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Vous avez fait, me dit-on, de brillantes études ; je tiens donc pour évident que vous savez, de l’histoire et de la littérature, ce qu’en sait un bon élève, c’est-à-dire peu de chose. Vous connaissez les poètes par les anthologies, les historiens par les manuels. Avoir une culture, ce n’est pas savoir un peu de tout ; ce n’est pas non plus savoir beaucoup d’un seul sujet ; c’est connaître à fond quelques grands esprits, s’en nourrir, se les ajouter.

André Maurois

Dans un texte publié en 2010, le professeur Jean-François Gaudreault-DesBiens s’interrogeait sur l’opportunité d’élargir la catégorie « doctrine » à la forme littéraire de l’essai et soulignait le caractère périlleux d’une telle entreprise, considérant que la doctrine tend à insister sur les dogmes de l’ordre juridique en mettant l’accent sur sa cohérence interne et sur la valeur de la sécurité juridique, alors que l’essai cherche plutôt à cultiver le doute et à valoriser la subjectivité et la réflexivité. Ainsi, celui qui a recours au genre critique de l’essai prendrait en quelque sorte le contre-pied de la dogmatique doctrinale. Il n’en demeure pas moins que l’essai mérite, selon Gaudreault-DesBiens, de se voir reconnaître une certaine légitimité compte tenu des possibilités qu’il offre, notamment au regard de la réflexion critique sur le droit. Nous laisserons à d’autres le soin de déterminer si le présent texte revêt au moins quelques-unes des qualités qui ont pu être attribuées à l’essai, mais d’aucuns conviendront qu’il est heureux que la revue Les Cahiers de droit accepte de publier dans ses pages un texte qui, sans chercher à répondre à toutes les normes scientifiques habituellement en vigueur dans les revues avec comité de lecture, prétend néanmoins offrir une modeste contribution, que nous espérons féconde, sur les réflexions entourant l’enseignement critique du droit.

Le rôle des facultés de droit devrait-il se limiter à l’enseignement du phénomène juridique tel qu’il se montre à nous, comme un ensemble de sentences impératives ou déclaratives destinées à régir les comportements humains ? Les apprentis juristes ne doivent-ils pas explorer leur objet d’étude au-delà du phénomène du droit ? Ne leur faut-il pas apprendre à se méfier de ses prétentions à la légitimité et à l’universalité ? Cela appelle un enseignement critique du droit. Une telle approche critique ne consiste pas à juger de l’état actuel du droit in medias res, du point de vue subjectif et partiel qui est le nôtre. Il n’est pas question non plus de se livrer à une déconstruction de l’ordre juridique selon une méthode particulière, élaborée par quelque philosophe du soupçon. Nous voulons plutôt explorer différentes conceptions du droit et de la société, diverses visions du monde qui ont été réfléchies, mûries et approfondies par quelques grands penseurs, afin de s’en nourrir, de se les ajouter.

Il va de soi que le professeur qui conçoit ainsi son rôle et qui veut s’engager dans cette voie devra faire preuve de modestie au moment de fixer ses objectifs. Enseigner tout au plus un seul grand auteur critique à l’intérieur d’un cours de trois crédits déjà bien rempli n’est certes pas une entreprise facile. Le professeur doit plutôt se représenter à l’image de L’homme qui plantait des arbres, se contentant de semer des graines en espérant que celles-ci arriveront à germer, donnant naissance à une forêt riche et fertile. Plus modestement encore, s’il arrive à inciter quelques étudiants à ouvrir Balzac plutôt que Netflix ne serait-ce qu’une fois sur deux, il considérera que l’exercice n’aura pas été vain. La transmission d’une telle volonté de connaître et de s’approprier quelques grands esprits apportera à l’étudiant qui entreprendra de se plonger dans leurs oeuvres non seulement une vision critique du droit, mais aussi une conception de la nature humaine, un regard profond sur la société, un nouveau rapport à l’espace et au temps.

Une telle entreprise ne pouvant être achevée en une session universitaire, il convient de se questionner sur les moyens à mobiliser pour planter ces graines, tout en prenant soin de remuer un peu la terre afin de favoriser leur germination. Ici, le réalisme s’impose. L’étudiant déjà submergé de lectures ne va pas se donner la peine de lire Lecapital de Marx pour le bon plaisir de son professeur de droit du travail. On ne le convaincra pas de le parcourir d’ici la fin de la session, mais pourrait-on l’amener à envisager de l’ajouter à son programme de lectures personnelles ? La meilleure manière d’y arriver est de transmettre aux étudiants une compréhension de base des concepts fondamentaux qui forment le socle des analyses de l’auteur visé. Ceux-ci serviront de clés d’accès à sa pensée et faciliteront ainsi une lecture ultérieure de son oeuvre. Des textes courts et accessibles de vulgarisation peuvent être utiles. Mieux encore, un texte de synthèse écrit par l’auteur lui-même permettra aux étudiants d’apprécier directement son style. Aussi le professeur cherchera-t-il à rattacher constamment la pensée de l’auteur à la matière étudiée afin de mettre en lumière sa profondeur et son actualité, ce qui stimulera d’autant l’intérêt des étudiants. Cette approche en apparence utilitariste doit être vue non pas comme un modèle de rapport à la connaissance, mais plutôt comme une stratégie pédagogique.

Songeons à un professeur de droit du travail qui voudrait initier ses étudiants à la vision critique de Marx. Il a prévu un cours de trois heures sur l’affaire Walmartde Jonquière. Rappelons qu’en 2005 l’entreprise Walmart a procédé à la fermeture de la succursale de Jonquière et au congédiement des 190 employés qui y travaillaient, ceux-ci venant tout juste d’accéder à la syndicalisation. Cette affaire a donné lieu à trois décisions majeures de la Cour suprême du Canada. Ces dernières figurent donc au programme de lecture des étudiants et permettront de revenir sur le processus de syndicalisation en vigueur au Québec ainsi que sur la protection contre l’ingérence patronale et les pratiques déloyales. Seront enseignés également le droit de l’employeur de fermer l’entreprise et la question du maintien des conditions de travail durant la phase de négociation prévu par l’article 59 du Code du travail. Comment mobiliser la pensée de Marx pour réfléchir aux enjeux qui sont au coeur de ce conflit ?

Nous suggérons comme lecture introductive le bref texte intitulé Salaire, prix et profit, paru en français aux éditions Entremonde (l’original est en anglais). Écrit dans un style clair, accessible et du reste fort agréable à lire, coloré d’un humour parfois mordant, ce texte est issu d’un rapport présenté par Marx au conseil général de l’Association internationale des travailleurs en 1865, dans un contexte de multiplication des grèves partout en Europe. Ces débrayages concernaient principalement l’augmentation des salaires. Marx voulait répondre aux arguments avancés par John Weston, membre du conseil général de l’Association, qui alléguait que les augmentations salariales ne pouvaient améliorer la situation réelle des ouvriers et que les activités des syndicats étaient, par conséquent, inutiles. Le contexte dans lequel s’inscrivait cette conférence permettra de prendre du recul sur celui qui a entouré l’affaire Walmart. Nous verrons que la comparaison s’avère tout à fait féconde pour comprendre les enjeux en cause. En outre, ce texte constitue une excellente introduction à certains éléments de base de la pensée de Marx, dont sa théorie de la plus-value, les modes historiques d’organisation de la production ainsi que la critique du régime juridique salarial.

Commençons par le contexte de l’affaire. La filiale canadienne de l’entreprise Walmart représente l’un des employeurs privés les plus importants au pays : elle compte plus de 90 000 salariés répartis dans 389 magasins, dont 68 au Québec. Avant le 1er août 2004, aucun de ces établissements n’avait jamais été syndiqué. De 2003 à 2008, une campagne syndicale d’envergure s’est déroulée partout dans la province de Québec et même ailleurs au Canada, avec l’appui des Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC). Comme cela se produit souvent lorsqu’il est question de syndicalisation, cette campagne a fait naître de puissants antagonismes entre les organisateurs syndicaux et les représentants patronaux, d’une part, et également entre les travailleurs eux-mêmes, d’autre part, parmi lesquels la division s’est installée et où les débats ont fait rage.

Ce genre de situation, où les acteurs sont aux prises avec des choix normatifs décisifs, offre une occasion précieuse pour l’étude du droit, qui ne devrait pas se limiter aux processus législatif et juridictionnel. En effet, l’argumentation normative intervient bien en amont de ces processus, et les juristes sont souvent appelés à intervenir dès l’émergence des tensions. Dans le cas de Walmart, les tenants de la syndicalisation étaient mécontents de leurs conditions de travail sur le plan salarial, ainsi qu’au regard de l’organisation du travail, des inégalités de traitement et d’un certain arbitraire patronal. Pour des raisons que nous ne pouvons aborder ici en détail, certains accusaient la multinationale d’être en grande partie responsable d’une détérioration générale des conditions de travail et de la précarisation des emplois. Pour eux, la syndicalisation devait permettre d’établir une plus grande justice au travail.

Les opposants au projet alléguaient au contraire que la syndicalisation dans des établissements québécois aurait des conséquences catastrophiques sur les travailleurs, puisque le modèle d’affaires de l’entreprise, fondé sur des « bas prix de tous les jours » et une faible marge de profit sur chaque produit vendu, est tout simplement incompatible avec la présence syndicale. La syndicalisation entraînerait une hausse des coûts de production, ce qui engendrerait nécessairement une majoration des prix. Dès lors, Walmart ne serait plus en mesure de concurrencer les autres commerçants de détail, et l’entreprise devrait fermer ses portes. La syndicalisation constituait donc un choix peu judicieux.

Ce contexte rappelle celui auquel devait faire face l’exécutif de la Première Internationale lors du discours de Marx en 1865. Les étudiants qui auront bien fait leurs lectures l’auront aisément remarqué. En effet, la structure argumentative mobilisée par ceux qui étaient contre la syndicalisation dans le contexte de l’affaire Walmart est tout à fait analogue à celle que John Weston a élaborée en 1865. Même si l’argumentaire de ce dernier portait sur l’effet systémique de l’augmentation des salaires et non sur son incidence à l’égard d’une seule entreprise comme Walmart, la prémisse économique demeure la même dans les deux cas, soit que le prix des marchandises est fixé en fonction de leurs coûts de production et notamment des salaires. Selon cette logique, toute hausse des salaires entraîne donc fatalement un accroissement des prix. Dans le cas de Walmart, cela en viendrait à affaiblir l’entreprise relativement à la forte concurrence en vigueur dans le secteur du commerce de détail où l’offre se révèle abondante et les prix sont très bas. Souvenons-nous de la débandade de Target au Canada. Les travailleurs de Walmart qui veulent conserver leur emploi auraient donc raison de s’opposer à la syndicalisation. Quelle aurait été la réponse de Marx devant cet argument ? Voilà la question que nous poserons aux étudiants.

La réponse est que le prix des marchandises ne dépend pas du niveau des salaires, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître. Bien sûr, les coûts de production ne peuvent dépasser la valeur totale du produit, sans quoi celui-ci n’existera tout simplement pas en tant que marchandise, personne n’ayant intérêt à entretenir une industrie à perte. Aussi le prix de marché fluctuera-t-il en fonction de l’offre et de la demande. Toutefois, lorsque les deux sont à un point d’équilibre pour un produit donné, celui-ci se stabilise à ce qu’Adam Smith appelait son « prix naturel », c’est-à-dire sa valeur. Pour Marx, il est absurde d’affirmer que cette valeur dépend des salaires, car on arrive à un point mort dès lors que l’on tente de déterminer la valeur du travail lui-même, qui est exprimée en salaire. Si l’on demande la raison pour laquelle les salaires sont bas dans le commerce de détail, la réponse sera que cela repose sur le prix des marchandises, lui-même très bas dans ce secteur. S’installe alors un raisonnement parfaitement circulaire : « Exprimée dans sa forme la plus abstraite, l’assertion selon laquelle “les salaires déterminent les prix des marchandises” revient à ceci : “la valeur est déterminée par la valeur”, et cette tautologie signifie en fait que nous ne savons rien de la valeur. »

La valeur qui nous intéresse ici n’est pas celle qui se trouve liée à l’utilité des choses, soit la valeur d’usage. Nous envisageons plutôt le rapport social qui se réalise dans l’échange. Le fermier autarcique qui ne cultive que pour assurer sa propre subsistance produit des biens utiles, mais il ne fabrique pas de marchandises. À l’inverse, s’il échange, mettons, une douzaine d’oeufs contre un paquet de cigarettes, c’est parce qu’il considère, tout comme son cocontractant, que la valeur de ses oeufs équivaut à celle des cigarettes. Le prix n’est que l’expression monétaire de cette valeur. Ainsi, le nombre de cigarettes pourrait être utilisé pour exprimer non seulement la valeur d’une douzaine d’oeufs, mais aussi d’un savon, d’un appareil électroménager ou de toute autre marchandise sur le marché. Le choix de l’étalon n’est qu’une question technique mais, puisque le prix exprime une fonction sociale d’échange, pour comparer les marchandises les unes avec les autres il faut établir la substance sociale commune de toutes ces marchandises. Pour Marx, c’est le travail.

La théorie de la plus-value de Marx, qu’il emprunte aux économistes classiques Adam Smith et David Ricardo, sert à mettre en évidence ce qui permet aux capitalistes de créer de la richesse. Marx observe que le revenu national des sociétés capitalistes augmente chaque année, et pourtant une transaction marchande, comme la vente d’un terrain, ne produit en elle-même aucune richesse. Afin de comprendre la conclusion qu’il en tire, considérons la proposition suivante : toute société a accès à une certaine quantité de terres et de ressources naturelles et elle possède une capacité de travail social donnée. Pour transformer les ressources naturelles en marchandises, il faut y appliquer une quantité relative de ce travail social.

La quantité de travail social moyen nécessaire à la production d’une marchandise est subordonnée à l’état des techniques et à la division du travail en vigueur dans une société donnée. Si les fabricants les plus productifs sont capables de produire une marchandise quelconque en une heure de travail, cette dernière déterminera la valeur de la marchandise en question, car toute entreprise incapable d’atteindre cette productivité sera tôt ou tard éliminée par la concurrence. La valeur d’une marchandise n’est donc pas déterminée par le montant des salaires, mais par le temps de travail social moyen nécessaire à sa production. Or un travailleur peut produire, par exemple en une journée de travail, davantage de marchandises que ce qu’il lui en coûte pour reproduire journellement sa force de travail. La différence entre ces deux valeurs, en termes de temps de travail, représente l’entièreté de la plus-value créée dans le processus de production. Telle est l’origine de la création de la richesse.

Dans le régime salarial, le travailleur accepte par contrat de mettre sa force de travail à la disposition du capitaliste pour un temps déterminé. Le « contrat de louage de service personnel » portait donc très bien son nom. Selon un tel contrat, la valeur totale du produit appartient au capitaliste, soit le locataire de la force de travail. Le capitaliste n’a qu’à acheter la force de travail à sa valeur, c’est-à-dire au prix des marchandises minimalement nécessaire à sa reproduction journalière, pour s’accaparer l’entièreté de la plus-value générée chaque jour par cette force de travail. Dans cette perspective, avec plus de 2 millions de salariés à l’échelle internationale, Walmart détient une immense réserve de travail social. Utilisons ce nombre comme facteur de multiplication appliqué au processus que nous venons de décrire, et nous aurons mis au jour la source de ses immenses profits qui s’élèvent à près de 15 milliards de dollars par an.

Évidemment, c’est là un résumé de la théorie de la valeur-travail, mais comme nous présumons, naïvement peut-être, que les étudiants auront lu Marx passionnément dans le texte, il est inutile de revenir sur les détails de cette démonstration. L’important est que, si nous suivons son raisonnement, nous devons conclure que la syndicalisation des établissements de Walmart, qui conduira potentiellement à l’augmentation des salaires, ne fera pas monter les prix, pas plus qu’elle n’entraînera la faillite de l’entreprise. En effet, tout comme les prix, la plus-value générée dans des conditions de production déterminées demeure toujours la même, quel que soit le montant des rémunérations. Au final, toute la question consiste donc à savoir comment ladite plus-value sera partagée entre les acteurs qui participent à sa production, question qui dépend entièrement du rapport des forces en présence.

Le capitaliste cherchera naturellement à réduire le coût du travail à sa valeur limite sur le plan physiologique qui correspond au minimum nécessaire à la conservation du salarié. Il tentera du même coup d’allonger le plus possible la durée de la journée de travail. Ainsi, sans un certain rapport de force du côté salarial, cette propension du capital a pour effet de réduire le salarié à un état d’extrême dégradation. On se souvient des conditions de travail en vigueur au xixe siècle, qui faisaient dire à Marx que le salarié n’est rien d’autre qu’une machine à produire du profit pour autrui. À l’inverse, si les travailleurs du Québec arrivent à opposer un rapport de force plus avantageux par le recours à la syndicalisation et par la négociation collective de leurs conditions de travail, ils pourront s’accaparer une plus grande part de la plus-value générée par l’entreprise.

À la lumière de ce qui précède, on constate que Marx reconnaît tout à fait que, même à l’intérieur d’un système de production capitaliste, les normes juridiques en vigueur peuvent avoir un effet sur la répartition de la plus-value qui est susceptible de favoriser les travailleurs. Le rapport de force de ces derniers dans l’entreprise sera d’autant plus grand que les droits syndicaux leur permettant de négocier collectivement leurs conditions de travail seront affirmés et protégés. Inversement, le pouvoir juridique sur le capital, s’il n’est pas encadré et limité, permet de s’accaparer la plus-value générée par l’entreprise sans avoir à participer activement à sa production. Un droit de propriété sur une terre, par exemple, fait que le propriétaire peut toucher une partie de la plus-value sous forme de rente. Or la seule justification de cette rente est le droit qu’il détient sur la terre, quoique la plus-value demeure entièrement produite par le travail.

Autrement dit, le système juridique peut modifier l’organisation de la production et influer sur la répartition de la plus-value, mais il ne changera jamais la loi de création de la valeur. La comparaison des modes historiques de production permet de comprendre cette idée. On admettra que, même dans le cas le plus extrême du système esclavagiste, il faut bien que l’esclave vive pour pouvoir travailler. Une partie de sa journée de travail sert donc à compenser les coûts de son propre entretien mais, comme il n’y a pas de contrat, aucune entente juridique n’étant intervenue entre le maître et l’esclave, tout son travail semble être cédé pour rien. Dans le système salarial, c’est exactement le contraire, dit Marx. L’intervention du contrat et la rémunération convenue entre les parties amènent à croire que la totalité du travail du salarié est payée, et ce, même si le rapport de force entre les parties est tel que le travailleur obtient à peine de quoi survivre en guise de salaire. Pourtant, dans un tel cas sa situation diffère à peine de celle de l’esclave, malgré ce qu’en disent les défenseurs de la « souveraine volonté des parties ». Au bout du compte, c’est peut-être le régime féodal qui illustre le mieux la manière dont la classe dirigeante arrive à extorquer la plus-value produite par le travail des autres. Le paysan serf devait travailler trois jours dans son propre champ pour assurer sa subsistance et il consacrait ensuite trois jours à du travail forcé dans le champ de son seigneur. Les parties payées et non payées du travail étaient donc visiblement séparées, dans le temps et dans l’espace. À l’époque de Marx, l’ouvrier pouvait passer six heures à l’usine pour lui-même et six autres heures à enrichir son patron, ce qui revient au même, bien que « les parties payées et non payées du travail soient inséparablement mélangées, et que la nature de toute cette opération soit complètement masquée par l’intervention du contrat et par la paye effectuée à la fin de la semaine ».

Voici donc, de la position de Marx sur le droit, ce que les étudiants de premier cycle devraient retenir : le droit a des effets réels, c’est une force active qui permet d’organiser la production, mais son rôle se révèle aussi trompeur, car il dissimule la réalité économique. Voilà pourquoi il faut aller au-delà desreprésentations juridiques et observer ce qui se passe précisément. Le juriste qui étudie ces représentations ne doit pas se laisser mystifier par elles.

Ici un étudiant bien informé pourrait intervenir et soulever l’objection suivante :

N’est-ce pas plutôt de la critique marxiste que nous devrions nous méfier ? Les travailleurs de Jonquière ont suivi ses conseils, en quelque sorte. Ils ont été les premiers à accéder à la syndicalisation dans l’histoire de Walmart en Amérique du Nord. Qu’ont-ils gagné ? Pour expliquer la fermeture de l’établissement, les représentants de l’employeur ont affirmé que celui-ci n’atteignait pas les objectifs de rentabilité fixés. Par la suite, les autres établissements du Québec qui avaient réussi à se syndiquer ont tous décidé de révoquer leur accréditation. La petite histoire a donc donné raison à ceux qui s’opposaient à la syndicalisation par crainte de fermeture.

Après avoir remercié l’étudiant pour la pertinence de son intervention, nous apporterons quelques nuances à son propos. Tout d’abord, l’allégation de la non-rentabilité de l’établissement de Jonquière n’a jamais été prouvée devant les tribunaux. Ce n’est pas faire preuve d’un scepticisme excessif que de douter de sa véracité. Nous pourrions avancer que les dirigeants de Walmart n’ont pas procédé à la fermeture de l’établissement pour des raisons de nécessité économique, mais plutôt pour casser le mouvement associatif au sein de leurs établissements du Québec, ce qui a ainsi réduit à néant le rapport de force des salariés, afin de ne pas avoir à partager leurs profits.

Considérant son chiffre d’affaires supérieur au produit intérieur brut (PIB) de la province de Québec, gravitant autour de 485 milliards de dollars par an à l’époque du conflit, Walmart est aujourd’hui la plus grande société commerciale au monde. Que représente le petit établissement de Jonquière en comparaison de ces chiffres ? Nous prenons ici la mesure du rapport de force de l’employeur dans cette affaire. Si tous les établissements québécois avaient pu se syndiquer en même temps, formant une seule unité pour négocier collectivement les conditions de travail des salariés à la grandeur du Québec, le rapport de force aurait été différent. Cela aurait-il mené à un autre dénouement ? La question mériterait d’être méditée par les organisateurs syndicaux. Quoi qu’il en soit, la question qui se posait lors de la fermeture de l’établissement de Jonquière en 2005 était de savoir si l’employeur pouvait y procéder légalement sans avoir à se justifier en faisant la preuve de sa non-rentabilité. Le syndicat a dès lors demandé une ordonnance de sauvegarde devant la Commission des relations du travail pour empêcher l’irréparable. En mobilisant l’ordre juridictionnel, les travailleurs cherchaient ainsi à rééquilibrer le rapport des forces en présence. Malheureusement pour eux, ils n’ont pas obtenu le résultat attendu.

La conclusion de la Cour suprême dans l’affaire Walmart est que l’employeur peut fermer son entreprise, quelles que soient les raisons à l’origine de la fermeture. Même s’il était démontré que l’objectif de l’employeur était de briser le syndicat, on ne pourrait le forcer à demeurer en affaires contre son gré. Cette conclusion peut surprendre lorsqu’on lit les lois du travail québécoises qui contiennent plusieurs dispositions pour empêcher l’employeur de brimer la liberté d’association des salariés. L’article 59 du Code du travail, par exemple, prévoit que, dès l’obtention de l’accréditation syndicale, l’employeur ne peut modifier les conditions de travail de ses salariés sans l’accord du syndicat. Sur le plan strictement littéral, cela signifie que la loi octroie au syndicat un droit de veto temporaire sur les décisions susceptibles d’influer sur les conditions de travail des salariés. Toutefois, cette interprétation n’a jamais été retenue par les tribunaux. La Cour suprême a conclu que la fermeture de l’établissement de Jonquière constituait effectivement une modification illégale des conditions de travail selon l’article 59 du Code du travail, mais elle a néanmoins affirmé que l’on ne pouvait empêcher la fermeture de l’établissement : tout au plus pouvait-on imposer à l’employeur le paiement de dommages-intérêts pour compenser la violation des droits des travailleurs. Pour Walmart, c’était évidemment un très bon calcul, puisque ces dommages-intérêts ne constituaient de toute évidence qu’une petite fraction de ce que l’entreprise aurait potentiellement été forcée de céder si la campagne syndicale québécoise avait été menée jusqu’à son terme et, a fortiori, si les velléités syndicales de ses employés s’étaient répandues ailleurs sur le continent.

Si l’on adopte la perspective de Marx, qui voyait dans le système capitaliste une tendance inéluctable à la domination du capital sur le travail, ce dénouement n’a au contraire rien de surprenant. L’affaire Walmart apparaît au fond comme une parfaite illustration de l’aspect mystificateur du droit. Le droit laisse croire à un travailleur juridiquement libre de vendre sa force de travail sur le marché dans le contexte de relations contractuelles formellement égalitaires mais, dans les faits, celui-ci n’en demeure pas moins soumis à une implacable nécessité économique. Il suffit dès lors à l’employeur de fermer un petit établissement de la région du Saguenay, qui ne représente qu’une infime fraction de ses ventes, pour faire trembler son armée industrielle et casser la plus vaste campagne syndicale de l’histoire de l’entreprise en Amérique du Nord. En somme, la cause principale de la défaite des travailleurs de Jonquière ne doit pas être recherchée dans les lois économiques. Elle découle essentiellement d’une certaine forme d’organisation de la production et de la répartition des pouvoirs en vigueur au sein de l’entreprise.

Voilà ce qui explique la conclusion de Marx dans son texte Salaire, prix et profit :

Les trade-unions agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Elles manquent en partie leur but dès qu’elles font un emploi peu judicieux de leur puissance. Elles manquent entièrement leur but dès qu’elles se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat.

Autrement dit, les luttes syndicales pour l’obtention de meilleures conditions de travail sont utiles, mais elles se révèlent insuffisantes, car les travailleurs ne peuvent véritablement s’émanciper à l’intérieur d’un système destiné à les aliéner.

Ici notre étudiant sceptique ne manquerait certainement pas l’occasion d’intervenir à nouveau :

L’histoire n’a-t-elle pas montré que le remplacement du système capitaliste par le communisme était une utopie ? D’un côté, les pays communistes ont échoué à construire une société idéale, c’est le moins que l’on puisse dire, alors que de l’autre le développement de l’État providence a permis de pallier aux effets les plus néfastes du système capitaliste. Les conditions d’aujourd’hui ne sont plus celles du xixe siècle. Les travailleurs de Jonquière ont eu droit à l’assurance-emploi, en plus de l’indemnité qui leur a finalement été accordée par la Cour suprême. Ceux qui ont éprouvé le plus de difficultés à trouver un nouvel emploi ont pu bénéficier de la sécurité du revenu et peut-être même d’une formation subventionnée pour se requalifier. On voit bien que Marx est dépassé.

C’est là une intervention tout à fait sérieuse. Espérons d’ailleurs qu’il reste un peu de temps au cours, sans quoi nous risquons dangereusement d’échouer à convaincre nos étudiants de la pertinence et de l’actualité de la pensée de Marx.

Mentionnons tout d’abord que le développement de l’État providence, qui est en grande partie le résultat des luttes ouvrières, peut effectivement permettre de formuler une critique de la pensée de Marx, dont l’une des failles consiste peut-être à n’avoir vu dans le droit que son aspect mystificateur, sans déceler dans le régime salarial un potentiel réformiste qui pourrait se retourner contre la classe dominante elle-même. Cet angle mort s’explique possiblement par le fait que Marx a parfois négligé certains aspects de la rationalité interne du droit en préférant centrer son analyse sur la dimension économique et quantifiable des luttes de classes : le montant des salaires, la durée de la journée de travail, etc. La prise en considération de la rationalité juridique peut nous aider à comprendre comment les luttes ouvrières ont permis d’obtenir, au-delà des conditions de travail économiquement quantifiables, la modification de la structure décisionnelle de l’entreprise et de l’État.

Néanmoins, il nous faut souligner, diplomatiquement, que la perspective adoptée par notre étudiant sceptique est fort étroite, c’est-à-dire très locale, centrée sur une situation particulière en omettant de tenir compte du fait que celle-ci s’inscrit dans une chaîne internationale de production. L’entreprise Walmart offre une éloquente illustration de cette réalité.

Walmart est une entreprise extrêmement centralisée. Ainsi, exemple cocasse, le thermostat de chacun de ses multiples établissements à travers le monde serait contrôlé depuis son siège social situé en Arkansas ! Avec une logistique digne d’une véritable machine de guerre — Walmart possédait déjà en 1980 le plus important réseau de communications privé des États-Unis et son budget informatique est supérieur à celui de la NASA —, elle est capable de contrôler l’ensemble de la chaîne de production de ses marchandises. Comme le mentionne l’historien du travail Nelson Lichtenstein, sa connaissance intime du processus de production, sa gigantesque taille de même que son immense pouvoir d’achat et de négociation lui ont permis de transformer ses 3 000 fournisseurs chinois en simple « preneurs de prix ». C’est en Chine que se trouve en effet l’essentiel de la production de Walmart, d’où provient plus de 70 p. 100 de ses marchandises. En 2004, Walmart constituait le sixième marché exportateur de la Chine en importance avec 18 milliards de dollars d’achats, soit davantage que la plupart des pays du monde. Or les ouvriers chinois affectés à cette chaîne de production travaillent dans des conditions souvent exécrables, semblables à celles des prolétaires européens du xixe siècle. Marx a dénoncé les mêmes conditions aliénantes lors de la révolution industrielle de cette époque. Par conséquent, sa critique du capitalisme ne saurait être écartée du revers de la main.

Cependant, il y a davantage à considérer. La théorie marxiste de la plus-value permet de réfléchir aux répercussions des luttes menées par les travailleurs québécois eux-mêmes sur l’ensemble de cette mégastructure de production qu’est Walmart. Si l’on accepte les prémisses de Marx, force est d’admettre que la plus-value générée par l’entreprise, qui se réalise dans ses immenses profits, est en grande partie produite par le travail des ouvriers soumis aux conditions misérables que l’on connaît. Dans l’état actuel des choses, ce sont les capitalistes et les hauts dirigeants de l’entreprise qui s’accaparent la plus grande part de cette plus-value. Or si les travailleurs du Québec, à l’aide de lois favorables, réussissaient à modifier la répartition des profits à leur avantage, cela n’aurait aucune incidence sur le sort des prolétaires chinois. Dans cette perspective, les travailleurs québécois ne feraient que reproduire le même système d’exploitation et en profiter. Cette problématique, qui met en lumière l’actualité de la critique de Marx, a donc une dimension mondiale, et les solutions qu’elle commande doivent être pensées à l’échelle internationale.

Pour conclure, mentionnons que notre but n’est pas ici d’amener les étudiants à adhérer à l’ensemble des analyses de Marx ou à ses solutions. Nous voulons plutôt montrer comment sa pensée peut aider à comprendre les problèmes contemporains et enrichir la réflexion. L’essentiel est que celui qui se donnera pour objectif de côtoyer au quotidien les grands penseurs ajoutera à ses connaissances des visions autres de la société et du droit. Ces multiples perspectives lui fourniront des points de repère permettant de comprendre les enjeux auxquels chacun doit faire face aujourd’hui et d’imaginer les solutions nouvelles qu’ils commandent. C’est là le rôle de la culture générale. Or cette dernière ne peut être transmise dans un cours universitaire. Son acquisition nécessite un travail personnel constant. C’est pourquoi nous concevons que l’objectif de l’enseignement critique du droit n’est pas d’amener les étudiants à adopter une critique, une idéologie ou une vision du monde. Il s’agit plutôt de leur transmettre la volonté de s’ajouter différentes visions du monde.