se déplacer carrément sur le terrain voisin, soit celui de la volonté de son cocontractant, à savoir l’assureur :

[L’assuré] attire l’attention du tribunal sur les exclusions mentionnées aux pages 10 et 17 du contrat P-1 qui prévoit l’exclusion d’une lombalgie dont l’existence ne peut être attestée que subjectivement par la seule présence de symptômes décrits par un assuré et non supportés par des tests appropriés prescrits par un médecin.

[L’assuré] en tire donc argument que si l’assureur avait voulu exclure la fibromyalgie qui ne peut être attestée que subjectivement, [l’assureur] l’aurait fait tout comme pour le lumbago ou la lombalgie.

D’ailleurs, [l’assureur] ne semble pas contester cette prétention[11].

Le modèle de la solitude contractuelle explique la raison pour laquelle la notion d’intention commune est en voie d’extinction en matière d’assurance[12]. Cette idée n’est toutefois pas nouvelle puisque, à l’occasion de la réforme du Code civil, le professeur Jean-Guy Bergeron écrivait ce qui suit :

L’article 1425 C.c.Q. ne fait qu’exprimer le sens attribué par les tribunaux à l’article 1013 C.c.B.C. La règle maîtresse d’interprétation est la commune intention des parties […] Cette intention ne peut se trouver chez l’assureur, mais plutôt chez l’assuré. En effet, une intention commune suppose des intentions convergentes et les possibilités d’une rencontre des volontés sont au niveau de l’assuré[13].

La métaphore géologique est celle qui représente le mieux la solitude contractuelle où la volonté de l’assuré et celle de l’assureur s’apparentent à des plaques tectoniques : elles se touchent, mais demeurent distinctes[14]. La lithosphère contractuelle compte alors deux plaques : la Proposition et la Police. En contact, ces plaques donnent une impression d’unicité à la croûte contractuelle. Cela dit, ces plaques ne viennent jamais à fusionner, elles se juxtaposent seulement. Certains évènements provoquent des glissements explicitant ainsi l’existence respective des deux plaques. Curieusement, le législateur nomme « divergence » une opposition entre la Proposition et la Police : en géologie, un éloignement de deux plaques tectoniques est également appelé « divergence ».

La solitude contractuelle peut aussi s’apparenter à une vinaigrette : bien mélangés, le vinaigre et l’huile viennent à fusionner. Après quelque temps, ces deux éléments finissent par se séparer, et l’huile prend le dessus. En matière d’assurance, tantôt la Proposition fait figure d’huile et a préséance sur les dispositions de la Police, tantôt la Police émise par l’assureur joue le rôle de l’huile et prime la Proposition du preneur. Cette dichotomie met en lumière une opposition classique entre le véritable contrat (real deal ou negotium) et le contrat sur papier (paper deal ou instrumentum). Le real deal est la véritable entente des contractants comprenant le dit et le non-dit. Il tient alors compte des représentations intervenues au cours de la formation du contrat et en cours d’exécution. Pour sa part, le paper deal est l’instrumentum servant à prouver la survenance du real deal. Lorsque les dispositions de la Police sont écartées en vue de s’intéresser davantage à la Proposition, la solution prend ainsi en considération le real deal. À l’inverse, quand la solution se fonde exclusivement sur la Police sans égard à la Proposition, le paper deal éclipse le real deal. Ces tensions entre la Proposition et la Police s’observent dans plusieurs scénarios et à différents moments de la relation contractuelle. Autre dichotomie visible, par le mécanisme des divergences et la notion d’attentes raisonnables, l’assuré peut plaider sa volonté interne, tandis que, en raison de l’article 2403 du Code civil prévoyant que « l’assureur ne peut invoquer des conditions ou déclarations qui ne sont pas énoncées par écrit dans le contrat », l’assureur ne peut argumenter qu’à partir de sa volonté extériorisée.

1.2 Les composantes de l’assurance

Dans la mesure où il n’est plus question de fusion contractuelle, il convient dès lors de mettre en évidence les multiples éléments de l’assurance. La Proposition de l’assuré[15], acte juridique unilatérale, consiste en une commande d’un produit[16]. L’acceptation de cette dernière par l’assureur, autre acte juridique unilatéral, implique conséquemment de distribuer la Police d’assurance émise en faveur de l’assuré. Ces deux actes juridiques unilatéraux forment ensemble le contrat d’assurance, lequel est un acte juridique bilatéral. Ce contrat bilatéral souffre toutefois d’un profond tiraillement entre la Proposition et la Police. La perpétuelle tension au sein du contrat d’assurance s’illustre notamment par l’opposition entre le désir du preneur d’obtenir le produit d’assurance convenant le mieux à ses besoins concrets et particuliers[17] et celui de l’assureur de distribuer un produit abstrait, générique, standardisé dont la portée est immuable. Ces intérêts irréconciliables auront toutefois préséance l’un sur l’autre au gré des circonstances. Il est intéressant de constater que l’élément fondateur du contrat d’assurance n’est pas la Police mais plutôt la Proposition[18]. À remarquer que le contrat d’assurance ne se limite pas à la Proposition et à la Police. À notre avis, cinq éléments semblent composer la relation unissant l’assuré et l’assureur :

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Si la Proposition et la Police, objets principaux de la démonstration, seront amplement discutées plus bas, nous estimons cependant nécessaire d’élaborer dès maintenant au sujet des trois dernières composantes du contrat d’assurance. Tout d’abord, les représentations effectuées à l’égard de l’assuré au moment de la Proposition peuvent influer sur le contenu normatif du contrat d’assurance[21]. Cet effet peut se justifier tantôt par l’application des règles du mandat, tantôt par la théorie du mandat apparent ou encore par l’obligation de cohérence[22]. Cette composante confirme les propos du professeur Jean-Guy Belley pour qui le contrat se compose de dit et de non-dit[23].

La durée de la relation établie entre l’assureur et l’assuré est un autre facteur pouvant également moduler les obligations contractuelles des parties[24]. Ce résultat s’explique davantage par la théorie du contrat relationnel ou par les obligations découlant du devoir de bonne foi (art. 1375 C.c.Q.) que par l’intention commune des contractants au moment de la formation du contrat d’assurance.

Enfin, le montant de la prime s’avère un des éléments-surprises de notre recherche. Pour l’instant, nous ne pouvons préciser clairement si c’est le cinquième élément composant le contrat d’assurance ou plutôt un sous-élément de la Proposition ou encore de la Police. En effet, le montant de la prime chargée par l’assureur est un élément entrant dans l’analyse de l’étendue de la protection offerte[25]. Parfois, cette donnée sera plutôt incorporée dans l’analyse de l’attente raisonnable de l’assuré[26] ou encore analysée au moment de la détermination de la cause subjective de l’engagement de l’assuré[27]. Cela dit, l’interaction du montant de la prime et l’étendue de la couverture pourrait se schématiser de la sorte :

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Ainsi, plus le montant de la prime augmente, plus le spectre de la couverture s’étend, ou inversement. C’est évidemment une vue de l’esprit, car le montant de la prime n’est absolument pas le seul élément déterminant l’étendue de la couverture[28]. Ce schéma ne fonctionne pas lorsque l’assureur offre des protections d’assurance supplémentaire sans prime ajoutée par exemple[29]. Toutefois, le montant de la prime est un élément généralement mis en avant par les assureurs et qui trouve écho dans le raisonnement judiciaire.

Le schéma portant sur la relation entre le montant de la prime et l’étendue de la couverture se révèle intéressant, car il a le mérite de remettre à l’avant-plan un concept important, mais sous-exploité, celui de l’aspect corrélatif des obligations[30]. À titre d’exemple, dans la décision Morrissette c. Axa Assurances inc.[31], la Cour du Québec souligne ceci :

Dans le cas présent, Axa aura empoché les primes relatives à l’avenant « Dégât d’eau par le sol et sous-sol incluant le refoulement d’égout » pendant des années, lequel s’avère complètement inutile vu la clause d’exclusion qu’il contient.

Il ne peut en être ainsi. La clause d’exclusion de l’avenant ne peut aller au-delà de la clause d’exclusion relative aux inondations contenue au contrat principal[32].

Sans le dire ou sans le savoir, la Cour du Québec règle le litige en appliquant l’article 2400 du Code civil au sujet des divergences entre la Proposition et la Police, mais en faisant un détour inutile par la théorie des attentes raisonnables de l’assuré. Cette décision montre très bien l’aspect superflu de la théorie des attentes de l’assuré car, en procédant à l’analyse de l’aspect corrélatif des obligations, la Cour du Québec serait probablement arrivée au même résultat, à la différence qu’elle aurait suivi une démarche propre au génie du droit civil.

Le montant de la prime soulève une autre question encore plus fondamentale de la théorie générale des obligations. Selon la Cour supérieure, « une clause qui permettrait à l’assureur de percevoir une prime “sans prise en charge réelle du risque” serait considérée abusive[33] ». En réalité, c’est reconnaître indirectement la lésion objective du fait de la disproportion importante entre les prestations des parties[34]. Pourquoi ne pas tout simplement dire qu’il ne peut y avoir d’obligation sans cause[35] ? Nous ouvrons ici une parenthèse, car cela devrait faire l’objet d’une autre démonstration, pour préciser que plusieurs mécanismes de protection des intérêts de l’assuré reposent en fait sur la cause (objective ou subjective) : la notion de divergence, la nullité des clauses abusives, les attentes raisonnables de l’assuré et la maxime selon laquelle l’assureur ne peut percevoir de prime sans assumer de risque. On peut alors se demander si ces concepts, dont plusieurs se trouvent propres au droit des assurances, sont véritablement nécessaires pour protéger correctement les intérêts de l’assuré dans la relation asymétrique l’unissant à l’assureur. Arriverait-on au même résultat, à l’avantage de ne pas multiplier les concepts, si l’on s’appropriait davantage les concepts fondamentaux de la théorie générale du contrat (par exemple, l’objet, la cause et l’aspect corrélatif) plutôt que de focaliser uniquement sur l’intelligibilité du consentement ? Bref, l’adage selon lequel il est préférable d’éviter de multiplier inutilement les notions juridiques (pluralitas non est ponenda sine necessitate) est-il applicable dans le cas des contrats spéciaux ? Cette question fondamentale, mais accessoire à la présente démonstration, devra toutefois attendre : les prochaines sections de notre texte seront consacrées aux diverses interactions de la Proposition et de la Police.

2 La préséance de la Proposition sur la Police

À plusieurs occasions, la Proposition prime les dispositions de la Police. Ainsi en est-il lorsque cette dernière n’est pas encore remise au preneur (2.1), lorsqu’apparaît une divergence entre le contenu de la Proposition et celui de la Police (2.2) ou encore lorsque la Police d’assurance est interprétée à la lumière des attentes raisonnables de l’assuré au moment de la Proposition (2.3). Si une image vaut mille mots, ces différents scénarios peuvent s’illustrer de la façon suivante :

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2.1 La non-remise de la Police d’assurance

L’assureur doit remettre à l’assuré une copie de la Proposition écrite et de la Police afin de lui « permettre […] d’établir la concordance entre le contenu des deux documents[36] ». En cas de défaut de remettre une copie de toute Proposition écrite, l’assureur pourra être tenu d’indemniser l’assuré malgré une exclusion dans la Police[37]. L’assureur a donc intérêt à remettre rapidement la Police puisqu’il ne peut opposer d’exclusions ou de limitations de garantie (art. 2403 C.c.Q.)[38] si le preneur n’a pas eu connaissance du contenu de la Police avant la demande d’indemnisation[39]. Dans ce cas, les termes de la Proposition délimitent l’étendue de la protection[40]. Un mécanisme semblable se trouve également en matière d’assurance collective. De toute évidence, si l’assureur ne remet pas de certificat à l’adhérent, il ne pourra pas lui opposer d’exclusion[41]. En cas de remise partielle de la Police avant le sinistre, la partie du document non envoyée sera inopposable à l’assuré[42]. Voilà une règle asymétrique puisque l’absence de délivrance de la Police est sans conséquence pour l’assuré, car elle n’empêche pas la formation du contrat (art. 2398 C.c.Q.)[43]. Par conséquent, l’assureur ne peut pas opposer une clause d’exclusion prévue dans la Police : les conditions prévues dans la Proposition ont bel et bien préséance[44].

Dans la même veine, l’assureur ne peut invoquer des conditions qui ne sont pas énoncées par écrit dans le contrat, selon l’article 2403 du Code civil. Cet article doit être lu conjointement avec l’article 2400[45] qui oblige l’assureur à remettre une copie de la Police au preneur. En effet, l’objectif de ces deux articles est que le contenu contractuel soit matériellement à la disposition de l’assuré[46]. Si les documents publicitaires ne peuvent être opposés à l’assuré[47], ils peuvent l’être à l’assureur, et ce, au profit de l’assuré[48]. De même, la Cour supérieure a déjà interprété en faveur de l’assuré une Police à la lumière du « Guide du marketing » expliquant le produit distribué[49]. Si l’assureur ne peut invoquer des conditions qui ne sont pas énoncées par écrit dans le contrat, l’interprétation de la Police peut-elle reposer sur les usages de l’assurance non spécifiés dans le document[50] ? Nous ne le croyons pas. L’inverse semble toutefois possible. Ainsi, en dépit d’une exclusion de couverture explicite dans la Police, un assureur a dû indemniser un assuré en raison de sa pratique passée consistant à indemniser les assurés pour certains dommages causés par l’eau[51]. Si les règles entourant la remise de la Police montrent bien les tensions existantes entre la Proposition et la Police, c’est pourtant en matière de divergences que les tensions se font le plus ressentir.

2.2 Les divergences entre la Proposition et la Police

L’article 2400 du Code civil prévoit un régime dérogatoire au droit commun quant à la formation du contrat. En conséquence, afin de protéger l’assuré qui pourrait se croire à tort à l’abri d’un risque alors qu’en réalité il ne l’est pas, le législateur a prévu ce qui suit :

2400. En matière d’assurance terrestre, l’assureur est tenu de remettre la police au preneur, ainsi qu’une copie de toute proposition écrite faite par ce dernier ou pour lui.

En cas de divergence entre la police et la proposition, cette dernière fait foi du contrat, à moins que l’assureur n’ait, dans un document séparé, indiqué par écrit au preneur les éléments sur lesquels il y a divergence.

La notion de divergence s’applique indistinctement, que la Proposition soit écrite ou verbale[52]. Le Code civil ne définit pas le terme « divergence ». Essentiellement, c’est une « inconsistance juridique[53] » entre la Proposition et la Police, un « écart sur un point essentiel entre ce qui a été voulu et ce qui a été réalisé[54] ». Selon le professeur Didier Lluelles, il y a divergence seulement à l’occasion d’une opposition réelle et non seulement apparente entre la proposition et la police[55], « c’est-à-dire en présence de différences entre les demandes expresses du preneur ou de l’assuré et la police, ou du moins entre la proposition, telle que comprise par le preneur ou l’assuré, et la police[56] ». Voici le point de vue de la Cour d’appel :

La théorie de la divergence vise à s’assurer que la protection et les conditions sur lesquelles les parties se sont entendues soient celles accordées et que l’assureur n’a pas fait une contre-offre au lieu de les accepter. En fait, la divergence doit être examinée à la lumière de l’ampleur de la couverture que croyait obtenir l’adhérent. On considérera généralement comme une divergence une modification au désir initial de l’assuré qui fera en sorte qu’un volet de couverture sera exclu alors qu’il le croyait inclus[57].

La divergence est donc une opposition entre la Proposition et la Police[58]. Cette antinomie s’évalue en fonction du critère des attentes du preneur au moment de la formation du contrat[59]. Un tel exercice, hautement factuel, nécessite l’étude approfondie des circonstances entourant la Proposition[60]. Ainsi, les représentations effectuées à l’égard de l’assuré au moment de la Proposition, troisième composante du contrat d’assurance préalablement discutée, prennent toute leur importance.

La protection contre les divergences permet de façonner, de modeler, de personnaliser ou d’individualiser le produit d’assurance qui a normalement vocation à s’appliquer de manière universelle. La protection contre les divergences fait donc du contrat d’assurance le contrat d’adhésion qui se trouve le plus près de la souplesse du contrat de gré à gré. En effet, « la notion de divergence a un caractère concret et doit être examinée dans toutes les circonstances du dossier et en retenant primordialement ce qu’envisageait l’assuré, puisque la proposition émane de lui[61] ». Plusieurs éléments peuvent ainsi être pris en considération afin d’établir les attentes du preneur : les documents fournis par le preneur[62], les informations données au moment de la Proposition (brochure publicitaire de l’assureur[63], plan détaillé du régime des protections offertes par la police[64], guide de distribution[65], représentations du représentant en assurance[66] ou de la personne qui distribue le produit[67]) ainsi que celles qui ne sont pas données au preneur[68], les informations demandées au preneur[69], la soumission de l’assureur[70], la Proposition d’assurance, la confirmation d’assurance adressée par le courtier[71], le sommaire des garanties, le sommaire de tarification[72], la page frontispice de la Police[73], le titre de la garantie[74], de même que la correspondance entre le preneur et le courtier[75]. L’identification de la divergence devient donc une question excessivement factuelle. Elle est à rapprocher de la cause du contrat pour l’assuré[76]. Ainsi, dans la décision Hadley Shipping Co. c. Eagle Star Insurance of Canada[77], dont les faits sont analogues à ceux de l’arrêt Groupe Commerce (Le), compagnie d’assurances c. Service d’entretien Ribo inc.[78], dans la mesure où le principal risque dont l’assuré souhaitait se prémunir était exclu de la Police[79], la Cour supérieure résout le litige en faveur de l’assuré, mais à la lumière de la cause du contrat.

En cas de divergence entre le contenu de la Proposition et celui de la Police, si l’article 2400 du Code civil n’existait pas, le contrat serait, dans bien des cas, déclaré nul, puisqu’en réalité l’acceptation n’est pas substantiellement conforme à l’offre comme le prévoit l’article 1393 pour que le contrat soit formé. À titre d’exemple, une contradiction portant sur le montant total de la prime d’une assurance vie a été considérée comme une divergence, ce qui a ainsi protégé la validité du contrat[80] alors que, selon la théorie générale du contrat, ce serait davantage une contre-offre empêchant sa formation. Ainsi, en cas de divergence, l’article 2400 maintient en vie artificiellement le contrat. Dans ces circonstances, la protection contre les divergences fait en sorte que l’assurance tient moins du contrat que d’un bien. D’ailleurs, dans l’arrêt Ribo où l’assurée, entreprise spécialisée dans l’entretien de bâtiment, se retrouve sans couverture pour le dommage causé aux biens de ses clients lorsque son préposé en a la garde, le contrôle ou exerce sur lui une action quelconque, la Cour d’appel souligne ceci : « Nous sommes donc en présence d’un cas où un contractant voulant acheter un cheval se retrouve avec un bardot[81] ! » En réalité, la Cour d’appel perçoit très bien qu’il y a une erreur entre le bien commandé par l’assuré et celui que l’assureur a livré.

La protection contre les divergences est loin d’être anecdotique puisque les tribunaux ont souvent donné préséance à la Proposition dans ce contexte[82]. Cela dit, « si une différence entre la proposition et la police ne constitue pas une divergence, les termes de la police l’emportent sur ceux de la proposition[83] ». Phénomène particulier, l’application des divergences peut faire en sorte que l’assureur soit tenu d’indemniser un assuré pour un risque ou un dommage qu’il ne couvre habituellement pas[84]. Voici ce que souligne à cet égard la Cour d’appel :

Il est paradoxal que, par suite de la faute de [son courtier], [l’assurée] peut être indemnisée, alors que si [le courtier] avait expliqué à [l’assurée] qu’aucun assureur à l’époque ne consentait à assumer les risques d’inondation et de refoulement d’égouts, [l’assurée] aurait quand même accepté la police de [l’assureur] sans pouvoir faire une demande d’indemnité à la suite de l’événement du 14 juillet. Mais c’est l’effet de l’[article 2400 du Code civil] lorsqu’un assureur utilise une formule de proposition comme celle qui est en cause et qu’il établit une note de couverture ou sa police sans par écrit indiquer à l’assuré les points de divergence entre la proposition d’une part et la note de couverture et la police d’autre part[85].

En fait, la divergence protège l’assuré et sanctionne en même temps l’assureur par l’imposition du contenu contractuel. Le scénario se rapproche en conséquence du « contrat sanction », sorte de responsabilité sans faute analogue au mandat apparent, où l’artificialité de l’« accord de volonté[86] » brille dans toute sa splendeur.

2.3 L’interprétation en fonction des attentes raisonnables de l’assuré

L’interprétation de la Police démontre bien les deux solitudes de l’assurance : elle est interprétée tantôt à la lumière de l’intention de son rédacteur, en l’occurrence l’assureur, tantôt en fonction des attentes raisonnables de l’assuré. Cette dernière variable est la plus opposée aux intérêts de l’assureur. C’est peut-être la seule qui ne peut pas vraiment se justifier par une présomption d’intention commune. En effet, elle consiste à résoudre l’équation interprétative en tenant compte d’une seule variable intentionnelle, celle de l’assuré. Selon le professeur Lluelles, la théorie des attentes raisonnables de l’assuré, parfois appelées « attentes légitimes de l’assuré », comprend deux dimensions : la première s’avère essentiellement une redondance de la règle d’interprétation contra proferentem, tandis que la seconde impliquerait « qu’un texte litigieux doit être lu de telle sorte qu’il satisfasse aux désirs légitimes qu’avait le proposant, et ce, même si le texte est clair et ne requiert aucune interprétation[87] ».

La réception de la théorie des attentes raisonnables de l’assuré ne fait pas l’unanimité dans la jurisprudence[88]. Parfois la Cour d’appel la retient, parfois elle la rejette[89]. Cette théorie est également l’objet de débats doctrinaux[90]. Il paraît difficile de donner un portrait juste de la réception ou du rejet de la théorie des attentes légitimes de l’assuré, car elle se trouve employée à toutes les sauces, que ce soit pour expliquer les choix du législateur[91] ou bien justifier la solution retenue en cas de multiplicité d’assurances responsabilité[92]. À l’occasion présentée sans explicitation, cette notion se révèle souvent latente dans le raisonnement suivi par l’interprète :

Le contrat ne définit pas qu’est-ce qu’une méthode, ni ne propose de technique pour effectuer l’évaluation en question. Finalement, il ne fixe aucune balise dans le choix de cette façon de faire.

L’adhérent à un tel contrat peut raisonnablement s’attendre à être indemnisé pour le coût réel de reconstruction, en souscrivant à une garantie au moins égale à ce qu’il en couterait probablement pour rebâtir le même immeuble[93].

Cet extrait s’avère intéressant, car l’analyse ne se fait pas relativement aux attentes du preneur in concreto, mais bien à la lumière des attentes raisonnables d’un adhérent in abstracto[94]. Il faut en quelque sorte interpréter le texte de la Police en fonction de la compréhension d’une personne ordinaire[95]. Plus qu’un simple procédé interprétatif, c’est une mesure atténuée de contrôle du contenu contractuel, le critère étant moins sévère que celui qui est prévu pour la clause abusive dans l’article 1437 du Code civil :

Le soussigné ajoute qu’il est aussi difficile d’envisager qu’une police d’assurance collective visant apparemment la même protection pour tous les assurés adhérents, puisse dans les faits produire des effets complètement différents d’un assuré à l’autre – certains heureux, d’autres malheureux – uniquement en raison d’une combinaison unique pour chaque assuré, de ses habitudes de paiement et de la date de l’émission de son relevé de carte de crédit, par rapport à celle, incontrôlable, de son décès[96].

Notion contemporaine de la société de consommation, les attentes raisonnables de l’assuré font parfois tout simplement double emploi avec une notion plus traditionnelle, mal aimée et mal comprise du droit des obligations : la cause[97]. Selon les circonstances, la notion d’attentes raisonnables de l’assuré peut recouper la cause de l’obligation, en instituant un contrôle de la réciprocité des obligations[98]. Ladite notion peut également s’aligner sur la cause du contrat[99]. Une version atténuée à cet égard consisterait à interpréter les dispositions de la Police à la lumière des besoins d’assurance exprimés par l’assuré au moment de la Proposition. Une fois encore, la notion coïncide avec celle de la cause subjective du contrat. À titre d’exemple, dans une décision, l’assureur niait couverture au motif que les marchandises volées faisaient l’objet d’un engagement formel, à savoir qu’un chargement d’aluminium doit être surveillé. Bien que le chargement de bobines électriques volé ait contenu effectivement de l’aluminium, l’engagement formel visait uniquement un chargement de lingots d’aluminium tel que l’assuré a mentionné, dans la Proposition, en transporter occasionnellement[100].

Paradoxalement, si la solution basée sur les attentes raisonnables de l’assuré préjudicie aux intérêts de l’assureur appelé à verser l’indemnité, cette solution lui est malgré tout favorable. Effectivement, la solution basée sur les attentes raisonnables de l’assuré n’altère alors pas la signification à venir du texte de la Police contrairement à une interprétation fondée sur l’intention commune, auquel cas elle présumerait que la solution découle en partie de la volonté de l’assureur. Or, en fondant la solution sur les attentes raisonnables de l’assuré, l’interprète se trouve à signaler aux futurs interprètes que, tel un signe avant-coureur (redflag), cette solution n’illustre pas véritablement le fonctionnement du produit d’assurance étudié, mais représente plutôt une décision d’équité appelée à être marginalisée : la solution sera davantage une question factuelle qu’une question de droit[101]. La notion d’attente raisonnable de l’assuré éclaire donc bien l’asymétrie du contrat d’assurance, les tiraillements entre la Proposition et la Police ; un assureur a d’ailleurs déjà tenté de plaider ses propres attentes raisonnables, mais sans succès[102]. Il faut croire qu’en ce domaine il y a deux poids, deux mesures. Qu’à cela ne tienne, d’autres scénarios font en sorte que les dispositions de la Police émise par l’assureur ont préséance sur la Proposition de l’assuré.

3 La préséance de la Police sur la Proposition

La préséance de la Police sur la Proposition exacerbe le malaise de l’intention commune en matière d’assurance. À plusieurs occasions, l’interprète dit s’en tenir au libellé clair de la Police pour trancher le litige (3.1). En d’autres circonstances, la solution de l’interprète repose sur l’intention du rédacteur consignée dans la Police (3.2). De la même manière, un dénouement qui s’appuie sur des précédents ayant interprété un texte similaire déstabilise l’équilibre entre la Proposition et la Police au profit de cette dernière (3.3). Enfin, en matière d’aggravation de risque, la qualification repose exclusivement sur la volonté de l’assureur déclarée dans la Police (3.4). Ces phénomènes variés peuvent s’illustrer, à leur tour, de la façon suivante :

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3.1 L’acte clair et l’interprétation littérale de la Police

Selon la Cour suprême du Canada, le premier principe d’interprétation en matière d’assurance repose sur le dogme de l’acte clair selon lequel, « lorsque le texte de la police n’est pas ambigu, le tribunal doit l’interpréter en donnant effet à son libellé non équivoque et en le considérant dans son ensemble[103] ». Le dogme s’est récemment raffermi puisque maintenant la Cour suprême est d’avis que, « lorsque le texte de la police n’est pas ambigu, le tribunal doit donner effet à ce texte clair et considérer le contrat dans son ensemble[104] ». La Cour suprême évite dorénavant d’employer le terme interprétation, préférant laisser croire que c’est une simple application du texte de la Police : « Si les termes du contrat sont clairs, le rôle du tribunal se limite à les appliquer à la situation factuelle qui lui est soumise[105]. » Dans les deux cas, cette approche hypertextualisante déstabilise le délicat équilibre entre la Proposition et la Police au profit de cette dernière. À ce sujet, une source de confusion provient du fait que les arrêts Non-Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera[106] et Progressive Home Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard[107] — qui sont souvent cités et qui établissent le dogme de l’acte clair comme premier principe d’interprétation du contrat d’assurance — ont été rendus dans un contexte de détermination de l’obligation de défendre de l’assureur. En effet, lors d’une requête de type Wellington, dans laquelle l’assuré demande à la Cour supérieure de condamner son assureur responsabilité à prendre fait et cause pour lui, cette dernière doit « déterminer, à la lumière des allégations de la demande [du tiers] et en tenant celles-ci pour avérées, s’il existe une possibilité que l’assureur soit tenu d’indemniser [l’assuré][108] ». Dans l’arrêt Lombard, la Cour suprême fait reposer l’obligation de défendre de l’assureur sur la Police, et ne discute pas de la Proposition de l’assuré :

[L]’obligation de défendre ne dépend ni du fait que l’assuré soit réellement responsable ni du fait que l’assureur soit réellement tenu de l’indemniser. Ce qu’il faut, c’est la simple possibilité que la demande relève de la police d’assurance. Lorsqu’il ressort clairement que la demande ne relève pas de la portée de la police, soit parce qu’elle n’est pas visée par la protection initiale, soit en raison d’une clause d’exclusion, il n’y a pas d’obligation de défendre[109].

Le cadre procédural même mis en place par les tribunaux ne permet donc pas d’entendre la preuve à l’égard des circonstances au moment de la formation du contrat[110]. Les dispositions de la Police ont alors préséance sur la Proposition. Cela dit, l’interprétation littérale de la Police dans ce contexte propre à l’assurance responsabilité ne devrait normalement pas être transposée à l’assurance de biens ni à l’assurance de personne.

Le dogme du texte clair contient en lui une multitude de paradoxes[111]. Parmi ceux-ci, il y a le fait que la clarté n’est pas une qualité intrinsèque du texte, mais bien le résultat d’une interprétation[112]. À titre d’exemple, dans l’arrêt Banque nationale de Grèce (Canada) c. Katsikonouris[113], la majorité de la Cour suprême — après avoir fait un exercice de droit comparé avec le droit américain — juge que le texte de la Police est clair. Pour sa part, la dissidence, après un exercice de droit comparé avec le droit français — se montre également d’avis que le texte de la Police est clair, mais elle opte pour la solution inverse ! On le voit, le constat de clarté du texte correspond donc à la conclusion à laquelle arrive l’interprète après avoir normalement pris dûment en considération le contexte de la volonté des parties régnant au moment de la formation du contrat. Or, en excluant la Proposition de l’équation interprétative en raison de la prétendue clarté du texte de la Police, le sens octroyé fait alors l’impasse sur la Proposition, composante essentielle de la relation assurantielle. L’article 1425 du Code civil condamne pourtant le dogme de l’acte clair en prescrivant que, « dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés ». Le législateur privilégie donc la recherche de la volonté réelle des contractants (real deal) au lieu de se borner à la volonté déclarée (paper deal)[114]. Or, en limitant l’analyse exclusivement au texte de la Police qui émane de l’assureur, l’interprète tient compte d’un seul côté de la médaille, dénaturant ainsi le contrat qui, faut-il le rappeler, est un acte juridique bilatéral. La solution qui repose exclusivement sur le libellé de la Police donne des allures d’acte juridique unilatéral à l’assurance. Généralement de rédaction unilatérale, la Police est parfois interprétée comme un acte juridique impliquant une seule volonté[115]. Autre paradoxe, l’interprétation littérale de la Police ne concorde pas nécessairement non plus avec l’intention de l’assureur[116]. Il y a lieu de se demander si la volonté des contractants y est encore pour quelque chose dans l’attribution du sens.

3.2 L’intention du rédacteur

Il arrive fréquemment que les tribunaux interprètent le texte de la Police à la lumière de l’intention de son rédacteur, en l’occurrence l’assureur[117]. Par exemple, les tribunaux précisent souvent que, si l’assureur avait voulu (couvrir ou exclure) tel risque, il aurait dû l’indiquer clairement[118]. Il est question à plusieurs occasions de l’intention du rédacteur afin de circonscrire l’étendue de la couverture[119] et de saisir la portée des exclusions[120]. Ce processus fait penser à une personne qui étudie le guide d’utilisation du manufacturier en vue de comprendre les fonctionnalités du produit.

Dans un tel contexte, non seulement la volonté de l’assureur prime celle de l’assuré, mais dans bien des cas la volonté de l’assureur est confortée par celle d’un autre assureur — tiers au contrat — ayant entretenu des visées similaires dans une autre police pourtant distincte[121]. À titre d’exemple, l’intention de l’assureur sera étudiée pour déterminer s’il a renoncé à son droit d’être subrogé[122], tout comme l’est l’intention des autres assureurs dans l’industrie à l’égard de cette possibilité[123]. Ce phénomène remet en question le principe de l’effet dit relatif des contrats dans la mesure où la volonté d’un tiers interfère avec la détermination du contenu contractuel des parties. Un tel procédé a pour conséquence d’expulser en quelque sorte l’assuré de la discussion, celle-ci étant alors orientée sur les pratiques des assureurs[124]. Forcément, lorsque l’interprétation du texte de la Police d’assurance est assimilée à une question de droit, l’intention de l’assuré se trouve dès lors mise aux oubliettes[125]. Cette solution conduit à un étrange résultat où l’assureur peut témoigner de sa volonté, ainsi que de celle des autres assureurs de l’industrie, tandis que l’assuré ne peut même pas invoquer sa propre volonté, laquelle ne constitue qu’une vulgaire question de fait.

Dans la même veine, les contours de la couverture sont souvent analysés à la lumière des autres produits d’assurance sur le marché[126] : « Le marché offre des assurances de responsabilité ciblées pour les compagnies dans un cadre commercial. Telle n’est pas la protection souscrite par [l’assuré][127]. » C’est d’ailleurs un procédé interprétatif propre au domaine de l’assurance qui, lui aussi, défie le principe de l’effet dit « relatif » des contrats : les produits offerts sur le marché par d’autres assureurs déterminent les droits et les obligations des contractants[128]. Devant ce phénomène, on peut se demander si l’assurance n’est pas tout simplement un produit où la Police est en fait le guide d’utilisation de ce bien immatériel. Dans ce procédé, l’interprète n’étudie pas une potentielle intention commune, mais compare plutôt l’utilité ou le fonctionnement de différents produits mis sur le marché.

Sans surprise, le processus interprétatif sera irrigué par l’intention de l’assureur lorsque l’assuré n’a pas lu le texte de la Police[129]. Ce scénario est susceptible de se présenter souvent puisque la Cour d’appel du Québec a reconnu qu’un assuré pouvait légitimement s’abstenir de lire la Police d’assurance[130]. De manière générale, l’intention de l’assureur alimente le processus initial ; dans d’autres cas, elle se révèle le pivot central du raisonnement :

Le paragraphe introductif de la clause 14 donne l’idée générale de ce que l’assureur souhaite exclure de la protection d’assurance, c’est-à-dire les mouvements de sol.

[…]

Quant au sous-paragraphe 2, une personne raisonnable peut conclure que l’assureur désire exclure les dommages causés par l’expansion, la dilatation, la contraction ou la compression du sol, ces phénomènes étant eux-mêmes causés par le gel ou le dégel du sol.

La version anglaise du sous-paragraphe 2 précise l’intention de l’assureur quand on y lit que les phénomènes énumérés « result(ing) from freezing and thawing of the ground »[131].

Dans une autre décision, l’assureur avait ajouté unilatéralement des avenants au contrat, hors la connaissance de l’assuré, à l’occasion du renouvellement. La bonification de couverture était offerte gracieusement par l’assureur. L’interprétation des avenants qui s’en est suivie a reposé sur l’intention de l’assureur[132]. Un tel scénario a de quoi alimenter la réflexion au sujet de l’engagement unilatéral de volonté[133].

La référence au rédacteur de la police plutôt qu’à l’intention de l’assureur est propre à l’assurance[134]. En effet, lorsque les tribunaux interprètent d’autres types de contrats, ils se réfèrent généralement à l’intention des deux contractants ; cependant, s’ils tentent de préciser la volonté spécifique d’un des contractants, il n’est pas question du rédacteur du contrat, qui — outre l’application de la maxime contra stipulatorem — ne présente aucun intérêt. La dichotomie constatée entre l’assureur et le rédacteur de la police renforce l’idée de l’assurance à titre de produit où l’assureur agit à l’instar d’un concessionnaire d’automobiles qui distribue les véhicules dont le fabricant est le véritable concepteur.

Enfin, le recours à l’intention du rédacteur en dit long sur la nature juridique de la Police. Pour autant que l’activité interprétative soit manifestement axée sur la volonté d’un seul acteur, l’interprétation contractuelle se rapproche grandement de l’interprétation légale. Cette façon de faire a pour conséquence que le contrat s’apparente alors davantage à un acte juridique unilatéral[135]. La recherche de la volonté de l’assureur se manifeste également par l’utilisation des précédents et de la doctrine en vue d’octroyer un sens à la Police conforme aux choix du rédacteur.

3.3 Le précédent et la doctrine

Une fois de plus, la Proposition est éclipsée par le texte de la Police lorsque cette dernière est analysée à l’aide de la jurisprudence ayant interprété un texte similaire dans un litige différent opposant un assureur distinct à un assuré distinct. Si l’on conçoit encore romantiquement le contrat, on peut se demander en quoi cette solution qui a été appliquée dans un litige opposant des tiers s’avère pertinente par rapport au contrat unissant l’assureur et l’assuré. Si l’on envisage plutôt l’assurance comme un produit — où l’interprète a pour tâche de dégager les utilisations possibles du produit et de choisir la plus raisonnable —, on ne s’étonne guère de constater que les décisions ayant déjà octroyé un sens à une expression employée dans la Police sont bien souvent intégrées à la discussion[136]. Ces décisions proviennent fréquemment de juridictions canadiennes de common law (Colombie-Britannique[137], Alberta[138], Saskatchewan[139], Manitoba[140], Ontario[141], Île-du-Prince-Édouard[142]), mais également de juridictions américaines[143] dont la provenance est très variée (Texas[144], Georgie[145], Nebraska[146], Minnesota[147], Maryland[148], Colorado[149], Minnesota[150], Michigan[151], Illinois[152], Iowa[153], Kansas[154], Louisiane[155], Wisconsin[156], Missouri[157]), anglaises[158] et même australiennes[159]. Si ce procédé ne prend pas en considération la volonté de l’assuré, il détourne également l’interprète de la recherche de l’intention commune des contractants prévue dans l’article 1425 du Code civil : « Nous savons qu’en vertu de la jurisprudence […] les dommages économiques ne sont pas couverts, sauf la perte d’usage qui est souvent stipulée couverte dans ce type de contrat d’assurance[160]. » Ce procédé ne s’interroge pas sur le contexte de formation du contrat (tant celui qui est analysé dans le précédent opposant des tiers que celui qui fait l’objet du litige entre l’assuré et l’assureur). L’attention de l’interprète est alors strictement focalisée sur le texte de la Police. L’approche de la Cour suprême se révèle paradoxale à ce sujet. Tantôt elle appuie son raisonnement sur la jurisprudence[161] en faisant l’historique complet de l’expression à interpréter[162], de la clause litigieuse[163] ou du texte de la Police afin de déterminer l’intention des assureurs[164] ; tantôt, elle rejette le même procédé :

L’assureur soutient que l’expression [traduction] « police d’assurance » aux termes de l’avenant doit être interprétée eu égard à l’arrêt Gill de la Cour, et la Cour d’appel a retenu cet argument. L’approche préconisée par l’assureur suggère implicitement que l’arrêt Gill de la Cour étaye une autre interprétation raisonnable des mots contestés à la première étape du cadre d’analyse énoncé dans Ledcor. Comme je l’explique plus loin, je ne peux accepter cela comme une interprétation raisonnable de cette police d’assurance. Dans l’arrêt Gill, la Cour n’a pas interprété les mots ordinaires de l’avenant, ni éclairé leur sens. Une personne ordinaire demandant une telle garantie n’aurait pas non plus envisagé les contextes de responsabilité délictuelle et législatif distincts relatifs à l’arrêt Gill pour comprendre les mots de l’avenant. L’assureur se fonde sur sa connaissance spécialisée de la jurisprudence pour faire valoir une interprétation qui va au-delà des mots clairs de la police.

[…]

Premièrement, on aurait tort de se fonder sur l’arrêt Gill pour illustrer le fait que les compagnies d’assurance ont modifié leurs polices eu égard à ce jugement et qu’elles avaient donc l’intention d’inclure les prestations du RPC. On ne peut présumer qu’une personne ordinaire qui présente une demande en vue d’obtenir une telle police de garantie complémentaire comprendrait les mots de l’avenant au sens que leur donnent les tribunaux aux fins de l’application des lois provinciales en matière d’assurance et de la règle des prestations parallèles en matière délictuelle. Dans ce contexte, l’acheteur ne possède pas une connaissance spécialisée de la jurisprudence pertinente ou des objectifs des assureurs. Par conséquent, l’historique de l’avenant et l’intention des assureurs lors de sa rédaction suivant l’arrêt Gill ne sont pas utiles à l’interprétation de ce contrat[165].

Cette inconsistance méthodologique éclaire fort bien le caractère réversible des arguments. Devant un revirement aussi draconien, on peut se demander si la finalité commande la méthodologie en ce domaine. Plus encore, l’utilisation des précédents soulève trois questions fondamentales, systématiquement ignorées dans la jurisprudence. Tout d’abord, le choix du comparable dicte la solution retenue. L’arrêt Katsikonouris met en lumière cette réalité : alors que la majorité donne raison à l’assuré en effectuant un exercice de droit comparé basé sur la jurisprudence américaine, la dissidence abonde dans le sens de l’assureur en réalisant le même exercice, mais cette fois à l’aide de la jurisprudence française. Dans la mesure où le comparatif retenu sera aléatoire, le résultat le sera tout autant. Cela donne fortement des allures de bingo à l’assurance (particulièrement lorsque le droit d’un seul État américain sur 50 est sélectionné). Ensuite, qu’en est-il de la prévisibilité juridique dans ces circonstances ? Enfin, le recours au précédent se trouve également problématique à l’égard de l’accessibilité à la justice, car faire une recherche sur la situation du droit dans chacune des 9 provinces de common law canadienne et dans les 50 États américains engendre un coût que bien souvent seul un assureur peut absorber. C’est sans doute la raison pour laquelle les assureurs eux-mêmes introduisent fréquemment cet argument[166]. Le juge Jean-Louis Baudouin semble bien s’être rendu compte de l’ampleur de l’enjeu :

Les parties, au soutien de leurs prétentions, nous ont cité de nombreuses décisions émanant des autres provinces et des États-Unis. Ces dernières ont sûrement un intérêt intellectuel et de droit comparé, mais n’ont aucune pertinence directe dans le dossier. Les premières non plus d’ailleurs, dans la mesure où le droit civil québécois a codifié les règles du contrat d’assurance et qu’on n’est plus, heureusement, à l’époque où les cours d’appel et la Cour suprême se sentaient une mission unificatrice du droit sur ce genre de sujet, aux dépens du droit civil. Le danger est pourtant réel. Ainsi, l’application de l’affaire Mc Clelland and Stewart Ltd. c. Mutual Life Assurance Co., [1982] 2 R.C.S. 6, originant de l’Ontario, au droit québécois est boiteuse et même inappropriée, puisque contrairement à l’article 2532 C.c.B.C., le droit ontarien, lui, ne limite pas dans le temps la portée des clauses de suicide (« Ontario Insurance Act », R.S.O. c. I-8, art. 165(1))[167].

Enfin, si l’article 2403 du Code civil, comme nous en avons précédemment discuté, prévoit effectivement que « l’assureur ne peut invoquer des conditions ou déclarations qui ne sont pas énoncées par écrit dans le contrat », l’objectif demeure que l’assuré soit en mesure de déterminer l’étendue de la couverture dès la remise de la police[168]. Or, si la signification des termes peut varier aléatoirement en fonction d’une décision missourienne ou floridienne mise en preuve par l’assureur après un sinistre, l’objectif du législateur est alors contourné. Plus fondamentalement, l’argumentation reposant sur la jurisprudence met de côté la Proposition et fait remonter à la surface la Police. En conséquence, le texte de cette dernière revêt un sens particulier où certaines expressions acquièrent une charge symbolique fort grande que la volonté des contractants ne saurait mettre de côté. En ce sens, le texte de la Police traduit plus que la volonté de l’assureur ayant contracté avec l’assuré, il incorpore la compréhension de tous les acteurs de l’industrie : « Ma conclusion est fondée sur le libellé de la clause de subrogation, aussi bien que sur l’ensemble de la police. Selon moi, elle est également conforme à l’intention des rédacteurs de ce genre d’assurance, aussi bien qu’à celle des parties au contrat de construction en l’espèce[169]. »

Cet extrait est particulièrement révélateur du rôle secondaire, voire marginal, que jouent les contractants dans l’attribution du sens à donner au texte de la Police. Un tel constat porte à croire qu’il y a « contrat » et « Contrat[170] ». Dans le premier cas, c’est une entente librement négociée où une véritable fusion contractuelle intervient, bref, le modèle contractuel sur lequel repose la théorie romantique. Dans le second cas, le terme désigne un acte juridique ayant vocation à s’appliquer indistinctement à une multitude d’acteurs. L’acte se rapproche alors d’une institution qui dépasse les intérêts des contractants ; que l’on songe à l’assurance responsabilité professionnelle ou à l’assurance automobile obligatoire[171].

3.4 L’aggravation de risque

Après la formation du contrat d’assurance, l’assuré doit « déclarer à l’assureur […] les circonstances qui aggravent les risques stipulés dans la police et qui résultent de ses faits et gestes si elles sont de nature à influencer de façon importante un assureur dans l’établissement du taux de la prime, l’appréciation du risque ou la décision de maintenir l’assurance » (art. 2466 C.c.Q.). À défaut, le contrat d’assurance peut être résilié ou encore l’assureur peut être libéré de son obligation d’indemniser en lui versant une indemnité proportionnelle (art. 2466 al. 2 et 2411 C.c.Q.). Lorsqu’un contractant plaide que les faits et gestes de l’assuré constituent une aggravation de risque, cette prétention est appréciée à partir de l’intention de l’assureur exprimée dans la Police[172]. À ce sujet, la Cour suprême, dans l’arrêt Lejeune c. Cumis Insurance Society Inc.[173], cite avec approbation les propos des professeurs Maurice Picard et André Besson :

Il faut d’autre part, de l’aggravation de risque, distinguer l’exclusion de risque ou non-assurance. La distinction repose, en réalité, sur une question de nature entre l’aggravation et l’exclusion de risque : dans l’un et l’autre cas, on est en présence d’un risque qui, d’après le contrat, n’a pas été pris en charge par l’assureur. Mais, au regard de ces deux situations, la volonté des parties, spécialement de l’assureur, n’est pas la même et ne produit pas les mêmes effets. Lorsqu’il y a exclusion de risque, l’assureur manifeste explicitement sa volonté de ne jamais couvrir le risque exclu : à l’avance, il déclare ne pas le prendre en charge, de sorte que, si ce risque exclu se réalise ou si, ce qui revient au même, un sinistre se produit en dehors des conditions précises posées par la police, l’assuré n’a droit à aucune garantie : il y a en ce cas purement et simplement non-assurance […] Au contraire l’aggravation de risque est un risque qui, non pris en charge dans le contrat, est susceptible de l’être par la suite. Certes l’assureur ne s’engage pas, de façon ferme, à garantir les risques aggravés. Mais il ne refuse pas catégoriquement de les couvrir, se réservant d’apprécier ultérieurement la situation et, suivant les cas, d’exiger une surprime ou de résilier [le contrat][174]

La Cour suprême applique ensuite ces principes : « Ainsi, pour déterminer s’il s’agit d’aggravation de risque ou d’exclusion de risque en l’espèce, il faut, moyennant une étude attentive de la police d’assurance, identifier ce que l’assureur avait l’intention d’assurer. Une fois l’objet de l’assurance identifié, il faut déterminer si l’assureur avait manifesté l’intention d’assurer le risque qui s’est réalisé[175]. »

Cette solution qui date de plus d’une trentaine d’années n’a pas changé depuis. Aucune autre façon de résoudre la question n’a d’ailleurs été proposée. Ainsi, en matière d’aggravation de risque, l’analyse est centrée sur l’intention de l’assureur ; la Proposition n’entre pas dans les limites d’une analyse axée avant tout sur le texte de la Police. Cela dit, dans d’autres scénarios que nous étudierons dans la section suivante, la solution ne repose ni sur la Proposition ni sur le texte de la Police. Il devient alors illusoire de tracer un lien avec l’intention commune des contractants dans ces cas où le résultat loge plutôt dans les limbes de la solitude contractuelle.

4 Les limbes de la solitude contractuelle

Plusieurs solutions dégagées par les tribunaux, lorsqu’elles sont examinées attentivement, ne peuvent trouver, à proprement dit, de fondement dans le contrat d’assurance, et ce, autant à l’égard du contenu de la Proposition qu’en ce qui concerne le texte de la Police. Ainsi en est-il lorsque l’assureur est appelé à débourser une somme d’argent en raison d’une fin de non-recevoir (4.1), lorsque l’interprétation du texte de la Police devient une question de droit (4.2) ou encore lorsque l’intention commune des parties est carrément rejetée en vue de résoudre le litige (4.3). Il va sans dire qu’il est difficile de situer où se trouvent exactement ces diverses solutions qui pourraient être représentées de la manière suivante :

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4.1 La fin de non-recevoir

Par son comportement, ses gestes ou sa conduite, l’assureur peut se voir opposer une fin de non-recevoir à son argumentation[176]. Pensons notamment aux limitations de couverture ou aux exclusions éventuelles de la Police : elles ne seront peut-être pas applicables si l’assureur ne dépose pas en preuve la Police, et qu’il se contente plutôt de fournir une description sommaire des protections[177]. Autre exemple, le retard de l’assureur à invoquer un argument peut le priver de l’application d’une clause particulière de la police[178]. De façon évocatrice et juste, un auteur compare la fin de non-recevoir à « l’art de “désécrire” une police[179] ». Dans un tel scénario, les dispositions de la Police sont alors mises de côté au profit des intérêts de l’assuré[180]. Ce n’est toutefois pas un scénario où les volontés de l’assuré et de l’assureur sont en opposition, car la fin de non-recevoir, bien qu’elle soit qualifiée par plusieurs de renonciation implicite de l’assureur[181], semble davantage, dans ce cas, une forme de responsabilité civile fondée sur la déception des attentes créées.

À titre d’exemple, un assuré effectue une réclamation et l’assureur nie couverture pour divers motifs, mais ne mentionne pas dans sa lettre de refus d’indemnisation une exclusion prévue dans la Police[182]. Au procès, l’assureur invoque pour la première fois l’exclusion pourtant prévue dans la Police. Le tribunal rejette ce moyen de défense au motif qu’il n’a pas été dénoncé suffisamment tôt et qu’il prend l’assuré par surprise. Ainsi, le défaut de l’assureur de rappeler à l’assuré l’existence de la clause d’exclusion — pourtant écrite dans la Police[183] — dans sa lettre de refus d’indemnisation place par conséquent le sinistre, initialement non couvert par le contrat d’assurance, sous le spectre de la couverture, ce qui transforme ainsi l’étendue des obligations de l’assureur, d’où l’expression « désécrire une police ». Conséquemment, ce qui ne faisait initialement pas partie de l’entente contractuelle est ramené dans le giron du contrat[184]. Le silence de l’assureur, à l’étape de l’exécution du contrat, élargit dès lors la portée de la couverture[185].

Cet exemple permet de constater que l’intention commune qui règne au moment de la formation du contrat ne détermine pas nécessairement les obligations des contractants. La condamnation de l’assureur à payer l’assuré dans de telles circonstances découle-t-elle véritablement du contrat d’assurance ou trouve-t-elle sa source ailleurs ? La question est importante car, dans le premier cas, le paiement effectué par l’assureur fait l’objet d’une subrogation légale, tandis que dans le second, non[186]. Faut-il le rappeler, dans ce scénario, le sinistre n’était initialement pas couvert lors de la formation du contrat. L’obligation n’est donc pas contractuelle, puisque l’assureur a clairement manifesté dans la Police son intention de ne pas couvrir ce type de sinistre, et l’exclusion ne diverge pas de la Proposition. De même, ce n’est pas une obligation légale ni un quasi-contrat prévu par le Code civil (enrichissement injustifié, réception de l’indu, gestion d’affaires ou mandat apparent). Il reste donc trois possibilités :

  1. l’obligation est de nature extracontractuelle, ce qui implique alors une faute de la part de l’assureur ;

  2. il s’agit, au contraire, d’une forme de responsabilité civile atténuée fondée sur la déception des attentes créées ;

  3. l’équité est source d’obligation. Si l’équité n’est pas reconnue formellement à titre de source autonome d’obligation (elle l’est incidemment par l’entremise des quasi-contrats prévus dans le Code civil), elle semble parfois l’être.

Tel est le cas lorsque la fin de non-recevoir opposée à l’assureur repose en quelque sorte sur l’adage québécois selon lequel ce qui est bon pour pitou l’est aussi pour minou. En effet, dans deux décisions la juge Céline Gervais écrivait ceci : « Au surplus, l’article 1426 C.c.Q. indique que parmi les éléments à considérer pour interpréter un contrat se trouve l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée. Or, il est difficile de ne pas considérer qu’à au moins cinq reprises, l’assureur a accepté d’indemniser des assurés se trouvant dans une situation similaire à celle de [l’assuré][187]. »

Cet extrait est intéressant pour trois raisons. Premièrement, la détermination de la couverture basée sur l’indemnisation accordée aux autres assurés pourrait peut-être s’expliquer par le concept de mutualité, lequel est la plupart du temps opposé à l’assuré en raison d’un manquement à la déclaration initiale de risque ou à la déclaration d’une aggravation de risque. Deuxièmement, l’article 1426 du Code civil, fondé sur le modèle de la fusion contractuelle, s’intéresse normalement à l’interprétation que les parties ont déjà donnée à leur propre contrat (acta exteriora indicant interiora secreta) et non à la manière dont d’autres contractants ont interprété précédemment un contrat similaire[188]. Ce raisonnement — qui tend à se généraliser en matière de contrat standardisé — remet en doute l’effet dit « relatif » des conventions[189]. Troisièmement, l’application universelle de la Police porte à croire que l’assurance ressemble davantage à un produit qu’à un véritable échange de volontés. L’interprète paraît vraisemblablement plus préoccupé par le fait que le même produit d’assurance doit générer des effets identiques pour tous plutôt que de chercher à établir la commune intention pouvant lier l’assureur et l’assuré.

4.2 L’interprétation du texte de la Police qui devient une question de droit

Longtemps, la détermination de l’intention commune des contractants a été assimilée à une question de fait en droit civil, tandis que l’interprétation du contrat en common law était considérée comme une question de droit. Dans un désir d’harmonisation, la Cour suprême, dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp.[190], a coupé la poire en deux : à ses yeux, c’est une question mixte de fait et de droit dans les deux systèmes juridiques. Cette cour a franchi un pas additionnel à l’égard de l’interprétation du contrat d’assurance qu’elle qualifie maintenant de question de droit : « Lorsque, comme en l’espèce, l’appel porte sur l’interprétation d’un contrat type, que l’interprétation en litige a valeur de précédent et que l’exercice d’interprétation ne repose sur aucun fondement factuel significatif qui est propre aux parties concernées, il est plus juste de dire que cette interprétation constitue une question de droit[191]. »

Si cette solution peut paraître logique quant à la réalité des produits d’assurance mis sur le marché au Canada, elle plante toutefois le dernier clou dans le cercueil de l’intention commune des parties, lesquelles étant dès lors tout simplement aliénées de l’exercice interprétatif. Si leurs témoignages ne sont pas pertinents, les contractants sont alors des accessoires au processus judiciaire. La Cour suprême poursuivait récemment dans la même veine dans l’arrêt Sabean c. Portage La Prairie Mutual Insurance Co. lorsqu’elle a affirmé à plusieurs occasions que, « [p]our interpréter une police d’assurance type, la Cour doit examiner le sens ordinaire du contrat, tel qu’il serait compris par un assuré ordinaire[192] ». Une fois de plus, la mesure de l’interprétation ne se réfère aucunement à l’intention de l’assuré lors de la Proposition ni à celle de l’assureur exprimée dans la Police. Elle se fait plutôt à la lumière d’un tiers hypothétique : l’assuré ordinaire.

L’évacuation de la question de fait n’est pas un phénomène nouveau puisque, il y a près de 20 ans, la Cour d’appel, dans l’arrêt Canadian Pacific Ltd. c. American Home Assurance Co.[193], qualifiait de règles de droit l’interprétation donnée à certaines clauses des Polices par les tribunaux :

La clause d’exclusion fondée sur l’erreur de conception (faulty design) a fait l’objet d’un examen judiciaire attentif par les tribunaux de Common Law et par les tribunaux civils québécois. Il se dégage de ces règles de droit des principes d’interprétation communs qui – même s’ils émanent de la jurisprudence de Common Law – s’harmonisent avec l’économie générale du droit civil québécois[194].

Certains s’interrogeront sans doute sur la manière dont le contrat d’assurance doit être interprété s’il n’est plus question de chercher l’intention commune des contractants présidant à la formation dudit contrat. Les tribunaux ont trouvé depuis longtemps la réponse à cette question : « lorsqu’un tribunal se prête à un exercice d’interprétation de contrat, il doit notamment pencher vers l’interprétation la plus raisonnable et la plus compatible avec la réalité commerciale[195] ». Contrairement à la théorie classique, les tribunaux ne sont plus de nos jours dans une logique de vérité (recherche de l’intention commune), mais bien dans une logique d’adhésion (recherche d’une solution raisonnable pouvant susciter un consensus) lorsqu’ils interprètent une police d’assurance. Alors que la doctrine a pour rôle de faire évoluer le droit, elle accuse un retard quelque peu embarrassant, voire gênant, en matière d’interprétation contractuelle. Nous croyons qu’il y a lieu d’accélérer la réflexion en ce domaine, car les tribunaux sont parfois dans une réelle impossibilité d’identifier l’intention commune des contractants : ainsi en est-il lorsque les parties n’ont produit aucune preuve à ce sujet[196] ou lorsque les règles de procédure ne permettent pas d’entendre une telle preuve (à l’occasion d’une demande de type Wellington par exemple). Plus encore, certains arrêts vont même jusqu’à rejeter l’intention commune des contractants afin d’appliquer la couverture d’assurance.

4.3 Le rejet de l’intention commune

Contrairement à ce qu’affirme la doctrine, depuis près de 20 ans, les tribunaux évitent de parler d’intention commune lorsqu’ils interprètent le contrat d’assurance. Certes, dans leur énumération superfétatoire des critères devant présider l’interprétation du contrat d’assurance, ils mentionnent la nécessité de chercher la commune intention des contractants. C’est en réalité un leitmotiv puisque le processus interprétatif qui suit est à mille lieues de ces enseignements. Cela dit, une étape additionnelle a cependant été franchie dans deux arrêts importants, le premier datant de 1990, le second, de 2009. Tout d’abord, dans l’arrêt Katsikonouris, la Cour suprême refuse de s’occuper du contexte dans lequel s’est effectuée la déclaration initiale de risque, de sorte que les fausses déclarations du preneur sont inopposables au créancier hypothécaire, autre assuré au contrat. Dans cette affaire opposant le créancier hypothécaire à l’assureur, ce dernier soutenait que la clause hypothécaire employant la formule type du Bureau d’assurance du Canada (BAC) insérée dans la Police ne pouvait pas avoir pour effet de protéger le créancier hypothécaire contre les fausses déclarations de son propre mandataire. Faisant fi des règles élémentaires du mandat, la majorité de la Cour suprême — composée de juges venant d’une province de common law — a donné raison au créancier hypothécaire au motif que la clause hypothécaire type « témoigne de l’existence d’un contrat indépendant entre l’assureur et le créancier hypothécaire[197] ». Il demeure que le contrat aurait normalement dû être annulé puisque le consentement de l’assureur avait été vicié par les fausses déclarations de l’assuré. Pourtant, l’assureur a été tenu d’indemniser l’assuré (créancier hypothécaire) en vertu d’un contrat d’assurance maintenu artificiellement en vie aux dépens des règles du Code civil au sujet du mandat[198].

L’influence de la common law est également bien présente dans l’arrêt Optimum, société d’assurances inc. c. Plomberie Raymond Lemelin inc.[199] de la Cour d’appel du Québec. Dans cette affaire, l’assuré et l’assureur témoignent unanimement qu’ils ne souhaitaient pas faire bénéficier les sous-entrepreneurs de la couverture d’assurance, ce à quoi la Cour d’appel répond que « l’intention n’est pas un guide fiable pour interpréter un contrat dont les termes et la nature font en sorte de couvrir un assuré innommé[200] ». Ainsi, même en présence de témoignages concordants de l’assuré et de l’assureur au sujet de leur intention commune, ni la Police ni la Proposition n’a préséance : le contrat unissant l’assuré et l’assureur est plutôt interprété en fonction de l’intérêt des tiers plutôt qu’en tenant compte de leur intention commune[201].

Conclusion

Comme nous venons de le démontrer, la volonté de l’assuré exprimée dans la Proposition et celle de l’assureur consignée dans la Police ne se rencontrent jamais réellement. Tout au plus pouvons-nous parler de rapprochement — et non de rencontre — des deux volontés. La juxtaposition d’intérêts semble suffisante pour conférer à l’assurance la qualification de contrat. Pourtant, s’il y a contrat, c’est bien en apparence, car la Proposition et la Police entretiennent des rapports tumultueux où la Proposition a préséance sur la Police, et vice versa au gré des circonstances Au surplus, l’assurance perd définitivement ses attributs de « contrat » lorsque les solutions dégagées par les tribunaux ne trouvent tout simplement pas de fondement dans le contrat d’assurance, Ces solutions errent en quelque sorte dans les limbes de la solitude contractuelle. Il va sans dire que nos constats soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses. Qu’à cela ne tienne, il est primordial de se pencher sur ces questions, si l’on veut un jour proposer des solutions satisfaisantes à cette réalité, plutôt que de se limiter ad vomitum[202] au mythe de la volonté. Y a-t-il lieu de désigner sous le vocable de « contrat » un lien de droit entre deux acteurs en l’absence d’intention commune, au moment tant de la formation que de l’exécution de l’obligation ? Certes, le législateur considère le dépôt nécessaire et le mandat apparent comme des contrats, alors qu’ils sont davantage des quasi-contrats, mais n’est-ce pas le rôle de la doctrine de sortir de ces embarrassantes fictions ? L’aspect qui distingue le contrat des autres sources d’obligation n’est-il pas le rôle central joué par la volonté dans la naissance et la détermination du contenu obligationnel[203] ? Si tel n’est pas le cas de l’assurance, peut-être serait-il temps de réfléchir sérieusement quant à sa véritable nature. A priori, deux options sont envisageables : soit l’assurance est assimilée à un bien immatériel, soit elle constitue une nouvelle forme de relation juridique. Autant d’avenues qui demeurent à exploiter.