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Georges Gurvitch (1894-1965) aimait citer une phrase écrite par le théoricien français du droit public Maurice Hauriou, dans un texte publié en 1893 : « Un peu de sociologie éloigne du droit et beaucoup de sociologie y ramène[1]. » Cette affirmation restée célèbre peut s’interpréter diversement[2]. Je m’en servirai ici pour résumer mon parcours au regard de l’étude et de l’enseignement du droit positif. Dans un premier temps, je dirai comment la découverte de la sociologie juridique m’a éloigné du droit positif comme objet d’enseignement, de recherche et de publication. Je décrirai, dans un deuxième temps, mon expérience d’enseignement critique du droit des contrats en première année du programme de baccalauréat à l’Université McGill. Après beaucoup de travaux de nature sociologique, cet enseignement a constitué un net retour à la perspective interne ou doctrinale propre à la science juridique. Je montrerai, dans un troisième temps, comment la sociologie juridique de Gurvitch a inspiré en profondeur mon enseignement du droit positif, en greffant à la politique du droit officiel une sorte de poésie scientifique et descriptive. Cette inspiration m’a permis de jouer la partition musicale du droit des contrats en y ajoutant un contrepoint critique.

1 Le temps de l’éloignement : la découverte de la sociologie juridique

Je venais à peine de terminer ma licence en droit à l’Université Laval quand j’ai entrepris, en mai 1972, la lecture des Éléments de sociologie juridique, petit ouvrage de synthèse publié par Gurvitch en 1940[3]. Je n’exagère pas en écrivant que ce fut un moment d’excitation intellectuelle et d’exaltation morale.

Le plaisir d’étudier le droit positif s’était beaucoup émoussé au fil de ma progression dans le programme de licence en droit. Je m’étais inscrit sans enthousiasme à la formation professionnelle du Barreau que je prévoyais entreprendre à compter de l’automne suivant. Entre-temps, je considérais la lecture des Éléments comme un prolongement agréable du cours optionnel de sociologie du droit que j’avais suivi à mon dernier trimestre d’études.

Gurvitch faisait reposer sa sociologie juridique sur une conception du droit radicalement différente de celle qui était entretenue par les universitaires et les praticiens de la science juridique normale. Pour lui, le centre de gravité du droit ne se trouvait pas dans les volontés politiques de l’État et dans la mise en oeuvre de son droit positif. Il résidait plutôt dans les expériences juridiques ou les sentiments de justice éprouvés collectivement et individuellement à l’intérieur des groupes sociaux et à travers les interactions entre groupes ou entre individus. Les formes multiples et changeantes de la sociabilité ou de la vie en société représentaient autant de sources primaires et de lieux de manifestation d’un « droit social » considérablement plus étendu, diversifié et dynamique que le droit étatique. L’enseignement positiviste du droit conduisait à trouver la forme et la substance du droit dans les textes officiels des codes et de la législation en vigueur ainsi que dans la jurisprudence faisant autorité. La sociologie juridique de Gurvitch invitait plutôt à chercher les manifestations vivantes du droit et de la justice dans l’expérience dynamique et souvent informelle des relations sociales.

La perspective de découvrir la « véritable » réalité du droit ailleurs que dans la sécheresse technique du langage juridique, et plus librement que ne le permet la méthodologie de la science juridique, fut d’autant plus exaltante qu’elle me semblait conférer la caution de la science à mon inconfort moral à l’égard du contenu général du droit positif et du positionnement de la majorité des juristes dans la conjoncture sociopolitique de l’époque. J’appartenais au groupe des étudiants contestataires qui avaient fait les beaux jours de l’occupation des cégeps à l’automne 1968 puis s’étaient inscrits en droit à l’université en dépit de leur perception du droit et de la communauté juridique comme des instances conservatrices qui résistaient encore aux aspirations portées par la Révolution tranquille en faveur de la modernisation démocratique des institutions publiques et de la justice sociale. En dirigeant le regard vers le droit pluriel et dynamique de la société, en l’opposant à l’artificialisme et aux formes figées du droit de l’État, en postulant que la souveraineté juridique appartient toujours à la Nation et à la communauté internationale, tandis que l’État ne détient que la souveraineté politique, la sociologie juridique de Gurvitch confirmait la pertinence et la légitimité de mon appartenance à la communauté juridique sous le mode de la critique du droit en vigueur.

La valeur morale de cette caution scientifique m’était particulièrement précieuse dans le contexte immédiat des relations très tendues entre le système juridique et les mouvements sociaux les plus militants. L’émoi démocratique suscité par la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre[4], qui avait suspendu les libertés civiles pendant la crise d’Octobre en 1970, les protestations nationalistes contre le « bill 63[5] », favorisant le libre choix de la langue d’enseignement dans les écoles du Québec, et — plus immédiatement encore — les manifestations quotidiennes contre l’emprisonnement des chefs syndicaux pour désobéissance civile dans le contexte des négociations collectives des employés du secteur public, tout cela révélait à mes yeux un fossé intolérable entre le droit en vigueur et les aspirations légitimes de « la société ». Pendant les premières semaines de mai 1972, je lisais Gurvitch le matin et je me joignais l’après-midi, avec une conviction redoublée, aux marches de protestation des syndiqués de l’État devant l’Assemblée nationale.

Ce premier contact avec la pensée de Gurvitch a exercé une influence très significative sur mon orientation professionnelle. Je décidai de m’inscrire au programme de maîtrise en droit au lieu de me présenter à l’École du Barreau. Je ne suis jamais revenu par la suite à ce projet initial. J’étais déterminé désormais à m’engager sans détour dans une carrière universitaire centrée sur une spécialisation en sociologie du droit.

Mon mémoire de maîtrise livrait les résultats d’une étude empirique sur l’effectivité du « dépôt volontaire des salaires et des gages » prévu dans le Code de procédure civile pour les débiteurs voulant se mettre sous la protection de la justice afin d’éviter que les frais judiciaires afférents aux poursuites de leurs créanciers n’alourdissent encore leur insolvabilité[6]. L’étude statistique d’un échantillon de dossiers du greffe des dépôts volontaires et une dizaine d’entretiens en profondeur avec des débiteurs-déposants constituaient l’essentiel du mémoire. S’y ajoutaient une synthèse de la littérature sur le concept d’« effectivité des lois » et un historique résumant les débats parlementaires auxquels avait donné lieu l’introduction du mécanisme en 1903. Je n’avais fait qu’une brève analyse des dispositions pertinentes du Code, et encore à la demande expresse de mon directeur de thèse (Hubert Reid, alors doyen de la Faculté de droit). Je n’avais aucunement consulté la jurisprudence et la doctrine. Un juge de la Cour provinciale, qui avait lui-même écrit sur le sujet, me le reprocha vertement dans une lettre personnelle. À ses yeux, cette omission était une faute professionnelle que mon statut de simple étudiant en droit pouvait peut-être expliquer, mais ne justifiait certainement pas. Je pris alors cette admonestation avec un grain de sel, convaincu d’être dans mon bon droit en ignorant la teneur du droit positif puisque ma recherche consistait à mettre en évidence les facteurs économiques et sociaux conditionnant l’effectivité du mécanisme procédural et non à en systématiser le régime juridique. La critique de mon interlocuteur m’apparaissait hors sujet et manifestement ignorante des objectifs et des méthodes de la sociologie juridique.

Avant même de terminer mon mémoire de maîtrise, je m’étais inscrit au programme de doctorat de troisième cycle en sociologie juridique récemment créé par l’Université de Paris II (Panthéon-Assas). Jean Carbonnier avait accepté d’agir à titre de directeur de recherche. Comme il n’était pas question d’un doctorat d’État, ma scolarité ne m’imposait aucun cours de droit positif, français ou étranger. J’en profitai pour suivre des cours de psychologie sociale, de sociologie et d’anthropologie en dehors de la Faculté de droit, en plus du cours de sociologie juridique de Carbonnier. Je choisis de consacrer ma thèse de doctorat à une étude théorique de la problématique du pluralisme juridique[7]. Elle me permettrait de m’installer directement dans le sillon tracé par Gurvitch qui avait fait de ce concept le pilier central de sa sociologie du droit. L’envergure du sujet justifierait aussi que je m’intéresse très largement à la littérature de plus en plus abondante générée par le mouvement « droit et société » qui avait le vent dans les voiles aux États-Unis, beaucoup plus qu’en France comme je ne tardai pas à le constater avec une certaine déception.

La première partie de ma thèse était consacrée aux conceptions du pluralisme juridique chez certains précurseurs européens de la sociologie du droit (Ehrlich, Pétrazycki, Weber et Gurvitch). Les deux autres parties (elle en comportait trois, ce qui était en soi une déviance au regard du modèle français de la thèse de droit en deux parties) portaient respectivement sur la diversité des institutions judiciaires dans l’organisation de la justice étatique (pluralisme interne) et sur la pluralité des modes de résolution des conflits dans la société, notamment au sein des organisations ou des associations du secteur privé et dans les milieux communautaires plus ou moins traditionnels (pluralisme extra-étatique). Pour alimenter ces deux parties, je ne m’étais pas limité aux études de sociologie et d’anthropologie du droit. J’avais en outre exploré largement le champ de la sociologie du conflit social, depuis les différends en milieu de travail et entre commerçants jusqu’aux conflits de classes sociales, en passant par les disputes de famille et les querelles de voisinage. En revanche, la littérature consultée comportait très peu d’ouvrages ou d’articles de doctrine et aucune référence à la législation ou à la jurisprudence. Comme c’était officiellement un doctorat en sociologie juridique, aucun membre du jury (deux professeurs de droit civil et un sociologue) ne se permit de critiquer ou même de souligner la part très modeste des textes juridiques dans ma bibliographie. Un des évaluateurs nota plutôt un penchant « gauchiste » auquel sa faculté n’était pas habituée, ce qui ne l’empêcha pas de me fournir ultérieurement une lettre de recommandation très élogieuse à l’égard de ma thèse.

De retour au Québec, je travaillai pendant deux ans au service de recherche de l’Office de la protection du consommateur. J’y assurai la codirection d’une vaste recherche sur les problèmes de consommation et leurs modes de règlement, sur la base de 1 000 entretiens à domicile réalisés par les employés d’une grande firme de sondage à partir du très long questionnaire que nous avions confectionné[8]. Je laissai à mon collègue Claude Masse, professeur de droit civil et de droit de la consommation à l’Université de Montréal, le soin d’analyser les données sur la part du droit, des avocats et des tribunaux dans le processus de règlement des problèmes vécus par les consommateurs. Je m’intéressai plutôt aux données permettant de distinguer différentes catégories de consommateurs du point de vue de leur niveau objectif de consommation et de leur adhésion subjective au discours consumériste. Je préférai en somme m’aventurer dans la sociologie de la culture de consommation, sur les traces de Jean Baudrillard, plutôt que de concentrer mon attention sur la sociologie du droit. Ce fut également l’occasion d’un apprentissage sur le tas des techniques de l’analyse quantitative.

J’en émergeai avec le sentiment de m’être éloigné du droit au point qu’une carrière de chercheur en sciences sociales, voire de professeur dans un département de sociologie, me paraissait désormais aussi plausible et attirante qu’un poste en faculté de droit. À l’occasion d’un concours ouvert par un département de sciences sociales, on me fit toutefois comprendre que mon premier cycle en droit constituait un puissant marqueur identitaire qui me rendait suspect ou définitivement étranger aux yeux des titulaires de titres en sciences sociales.

Ce sera finalement mon alma mater qui m’offrira mon premier poste universitaire, mais ce recrutement ne se réalisera pas du premier coup. J’avais d’abord soumis ma candidature au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal. Mon mémoire de maîtrise sur le surendettement des débiteurs et mon doctorat en sociologie juridique me semblaient correspondre on ne peut mieux aux orientations privilégiées par le Département en faveur de la défense juridique des intérêts des classes populaires et d’une ouverture explicite à la pluralité des approches scientifiques du droit. On m’objecta néanmoins que ma fréquentation de la Faculté de droit de Paris II, notoirement de droite, et mon affiliation avec le chef de file d’« une sociologie juridique bourgeoise » enlevaient beaucoup de crédibilité à mon engagement pour le droit social. Elles me conféraient un profil peu compatible avec l’image et la mission par lesquelles le Département entendait se singulariser, malgré les objections plus ou moins avouées du ministre de l’Éducation, des autres facultés de droit et du Barreau[9].

Ma première candidature à l’Université Laval fut elle aussi un échec, même si l’exécutif de la Faculté de droit était a priori bien disposé envers un diplômé maison en voie de terminer un doctorat dans la plus ancienne faculté de droit française et sous la direction prestigieuse de Jean Carbonnier. L’entretien de recrutement me fournit toutefois l’occasion de torpiller moi-même ma candidature ! Je n’avais pas réalisé qu’il me faudrait sortir de la bulle très abstraite de ma thèse pour faire comprendre la pertinence d’une recherche sur le pluralisme juridique à des juristes rendus perplexes sinon déstabilisés par la perspective de trouver la source du droit en dehors de l’État et sans recourir aux sources formelles du droit positif. Le doyen m’exprima leur embarras devant un doctorant apparemment inconscient d’évoluer sur une autre planète et dont on ne voyait pas comment il pourrait ou voudrait assumer une charge normale d’enseignement dans une faculté qui avait pour missions premières de transmettre la connaissance du droit étatique et de former des professionnels du droit plutôt que des chercheurs spécialisés en sociologie juridique.

Deux ans plus tard, une nouvelle chance de recrutement se présenta pour un poste de professeur de droit civil et commercial. Les recommandations appuyées de Jean Carbonnier et de François Terré, les dispositions moins ésotériques retrouvées depuis la soutenance de ma thèse, mon expérience de travail à l’Office de la protection du consommateur et l’absence d’autres candidats titulaires d’un doctorat terminé me furent cette fois favorables.

À compter de l’automne 1978 jusqu’à mon départ pour la Faculté de droit de l’Université McGill, ma carrière à l’Université Laval a connu deux périodes d’une durée à peu près égale qui se distinguent clairement du point de vue de mon rapport au droit positif.

Les premières dix années furent celles des compromis d’un sociologue du droit contraint d’assumer sa juste part de l’enseignement du droit positif. Il allait de soi que je devienne le titulaire régulier du « petit » cours à option de sociologie du droit fréquenté annuellement par une dizaine d’étudiants terminant leur programme de premier cycle. J’avais au départ conçu les objectifs et la matière du cours en m’appuyant largement sur le contenu de ma thèse de doctorat. Je ne sais plus combien de temps j’ai mis à constater que l’idée du « droit de la société opposé au droit de l’État » et celle d’un pluralisme juridique échappant à la souveraineté étatique étaient contre-intuitives au point d’indisposer sérieusement les étudiants, y compris ceux et celles qui aspiraient à se libérer du carcan de la dogmatique juridique. J’ai graduellement modifié mon approche pour épouser le contenu plus conventionnel d’un cours de sociologie du droit constitué principalement d’études empiriques sur les dimensions sociales de l’adoption et de l’application des lois, les coefficients sociaux des décisions judiciaires et le fonctionnement organisationnel de la justice, la pratique professionnelle des avocats et des notaires, la culture juridique populaire…

J’acceptai aussi avec empressement le mandat de créer un cours intitulé « Service juridique et droit social » en collaboration avec le directeur d’un bureau local d’aide juridique. L’intention était d’offrir à quelques étudiants une expérience de recherche-action qui les familiariserait avec les problèmes juridiques et les besoins particuliers des clients servis par les avocats du réseau public d’aide juridique. Le cours prit la forme d’une recherche collective et empirique du type « droit et société » débouchant à l’occasion sur la dénonciation publique de la vulnérabilité des justiciables ordinaires et des lacunes de leur protection juridique. C’était pour moi une expérience très gratifiante de sociologie juridique appliquée et de mobilisation de la connaissance en faveur de la justice sociale.

L’autre moitié de ma charge d’enseignement portait sur deux cours de droit des contrats à grande fréquentation étudiante. J’enseignai d’abord le cours ayant pour titre Contrats nommés (vente, louage, mandat, prêt et dépôt) qui était redoutable par le nombre considérable d’articles du Code civil du Bas Canada et par la jurisprudence pléthorique dont il fallait tenir compte. J’utilisai le plan de cours et le recueil de jurisprudence mis au point par les autres professeurs, mais je ne résistai pas à la tentation d’y ajouter des textes de doctrine constituant une longue introduction sur la théorie générale des obligations. Le sociologue manifestait par là qu’il était plus à l’aise avec les principes généraux qu’avec les règles particulières du droit des contrats. Et il retardait le moment où il lui faudrait aborder de front la logique mécanique du Code civil et la casuistique de la jurisprudence.

Il devint rapidement évident que le cours de première année intitulé Obligations conventionnelles me conviendrait mieux. J’ai pu m’y consacrer pendant cinq ans à compter de 1983. Fort de l’expérience acquise dans l’enseignement du droit des contrats nommés et désireux de tirer profit de l’avantage d’un corpus de règles moins considérable, j’entrepris d’adapter le cours en y introduisant une perspective historique et socioéconomique dans laquelle figurerait l’étude du droit positif. Il s’agirait de montrer la façon dont les règles régissant les contrats et leur contenu obligationnel avaient répondu, et continuaient de le faire, aux transformations de l’économie, de l’État et de la société. Le droit positif et la pratique contractuelle ne trouvaient pas leur source première dans la logique formelle de grands principes tenus pour universels et indépassables, mais plutôt dans l’expérience et les stratégies des acteurs sociaux. Je divisai le cours en deux parties (fin de la déviance ?) bien distinctes. Les cinq premières semaines étaient consacrées à une étude synthétique de la théorie générale des obligations et à l’analyse de quelques arrêts de principe des tribunaux supérieurs. Pour condenser ainsi une étude qui aurait autrement occupé tout l’espace du cours, j’avais rédigé à l’intention des étudiants un précis qui résumait en moins de 80 pages une matière à laquelle les traités usuels de droit des obligations en consacraient au moins 500. L’espace ainsi libéré permettait d’entreprendre une seconde partie historique et thématique consacrée à l’évolution des règles et des pratiques du droit des contrats dans deux domaines économiques particuliers : le crédit à la consommation (vente à tempérament, prêt d’argent notamment) et la mise en marché des biens et services (contrats de distribution, de concession commerciale et de franchise, etc.). La succession des règles spéciales qui précisaient ou contournaient l’application des principes généraux du droit des obligations et les interactions dynamiques entre la législation, la jurisprudence et la pratique contractuelle favorisaient une connaissance réaliste de la raison d’être des règles et des clauses contractuelles usuelles, en somme une compréhension téléologique de l’évolution du droit et des formes contemporaines de contrats.

J’avais trouvé un renfort très puissant à cette approche du droit des contrats dans les écrits théoriques et pédagogiques du professeur Ian R. Macneil, de la Faculté de droit de l’Université Cornell. Sa théorie relationnelle du contrat était explicitement d’inspiration sociologique. Son ouvrage de base pour l’enseignement de premier cycle se référait largement à la pratique de contrats hautement relationnels et très complexes comme le contrat de franchise ou la convention collective de travail[10]. Les clauses de ces contrats devaient s’appréhender comme autant de dispositifs adoptés ou créés sur mesure pour éviter, diminuer, administrer et, si possible, transférer les risques juridiques et financiers afférents à la stratégie poursuivie par les cocontractants ou par la partie dominante. La découverte des travaux de Macneil fut une source majeure d’inspiration et d’encouragement pour la poursuite de mon propre enseignement en droit des contrats[11]. S’il m’est arrivé d’éprouver le vertige de l’immersion en droit états-unien et dans une pratique contractuelle très spécialisée, je n’ai jamais ressenti le moindre doute quant à la pertinence d’emprunter ainsi à un juriste de common law certaines idées maîtresses d’un enseignement en droit civil québécois. Le sociologue accordait spontanément plus d’importance à la forte parenté capitaliste des économies et des sociétés de part et d’autre de la frontière qu’à la différence de leurs traditions juridiques. L’emprunt m’apparaissait d’autant plus invitant et naturel que j’avais détecté ou cru percevoir une profonde convergence de vues sur le droit et sa dynamique sociale entre Macneil et Gurvitch[12].

L’exemple de Macneil et la réception positive de mon enseignement auprès des étudiants me procuraient une confiance qui commençait à se traduire en audace doctrinale. À l’occasion d’un congrès de l’Association des professeurs de droit du Québec, j’avais livré un vibrant plaidoyer en faveur de l’approche interdisciplinaire de l’enseignement du droit civil, pour y introduire plus de réalisme sociojuridique et pour l’affranchir d’un dogmatisme sclérosant[13]. La charge inhabituelle d’un jeune professeur contre la doctrine établie des traités de droit civil provoqua une onde ressentie positivement ou négativement selon l’âge des auditeurs. Elle eut aussi un écho au sein de ma propre faculté. Dès le lundi matin suivant, la doyenne Thérèse Rousseau-Houle vint consulter mes documents pédagogiques, mais elle se montra vite rassurée et satisfaite de constater qu’il s’y trouvait bien davantage de matériaux proprement juridiques que de documents extrajuridiques. Même si l’approche historique et thématique était originale, c’était clairement un cours de droit des contrats et non de sociologie juridique.

Mon ardeur pédagogique et doctrinale fut davantage refroidie par la lecture d’un texte publié l’année suivante par mon ancien directeur de thèse. Nous avions été invités à contribuer à un dossier spécial de la revue Droit et société consacré à l’oeuvre de Gurvitch. Sans nous être concertés, nous avions tous les deux choisi de traiter de la réception de la sociologie juridique de Gurvitch chez les juristes. Nous étions d’accord pour constater à cet égard un échec retentissant : la vision du droit proposée par Gurvitch et son ambitieuse problématique de recherche n’avaient exercé aucune influence notable ni trouvé aucun continuateur véritable au sein de la communauté juridique. J’en assignais la responsabilité principale aux juristes dont les conceptions réductrices du droit et de la justice avaient pour seul mérite de servir au mieux leurs intérêts professionnels[14]. Carbonnier attribuait plutôt cet échec au fait que Gurvitch s’était illusionné sur la nature de la discipline juridique et avait sous-estimé la singularité de ses tâches et de ses méthodes :

Mais c’est que le droit peut se dispenser d’être une science, fût-ce une de ces sciences sociales, humaines, non exactes, auxquelles se rattache la sociologie. Est-ce un art ? une technique ? une pratique ? Toujours est-il que, dans les diverses voies qu’il emprunte – l’argumentation, l’interprétation, la législation, etc. – c’est un type d’activité extrêmement original. La sociologie juridique et le droit ont tout à gagner à respecter mutuellement leur autonomie intellectuelle. Il existe une sociologie de la musique ; elle peut rendre service, en les orientant, aux imprésarios et même aux musiciens ; mais elle ne fait pas de musique[15].

La conclusion de Carbonnier me heurta vivement. Mon approche de l’enseignement du droit des contrats visait expressément à fusionner les apports de la sociologie juridique et de la science du droit au lieu de les cantonner dans leur isolement disciplinaire. À l’occasion d’une communication devant les membres de la Société française de sociologie, je répliquai assez vertement à l’avertissement de Carbonnier :

Gurvitch nous aurait-il laissé une oeuvre brillamment critique mais sans valeur musicale ? On permettra peut-être à un disciple de sentir les choses différemment. Il a, au contraire, fourni une composition musicale géniale, mais les juristes n’ont appris à vibrer qu’au rythme dépouillé et répétitif des marches militaires. Qui se lèvera pour lui reprocher d’avoir rêvé d’un orchestre capable de jouer une symphonie[16] ?

En rétrospective, ma réplique s’avéra un baroud d’honneur car, à compter de 1988 jusqu’à 1999, je délaissai complètement l’enseignement du droit positif. Puisque le sociologue n’avait pas véritablement sa place dans la prestation musicale des juristes, ne valait-il pas mieux qu’il sorte de la salle de concert pour pratiquer une autre musique plus conforme à ses compétences et à ses dispositions critiques ?

J’avais préalablement contribué activement à rendre plus facilement praticable l’éloignement de certains professeurs de la Faculté à l’égard de l’enseignement du droit positif. De 1985 à 1987, à titre de vice-doyen à l’enseignement, j’avais piloté une réforme du programme menant à l’obtention du diplôme de baccalauréat en droit qui avait notamment débouché sur l’ajout d’un bloc de « cours de formation critique » (histoire du droit public, histoire du droit privé, philosophie du droit, sociologie du droit, analyse économique du droit, droit comparé) parmi lesquels chaque étudiant devait obligatoirement choisir au moins un cours. L’augmentation consécutive des inscriptions au cours de sociologie du droit allait justifier que je donne cet enseignement deux fois par année. À partir de 1994, j’assumai en outre la charge du cours d’analyse économique du droit. Épistémologiquement très différente de la sociologie juridique, l’approche économique du droit pratique davantage l’analyse du droit positif, mais elle préconise une évaluation pragmatique de l’utilité économique des règles que beaucoup de juristes, particulièrement dans la tradition civiliste, considèrent comme exogène, voire antinomique, par rapport à la perspective purement interne de la science juridique.

Plus décisive encore pour mon éloignement du droit positif fut la libération à demi-temps aux fins de recherche dont je bénéficiai pendant quatre ans grâce au financement que me procurait l’Institut canadien de recherches avancées (ICRA). J’étais membre du programme Droit et société de l’ICRA, en tandem notamment avec Roderick A. Macdonald de l’Université McGill, depuis mon année sabbatique à Toronto (York University). Les dégrèvements d’enseignement financés par l’ICRA m’ont permis d’effectuer une longue série d’études de terrain sur les relations contractuelles de l’entreprise multinationale Alcan avec ses fournisseurs du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Comme je l’ai écrit au début de l’ouvrage qui en fait la synthèse, les deux mobiles de cette longue recherche sociojuridique étaient « [l]a curiosité d’un professeur de droit des contrats et l’entêtement d’un théoricien du pluralisme juridique[17] ». J’avais l’ambition de montrer que les règles du Code civil et la jurisprudence des tribunaux étatiques n’ont qu’une importance très relative dans la pratique et la régulation des rapports contractuels. Une étude célèbre du professeur de droit Stewart Macaulay en avait fait une première démonstration empirique en 1963, au Wisconsin[18]. Je mis beaucoup de soin à repérer et à analyser la réglementation interne, les habitus culturels des acteurs et les normes plus ou moins tacites du milieu qui gouvernent les relations entre l’ordre juridique privé de l’organisation Alcan et les ordres normatifs moins formalisés de ses fournisseurs et de la communauté régionale. Ma recherche confirmait la pertinence scientifique de la sociologie du droit en montrant, preuves empiriques à l’appui, que le droit de l’État n’assure qu’une régulation lointaine et épisodique des activités contractuelles. Leur dynamique quotidienne obéit, en effet, à des règles et à des normes d’origine organisationnelle ou locale que les juristes ignorent complètement pour ne s’intéresser qu’à la structuration nationale de l’économie. L’importance de cette structuration macrojuridique n’est certes pas négligeable, mais il n’en demeure pas moins que le centre de gravité de la vie des contrats et de leur régulation se trouve en dehors plutôt qu’à l’intérieur de l’ordre juridique de l’État, conformément à la thèse fondamentale de Gurvitch.

L’analyse des matériaux empiriques de la recherche Alcan m’a amené à lire beaucoup en sociologie des organisations, en sociologie économique et en sciences de la gestion. J’ai collaboré étroitement avec un professeur de sociologie et un ingénieur spécialisé en génie des systèmes d’approvisionnement. J’ai publié avec eux des textes, dont j’étais le rédacteur principal, dans des périodiques destinés aux sociologues ou aux spécialistes de l’économie industrielle[19]. Une fois encore, l’éloignement du droit positif ne me confinait plus au strict domaine de la sociologie du droit. Je m’avançais dans des espaces théoriques insoupçonnés au départ. Malgré l’angoisse de l’égarement disciplinaire, il me paraissait indispensable d’aborder ces savoirs nouveaux parce que chacun d’eux apportait un éclairage utile à la compréhension d’une réalité empirique multidimensionnelle qui se moque bien des frontières identitaires érigées et défendues par les communautés savantes.

Il semble pourtant que j’avais atteint mon trop-plein de sociologie et d’interdisciplinarité puisque, moins d’un an après la parution de mon livre sur la recherche Alcan, j’acceptais un poste à la Faculté de droit de l’Université McGill où je n’allais enseigner pendant douze années que des matières de droit positif. J’y ai repris le fil de l’enseignement du droit des contrats, en délaissant mes anciens cours de sociologie et d’analyse économique du droit, mais avec la ferme intention d’en intégrer les perspectives dans mes cours de droit positif et dans des écrits rédigés à l’intention des juristes.

2 Le temps du rapprochement : l’enseignement critique du droit des contrats à l’Université McGill

Je présenterai dans cette section le cours annuel intitulé Obligations contractuelles (six crédits) que j’ai donné sans interruption depuis septembre 1999 jusqu’à mai 2011, en première année du programme transsystémique de l’Université McGill. Je décrirai sommairement le but et les résultats de cet enseignement pour insister davantage sur la méthode de construction du cours. J’espère que d’autres professeurs arrivant à l’enseignement du droit positif à partir d’une formation doctorale marquée par une approche interdisciplinaire ou externe du droit trouveront dans mon expérience un encouragement et des orientations méthodologiques utiles à leur propre démarche.

Avant d’entreprendre cette description, j’ajoute un dernier élément autobiographique afin de mieux faire comprendre ma motivation à revenir à l’enseignement du droit positif pour le dernier tiers de ma carrière universitaire, alors que j’avais désormais la possibilité de me consacrer principalement sinon exclusivement à l’enseignement et à la recherche en sociologie du droit ou à d’autres perspectives externes, comme l’analyse économique du droit et l’épistémologie juridique. Il est encore plus facile aujourd’hui pour les professeurs ou les professeures qui se spécialisent dans une approche externe d’éviter, si c’est leur préférence, l’enseignement du droit positif. L’ouverture à l’interdisciplinarité et à la méthodologie des sciences sociales, en particulier aux cycles supérieurs, dans les critères de la recherche subventionnée et dans la programmation scientifique des centres de recherche, a, en effet, élargi considérablement la faculté pour les personnes intéressées de remplir leurs obligations d’enseignement sans assumer une charge de cours de droit positif, à plus forte raison au premier cycle. Le choix, plutôt que la contrainte, dicte de plus en plus la décision de s’investir ou non dans la perspective interne de la science juridique.

À compter de 1999, j’ai choisi, pour ma part, de m’investir à fond dans l’enseignement du droit des contrats et, dans une moindre mesure, de la responsabilité civile ainsi que du droit de la concurrence. Je n’ai pas enseigné aux cycles supérieurs. J’ai consacré le principal de mes recherches à améliorer mes cours de premier cycle et à publier des textes portant davantage sur la théorie générale du droit des contrats que sur la sociologie du droit. Ce choix a été partiellement influencé par la teneur du concours public de recrutement du nouveau titulaire de la chaire Sir William C. Macdonald, qui était officiellement appelé à contribuer activement à l’introduction de perspectives théoriques fondamentales et interdisciplinaires dans le programme transsystémique de l’Université McGill. À titre de titulaire de cette chaire, recruté au moment même de la mise en oeuvre du nouveau programme de premier cycle, j’ai considéré d’emblée que l’accomplissement de ce mandat passait par une participation directe à l’enseignement des cours de base en première et en deuxième années du programme. Je n’ai jamais songé à revendiquer une autre affectation principale.

Plus fondamentalement, mon choix s’explique par le désir d’aligner mes activités d’enseignement et de recherche sur la compréhension usuelle de ce qu’un « professeur de droit » travaillant dans une « faculté de droit » est censé accomplir comme tâches principales, aux yeux de la majorité de ses collègues, des étudiants, de la communauté juridique externe et du public en général. Pour les professeurs qui n’auront jamais connu que la posture prescrite par le positivisme juridique, cet alignement sur la vision conventionnelle du métier va de soi depuis la rupture de la science juridique moderne avec les perspectives jusnaturalistes traditionnelles. Pour les professeurs, encore minoritaires mais en nombre croissant, qui ont souscrit pendant leurs études supérieures aux courants plus récents de la théorie critique du droit et des recherches interdisciplinaires sur le droit, un alignement ultérieur sur l’enseignement du droit positif pourra sembler, au contraire, une démission navrante et une soumission aliénante à la science juridique normale. Même s’il m’est souvent arrivé d’invoquer la légitimité de la sociologie du droit et l’importance de la pratiquer à fond pour en tirer tous les bénéfices intellectuels et sociaux, j’ai sciemment choisi de me conformer davantage au rôle conventionnel de « professeur de droit ». Je souhaitais ainsi m’affranchir du statut de « sociologue de service » occupant une position en retrait ou en surplomb de la science juridique. Cette posture savante est aujourd’hui reconnue et valorisée, en particulier aux études supérieures. Elle reste néanmoins à la périphérie, à la marge ou en extériorité par rapport à ce que la majorité des juristes et du public tiennent pour le noyau essentiel du droit, à savoir les règles édictées et appliquées par les instances officielles de l’État considéré comme l’institution centrale d’une société politiquement et démocratiquement organisée.

En dépit des apparences, ce choix ne constitue pas un abandon de la perspective « droit et société », mais plutôt sa transposition à l’intérieur même d’un cours de droit positif. Comme je l’ai indiqué plus haut, j’avais fait une première expérience de cette transposition, de 1983 à 1988, dans l’enseignement du cours Obligations conventionnelles à l’Université Laval. Me joignant désormais à une faculté de droit enseignant la common law autant que le droit civil, je pouvais plus facilement suivre l’exemple de nombreux professeurs de droit nord-américains qui intègrent une perspective critique ou interdisciplinaire, ou les deux à la fois, dans leurs cours de droit positif au lieu de limiter ces perspectives à des cours spécialisés ou à des programmes d’études supérieures. L’enseignement du droit positif dans la perspective « droit et société » emprunte ainsi le même chemin que le mouvement de critique du droit (critical legal studies), l’analyse économique et l’analyse féministe qui ont pris une importance significative dans les facultés de droit nord-américaines en s’inscrivant au coeur des matières canoniques de la formation de premier cycle[20].

Les sociologues du droit concentrent volontiers leur attention sur les rapports qui se nouent entre le droit officiel et la société, soit au moment de l’émergence de nouvelles règles juridiques revendiquées au nom du changement social, soit à l’autre extrémité du système juridique, lorsque les agents du droit et les justiciables travaillent à l’application effective des règles en vigueur en luttant contre les forces de résistance ou d’inertie de la société. L’intégration de la perspective « droit et société » dans l’enseignement du droit positif ouvre un troisième champ d’étude en transposant la prise en considération des rapports entre le droit et la société dans la « boîte noire » du fonctionnement de la pensée juridique, dans les activités centrées sur l’analyse du sens interne et de la cohérence systémique des règles de droit formellement énoncées. Il faut alors dépasser le maniement des seules catégories établies de la science du droit et de l’unique langage juridique standard pour aborder en outre la solution des problèmes de droit à la lumière des concepts forgés par les sciences sociales. Ces concepts tirent leur pertinence du fait qu’ils rendent compte de représentations, d’aspirations et de pratiques qui ont cours dans la société et qui ont vocation à influencer la compréhension des règles de droit, non seulement chez les acteurs sociaux, mais aussi chez les juristes, qu’ils en soient conscients ou non. L’étude du droit positif échappe ainsi à une approche de pure logique formelle, abstraite et dogmatique. De surcroît, elle s’engage sur le terrain de l’expérience sociale, contextualisée et relativiste qui peut susciter et légitimer des interprétations nouvelles, même quand les règles juridiques visées ne subissent pas de changement formel.

L’étude de l’émergence et de l’effectivité du droit peut être pratiquée par les professeurs et les chercheurs dans le domaine des sciences sociales aussi bien, voire de façon plus scientifique, que par des juristes-sociologues. Ces derniers pourront, en revanche, se montrer davantage motivés et habiles que les premiers à pratiquer l’étude systématique du droit positif en combinant les concepts de la science juridique et ceux des sciences sociales. Tous les cas de figure restent sans doute possibles, par exemple le professeur de droit Max Weber qui devient une figure très éminente de la sociologie[21] ou le sociologue Guy Rocher qui transite d’un département de sociologie à une faculté de droit pour y porter un « regard oblique » sur le droit et la culture juridique[22]. Dans l’enseignement décrit ici, mon ambition personnelle aura été d’assurer un regard à la fois direct et critique sur le droit des contrats en alignant les perspectives qui sont familières aux juristes et celles que l’on peut emprunter aux sciences sociales pour comprendre de l’intérieur une pensée juridique toujours plus dynamique, diversifiée et contradictoire que la représentation qui en est donnée dans les manuels de la science juridique normale.

2.1 Le but du cours : un contrat pédagogique nécessaire

« Apprendre à penser comme un avocat. » Cette formule est souvent employée pour résumer l’objectif primordial de la formation juridique universitaire, en particulier dans les cours obligatoires de la première année[23]. Thomas Reid Powell, professeur de droit de l’Université Harvard, complétait cette formule avec un mélange de sérieux et d’ironie en affirmant qu’il est alors question d’apprendre à concentrer toute son attention et toute son argumentation sur une dimension de la réalité en occultant complètement une autre dimension pourtant inséparable de la même réalité[24]. L’avocat pleinement compétent aura appris, en somme, à pratiquer la restriction mentale ou la pensée disjonctive et unilatérale. Il réussira, par exemple, à imaginer une pièce de monnaie qui n’aurait qu’une seule face.

Dès la première séance du cours Obligations contractuelles, je proposais aux étudiants un contrat pédagogique qui peut se résumer de la façon suivante : le professeur convient qu’il leur faudra bien apprendre à penser le contrat et à manier les règles du droit des contrats comme un avocat ; en contrepartie, les étudiants admettent que l’avocat idéal est celui qui aura appris à penser de façon aussi bien critique que conventionnelle, qui saura mobiliser tant une théorie juridique alternative que la théorie établie. Je cite au long la description du cours. Elle montre que chacune de ses orientations reflète la structure à la fois conventionnelle et critique du contrat pédagogique proposé aux étudiants :

  • Introduction transsystémique et générale au droit contemporain des contrats. La formation, le contenu et la validité du contrat ainsi que les problèmes de la responsabilité contractuelle sont considérés du point de vue des traditions de droit civil et de common law. La transformation des droits positifs et la dialectique des théories juridiques sont mises en rapport avec celles de l’économie et des idéologies socio-politiques.

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  • L’orientation transsystémique signifie que le but primordial du cours est de développer un esprit juridique apte à pratiquer une pensée critique, c’est-à-dire capable de se mouvoir efficacement d’un système de pensée juridique à un autre système de pensée juridique plus ou moins éloigné du premier.

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  • Les systèmes de pensée auxquels est accordée la plus grande importance sont liés à des traditions juridiques (principalement celles du droit civil et de la common law), à des périodes historiques (le droit des contrats du 19e siècle et ceux des 20e et 21e siècles), à des théories reçues inégalement et diversement en droit positif (les théories conventionnelles et les théories alternatives) ainsi qu’à des épistémologies juridiques (le système de pensée métaphysique qui met l’accent sur les principes fondamentaux et le système de pensée pragmatique qui se réfère à l’expérience des conséquences pratiques).

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  • L’orientation générale du cours se reflète dans l’effort fait pour prendre en compte la diversité des branches de droit qui concourent à la régulation de l’économie contemporaine. Les types de contrats et les règles juridiques auxquels le cours entend introduire ne se limitent pas au droit commun des transactions immobilières et marchandes. Les droits spécialisés, comme le droit de la consommation, du travail, des sociétés commerciales, des alliances stratégiques, de la concurrence, de la réglementation économique et des partenariats publics-privés seront également considérés pour signaler les interfaces entre le droit des contrats et les autres branches du droit dans les systèmes juridiques d’aujourd’hui.

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  • Le cours se veut une introduction au droit contemporain des contrats. Il incorpore l’essentiel des idées, principes et concepts qui structurent le droit classique des contrats depuis le 19e siècle, mais il met aussi en évidence les idées et solutions nouvelles qui expriment, dans le droit en vigueur et dans les pratiques contractuelles, l’évolution, voire la crise contemporaine du droit des contrats. Les dialectiques de complémentarité et de contradiction entre le droit ancien et le droit nouveau seront observées à travers quatre phénomènes socio-juridiques de grande ampleur :

    1. La fréquence des contrats relationnels de longue durée entre firmes ou entres entreprises et individus (phénomène relationnel) ;

    2. La domination stratégique et normative des organisations ou personnes morales, notamment des grandes entreprises, dans la formation et la régulation des contrats, en parallèle avec l’évolution des philosophies d’intervention de l’État (phénomène organisationnel) ;

    3. La transnationalisation et la mondialisation de l’économie et du droit des contrats sous la gouverne des entreprises multinationales (phénomène transnational) ;

    4. L’importance croissante des technologies de l’information et de la communication dans la conclusion et dans l’exécution des contrats (phénomène cybernétique).

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  • Les manifestations juridiques et factuelles de ces quatre phénomènes sont illustrées à travers des documents qui s’ajoutent aux documents reflétant la conception plus classique du droit des contrats. La matière du cours s’en trouve augmentée et rendue plus complexe, mais la prise en compte du droit contemporain ajoute beaucoup à la pertinence scientifique et professionnelle du cours[25].

S’ils atteignent les objectifs énoncés, les étudiants auront appris à manier une pensée juridique critique. Ils sauront se déplacer mentalement d’une tradition juridique à une autre, sans se restreindre à la tradition officielle de leur pays, d’un système de droit national à un autre, sans absolutiser les règles en vigueur dans leur juridiction d’appartenance, d’une époque historique à une autre, sans sous-estimer les philosophies morales et politiques qui se sont ajoutées au droit libéral classique depuis le xixe siècle, de la théorie juridique dominante à une théorie juridique minoritaire ou alternative, sans préjuger de leur pertinence respective pour la compréhension et la résolution du problème soumis à leur considération, et d’une épistémologie à une autre, sans minimiser la tension constante entre la logique formelle de la dogmatique établie et les aspirations à la justice qui se réclament de l’expérience vécue.

En contrepartie de ses visées critiques, le cours s’inscrit volontiers dans la délimitation usuelle de la matière. Les problèmes fondamentaux restent ceux de la formation du contrat, de son contenu, de sa validité et de la responsabilité contractuelle. Le cours partage en outre la perspective professionnalisante qui règne généralement dans l’enseignement universitaire du droit, du moins en Amérique du Nord et depuis plusieurs décennies. Le but visé consiste à introduire la pensée critique dans un processus de formation qui a pour finalité institutionnelle de préparer à l’exercice d’une profession dont la vision du monde et le savoir-faire constituent une culture solidement ancrée dans une tradition. Même si ce n’est pas leur seule mission, les facultés de droit ont vocation à faire durer cette tradition professionnelle, y compris en favorisant sa critique et ses évolutions nécessaires. Dans ce contexte, l’enseignant critique doit assumer aussi sereinement que possible les contraintes du mandat qui lui est confié — enseigner le droit positif et non un « cours de culture » — et du cadre institutionnel de sa réalisation : un enseignement de premier cycle dans une faculté de droit, à des étudiants pour la majorité desquels le baccalauréat sera la formation universitaire terminale avant la carrière professionnelle.

Le compromis entre la reproduction de la mentalité traditionnelle et la formation de la pensée critique me semble non seulement nécessaire au regard du contexte institutionnel, mais aussi souhaitable du point de vue pédagogique. Les étudiants arrivent à la Faculté de droit avec une volonté de savoir aiguillonnée par leur aspiration à l’appartenance professionnelle et par un besoin de croire en un certain idéal du droit après la perte de leur naïveté première. Ils sont déterminés à acquérir un savoir intellectuel et technique fort différent de la conception populaire ou profane du droit. Ils pourront convenir que le savoir et les techniques traditionnels de la communauté juridique doivent être soumis à une critique rationnelle qui traduira l’évolution des idées, des aspirations et des pratiques sociales. Le contrat pédagogique qui fait le pari d’un apprentissage à la fois conventionnel et critique recevra leur adhésion s’il contient la promesse de soutenir un certain idéalisme et de répondre au besoin de repères intellectuels fiables. Un enseignement radicalement critique qui ne tiendrait pas compte de cette aspiration et de ce besoin, qui proposerait par exemple une compréhension nihiliste du droit, trouvera devant lui des esprits inquiets, réticents, voire hostiles. Pour susciter et entretenir un état d’esprit ouvert et confiant, il faudra démontrer aux étudiants que l’acquisition d’une pensée juridique critique vise à éviter l’endoctrinement ou l’enfermement dans le système de pensée traditionnel des juristes, non pas en abandonnant tout savoir conventionnel mais, au contraire, en l’incorporant dans une doctrine plus riche, plus adaptée à l’état de la société. Le défi de l’enseignement critique est, en somme, de greffer un réflexe de libre penseur sur l’« amour du censeur[26] » auquel incitent l’étude de la science juridique en tant que science normative et la pratique professionnelle du droit à titre de discipline d’action fortement liée au maintien des institutions sociales[27].

2.2 La méthode de construction du cours : une mise à niveau de la théorie critique

Le cours commence par une introduction qui s’étend sur trois semaines. Elle sert à approfondir la compréhension des cinq habiletés qui seront sollicitées pour l’étude transsystémique du droit des contrats : les aptitudes à penser critiquement, comparativement, historiquement, alternativement et pragmatiquement. Viennent ensuite les quatre parties du cours qui s’alignent sur la problématique conventionnelle : formation, contenu, validité et responsabilité. Environ six semaines sont consacrées à chacune de ces parties, au trimestre d’automne pour les deux premières et à celui d’hiver pour les deux autres. Le premier examen (en classe) se tient en décembre : sa valeur est de 20 p. 100 de la note globale. Un examen maison a lieu en février : il requiert une courte recherche et une dissertation ; sa valeur est également de 20 p. 100. L’examen de fin d’année complète l’évaluation globale (60 p. 100) : il englobe l’ensemble de la matière et prend la forme de « cas pratiques » fictifs pour lesquels les étudiants doivent élaborer une argumentation ou une solution du type judiciaire ou arbitral appuyées sur des principes juridiques conventionnels ou alternatifs.

L’exigence méthodologique incontournable de l’enseignement critique est celle de construire aussi rigoureusement que possible un système de pensée juridique du contrat qui soit le pendant critique ou alternatif du système conventionnel ou normal, et ce, pour chacun des quatre problèmes de base du droit des contrats. L’aptitude à concevoir, par exemple, la formation du contrat en passant du paradigme traditionnel de l’« accord de volonté » au paradigme alternatif de l’« acte de confiance » sera la marque distinctive d’une étude critique. La difficulté première de cette étude tient à ce que le paradigme ou le système de pensée alternatif n’est pas si facilement disponible et clairement élaboré que le paradigme ou le système de pensée conventionnel. La composante alternative de la matière sera un construit plus ou moins original du professeur et exigera le plus souvent une mise à niveau de la conception alternative, une correction en quelque sorte de son handicap doctrinal et technique par rapport aux schèmes de pensée de la science juridique normale.

L’enseignement critique requiert, en somme, la fabrication d’un levier de connaissance suffisamment puissant pour soutenir une double théorisation de la matière et assez épuré en vue de constituer une technologie pédagogique efficace. Réfléchissant a posteriori sur mon expérience en matière de droit des contrats, je crois que ce processus de construction peut se ramener à six exigences ou étapes principales.

Premièrement, il faut mettre en évidence les paramètres fondamentaux du système de pensée juridique conventionnel, en l’occurrence les dimensions de la réalité empirique sur lesquelles s’est édifiée la conception classique du contrat. Ces paramètres se révèlent de façon explicite ou implicite dans la doctrine qui fait autorité. S’agissant du droit des obligations contractuelles, la vision classique du contrat se structure autour de quatre paramètres :

  1. elle est transactionnelle, en ce qu’elle envisage le contrat comme la traduction juridique d’une seule transaction particulière et d’un échange économique isolé de la relation entre les parties et de leur environnement social ;

  2. elle est individuelle, car elle estime d’emblée que le contrat intervient entre deux individus (deux personnes physiques ou deux personnes morales considérées comme des unités simples) qui obéissent à une dynamique purement individuelle plutôt que collective ;

  3. elle est nationale, puisque le contrat qui pose problème et le droit des contrats pertinent par rapport à sa solution sont réputés relever de la sphère de l’économie nationale et de l’autorité souveraine de l’État qui a la connexité la plus immédiate avec la faculté de droit qui donne le cours ;

  4. elle est, enfin, linguistique, car le contrat arrive généralement à l’existence juridique à travers un échange de paroles ou par la signature d’un écrit, ou les deux à la fois, qui empruntent leurs mots et leurs formulations à une langue naturelle plus ou moins augmentée par le recours à la langue spéciale du droit.

Deuxièmement, il faut reconnaître les paramètres fondamentaux du système de pensée alternatif. La première ressource me semble tenir dans la « philosophie du non » préconisée par Gaston Bachelard pour concevoir de façon dialectique la rupture entre le paradigme classique d’une discipline et une théorisation critique qui se constitue à travers une opposition terme à terme avec les présupposés conventionnels[28]. Dans cette logique antinomique, la vision alternative du contrat trouvera ses référents empiriques et rationnels dans une appréhension non transactionnelle, non individuelle, non nationale et non linguistique du contrat. Cette première rupture étant opérée, il s’impose de définir en termes positifs et selon leur propre logique interne les paramètres de la théorie alternative. La connaissance de l’évolution du droit positif des contrats depuis la cristallisation du système de pensée classique, la consultation de la doctrine nouvelle qui met en question la pertinence du paradigme ancien de même que la prise en considération de la littérature des sciences sociales sur les transformations contemporaines de la société, de l’économie, de l’État et de la culture permettront de découvrir les nouvelles réalités et les facteurs d’évolution des pratiques contractuelles que la pensée juridique conventionnelle ignore ou néglige. J’ai ainsi été amené à faire reposer la théorisation alternative du droit des contrats sur une vision relationnelle (le contrat ne se conçoit pas en rapport avec une transaction isolée de son contexte ; il participe d’une relation socioéconomique objectivement et subjectivement inscrite dans la durée et dans un environnement social), organisationnelle (beaucoup de contrats contemporains tirent leur origine et leur contenu de la stratégie d’au moins une organisation dont la dynamique collective et la culture se distinguent radicalement du comportement et de la personnalité d’un individu), transnationale (les échanges économiques transfrontaliers et les pratiques contractuelles par lesquels les opérateurs de l’économie-monde cherchent à s’affranchir des règles et des institutions d’un système juridique national, voire de tout droit étatique) et électronique (le recours au langage machine et à l’informatisation des procédés plutôt qu’à la seule communication humaine pour actualiser la volonté de contracter et de structurer l’exécution du contrat).

Troisièmement, il faut mettre à niveau les deux systèmes de pensée juridique en décelant ou en extrapolant ce qu’ils donnent respectivement à voir et à comprendre pour chacun des quatre problèmes de base du droit des contrats. Les réponses qui découlent du paradigme classique sont clairement exprimées dans les manuels de la doctrine dominante :

  1. le contrat se forme par un accord de volonté entre deux sujets de droit en principe libres et indépendants l’un de l’autre ;

  2. le contenu obligationnel du contrat est dit explicitement ou implicitement dans le verbatim ou l’écrit qui a cristallisé la volonté commune des parties ;

  3. la validité du contrat s’apprécie au regard du droit en vigueur dans la juridiction étatique du for ;

  4. la responsabilité contractuelle est individuelle : elle ne concerne que les parties qui ont concouru immédiatement à l’accord de volonté.

Les lignes de force du paradigme alternatif ne se déterminent pas aussi facilement. C’est une chose de connaître les manifestations empiriques des contrats relationnels, organisationnels, transnationaux et électroniques. C’en est une autre de définir les problèmes juridiques spécifiques que posent ces formes contemporaines de contrats sur le plan de la formation, du contenu, de la validité et de la responsabilité. C’en est encore une autre de formuler les concepts alternatifs qui assureront le passage de la réalité empirique contemporaine à une théorisation juridique nouvelle dont le niveau de rationalité formelle pourra rivaliser avec celui de la théorie classique.

Certains problèmes et certains concepts de la théorie alternative sont heureusement mis en évidence dans les écrits des juristes qui ont élaboré une vision doctrinale nouvelle en plaçant au coeur de leur théorisation une dimension sociojuridique négligée ou écartée par le savoir traditionnel. C’est le cas notamment de Macneil et de Gunther Teubner dont les travaux ont beaucoup contribué respectivement à la théorisation des aspects relationnels et organisationnels des contrats contemporains[29]. D’autres éléments de la théorie alternative sont fournis par les juristes dont l’activité doctrinale ou la pratique professionnelle porte sur certaines spécialisations nouvelles du droit des contrats, par exemple sur les contrats transnationaux ou les contrats électroniques ; même s’ils n’entendent pas faire oeuvre de théorie générale du contrat et en dépit du fait qu’ils restent souvent fidèles au paradigme classique, leurs écrits procurent des informations factuelles, des idées ou au moins des intuitions qui peuvent servir utilement à l’élaboration de la théorie alternative.

Les emprunts aux travaux critiques et à la doctrine spécialisée risquent toutefois de laisser des cases vides dans la matrice alternative à élaborer. Le recours à la littérature interdisciplinaire pourra y suppléer. Les non-juristes qui s’intéressent aux manifestations empiriques du contrat et à sa théorisation dans une optique autre que juridique proposent souvent des concepts utiles à une théorisation alternative parce que ces concepts prennent le contrepied des images du contrat imposées par la théorie juridique classique. Les spécialistes de la psychologie des organisations utilisent, par exemple, le concept de « contrat psychologique » pour théoriser le fait que les parties au même contrat entretiennent la plupart du temps des attentes et des interprétations divergentes à l’égard du contrat que la théorie classique leur enjoint de considérer comme l’expression de leur volonté commune. Il en va de même pour le concept de « contrat incomplet » adopté par les économistes travaillant sur les contrats de longue durée pour signifier que le contenu obligationnel de ces contrats n’est pas fixé complètement et définitivement par l’accord de volonté initial, mais se précisera et changera tout au long de la relation contractuelle[30].

La problématique et la conceptualisation de la théorie alternative gagneront en précision au fur et à mesure des réflexions du professeur et des interactions avec les étudiants. Au fil d’une dizaine d’années d’enseignement du cours de droit des contrats, je suis arrivé à concevoir un système de pensée alternatif dont les lignes de force sont les suivantes :

  1. le contrat se forme à travers les actes de confiance de chaque partie dans l’attachement de l’autre à la valeur de la relation et dans sa détermination à réaliser le projet commun ;

  2. le contenu normatif du contrat (qui ne se limite pas aux seules obligations respectives, mais inclut d’autres prérogatives comme les pouvoirs unilatéraux) déborde le strict cadre de ce qui a été dit et promis ; les attentes informelles, les présupposés implicites, les normes relationnelles, organisationnelles, commerciales et techniques peuvent, selon les circonstances, dicter des devoirs ou conférer des droits qui n’ont pas été formulés ou même que la convention initiale excluait expressément ;

  3. la validité du contrat peut s’apprécier au regard d’un ordre normatif autre que le droit de l’État parce que les parties ont exercé leur liberté de ne pas s’obliger en droit, que ce soit par un accord informel (gentlemen’s agreement) ou par un protocole d’entente (memorandum of understanding), de ne pas recourir à la justice étatique en cas de différend, de choisir la loi ou la juridiction étrangère qui leur convient, de se plier aux usages du milieu commercial immédiat (lex mercatoria) ou aux exigences techniques des procédés utilisés pour conclure le contrat (lex electronica) ;

  4. la responsabilité contractuelle prend une dimension collective ou organisationnelle dans le contexte des opérations économiques faisant appel à une pluralité d’entités participantes qui entretiennent des relations d’interdépendance ou de dépendance tant factuelles que juridiques au sein de groupes ou de réseaux de grande envergure spatiale et temporelle.

Quatrièmement, il faut constituer un recueil dont les textes illustreront de manière appropriée les référents empiriques et les concepts de chaque système de pensée juridique. Ici encore, l’illustration de la théorie conventionnelle est assez facile. Les ouvrages de doctrine sont nombreux et exposent fidèlement la même vision paradigmatique du contrat malgré leurs désaccords sur certains détails. Ils fournissent toutes les références nécessaires aux règles et aux principes du droit commun. Ils renvoient à des centaines, voire à des milliers, de décisions judiciaires en mettant l’accent sur les arrêts de principe des tribunaux supérieurs. Même s’ils sont devenus en raison de leurs rééditions successives des ouvrages documentaires de plus en plus exhaustifs, les traités se ressentent encore de leur vocation de manuels destinés à systématiser la science juridique normale et à inculquer aux lecteurs le sens de la continuité fondamentale de la pensée juridique malgré l’évolution du droit positif et la jurisprudence pléthorique qui l’accompagne. L’illustration de la théorie alternative sera nettement plus difficile puisqu’il lui manque tous les attributs du paradigme de la science normale. Elle est davantage éclatée qu’intégrée, plus émergente que systématisée, sous-jacente à des lois particulières ou à une jurisprudence éparse plutôt que condensée dans un code ou dans les grands arrêts du droit commun. Qui plus est, la théorie alternative emprunte plusieurs de ses idées fondamentales à des notions ou à des concepts qui n’ont pas encore le statut de catégories juridiques, faute d’avoir été adoptés expressément par les juristes et reconfigurés pour remplir une fonction précise dans leur système de pensée.

Malgré ces déficits de visibilité et de rationalisation juridique, il faut parvenir à illustrer la théorie alternative de façon aussi crédible que la théorie conventionnelle. Deux sources me semblent particulièrement utiles à cette fin : les lois spéciales et les exemples de la pratique contractuelle. Les premières sont pour la plupart postérieures à la systématisation du droit commun. Elles s’écartent souvent du paradigme classique au nom de politiques et de principes conçus pour la régulation d’activités économiques et de problèmes sociaux que la pensée juridique du xixe siècle ne pouvait pas ou ne voulait pas concevoir[31]. En puisant des illustrations dans ces lois particulières et dans la jurisprudence afférente, notamment dans les matières de droit économique et social qui transcendent la division classique du droit public et du droit privé, le recueil de textes apporte à la théorie alternative la caution du droit positif en vigueur. Quant aux documents de la pratique contractuelle, des sites Web spécialisés (par exemple, le site www.onecle.com) et des ouvrages produits par des praticiens experts fournissent aujourd’hui de nombreux exemples de contrats types ou de conventions modèles en usage dans différents secteurs de l’activité économique, par exemple, des contrats de transfert technologique, de coentreprise ou d’affiliation à un site de commerce en ligne. L’analyse en classe de quelques documents de cette nature apporte une puissante caution professionnelle à l’enseignement critique du droit des contrats puisqu’elle révèle à quel point les praticiens qui les ont conçus recherchaient des effets juridiques exorbitants du droit commun, sur la base de considérations stratégiques et pragmatiques dont la théorie alternative tient mieux compte que ne le fait la théorie conventionnelle.

Outre ces deux sources privilégiées, la recherche de documents illustrant la pertinence de la théorie alternative tirera profit de la littérature de droit comparé. Elle peut révéler une doctrine étrangère moins conventionnelle que la doctrine nationale concernant, par exemple, la responsabilité fondée sur la confiance en droit suisse, la philosophie du pragmatisme commercial de l’Uniform Commercial Code (UCC) états-unien, la défense d’imprévision dans les Principes d’UNIDROIT ou la responsabilité contracto-organisationnelle dans la doctrine allemande. Cette littérature peut se référer à des applications législatives ou jurisprudentielles des principes de la théorie alternative du contrat qui sont davantage explicites et cohérentes que celles qui existent en droit national. En dehors de la littérature proprement juridique, il faudra également exploiter les documents publics sur la réforme du droit, les journaux et autres publications consacrés à l’actualité économique et plus encore les études théoriques et empiriques réalisées par des chercheurs non-juristes. On y trouvera exposées les idées émergentes et les réalités factuelles qui incitent à concevoir les problèmes du droit des contrats dans une optique plus contemporaine et plus critique que celle qui est préconisée par la théorie conventionnelle[32]. C’est là une troisième caution très précieuse pour justifier la théorie alternative aux yeux des étudiants, au nom du réalisme et de la confrontation nécessaire de la pensée juridique avec les problèmes du présent.

Cinquièmement, dans l’enseignement en classe comme dans le recueil de textes, il faut pondérer de façon équilibrée le temps et la documentation consacrés à chacun des deux systèmes de pensée juridique. On doit éviter de confiner la pensée alternative dans l’introduction ou dans la conclusion du cours en réservant le coeur de la matière à la pensée conventionnelle. Un tel aménagement donnerait à penser que la première relève des seules critiques de quelques théoriciens marginaux ou encore d’aspirations plus ou moins utopiques, tandis que la pensée conventionnelle occuperait d’ores et déjà tout l’espace du droit positif en vigueur. À l’intérieur de chaque partie du cours, il importe d’aborder de façon aussi rapprochée et comparative que possible les points de vue et les éléments d’analyse favorisés respectivement par les schèmes de pensée classique et alternatif.

Pour réaliser cet équilibre, il faudra faire une juste place aux problèmes contemporains que le système de pensée alternatif considère volontiers (par exemple, les contrats internes entre les entités d’un groupe multinational ou les liens étroits entre des traités de droit international public et les montages contractuels transnationaux), même si ces questions sont totalement ignorées dans un cours conventionnel. Cette ouverture inédite exigera de renoncer à examiner de façon exhaustive la matière exposée dans les manuels de la science normale et d’assumer sans faux-fuyant la disparité de contenu qui en résulte. On devra prendre résolument les raccourcis nécessaires pour ramener à l’essentiel l’exposé et les illustrations de la pensée juridique normale. Le progrès des connaissances apporte une justification scientifique à cet arbitrage entre le droit ancien et le droit nouveau. La liberté académique autorise et protège ce non-conformisme pédagogique. Les lecteurs qui s’intéressent particulièrement à l’enseignement du droit des contrats trouveront en annexe la liste complète des modules du cours. Ils y distingueront aisément ceux qui portent sur la problématique classique et ceux qui sont consacrés à des problèmes contemporains.

Sixièmement, dans le traitement en classe ou en examen des deux systèmes de pensée juridique, il faut s’efforcer de démontrer une neutralité scientifique qui sait apprécier leurs mérites respectifs. Les principes de la théorie classique peuvent être plus pertinents relativement à la solution d’un problème de contrat de vente ou de louage, tandis que ceux de la théorie alternative conviendront mieux dans le cas d’un contrat de société ou de travail. L’analyse conventionnelle peut faire preuve d’une plus grande rigueur logique parce que ses concepts sont mieux circonscrits et son alignement sur la compréhension commune du droit positif plus affirmé. En revanche, l’analyse alternative peut démontrer une plus grande pertinence parce qu’elle appréhende un problème de façon plus réaliste et rend mieux justice aux faits et aux considérations qui militent en faveur d’une solution non conventionnelle.

Les deux systèmes de pensée juridique peuvent entretenir des rapports de complémentarité aussi bien que de conflictualité. Quand ils entrent en conflit pour la solution d’un problème donné, l’option finale en faveur de l’un ou de l’autre ne se décide pas sur la base d’une division du travail intangible ou d’une hiérarchie préétablie. Elle se détermine en considérant les particularités factuelles du problème, ses enjeux individuels ou collectifs, d’intérêt privé ou public, les objectifs et les valeurs qui sous-tendent les règles de droit pertinentes, l’opportunité de réaffirmer un principe établi ou, au contraire, de saisir l’occasion pour faire évoluer la compréhension juridique du problème[33].

L’exercice de la pensée critique impose une délibération plus large et plus fine sur les tenants et les aboutissants du problème. Il implique une reconnaissance plus franche de la marge d’appréciation ou d’interprétation de l’instance décisionnelle. La confrontation dialectique des deux systèmes de pensée juridique a pour objet de mieux éclairer le choix de la solution. La compréhension du problème y gagne en profondeur et sa solution, en motivation rationnelle. Ce n’est jamais une lutte à finir entre les pensées conventionnelle et alternative : elles resteront disponibles pour l’avenir, quelle que soit la solution retenue en l’espèce. Il n’est pas davantage question d’amalgamer les deux systèmes dans l’espoir d’aboutir à une troisième voie plus satisfaisante. L’habileté à développer et à maintenir est celle d’une pensée juridique capable de pratiquer une dialectique sans synthèse. Ce faisant, l’esprit juridique renoue avec l’art ancien de la controverse doctrinale et pratique rigoureusement la méthode juridique d’une recherche contradictoire de la vérité[34].

2.3 Les résultats de l’enseignement critique : des facteurs contingents

Tout au long des douze années de mon enseignement, l’expérience pédagogique s’est avérée très positive. L’élargissement de la matière et la confrontation des perspectives conventionnelle et alternative n’ont suscité aucune réprobation de la part des étudiants. Leur évaluation du cours dans le contexte de la procédure en vigueur à la Faculté de droit a constamment livré des résultats statistiques supérieurs à la moyenne. Les étudiants ont particulièrement apprécié la clarté des objectifs et du plan de cours, la prise en considération des problèmes contemporains, l’ouverture à l’interdisciplinarité, la maîtrise de la matière par le professeur et l’ambiance favorable aux échanges. Les commentaires personnels ajoutés au questionnaire standard avaient une tonalité tantôt enthousiaste, parce que le cours répondait à une préférence pour une compréhension du contrat et du droit dans leur contexte social, tantôt mitigée à l’égard de l’orientation critique, parce qu’elle confère aux problèmes juridiques abordés une dimension politique plutôt que strictement technique. Ces appréciations divergentes me semblent tenir à des penchants personnels, parfois plus rebelles, parfois plus conformistes. Ils constituent une première donnée contingente avec laquelle l’enseignement doit composer[35].

Quels que soient leurs penchants personnels, tous les étudiants s’entendaient pour considérer l’examen final particulièrement difficile. Je m’efforçais de leur soumettre des cas fictifs inspirés par l’actualité économique et sociale plutôt que par des situations factuelles ayant déjà fait l’objet de décisions judiciaires. L’argumentation à développer ne pouvait s’imposer ni en vertu d’une analogie avec des précédents faisant autorité ni sur la base d’une logique déductive à partir des règles de droit établies. Il leur fallait plutôt énoncer et justifier les arguments conventionnels ou alternatifs qui soutiendraient au mieux les prétentions des parties ; le professeur les évaluerait en fonction de leur pertinence et de leur pouvoir de persuasion. Les étudiants étaient prévenus qu’il n’y avait pas a priori d’argumentation décisive et que la compréhension du problème juridique par le professeur lui-même pourrait évoluer à la faveur d’arguments qu’il n’avait pas initialement envisagés. Dans la construction des problèmes d’examen, le souci de réalisme socioéconomique avait autant sinon plus d’importance que celui de donner prise à l’application de telle ou telle partie de la matière. La qualité des argumentations fournies ne dépendait donc pas uniquement de la connaissance préalable de la matière, mais aussi de la réflexion créative effectuée pendant l’examen pour circonscrire les données du problème avec la plus grande pertinence. La difficulté était réelle, mais elle me semblait en accord avec la philosophie du cours. À tort ou à raison, je ne pense pas que la réputation de difficulté de l’examen final ait eu un effet pédagogique négatif. Elle avait peut-être même pour utilité de conférer de la crédibilité à un enseignement qui se réclamait d’une vision plus critique et plus complexe du droit des contrats.

Les résultats à long terme de cet enseignement sont beaucoup plus difficiles à évaluer et certainement plus contingents puisqu’ils échappent totalement au contrôle du professeur. Ce cours de première année représente environ 5 p. 100 de la formation juridique de premier cycle. Dans quelle mesure les autres cours de base et les cours plus spécialisés auront-ils conforté ou contredit l’enseignement critique ? Après leur formation universitaire, les étudiants seront directement exposés à la vision du droit et à la mentalité professionnelle de leurs maîtres de stage, des services de contentieux publics ou privés, des études d’avocats ou de notaires et de la communauté juridique au sens large, y compris les juges et les officiers de justice. L’habileté critique développée dans ce cours universitaire y sera-t-elle sollicitée et appréciée ou, au contraire, découragée, voire récupérée à contre-sens ? L’aptitude à penser de façon alternative aura-t-elle la possibilité concrète de se manifester dans une pratique professionnelle contrainte le plus souvent de se conformer à des manières de pensée routinières et de souscrire à des compromis pragmatiques qui laissent peu de place aux véritables débats législatifs, judiciaires ou administratifs sur les questions de fond ? Les étudiants qui auront reçu l’enseignement critique avec enthousiasme mettront du temps à trouver le lieu d’insertion professionnelle qui correspondra vraiment à leurs aspirations et maximisera les occasions de faire valoir une vision non conventionnelle des problèmes juridiques.

À l’évidence, l’enseignant critique, comme d’ailleurs tout autre professeur de droit, n’exerce aucun contrôle sur la réception du milieu professionnel envers l’exercice d’une pensée qui s’éloigne du sens commun des juristes. Il lui est tout aussi difficile d’infléchir ou de modifier durablement les traits de personnalité et les sensibilités sociopolitiques des étudiants qui peuvent faire la différence entre une adhésion authentique aux objectifs de l’enseignement critique et une acceptation pragmatique des règles du jeu qu’il convient d’observer pour réussir le cours.

Puisque les résultats à long terme de son enseignement relèvent de facteurs contingents tout à fait hors de sa portée, l’enseignant critique devrait concentrer toute son attention sur le contenu et la pédagogie de son cours en s’efforçant de les faire correspondre de mieux en mieux aux objectifs d’une étude critique du droit positif. Qu’il exerce pleinement sa liberté universitaire dans le cadre qui lui est imparti. Qu’il s’en remette pour la suite des choses à la liberté de ses étudiants et aux acteurs sociaux qui militeront en faveur de la justice sociale.

3 Un contrepoint critique : la poésie sociojuridique de Gurvitch

On aura probablement remarqué que ma description du cours d’introduction au droit des contrats donné à l’Université McGill ne contient aucune référence à l’oeuvre de Gurvitch. La même absence se constate dans le recueil de textes et les autres documents pédagogiques utilisés. En elle-même, cette absence n’a rien d’étonnant. C’est un cours de droit positif, tandis que l’oeuvre de Gurvitch vise exclusivement à identifier les éléments fondamentaux de la sociologie juridique. Dans son ouvrage de 1940, on ne trouvera aucune référence aux matériaux usuels de la science positiviste du droit : ni législation, ni jurisprudence, ni doctrine. La sociologie juridique préconisée par Gurvitch n’envisage même pas comme objet de recherche le fonctionnement des institutions étatiques de production et d’application du droit. Elle ne manifeste aucun intérêt explicite pour l’étude sociologique de la pratique professionnelle du droit ou pour celle des coefficients sociaux de la pensée juridique.

S’agissant plus particulièrement de la sociologie des contrats, quelques pages seulement y sont consacrées dans l’ouvrage intitulé Éléments de sociologie juridique[36]. Gurvitch distingue d’emblée la sociabilité par interpénétration ou intégration des consciences individuelles dans les collectivités et la sociabilité par interdépendance ou coordination des conduites dans les rapports avec autrui. Le « droit social » trouve sa source primaire dans les premières formes de sociabilité, tandis que le contrat émerge avec l’expérience des secondes. Gurvitch veut fonder une discipline scientifique qui révélera la pleine mesure du « droit de la société » où les expériences juridiques collectives lui semblent normalement s’imposer aux expériences interindividuelles ou entre groupes. Sa problématique se concentre, pour cette raison, sur les multiples espèces de « droit social » qui participent de la dynamique interne des différents types de groupes (« cadres de droit ») et de sociétés globales (« systèmes juridiques »). Elle ne s’intéresse qu’accessoirement aux espèces de « droit interindividuel », notamment au droit contractuel, qui trouvent dans le droit de l’État moderne et dans son libéralisme individualiste une terre d’élection beaucoup plus favorable que dans le droit de la société.

En dépit de son absence d’intérêt pour le droit positif et pour le contrat, je considère que la sociologie juridique de Gurvitch a exercé une influence déterminante sur ma conception des objectifs et du contenu du cours Obligations contractuelles. Cependant, la lecture des Éléments de sociologie juridique et la longue fréquentation ultérieure des oeuvres de Gurvitch n’ont pas dicté la teneur de mon enseignement. L’influence de la pensée de Gurvitch s’est exercée sous le mode de l’inspiration plutôt que de l’emprunt. Cette inspiration a procuré à mon projet pédagogique la source profonde du contrepoint critique sans lequel il ne se distinguerait pas d’une introduction conventionnelle au droit des contrats. Pour préciser la nature de cette inspiration, je dirai qu’elle a été première, diffuse et de nature poétique.

L’influence de la sociologie juridique de Gurvitch a été première en ce qu’elle m’a fourni l’élan initial pour concevoir un cours de droit positif qui prendrait ses distances envers la conception conventionnelle de la matière. Gurvitch a eu l’audace de penser la réalité sociale du droit en se tenant fermement en retrait de la pensée juridique dominante. Cette « pensée du dehors[37] » a procuré à sa sociologie juridique un objet et une problématique étranges ou ésotériques aux yeux de tous ceux qui appréhendent le droit en adhérant consciemment ou non au discours social moderne alimenté par les acteurs politiques, les praticiens du droit et les auteurs de la doctrine juridique. La vision sociologique de Gurvitch se distingue radicalement du sens commun contemporain. Elle paraîtra tantôt passéiste, lorsque son « droit social » s’apparente à une coutume communautaire, tantôt utopique, quand il fait corps avec les manifestations nouvelles de la société économique, par exemple avec les coopératives de producteurs ou de consommateurs qui émergent au début du xxe siècle, en marge d’un capitalisme libéral en crise.

Abordant l’enseignement du droit positif des contrats, mon projet ne pouvait s’inscrire dans une posture aussi radicalement externe à la pensée juridique. Cependant, l’exemple inspirant de Gurvitch m’a encouragé à entreprendre ce projet avec la ferme intention d’ajouter au sens commun théorique une perspective critique ou alternative qui me paraissait d’emblée légitime puisqu’elle ouvrait sur la prise en considération des dimensions sociales du contrat que la théorie conventionnelle ne permet pas de nommer et de traduire en problèmes juridiques.

La contribution de la pensée de Gurvitch à la conceptualisation des nouveaux problèmes juridiques du contrat a été diffuse. Je n’ai pas trouvé dans les Éléments de sociologie juridique des concepts ou des analyses qui auraient pu être transposés directement dans mon cours. L’influence de Gurvitch s’est plutôt manifestée sous la forme d’intuitions qui portent à reconnaître spontanément la pertinence d’une théorie juridique tenue à l’écart par la doctrine dominante, par exemple la théorie relationnelle de Macneil. Elle m’a en outre prédisposé à conférer toute leur portée à des transformations sociales dont les répercussions juridiques considérables sont ignorées ou minimisées dans le système de pensée classique, par exemple la puissance normative des organisations qui s’impose aux volontés individuelles, la subversion de la régulation juridique des États dans les réseaux de l’économie mondialisée ou l’alignement des pratiques contractuelles sur les potentialités et les contraintes des nouvelles technologies de la communication.

Plus largement et plus profondément encore, l’influence de la sociologie juridique de Gurvitch aura été de nature poétique. J’entends par là qu’elle m’a inculqué un sentiment de méfiance envers la capacité du langage juridique d’exprimer adéquatement la réalité sociale du contrat dans toute sa diversité et sa profondeur. La science moderne du droit s’est édifiée sur une confiance sans précédent envers l’aptitude du langage à communiquer l’essentiel de la réalité sociale et à la traduire correctement en droit. L’esprit juridique contemporain ne conçoit pas qu’il y ait de meilleur moyen que l’écriture, ou au moins l’énonciation verbale, pour faire connaître les volontés, pour formuler les politiques, pour consigner les faits importants ou pour exercer un raisonnement juridique.

La conviction qui inspire la pratique de la poésie porte au contraire à concevoir le langage comme un système de signes dont les contraintes ne permettent qu’une représentation réductrice du monde, dont le maniement peut trahir ou travestir la réalité des choses, dont la manipulation rhétorique ou imaginaire peut servir une stratégie ou un besoin de fuite hors du réel[38]. Les poètes cherchent à s’affranchir le plus possible des contraintes du langage pour exprimer avec une économie de mots, par le rythme et le son, par la musicalité et les intervalles de silence, des expériences, des observations ou des états d’âme dont la singularité quasi ineffable ne peut être communiquée de manière appropriée à travers les mots et les règles du langage.

Gurvitch avait de même le sentiment très vif que le vocabulaire juridique, les textes du droit positif et la rhétorique doctrinale des juristes ne pouvaient livrer qu’une connaissance réductrice, superficielle et souvent trompeuse de la réalité sociale du droit. Pratiquant une saisie directe, voire intuitive des expériences juridiques collectives ou interindividuelles, sa sociologie du droit se déploie comme une poésie scientifique et descriptive de la réalité juridique. Elle aspire à offrir un « mime spontané du monde », à « proférer le réel et le concret à l’état brut », à « dépasser l’arbitraire du signe[39] ».

On a beaucoup reproché à Gurvitch d’avoir multiplié à l’excès les classifications et les typologies des différentes espèces de droit social et interindividuel. Le raffinement de sa nomenclature sociologique lui semblait pourtant encore insuffisant pour rendre compte de l’écosystème plein et entier du droit. Dans cet écosystème, le droit de l’État n’occupe qu’une place modeste. Il est « comme un petit lac profond perdu dans l’immense mer du droit qui l’entoure de tous côtés[40] ». Au niveau macrosociologique, l’État n’est qu’un cadre de droit parmi beaucoup d’autres qui entretiennent avec lui des rapports d’autonomie variable, même d’indépendance. Au niveau microsociologique, le pluralisme de la vie juridique défie tout effort de quantification :

[L]es six étagements de droit distingués par la microsociologie en profondeur [du droit organisé et formulé d’avance au droit spontané et constaté intuitivement] s’entrecroisent avec les multiples espèces de droit différenciées par la microsociologie horizontale [droit social de masse, de communauté ou de communion ; droit interindividuel de rapprochement, d’éloignement, ou mixte…], ce qui donnerait, d’une façon schématique et à titre d’exemple, pas moins de 162 (27 × 6) espèces de droit qui se combattent et s’équilibrent à différents degrés d’intensité et d’actualité à l’intérieur de chaque cadre de droit correspondant à un groupe, à une unité collective réelle[41].

Si chaque groupe social peut constituer un cadre de droit au sein duquel 162 espèces de droit sont susceptibles de se manifester, autant dire que la réalité sociale du droit est celle d’un pluralisme juridique virtuellement illimité ! Cette profusion de droit que la sociologie juridique de Gurvitch se propose de faire connaître est-elle absurde ? Certainement pas du point de vue de la connaissance scientifique. On sait, par exemple, que l’observation systématique du monde des fourmis a permis d’en identifier à ce jour 13 800 espèces différentes ; les scientifiques estiment que le nombre réel des espèces pourrait être supérieur à 22 000[42]. Les observations minutieuses qui défient le sens commun ne manquent pas non plus dans le registre de la connaissance littéraire. Pour rendre compte de la diversité des personnalités qui faisaient la richesse de la « comédie humaine » et des moeurs de son époque, Balzac avait imaginé et mis en scène au moins 2 200 personnages qui lui semblaient représenter autant d’« espèces sociales[43] ».

Aussi confortée soit-elle par l’exemple de la connaissance scientifique et artistique, la poésie sociojuridique de Gurvitch n’en reste pas moins irrecevable du point de vue des doctrines politico-juridiques qui prétendent savoir ce qu’est le droit, où et comment il se manifeste, à quel principe d’ordre obéit la pluralité de ses branches et de ses institutions limitativement reconnues. Beaucoup plus que la réalité du monde physique, animal et humain en général, la réalité du monde juridique ne se laisse percevoir qu’à travers le prisme normatif d’une doctrine politique et d’un savoir dogmatique qui disent et prescrivent ce que l’on peut et ce que l’on doit y voir. Le monde du droit repose sur une cosmologie on ne peut plus officielle. S’il est un domaine du réel qui fait l’objet d’une construction sociale à laquelle peu d’esprits échappent vraiment, c’est bien celui du droit.

Dans la cosmologie ou dans la réalité construite du droit moderne, le langage formel joue un rôle capital de repérage et de régulation, puisque c’est en le disant dans les formes autorisées que l’on fait le droit[44]. À tout seigneur, tout honneur, l’État se tient au centre du cosmos juridique avec le statut de grand énonciateur du droit positif : sa constitution, ses lois, les décisions de ses tribunaux, les décrets de son administration et même les interventions de sa police sont aux commandes du langage performatif qui sépare radicalement le monde du droit de l’univers des simples faits sociaux. Par convention, l’État détient le monopole des sources formelles du droit d’application générale. Il lui revient au surplus d’édicter les normes secondaires ou habilitantes qui disent à quelles conditions et selon quelles modalités les acteurs sociaux, individus ou groupes, peuvent eux aussi produire des effets de droit par des actes de langage performatif d’application restreinte, notamment à travers le contrat. Par convention encore, les instances judiciaires de l’État auront le dernier mot pour juger de la validité et de la portée juridiques des écrits ou des paroles par lesquels les sujets de droit ont voulu participer à la grande conversation juridique de la société. Leur jugement fera appel au langage juridique, aux catégories de la science du droit et de la jurisprudence établie, pour extirper l’acte en litige de son contexte, pour le faire monter en abstraction jusqu’à l’institution conceptuelle qui dira à quelles règles générales doit être rapportée la solution du cas particulier.

De bout en bout, la « réalité juridique » de la société moderne se conçoit conventionnellement comme un immense texte formel coécrit par l’État et les justiciables, par l’« Individu en grand » et les « individus en petit » disait Gurvitch, sous la gouverne d’une langue juridique commune et de sa grammaire spécifique, sous l’empire d’une raison graphique réputée être la voie royale vers le triomphe de la rationalité et de la vérité des choses[45]. Au regard de ce discours social dominant, la poésie sociojuridique de Gurvitch est doublement irrecevable : d’abord, parce qu’elle postule l’existence d’un pluralisme juridique autorégulé socialement plutôt qu’ordonné hiérarchiquement sous la volonté commandante de l’État ; ensuite, parce que l’expérience juridique dont Gurvitch se préoccupe se vit primordialement dans la rencontre des consciences ou des psychismes des groupes et des individus, dans le sentiment collectif ou réciproque de ce qui est juste, plutôt que dans des actes de langage et des exercices rationnels dont la visibilité et la logique formelles ne s’imposent qu’en appauvrissant la densité et la singularité des expériences vécues. La poésie sociojuridique de Gurvitch a indéniablement une inclination romantique qui l’oppose radicalement au rationalisme universalisant de la science du droit[46].

S’agissant d’enseigner le droit des contrats et non la sociologie juridique, il n’était pas concevable de centrer la matière du cours sur les expériences juridiques et les sentiments de justice des acteurs sociaux en délaissant les textes de droit positif et la doctrine des juristes. Une telle substitution appellerait une objection d’ordre épistémologique : la science du droit est une discipline normative et non descriptive. En disant ce qui doit être considéré comme du droit valide, la science juridique exclut nécessairement du domaine de la juridicité des faits psychosociologiques et des pratiques sociales auxquels les acteurs sociaux peuvent attribuer la plus grande importance. Cette non-concordance entre le domaine du droit bien délimité par le langage de la dogmatique juridique et l’univers virtuellement illimité des expériences sociales observables par la sociologie n’est pas une anomalie. Elle est, au contraire, constitutive de la conception moderne du droit comme instrument de contrôle appelé à jouer un rôle prépondérant dans la régulation de la vie sociale, mais en position de retrait institutionnel, sans être lié organiquement aux processus sociaux. La distance et la hauteur que prennent les instances du droit à l’égard des aspirations et des actions des individus et des groupes sont censées leur permettre de les juger souverainement afin d’en reconnaître ou d’en nier catégoriquement la valeur juridique.

La prétention normative de la science du droit pourrait être écartée si elle n’exprimait que le point de vue et les convictions de la communauté des juristes, si elle n’était que la version savante d’une idéologie corporatiste parmi bien d’autres. Ce n’est pas le cas puisqu’en l’occurrence le discours savant et professionnel des juristes sur le droit et son mode d’opération trouve un renfort puissant dans le discours politique sur la démocratie et son fonctionnement. La primauté accordée au langage officiel et formel dans la science du droit est consubstantielle à la conception de la politique comme espace public de circulation de la parole. Elle fait corps avec le fonctionnement de la démocratie représentative dont les institutions sont censées débattre des conditions du vivre-ensemble en s’élevant au-dessus de la mêlée sociale pour énoncer les règles favorisant l’intérêt général[47].

La sociologie juridique de Gurvitch n’est donc pas en dissonance avec la seule pensée conventionnelle des juristes. Sa mise en évidence du « droit de la société » opposé au droit de l’État, du « droit spontané » plus dynamique que le droit organisé, du « droit intuitif » plus authentique que le droit formulé d’avance, se trouve aussi en porte-à-faux avec la convention moderne qui mise sur la représentation de la société dans les institutions politiques officielles plutôt que sur la démocratie directe qui fait confiance aux procédés de l’État de droit et se méfie de l’autogestion sociale, qui organise la production du droit à travers des actes de langage délibérés et formalisés parce qu’elle ne veut pas abandonner la « réalité juridique » aux expériences spontanées et informelles des acteurs sociaux[48].

Cette convention moderne étant admise, il faut s’empresser d’ajouter qu’elle ne discrédite pas seulement le radicalisme social de Gurvitch, mais tout autant un radicalisme politique qui réserverait à l’État un contrôle total sur la production et l’application du droit. La légitimité de la démocratie représentative ne s’y conçoit pas sans l’existence d’une société civile dynamique. Il n’est même pas besoin d’invoquer la crise contemporaine des institutions politiques et les revendications en faveur d’une « démocratie participative ». Il suffit de se rappeler que la convention politique moderne s’affirme comme une doctrine libérale hostile au totalitarisme. Si la société politique se voit attribuer le monopole de la production du droit objectif, c’est bien à charge de respecter et de protéger les droits subjectifs, civils autant que fondamentaux, des individus et des groupes dotés de la personnalité juridique. Si le droit public est promis à un bel avenir, car beaucoup d’espoirs sont mis dans l’édification de l’État, le droit privé n’est pas en reste puisque le libéralisme économique garantit le développement du capitalisme selon sa dynamique propre. En d’autres termes, la convention démocratique libérale prescrit que les forces de la société politique et celles de la société civile entretiennent des rapports d’équilibre plutôt que d’asymétrie. Si elle organise la production centralisée et institutionnalisée du droit objectif, elle ouvre également la voie à la création décentralisée et plus souple de leurs droits subjectifs par les acteurs sociaux.

Les rapports d’équilibre et de coévolution entre les productions politique et sociale du droit moderne s’imposent à l’évidence dans le domaine du contrat. S’il existe bien un droit objectif des contrats produit par l’État, il y a tout aussi clairement la réalité massive des droits subjectifs créés et administrés par les acteurs sociaux avec l’aide des praticiens du droit qui renouvellent sans cesse les usages de la liberté contractuelle et contournent autant que cela est possible ses limites légales. L’équilibre et la coévolution des régulations publique et privée du contrat justifient qu’un enseignement du droit des contrats s’inspire de la sociologie juridique de Gurvitch, sans souscrire à sa focalisation radicale sur le « droit de la société » opposé au droit de l’État, mais en reconnaissant pleinement l’importance des dimensions sociales du contrat laissées dans l’ombre par l’étude exclusive des sources formelles du droit étatique.

Le compromis pédagogique que j’ai présenté comme l’assise nécessaire de mon cours d’introduction au droit des contrats (apprendre à penser le contrat comme un avocat, oui, mais comme un avocat capable de pratiquer une pensée critique ou alternative), exprime à sa façon l’équilibre à rechercher entre la politique du droit officiel et la poésie sociojuridique de Gurvitch. Oui, le droit étatique des contrats reste focal. Cependant, on tiendra aussi compte de la puissance des organisations considérées comme de véritables « ordres juridiques privés » ainsi que de l’effectivité des normes sociales et techniques qui enserrent les pratiques contractuelles dans les multiples créneaux de l’économie, sans oublier l’imparable transnationalisation contemporaine des échanges. Oui, il sera pris acte de la primauté que la science du droit moderne accorde au langage formel pour exprimer la réalité du contrat et aux catégories générales de la pensée juridique pour qualifier et interpréter les documents contractuels. En contrepartie, la détermination du contenu contractuel restera attentive au non-dit des relations d’affaires, aux stratégies des organisations et aux attentes raisonnables des acteurs pour mieux restituer le sens et la portée des engagements et des projets. La mobilisation de catégories nouvelles et de concepts interdisciplinaires palliera les lacunes de la fixation sur l’écrit formel. Elle mettra sur la voie d’une compréhension juridique qui assouplit la logique généralisante du raisonnement juridique classique en vue de mieux répondre aux particularités de l’expérience vécue.

La meilleure façon de résumer l’influence de la sociologie juridique de Gurvitch sur mon enseignement du droit des contrats est peut-être de se référer à sa définition du droit comme « un essai en vue de réaliser la justice[49] ». Cette définition, à la fois simple et exigeante, est susceptible de rallier une bonne partie des acteurs sociaux, mais peut s’attirer des réserves sinon des objections chez les juristes théoriciens et praticiens. Ce fut en tout cas une puissante source d’inspiration pour la construction de mon cours. Sa finalité distinctive n’était pas la reproduction du droit pur, mais la formation d’un esprit juridique apte à penser critiquement ou alternativement chaque fois que cela peut conduire à un essai qui réussit plutôt que d’échouer à réaliser la justice.

Conclusion

À l’Université Laval, un collègue de la Faculté de droit avait pris l’habitude de me saluer comme « le sociologue ». L’expression se voulait amicale, mais elle traduisait aussi une différence d’identité scientifique qu’il m’était sans doute plus difficile d’assumer pleinement. Contrairement à lui, mon groupe d’appartenance et mon groupe de référence ne coïncidaient pas : j’étais professeur de droit, mais ma pensée se nourrissait principalement de la science des sociologues.

À l’Université McGill, mon enseignement du droit positif a augmenté beaucoup la congruence entre mon affiliation professionnelle et mes références intellectuelles. Un collègue bien au fait de cette période de ma carrière m’a récemment désigné comme un « alterciviliste », au même titre qu’un autre professeur de droit qui s’est consacré à la promotion de l’analyse économique dans l’enseignement du droit civil[50]. Ce n’est pas le lieu d’évaluer les mérites de la définition de l’« altercivilisme » et sa pertinence comme désignation de la posture épistémologique qui a été la mienne à l’Université McGill. Je me limiterai à dire que l’expression en elle-même me plaît bien. Elle suggère, d’une part, que « le sociologue » a réduit la distance qui le séparait des autres professeurs de droit ; elle indique, d’autre part, que sa pratique de la science juridique n’est pas conventionnelle. En somme, le disciple de Gurvitch a réintégré l’orchestre, mais son jeu produit des notes discordantes qui ne sont pas vraiment musique aux oreilles des autres juristes. J’assume volontiers cette discordance ! Elle fait entendre un contrepoint critique qui s’écarte de l’harmonie doctrinale classique pour « développer la pensée musicale sous les diverses formes qu’elle est susceptible de prendre[51] ». Ainsi augmentée, la musique du droit s’accordera mieux aux sensibilités et aux aspirations contemporaines.