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La détermination des unités de négociation, élément crucial de cristallisation de la liberté d’association depuis l’adoption au Canada du modèle Wagner (1944)[1], obéit à des règles différentes du régime général dans le secteur public. Alors que le régime général, applicable non seulement aux entreprises privées mais aussi aux sociétés d’État et au secteur municipal, laisse une large marge de discrétion au tribunal administratif compétent, cette détermination est assujettie à un contrôle plus étroit du législateur dans la fonction publique proprement dite et parfois dans certaines composantes du secteur public. Soit l’État institue, comme c’est le cas au Québec, de vastes unités de négociation englobant l’ensemble des fonctionnaires, des professionnels, etc.[2], soit le tribunal administratif compétent conserve une certaine discrétion pour regrouper les employés visés en tenant compte de leur communauté d’intérêts respective, mais à l’intérieur d’un cadre normatif préétabli[3].

En règle générale, la volonté des salariés de se regrouper dans telle ou telle unité spécifique n’est pas prise en considération. La détermination de l’unité d’accréditation repose avant tout sur des critères fonctionnels, tels que la structure organisationnelle de l’entreprise, la similarité des fonctions et des conditions de travail ou les exigences de la paix industrielle, par opposition à des critères volontaires qui feraient entrer en jeu la liberté d’association des intéressés[4]. Entre fonctionnalisme et volontarisme, les tribunaux administratifs du travail optent traditionnellement pour la première approche, la liberté de choix des salariés étant peu, souvent aucunement, favorisée.

Or, si l’on considère historiquement la détermination des unités de négociation dans le secteur public fédéral, le choix de l’approche fonctionnaliste s’est exercé, à l’occasion du moins, au détriment des particularités linguistiques et culturelles propres aux salariés québécois. Ceux-ci ont été d’autorité insérés dans de larges unités pancanadiennes très majoritairement anglophones, par conséquent soumis à la volonté d’un agent négociateur national parfois ouvertement hostile, parfois indifférent à la reconnaissance du fait francophone et de la culture syndicale propres au Québec.

Bien entendu, il n’est surtout pas question ici de généraliser et de laisser entendre que le regroupement de salariés québécois dans des unités de négociation pancanadiennes est en soi incompatible avec la reconnaissance du fait francophone et source, ipso facto, de discrimination envers les membres québécois de ces unités. Au contraire, dans la grande majorité des cas, les salariés québécois bénéficient d’une autonomie structurelle au sein de ces grandes unités nationales, sont représentés de manière appropriée en ce qui concerne la direction syndicale, et n’éprouvent pas de discrimination du fait de la langue et de la culture.

Cependant, l’expérience enseigne que tel n’est pas toujours le cas, et incite certainement à la vigilance. La situation la plus dramatique a certainement été celle qu’ont vécue les « gens de l’air » au Québec, notamment les contrôleurs aériens. À l’aube des années 80, ceux-ci étaient représentés par un syndicat farouche partisan de l’unilinguisme anglais dans le trafic aérien, lequel ira jusqu’à organiser une grève nationale, à l’encontre de ses membres québécois, pour s’opposer (avec succès) à toute introduction du bilinguisme dans les milieux de travail visés. Victimes de diverses mesures de rétorsion par le syndicat anglophone, les contrôleurs aériens au Québec se sont alors regroupés dans une association autonome et ont tenté d’obtenir la fragmentation de l’unité de négociation. Toutefois, s’appuyant uniquement sur des critères fonctionnels et se refusant à accorder la moindre attention à la volonté des salariés visés, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) a refusé d’accréditer l’association québécoise, laquelle a disparu par la suite[5].

On pourrait croire que tout cela remonte à fort longtemps et que, quoi qu’il arrive, la portée reconnue à la liberté constitutionnelle d’association par la Cour suprême du Canada depuis son revirement jurisprudentiel de 2007, dont l’une des composantes est la liberté de choix des employés[6], oblige maintenant les tribunaux administratifs du travail à tenir compte non seulement de critères fonctionnels, mais aussi de critères volontaires, lesquels sont attentifs au souhait des principaux intéressés[7]. Or, une décision récente de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (CRTESPF) indique qu’il n’en est rien[8]. Cette décision, indifférente à nos yeux aux dimensions linguistiques et culturelles du litige, concerne la situation des membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) au Québec. Ceux-ci ont constitué leur propre association depuis plus de 30 ans, l’Association des membres de la Police montée du Québec (AMPMQ), laquelle, encore qu’elle ne soit pas reconnue à ce jour par l’employeur, s’est battue contre vents et marées pour l’amélioration des conditions de travail de ses membres, notamment pour la reconnaissance du fait francophone au sein de la GRC. À notre avis, le refus de la CRTESPF d’accorder la moindre attention à la volonté des membres de la GRC au Québec démontre à nouveau que le recours à une approche purement fonctionnaliste s’exerce, du moins dans une situation tendue, au détriment de la langue et de la culture.

Notre texte est divisé en quatre parties. En premier lieu, nous retracerons brièvement l’historique de la détermination des unités de négociation dans le secteur public fédéral et nous examinerons les composantes respectives des approches fonctionnelle et volontaire, en comparant deux situations historiques de la plus haute importance à nos fins, soit celles qui sous-tendaient les demandes de fragmentation des unités de négociation à la Société Radio-Canada (SRC) en 1978[9] et chez les contrôleurs aériens au Québec en 1979. En deuxième lieu, ces types idéaux du fonctionnalisme et du volontarisme seront mobilisés pour l’analyse de la situation contemporaine à la GRC. Nous étudierons en troisième lieu, à titre de source d’interprétation hautement persuasive de la liberté d’association, les normes applicables en droit international dans le contexte de l’Organisation internationale du travail (OIT) et du Conseil de l’Europe. En quatrième et dernier lieu, nous nous livrerons à une analyse critique détaillée de la décision récente (juillet 2019) de la CRTESPF relativement à la demande d’accréditation de l’AMPMQ.

1 L’émergence des unités de négociation dans le secteur public fédéral : un point de vue socio-historique

1.1 Un aperçu général

On distingue trois périodes dans le développement des relations de travail dans la fonction publique fédérale :

  1.  la détermination unilatérale des conditions de travail (1867-1944) : sous l’égide de la Commission des services publics, par référence au principe de la souveraineté de l’État et à la prérogative royale, il n’y a aucune négociation ni consultation avec les fonctionnaires quant à l’établissement de leurs conditions de travail. Tout au plus les fonctionnaires fédéraux peuvent-ils présenter des « pétitions » au gouvernement, lequel n’est aucunement tenu de considérer celles-ci. Cet unilatéralisme persiste jusqu’en 1944[10] ;

  2.  l’établissement d’un processus de consultation (1944-1967) : le gouvernement fédéral autorise l’institution d’un conseil national mixte (National Joint Committee) qui devient un forum d’échanges et de discussions entre les associations représentatives que forment les fonctionnaires fédéraux, le Conseil du Trésor et les divers « employeurs » présents dans la fonction publique fédérale. Ce système ne répondra pas aux attentes des employés : il sera source de beaucoup de mécontentement quant à la détermination par l’État fédéral des conditions de travail de ses fonctionnaires[11] ;

  3.  la reconnaissance de la négociation collective (depuis 1967) : sous la pression des associations représentatives du personnel et à la suite de la publication du rapport favorable d’un comité d’experts formé en 1965, le Parlement fédéral procède à l’octroi de droits de négociation collective à la plupart des fonctionnaires fédéraux. Le nouveau principe qui guide l’action de l’État en ce domaine est celui de l’intérêt public. La reconnaissance de la négociation collective demeure toutefois limitée, car elle exclut la dotation, les mesures administratives, le régime de retraite et l’indemnisation des lésions professionnelles.

Compte tenu de l’objet de notre article, nous nous concentrerons uniquement sur la troisième période, celle qui voit l’institution et le développement de la négociation collective dans le secteur public fédéral.

1.2 L’institution du régime de la négociation collective

Le contexte. En 1961, le Parlement adoptait une nouvelle Loi sur le service civil[12]. Cette dernière autorisait la tenue de consultations sur la rémunération avec les associations représentatives du personnel, mais le processus mis en place était long et complexe et obligeait celles-ci à discuter d’abord avec la Commission du service civil, pour reprendre la démarche pratiquement à zéro avec le Conseil du Trésor[13]. À partir de ce moment, les associations de fonctionnaires n’ont plus envisagé que la seule possibilité de la négociation collective : « By the early 1960s the staff associations, as disenchanted with these new consultative procedures as they had been with those that preceded them, decided to insist on their right to a system of direct negotiations : in other words, collective bargaining[14]. »

Le comité préparatoire. Les libéraux et le Nouveau Parti démocratique (NPD) ont appuyé cette aspiration à la syndicalisation dans la fonction publique. Lorsque le Parti libéral de Lester B. Pearson, soutenu par le NPD, est parvenu au pouvoir en 1963, le nouveau gouvernement s’est empressé de mettre sur pied le Comité préparatoire de la négociation collective, avec mandat de définir le cadre futur des relations de travail dans la fonction publique[15]. Sans faire allusion nulle part au principe désormais désuet, en ce domaine, de la souveraineté de l’État ou à la notion de la prérogative royale, le Comité préparatoire a recommandé l’adoption d’un processus formel de négociation collective. Donnant suite aux recommandations du Comité préparatoire, le Parlement a adopté la législation requise en 1967, laquelle reposait sur trois piliers législatifs, soit la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP)[16], la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[17] et la Loi sur l’administration financière[18].

1.3 La détermination des unités de négociation

Il nous faut maintenant aborder de manière plus précise le problème central de la détermination des unités de négociation. Ainsi que le font remarquer Jacob Finkelman et Shirley B. Goldenberg, ce problème ne se posait pas de la même manière dans le secteur public que dans le cas des secteurs d’activité régis par le Code canadien du travail[19]. En effet, l’État assumait à cet égard un double rôle, soit de législateur mais aussi d’employeur : son intérêt direct dans la question l’incitait à ne pas s’en remettre à la discrétion d’une commission des relations de travail — comme c’est le cas dans le secteur privé — pour se réserver plutôt l’initiative en ce domaine[20]. En outre, l’attribution d’une telle discrétion à la CRTFP aurait pu se traduire par une multiplicité de demandes contradictoires et de contestations administratives et judiciaires, ce qui aurait retardé d’autant la mise en place d’un système effectif de négociation collective. Enfin, toujours suivant Finkelman et Goldenberg, une détermination « à la carte » des unités de négociation aurait pu entraîner des difficultés majeures de gestion de la négociation collective par l’employeur, vu la complexité du système en résultant.

Deux approches pouvaient être considérées : opter pour l’imposition législative unilatérale de grandes unités générales de négociation, comme l’avait fait le Québec[21], ou laisser place à une plus grande diversité et pluralité des unités, fondée sur une lecture très fine de la notion de « communauté d’intérêts » liant les employés entre eux. Cette dernière option, favorisée par le Comité préparatoire, a été adoptée par le gouvernement fédéral : elle impliquait certes l’octroi d’une marge discrétionnaire à la CRTFP, mais se révélant sujette à une détermination précise par le législateur de certains critères devant guider la CRTFP dans ses choix[22]. L’article 32 (2) de la LRTFP 1967 précisait en effet ceci : « Lorsqu’elle détermine si un groupe d’employés constitue une unité habile à négocier collectivement, la Commission doit tenir compte, eu égard à la bonne application de la présente loi, des fonctions et de la classification des employés de l’unité de négociation proposée par rapport à tout mode de classification pour autant qu’il s’applique aux employés de l’unité de négociation proposée[23]. »

Par conséquent, une harmonisation étroite entre les classifications en vigueur dans la fonction publique fédérale et les unités d’accréditation regroupant les employés correspondants, comme nous l’avons mentionné, a présidé dès l’entrée en vigueur de la LRTFP 1967 à la reconnaissance des syndicats habilités à négocier collectivement. De cette manière, le gouvernement fédéral cherchait à éviter que des organisations syndicales rivales fassent appel à une diversité de principes contradictoires relatifs à la façon dont la CRTFP devrait délimiter les unités appropriées de négociation[24].

Antérieurement à l’entrée en vigueur de la LRTFP 1967, la CRTFP a révisé le système de classification des emplois : il en est résulté la description de 72 groupes occupationnels, dont devaient obligatoirement tenir compte les associations de salariés souhaitant obtenir l’accréditation à titre d’agents négociateurs. Quoique la CRTFP n’ait pas été liée par la description réalisée par la Commission de la fonction publique, elle s’y est conformée étroitement dans les faits[25].

Relevons que pendant la « période initiale » d’accréditation (laquelle a duré deux ans), des critères spécifiques gouvernaient la détermination des unités d’accréditation dans l’administration centrale (celle pour laquelle le Conseil du Trésor était directement l’employeur, par opposition aux organismes autonomes tel l’Office national du film). L’article 26 (4) de la LRTFP 1967 prévoyait en outre ce qui suit :

  • [L]a Commission ne peut décider qu’une unité d’employés dont Sa Majesté, représentée par le conseil du Trésor, est l’employeur constitue une unité habile à négocier collectivement que si cette unité est formée de

  • a) Tous les employés d’un groupe d’occupations ;

  • b) Tous les employés d’un groupe d’occupations autres que les employés dont les fonctions comprennent la surveillance d’autres employés de ce groupe d’occupations ;

  • c) Tous les employés d’un groupe d’occupations dont les fonctions comprennent la surveillance d’autres employés de ce groupe d’occupations[26].

Cependant même pour ces employés, à l’instar de l’ensemble des fonctionnaires visés par la LRTFP 1967, cette dernière prévoyait toutefois la possibilité de dérogations lorsque « cette unité de négociation ne permettrait pas une représentation satisfaisante des employés qui y sont compris et, pour cette raison, ne constituerait pas une unité d’employés habile à négocier collectivement[27] ». Il est important de souligner que cette possibilité a été introduite à la suite des représentations de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), qui demandait ce qui suit :

[T]o sever employees located in the Province of Québec from existing Canada-wide units. Linguistic and cultural problems characteristics of employees in the Province of Québec were said to have led to insufficient communications between the leadership of the incumbent bargaining agents and the employees concerned in the Province of Québec and resulted in inadequate service being rendered by the bargaining agents to these employees[28].

La CRTFP a rejeté cette demande, ce qui a donné lieu à de nombreuses controverses et mené la CSN à se retirer du Conseil canadien des relations du travail (CCRT). Des discussions ont eu lieu par la suite — ce qui a retardé l’adoption du projet de loi — entre le gouvernement fédéral et la CSN pour tenter d’accommoder celle-ci et ont conduit à l’introduction de l’article 26 (5) de la LRTFP 1967 :

Le paragraphe (4)[29] ne s’applique pas lorsque, lors d’une demande d’accréditation d’un agent négociateur pour une unité de négociation proposée :

l’association d’employés qui fait la demande, ou toute association d’employés dont les membres comprennent des employés de l’unité de négociation proposée, a produit à la Commission une opposition à la détermination d’une unité de négociation proposée en conséquence de la demande fondée sur la base spécifiée au paragraphe (4), pour le motif que cette unité de négociation ne permettrait pas une représentation satisfaisante des employés qui y sont compris et, pour cette raison, ne constituerait pas une unité d’employés habile à négocier collectivement, et que la Commission, après avoir considéré l’opposition, est convaincue qu’une semblable unité de négociation ne constituait pas, pour cette raison, une unité d’employés habile à négocier collectivement[30].

Cette disposition sera très importante, car elle sera lue conjointement avec les articles susmentionnés de la LRTFP 1967 et servira de base à la jurisprudence de la CRTFP en matière de fragmentation des unités d’accréditation dans la fonction publique fédérale, que nous allons maintenant analyser[31].

1.4 La fragmentation des unités de négociation et la décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique dans le cas des contrôleurs aériens du Québec

La question de la fragmentation des unités de négociation est capitale aux fins de notre étude, et le cas du Syndicat des contrôleurs aériens du Québec (SCAQ) revêt à cet égard une portée emblématique, vu une certaine proximité de l’enjeu avec celui qui est posé par la demande d’accréditation de l’AMPMQ (2018) — de même qu’avec celui qui a été soulevé devant la Commission canadienne des relations du travail (CCRT, ancêtre du CCRI, décision rendue en 1977) dans le cas de la fragmentation des unités de négociation à la SRC (que nous examinerons dans la section 1.5). En effet, dans tous ces cas, le libre choix des employés de même que des aspects linguistiques et culturels ont été soulevés.

Après l’adoption de la LRTFP en 1967, la CRTFP a été saisie, au fil du temps, de demandes de fragmentation des unités de négociation. S’inspirant, comme nous le verrons, de la position adoptée par d’autres commissions des relations de travail (dont le CCRT) au Canada, la CRTFP s’est montrée extrêmement réticente à fragmenter des unités nationales déjà existantes et elle a imposé au requérant, suivant ses propres termes, un fardeau de preuve très élevé. Nous ne nous attardons pas ici aux fondements normatifs (par exemple, le libellé de la loi en cause et son interprétation « juste ») de la position de la CRTFP[32], mais plutôt aux motivations concrètes de ses décisions, lesquelles tiennent à des considérations pratiques relevant des relations industrielles proprement dites.

1.4.1 Des précisions terminologiques (typologie)

Précisons ici la terminologie que nous emploierons dans la suite de notre étude. Dans tout système de relations industrielles, l’institution de processus véritables de négociation collective implique deux volets : la détermination d’un espace spécifique de négociation et la reconnaissance du caractère représentatif des agents négociateurs. C’est le premier volet, compte tenu de l’objectif de notre étude, qui retiendra principalement notre attention, tout en considérant évidemment le second volet, celui du caractère représentatif. Nous pouvons à cet égard opérer une distinction entre approche fonctionnelle et approche volontaire : ce sont bien sûr ici des types idéaux, qui peuvent donner lieu, en pratique, à des combinaisons multiples[33]. Aux fins de la détermination de l’agent négociateur, l’approche fonctionnelle n’entend faire appel qu’à des critères « objectifs », basés sur la structure de l’entreprise ou de l’établissement, la communauté des intérêts, etc. Par contre, l’approche volontaire se fonde avant tout sur le critère du libre choix des salariés visés, donc sur un critère « subjectif », à la condition bien sûr que le ou les syndicats auxquels adhèrent ceux-ci atteignent un certain niveau de représentativité.

Historiquement, les systèmes pluralistes de relations industrielles, lesquels se sont mis en place à l’origine surtout en Europe, reposent à cet égard sur une approche volontaire : la loi admet une pluralité d’agents négociateurs, ceux-ci intervenant dans la négociation collective, à la mesure toutefois de leur représentativité effective. En pratique, il n’est pas rare qu’un monopole de facto, découlant du libre choix des salariés cependant, se soit établi au bénéfice du syndicat très largement majoritaire : tel est le cas en Europe du Nord et en Allemagne, par exemple. La délimitation de l’espace de négociation — fréquemment la branche ou le secteur d’activité plutôt que l’entreprise ou l’établissement — est due généralement à des circonstances historiques liées au niveau des activités syndicales revendicatrices et à la formation d’associations d’employeurs correspondantes pour y faire face[34].

À l’opposé, le modèle Wagner — régnant à l’échelle de l’Amérique du Nord et impliquant un monopole de représentation accordé par la loi, pour une période déterminée, au seul syndicat majoritaire — fonde la délimitation de l’unité de négociation (dans le secteur privé, à l’échelle de l’entreprise ou de l’établissement) sur des considérants avant tout fonctionnels. Le libre choix des salariés (leur « volonté ») ne représente souvent qu’un critère secondaire, et disparaît à peu près complètement lorsqu’il est question de la fragmentation d’une unité de négociation. En raison du changement de paradigme qu’implique, depuis 2007, la constitutionnalisation au Canada du droit des rapports collectifs du travail[35], l’approche fonctionnelle du type Wagner se voit, dans une certaine mesure, infléchie par des éléments volontaires[36].

1.4.2 La décision de 1978 de la Commission des relations de travail dans la fontion publique : aspects généraux

La décision relative aux contrôleurs aériens au Québec. C’est à la lumière de ce cadre analytique qu’il convient d’examiner la décision de la CRTFP relative aux contrôleurs aériens du Québec[37], laquelle, vu l’objet de notre étude, revêt une grande importance. Observons d’emblée que cette décision se fonde entièrement sur l’approche fonctionnelle : elle ne contient aucun élément faisant droit à la perspective volontaire (le libre choix des salariés).

Dans une requête présentée en décembre 1976, le SCAQ demandait à la CRTFP de fragmenter l’unité de négociation nationale, dont l’agent négociateur était la Canadian Air Traffic Control Association (CATCA), afin de regrouper uniquement les employés relevant de ce groupe au Québec. À l’appui de sa demande, le SCAQ invoquait les conditions de travail spécifiques de l’unité proposée (le bilinguisme opérationnel), l’homogénéité du groupe relevant d’une autorité régionale bien reconnue au sein du ministère des Transports du Canada, le déficit de représentation appropriée par la CATCA, celle-ci témoignant d’une hostilité constante à l’égard de l’institution du bilinguisme dans le contrôle aérien au Québec, enfin le désir majoritaire des membres francophones de la CATCA de ne plus être représentés par celle-ci, mais bien par le SCAQ.

La requête du SCAQ a été rejetée unanimement par la CRTFP qui a siégé alors exceptionnellement en un banc de sept commissaires. Dans sa décision, la CRTFP rappelle les principes qui guident ses décisions dans le cas d’une requête en fragmentation de l’unité :

  • le texte de la Loi, en particulier l’article 26 (5) de la LRTFP 1967, lequel exige que l’unité de négociation ne permette pas une représentation satisfaisante des employés qui y sont compris ;

  • les fonctions et les classifications des employés visés, comme le précise l’article 32 (2) de la LRTFP 1967[38] ;

  • s’inspirant fortement de la jurisprudence des autres commissions de relations de travail au Canada et en particulier de celle du CCRT, le fardeau de preuve élevé requis de celui qui demande la fragmentation de l’unité ;

  • le fait que, à l’image du CCRT, la CRTFP penche « vers le maintien des unités de négociation établies englobant la totalité du service », d’autant que « le manque d’uniformité dans les conditions d’emploi parmi les différents services est plus difficile à justifier dans le cas de la Fonction publique que dans le cas du secteur privé. Pour ce motif, nous considérons que la Commission doit être en faveur d’unités qui s’étendent à travers toute la Fonction publique[39] » ;

  • la possibilité pour un requérant de démontrer le caractère insatisfaisant de la représentation fournie, notamment s’il y a discrimination systématique ou hostilité constante envers un groupe minoritaire d’employés[40] ;

  • le fait que la volonté des employés d’être représentés par un agent négociateur déterminé n’est pas un facteur à prendre en considération :

    [Le requérant] ne s’acquitte pas non plus [de son fardeau de preuve] en montrant simplement que les employés de l’unité proposée veulent être représentés par une autre association d’employés : on ne doit pas considérer une unité de négociation comme habile à négocier uniquement parce qu’elle correspond à une association d’employés qui réussit à recruter des adhérents dans un groupe d’employés[41].

1.4.3 Une analyse fonctionnelle

L’application de ces principes, uniquement fonctionnels comme la CRTFP le souligne elle-même[42], la conduit à rejeter, au terme d’une très longue analyse[43], la demande du SCAQ. Les motifs justifiant la décision de la CRTFP peuvent être regroupés en quatre catégories que nous détaillerons ci-dessous :

  1. la structure organisationnelle de l’entreprise ;

  2. la communauté d’intérêts des employés ;

  3. la représentation satisfaisante des contrôleurs aériens au Québec par l’agent négociateur national ;

  4. la stabilité et le bon déroulement des négociations collectives.

1.4.3.1 La structure organisationnelle de l’entreprise

La CRTFP prend grand soin de distinguer le cas des contrôleurs aériens au Québec de celui des employés de production de la SRC au Québec[44]. L’année précédente, ce cas avait été l’objet d’une décision historique du CCRT, qui faisait droit — en dépit de sa position de principe favorable aux grandes unités nationales de négociation — à la requête en fragmentation de l’unité pancanadienne. Nous le verrons plus loin (section 1.5), la CRTFP fait une lecture hautement réductrice et sélective de la décision du CCRT dans cette affaire, tout en affirmant partager la même approche, bien que les faits aient imposé, telle est l’opinion de la CRTFP, une solution différente.

Dans le cas des contrôleurs aériens, la CRTFP met en exergue l’élément suivant. Quoiqu’il existe une division régionale du contrôle aérien propre au Québec, ce secteur d’activité relève d’un système bien intégré à l’échelle du Canada, dirigé de manière centralisée : « La nature même du contrôle aérien, surtout sur un territoire aussi vaste que celui du Canada, suppose un réseau bien étudié de communications soumis à des modes d’opération déterminés et standardisés centralement[45]. »

1.4.3.2 La communauté d’intérêts des employés

La CRTFP souligne notamment les aspects suivants :

  • Tous les employés membres du groupe du contrôle aérien ont les mêmes fonctions et classifications, et les barèmes de traitement et les avantages sociaux sont identiques partout au Canada ;

  • La formation des nouveaux employés relève d’un centre unique d’entraînement sous l’autorité du ministère des Transports du Canada ;

  • Les contrôleurs aériens peuvent demander d’être mutés d’une région à l’autre partout au Canada. Certes, la CRTFP concède cependant au syndicat requérant que la mutation de contrôleurs aériens venant du reste du Canada vers la région administrative du Québec est hautement improbable, vu l’exigence de bilinguisme opérationnel pour travailler dans cette province ;

  • À propos du bilinguisme opérationnel qui n’est exigé que des contrôleurs aériens travaillant au Québec, la CRTFP estime que cet élément se révèle insuffisant, d’un point de vue technique objectif, pour fonder une communauté spécifique d’intérêts. Toutefois, étant donné les allégations du syndicat requérant relativement au caractère insatisfaisant de la représentation syndicale obtenue de la CATCA, c’est plutôt à cet égard que ce point doit être pris en considération (voir la section 1.4.3.3) ;

  • D’un point de vue fonctionnel, remarque la CRTFP, l’exigence du bilinguisme opérationnel au Québec n’entraîne pas de conditions de travail particulières[46], au sens où elles justifieraient le regroupement des employés visés en une unité distincte. Pour la CRTFP :

    Les seules implications de cette position la rendent insoutenable. Pour avoir quelque validité, elle devrait pouvoir être généralisée pour l’ensemble de la Fonction publique. Elle suppose que la désignation linguistique des postes (par l’employeur) produit une communauté d’intérêts, pour les titulaires de ces postes, qui justifie le détachement de ces employés de leur unité de négociation actuelle. La Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique ne désigne aucunement la langue de travail comme un des critères pour définir une unité de négociation[47].

1.4.3.3 La représentation satisfaisante des contrôleurs aériens au Québec par l’agent négociateur national

La CRTFP reconnaît, ce qui est l’évidence, que la CATCA a généralement adopté des positions défavorables au bilinguisme. La direction du syndicat national, indifférente au fait de heurter ses membres au Québec, a régulièrement refusé de signer la version française de la convention collective en vigueur : elle se distingue en cela de tous les autres agents négociateurs de la fonction publique fédérale[48]. La CATCA a tout fait pour contrecarrer — malgré la volonté de ses membres québécois — les efforts du ministère des Transports pour autoriser le bilinguisme dans le transport aérien au Québec, allant même jusqu’à organiser une grève pour dissuader le gouvernement fédéral d’agir en ce sens[49].

Cependant, la CRTFP estime que le SCAQ ne s’est pas déchargé du lourd fardeau de démontrer l’existence d’une discrimination à l’endroit de ses membres francophones[50]. Assimilant apparemment discrimination et répression de la liberté d’expression, la CRTFP estime que la CATCA, quoiqu’elle ait suspendu pour 6 mois le directeur régional du syndicat national qui avait exprimé son désaccord sur le bilinguisme, n’a pas — sauf en cette occasion — supprimé l’expression d’opinions minoritaires en provenance du Québec :

La preuve démontre clairement que les vues de la minorité dans la CATCA favorisant le contrôle aérien bilingue n’ont pas été supprimées. Elles ont été énoncées avec force à la CATCA comme dans les médias par divers porte-parole des contrôleurs aériens du Québec et elles ont, sans doute, exercé une influence qui a fait modifier la position de la CATCA. En outre, la CATCA n’a imposé aucune contrainte à ceux de ses membres québécois qui ont adhéré à l’AGAQ pour étayer les efforts de cette association en vue d’influencer la politique linguistique du gouvernement dans tous les domaines de l’aviation et, tout particulièrement, dans le contrôle aérien[51].

La CRTFP souligne au surplus que, même si le bilinguisme dans l’espace aérien n’a pas été reconnu au Québec, cela n’empêchait pas les employés de parler en français, au travail, à leur entourage : « Aucune preuve n’a démontré que la position de la CATCA concernant le bilinguisme dans l’exécution de certaines opérations de contrôle aérien a empêché ou tâché de dissuader ses membres de parler dans la langue officielle de leur choix à leurs compagnons ou à leurs surveillants, ou encore à d’autres employés dans l’entourage, eu égard aux caractéristiques de ceux qui travaillaient dans cet entourage[52]. »

En conclusion, la CRTFP juge que la représentation offerte par la CATCA à ses membres québécois, même si elle n’ait pas été « exemplaire », n’était pas insatisfaisante : « Bien que ses dirigeants puissent ne pas avoir assuré une représentation exemplaire à une grande partie des adhérents du Québec, la preuve n’a pas établi que l’agent négociateur titulaire n’assure pas ou ne peut assurer une représentation satisfaisante aux membres du groupe requérant en ce qui regarde les affaires qui tombent sous le coup de la Loi[53]. »

1.4.3.4 La stabilité et le bon déroulement des négociations collectives

S’il était fait droit à la demande du syndicat requérant, celui-ci, observe la CRTFP, ne représenterait que 16 p. 100 des membres de la classification des contrôleurs aériens à l’échelle nationale : « Quelle puissance aurait-il en ce qui regarde les affaires qui touchent aux négociations collectives ? Ne devrait-il pas s’en remettre très largement à la bonne disposition de l’employeur pour obtenir les avantages acquis par la CATCA à la faveur de son pouvoir de négociation[54] ? »

Outre cet argument relatif à la faiblesse présumée d’une nouvelle unité de négociation propre au Québec, la CRTFP met l’accent sur la complexité accrue possiblement imposée à l’employeur à l’occasion des négociations collectives, avec un risque d’introduction de disparités au sein de la même classification :

Les répercussions sur la stabilité et le bon déroulement des négociations collectives sont de nature plus inquiétante. Le morcellement proposé par le requérant va à l’encontre de tout le système de relations de travail dans la Fonction publique qui favorise l’existence de conditions communes d’emploi fondées sur un ensemble de classifications s’étendant à tout le service. Sauf pour des raisons impératives, permettre à des personnes, qui remplissent des fonctions identiques au sein du même appareil administratif, d’adhérer à des unités de négociation différentes représentées par des agents négociateurs différents prêterait à la création de disparités artificielles qui ne peuvent qu’ébranler tout l’édifice de la Fonction publique. Ce serait peut-être encourager le développement de stratégies dont les effets à long terme seraient néfastes au bon déroulement des négociations collectives. Il en résulterait aussi un nouvel accroissement du nombre d’unités de négociation pour l’employeur, appelé déjà à négocier avec environ 80 unités de négociation[55].

1.5 La décision du Conseil canadien des relations du travail dans le cas des employés de production de la Société Radio-Canada au Québec

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la CRTFP prend grand soin de différencier le cas des contrôleurs aériens de celui des employés de production de la SRC où le CCRT, devant des circonstances quelque peu similaires, avait fait droit à une requête en fragmentation de l’unité nationale[56]. Il convient maintenant d’analyser attentivement cette décision, laquelle présente un fort intérêt du point de vue de notre étude. La lecture réductrice de cette décision, faite un an plus tard par la CRTFP, est aussi riche d’enseignements : il apparaît clair que cette dernière, loin de défendre ainsi qu’elle le prétend la même approche, en passe sous silence des éléments fondamentaux et fait implicitement sienne l’opinion du membre dissident du banc du CCRT.

1.5.1 Les motifs invoqués par le syndicat requérant

Dans l’affaire des employés de production de la SRC au Québec, le syndicat requérant, soit le Syndicat des employés de production du Québec (SEPQ), invoquait trois motifs à l’appui de sa requête en fragmentation de l’unité : la décentralisation administrative des opérations de la SRC ; le désir des membres de l’unité ; enfin, les querelles intestines entre les sections locales de Montréal et de Toronto.

Nous reprenons ci-dessous ces trois éléments pour bien comprendre l’analyse du CCRT. Relevons d’emblée que cette décision repose à la fois sur des considérants fonctionnels et des considérants volontaires.

1.5.1.1 La décentralisation administrative des opérations de la Société Radio-Canada 

Le premier considérant se rattache bien sûr au critère de la structure organisationnelle de l’entreprise. La preuve met en relief les aspects suivants :

  • La structure de la SRC était à l’origine fortement centralisée. Toutefois, à partir de 1969, cette approche dite de « centralisation fonctionnelle » a été mise de côté, au profit d’une philosophie de décentralisation maximale ;

  • Dorénavant, la SRC sera séparée en deux grandes divisions, soit la Division des services en français, placée sous l’autorité d’un vice-président et directeur général (Montréal), et la Division des services en anglais, également sous l’autorité d’un autre vice-président et directeur général (Toronto). À ces deux grandes divisions se sont ajoutés une zone autonome (Ottawa) ainsi que des services spéciaux (service du Nord, service des forces armées et service de Radio-Canada international) relevant de leur propre direction ;

  • Les vice-présidents et directeurs généraux des deux divisions disposent de pouvoirs très étendus, notamment quant à l’administration et à la gestion des budgets considérables qui leur sont confiés ;

  • On trouve ainsi à Montréal un directeur des ressources humaines, dont le bureau a la charge d’embaucher des salariés, de voir à leur recyclage et de les promouvoir et de les former pour toute la Division des services en français ;

  • Au moment de la négociation des conventions collectives avec les employés syndiqués, tout projet de convention collective nationale qui est déposé par un syndicat est analysé par le directeur des ressources humaines de Montréal :

    Ceci en parallèle avec son pendant à Toronto dans la Division des services anglais et aussi en parallèle avec un représentant du secteur des relations industrielles du siège social […] les trois groupes recherchent ensuite un consensus sur une contreproposition. Sinon chacun remonte dans sa ligne d’autorité, soit jusqu’au vice-président et directeur général de la Division des services français d’une part, son vis-à-vis dans la Division des services anglais d’autre part, et dans le cas du secteur des relations industrielles du siège social, jusqu’au niveau du vice-président aux ressources humaines. Trois vice-présidents sont donc en présence pour établir un consensus. S’il fallait trancher, ce serait le vice-président exécutif [Ottawa] qui le ferait[57] ;

  • Les mesures disciplinaires relèvent de la compétence de la division visée : toutefois, la seule personne qui peut autoriser le renvoi d’un employé est le président de la SRC, sur recommandation de cette division ;

  • L’évaluation des emplois se fait de manière décentralisée au sein de chaque division ;

  • La production des émissions de langue française se réalise avant tout à Montréal, une fraction étant produite à Québec et Matane jouant un petit rôle. Lorsque la production en français s’effectue à Moncton ou à Winnipeg, par exemple, la division des services en anglais fournit le soutien technique requis, lequel est facturé à la division francophone. Une telle entente de réciprocité vaut également, à l’inverse, pour les émissions réalisées en anglais à partir de Montréal ;

  • La seule exception concerne la zone d’Ottawa, laquelle relève directement du vice-président directeur et produit de manière autonome des émissions en français et en anglais, sans devoir faire appel à l’une ou l’autre des deux grandes divisions ;

  • Il importe de noter que cette décentralisation n’est pas absolue : par exemple, les politiques générales de la SRC sont établies par le siège social à Ottawa et s’appliquent indifféremment au personnel francophone ou anglophone. La décentralisation concerne essentiellement la réalisation des programmes, suivant qu’ils sont produits dans l’une ou l’autre langue ;

  • Enfin, le CCRT relève le pluralisme syndical déjà présent à la SRC, qui fait que celle-ci, sa division francophone notamment, doit négocier avec une pluralité d’associations[58], telles que l’Association des réalisateurs, l’American Federation of Musicians, l’Union des artistes, la Société des auteurs ou l’Association des correspondants à l’étranger (siège social d’Ottawa).

1.5.1.2 Le désir des membres des unités syndicales 

Le deuxième considérant repose en partie sur le critère du libre choix des salariés, mais il touche aussi à des éléments fonctionnels, tels que la communauté effective des intérêts et le bon déroulement de la négociation collective. Le CCRT souligne les éléments de preuve suivants :

  • Il existe trois sections locales d’importance au sein de l’unité nationale des employés de production relevant du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) : la section locale de Toronto, celle d’Ottawa et celle de Montréal ;

  • La section locale de Toronto, témoignant devant le CCRT, représente 650 employés de production. Elle se dit constamment en conflit avec la section locale de Montréal, au point d’avoir recommandé au SCFP de restructurer son organisation à la SRC, pour épouser la structure interne de l’entreprise et ses deux grandes divisions. À l’appui de cette recommandation, la section locale de Toronto invoque « [l]es énormes différences qui se perpétuent entre les divisions des services anglais et français au niveau des besoins respectifs issus des différences de culture, dans la façon de vivre, dans les idéologies, dans les traditions, les antécédents, les voeux et les croyances politiques[59] ». Suivant le porte-parole de la section locale de Toronto, ces différences se manifestaient notamment sur le plan linguistique, mais aussi quant aux conditions de travail revendiquées, rattachées quant à Montréal à des aspirations à un style de vie différent. Pour ce porte-parole, la négociation séparée semblait la seule solution réaliste.

1.5.1.3 Les querelles intestines entre les sections locales de Montréal et de Toronto

Le troisième et dernier considérant invoqué par le requérant peut être vu comme touchant à la stabilité et à la fonctionnalité des relations du travail, ainsi qu’à la qualité de la représentation offerte par le SCFP. Voici les constats que met en exergue le CCRT :

  • Le syndicat requérant invoque une sous-représentation des membres québécois au sein des organes directeurs du SCFP à la SRC, ainsi qu’une sous-représentation de la section locale de Montréal au sein du Comité national des griefs par rapport à la section locale de Toronto ;

  • La lourdeur et la complexité du processus de la négociation au sein du SCFP, jointes aux différences fondamentales de pensée entre les sections locales de Montréal et de Toronto, ont conduit à des compromis insatisfaisants du point de vue des employés québécois, notamment quant aux formules d’augmentation de salaires, à l’ancienneté, aux heures de travail et de repas de même qu’à l’évaluation des emplois ;

  • Au surplus, « [l]e requérant s’en prend à l’inefficacité du Comité national des griefs sur le plan de la procédure qui était trop lourde et encombrante et qui suscitait des délais inacceptables. Ce qui a donné lieu d’ailleurs à une pratique ad hoc selon laquelle, dans plusieurs cas, l’organisme national a délégué au niveau local le droit de discuter, trancher et même faire arbitrer un grief directement sans avoir à passer par l’organisme national[60] » ;

  • En conséquence, les différends se règlent fréquemment à l’échelle locale, par une entente directe entre la section locale de Montréal et la division de langue française de la SRC.

1.5.2 La décision du Conseil canadien des relations du travail

Les principes généraux

Le CCRT souligne d’emblée ne pas être lié par ses propres précédents, quoique généralement il les prenne en considération :

Cette politique se justifie par l’expérience du Conseil à l’effet que toute et chacune des causes en est une d’espèce. Les buts recherchés par le législateur et la complexité des intérêts en jeu impliquent que le Conseil doit conserver une grande flexibilité pour réconcilier tous les éléments dans chaque cause afin d’assurer les résultats les plus conformes à des relations ouvrières harmonieuses et fructueuses[61].

Le CCRT n’a pas à déterminer dans un cas donné l’unité de négociation la plus appropriée, mais seulement à s’assurer, tout simplement, que l’unité proposée convient ; il dispose cependant à cet égard des larges pouvoirs discrétionnaires qui lui sont conférés par la Loi.

En outre, le CCRT tient compte du libre choix des employés d’adhérer au syndicat qui bénéficie de leur appui. Compte tenu cependant de la pluralité de paramètres à considérer, c’est le CCRT, fort de ses larges pouvoirs discrétionnaires, qui détient le dernier mot en matière de détermination de l’unité appropriée de négociation.

Enfin, le CCRT attache une grande importance à la structure organisationnelle de l’entreprise dans sa détermination des unités appropriées de négociation. Il souligne à cet égard les quatre critères suivants :

  • 1) Les opérations d’un employeur ne doivent pas être gênées ou handicapées par la détermination d’une unité de négociation qui ne respecte pas le genre spécifique d’opérations dudit employeur.

  • 2) En général, les commissions de relations ouvrières ont eu tendance à favoriser une unité de négociation unique dans une entreprise donnée. À l’expérience, ceci permet une meilleure efficacité administrative et évite la dispersion des ressources d’un employeur qui doit négocier plus qu’une convention collective. On retrouve les mêmes avantages du côté syndical.

  • 3) La latitude d’un employeur de transférer latéralement ou de promouvoir les employés est grandement favorisée grâce à une unité de négociation unique. Ceci tend à rendre les opérations d’un employeur plus efficaces.

  • 4) Une unité de négociation unique dans des conditions idéales est l’un des meilleurs gages de stabilité industrielle parce que, par exemple, il n’y aurait qu’un arrêt de travail à l’occasion de la négociation d’une convention collective au lieu d’une cascade d’arrêts de travail génératrice de chaos pour de longues périodes de temps[62].

L’application à la situation de la Société Radio-Canada

Nous examinerons ci-dessous les catégories analytiques indiquées à la section 1.5.3, en y ajoutant toutefois le critère du libre choix des employés, mis complètement à l’écart dans la décision de la CRTFP relative au contrôle aérien au Québec, mais auquel le CCRT avait accordé une importance significative dans le litige antérieur concernant les employés québécois de production de la SRC.

1.5.2.1 La structure organisationnelle de l’entreprise 

Le CCRT rappelle l’importance du changement survenu dans les structures administratives de la SRC. Quoiqu’elle soit visée par un certificat unique d’accréditation, la SRC a subséquemment mis en place deux grandes divisions à peu près d’égale importance. Ce mouvement de décentralisation n’a pas manqué de produire des effets significatifs sur l’aménagement des relations de travail dans l’entreprise. Ainsi, la division de langue française est directement chargée de l’embauche, de la formation, du perfectionnement et de la promotion des employés. La négociation collective relève en partie à tout le moins des pouvoirs délégués à cette division. Il en va de même pour la discipline et le traitement des mésententes.

1.5.2.2 La communauté d’intérêts des employés

À cet égard, le CCRT se limite à constater qu’il n’existe pas de transferts latéraux des employés d’une division vers une autre, vu la démarcation fondée sur des critères linguistiques. Au surplus, la preuve ne révèle pas que cette absence de flexibilité nuise à l’efficacité des opérations de l’employeur.

1.5.2.3 La qualité de la représentation offerte par l’agent négociateur national

Le CCRT considère que la preuve produite par le syndicat requérant ne démontre pas l’existence d’un déficit de représentation appropriée par le SCFP :

Il est évident qu’au sein de cette unité de négociation, il s’est soulevé plusieurs querelles et disputes. Cependant, selon le Conseil, la majorité d’entre elles furent provoquées par les agissements du local de Montréal et dans certains cas par son inaction. Par exemple, il y a eu cette prétention que les négociations du côté syndical étaient d’un laborieux intolérable à cause de la nécessité de marier une façon de penser du local de Montréal considérablement différente de celle du reste de l’unité, au sujet des revendications portant sur les formules salariales et de conditions de travail. Et on a suggéré que c’était le résultat de cultures et d’idéologies différentes. Nous ne sommes pas d’accord avec cette position. Il est apparent que le syndicat intimé a poussé les autres éléments de l’unité très loin dans la voie des compromis afin de satisfaire les désirs des membres du local de Montréal[63].

1.5.2.4 La stabilité et le bon déroulement des négociations collectives 

Le CCRT reconnaît que la fragmentation d’une unité d’accréditation peut être considérée a priori comme un facteur d’affaiblissement du rapport de force dans la négociation collective. Toutefois, il traite de cette question en fonction de l’historique des négociations collectives à la SRC. Or, on ne doit pas parler ici d’une « unité industrielle », mais plutôt d’une mosaïque d’unités de négociation, dont plusieurs comptent un nombre très réduit de membres, bien inférieur au nombre d’employés qui appuient la requête du SEPQ. Voici ce qu’écrit le CCRT à ce propos :

Il existe depuis toujours chez cet employeur une foule d’unités de négociation dont plusieurs ne sont pas « nationales ». Même avant la décentralisation des années soixante-dix, il avait adapté son système de relations ouvrières pour négocier avec une pluralité d’agents négociateurs. De plus, de son propre chef, il a créé récemment les leviers administratifs et de gérance nécessaires pour traiter avec ses employés dans deux Divisions bien distinctes et qui agissent d’une façon autonome. Enfin, la Société a déclaré qu’elle n’avait pas d’objection à l’encontre de la présente requête, et qu’elle croyait que l’unité proposée serait viable au sens où elle l’entendait en matière d’accréditation. Ceci n’est pas le langage d’un employeur qui craint d’être gêné ou handicapé dans ses opérations s’il y avait création de l’unité de négociation séparée telle que proposée. Et ceci ne surprend pas lorsque l’on étudie l’histoire des relations ouvrières de cette entreprise[64].

Compte tenu par ailleurs des luttes opposant en particulier les sections locales de Montréal et de Toronto, il est loin d’être évident que le maintien d’une unité formelle pancanadienne favorise la position de force des négociateurs syndicaux à la table des négociations. Au contraire, la fragmentation de l’unité pancanadienne pourrait revigorer cette présence syndicale :

[L]a preuve a révélé qu’il y avait un nombre de sujets de négociations où il existe des différences profondes entre la pensée des employés des services anglais et celle des employés des autres centres. Il paraît donc évident qu’une unité de négociation séparée négocierait ces sujets avec avantage. Et il se pourrait fort bien qu’advenant fragmentation, les unités de négociation forment un cartel pour négocier certains items d’intérêt commun. Le tout pourrait créer un climat de négociation sain, plus vigoureux et garant de relations industrielles plus fructueuses[65].

Enfin, le CCRT souligne que, compte tenu de la grande diversité d’unités avec lesquelles négocie déjà la SRC, l’ajout d’une unité concernant la production au Québec n’accroît pas de beaucoup la possibilité que l’employeur soit aux prises avec une escalade d’éventuels mouvements de grève.

1.5.2.5 Le libre choix des employés

À l’égard du libre choix des employés, le CCRT constate le fait suivant :

Le requérant s’est assuré l’appui d’une majorité écrasante des employés dans l’unité de négociation qu’il prétend être appropriée. Ces employés qui ont déserté les rangs du syndicat intimé sont pourtant les mêmes qui, quelques années auparavant, avaient le mieux épaulé le remplacement de l’agent négociateur précédent soit l’I.A.T.S.E. par le Syndicat canadien de la fonction publique. Même si le Conseil est également conscient du fait que c’est presqu’exclusivement à Montréal que l’unité de négociation proposée recrute ses supporteurs, le désir des employés est clair[66].

Le CCRT tient compte en outre de l’attitude des employés de production des sections locales de Toronto et d’Ottawa. En particulier, la section locale de Toronto ne voit guère de solution de rechange réaliste, vu les difficultés vécues actuellement, à l’accréditation du syndicat requérant.

Enfin, le CCRT réitère la grande importance qu’il accorde au libre choix des salariés : « Le désir des employés a toujours été l’un des critères qu’il faille considérer dans la détermination d’une unité de négociation appropriée. Ce Conseil a toujours reconnu ce facteur[67]. »

En raison de l’ensemble de ces facteurs, le CCRT fait droit à la demande du requérant : il accorde ainsi une accréditation distincte au syndicat qui représente les employés de production relevant de la Division des services en français. Toutefois, étant donné que la production en français pourrait éventuellement déborder les frontières du Québec, le nouveau certificat d’accréditation est formulé de manière à ne pas se limiter aux employés québécois.

1.5.3 L’utilisation de la décision du Conseil canadien des relations du travail par la Commission des relations de travail dans la fonction publique dans l’affaire des contrôleurs aériens au Québec

En mettant en parallèle les décisions respectives de 1977 et de 1978 du CCRT et de la CRTFP, nous n’avons aucunement pour objectif d’évaluer la justesse ou la validité de ces décisions, mais uniquement de bien marquer la différence fondamentale d’orientation entre les deux approches. Comme nous l’avons précédemment souligné, alors que la CRTFP opte exclusivement pour une approche fonctionnelle, le CCRT choisit ce que l’on peut qualifier d’approche mixte, en associant à la fois des éléments fonctionnels et des éléments volontaires, par référence aux idéaltypes définis ci-dessus.

Dans sa décision de 1978 sur les contrôleurs aériens, la CRTFP consacre des développements significatifs à l’affaire des employés de production de la SRC. Voici un résumé des commentaires rédigés à cet égard par la CRTFP. Rappelons au préalable que celle-ci accorde une grande importance à la jurisprudence du CCRT en matière de fragmentation des unités, dont elle dit s’inspirer.

La CRTFP mentionne que trois motivations étaient invoquées par le syndicat requérant dans l’affaire Syndicat des contrôleurs aériens du Québec et Canada (Conseil du Trésor) (Groupe des contrôleurs aériens — Catégorie technique). Le second point que nous avons analysé ci-dessus est présenté par la CRTFP en ces termes : « Le deuxième point qui a motivé la demande a été l’allégation de difficultés qu’on avait rencontrées au cours des négociations par suite des différences d’intérêts et de vues des employés de production dans les divisions des services français et anglais[68]. »

Cette manière de présenter la situation nous apparaît inexacte. Le CCRT indique bien dans sa décision que ce second motif porte sur le « désir des employés » : cet infléchissement est caractéristique de la volonté de la CRTFP de n’accorder aucune pertinence au libre choix des employés, pour ne considérer que des critères fonctionnels au sens de notre typologie[69].

Suivant la CRTFP, « le Conseil canadien des relations ouvrières a bien précisé qu’il n’avait pas été persuadé par la déclaration que l’unité nationale existante n’était pas viable à cause des “querelles” qui divisaient la section locale de Montréal et les autres sections locales[70] ». Si ce motif avait été le seul, ajoutait de fait le CCRT, il aurait dû rejeter la requête en fragmentation de l’unité.

Bien que cette dernière remarque soit formellement exacte, la formule annonce néanmoins la décision de la CRTFP de réduire les enjeux portant sur les droits linguistiques fondamentaux des employés du Québec à de simples « querelles » entre la direction de la CATCA et la section locale de Montréal, ce qui est une façon pour le moins réductrice de présenter les choses[71].

La CRTFP souligne que « le facteur principal qui a amené le Conseil à permettre le morcellement de l’unité de négociation était les témoignages relatifs à la décentralisation des activités de production de la Société Radio-Canada[72] ». Elle fait ici sommairement référence à la décision de la SRC de mettre sur pied deux divisions, à peu près d’égale importance, en matière de production, ce qui aurait justifié la fragmentation de l’unité nationale représentée par le SCFP[73].

Le CCRT, invoque la CRTFP, n’a pas accepté la déclaration du requérant selon laquelle la Division des services en français de la SRC devrait se limiter au territoire de la province de Québec :

En faisant remarquer que la division structurale de la Société Radio-Canada ne reposait pas sur un territoire particulier, mais était principalement motivée par « la production de programmes français et anglais », le Conseil a dit qu’« il ne pourrait admettre une unité de négociation séparée pour les employés de production de la Division des services français qui ne s’étendrait pas à tous les centres de production tombant sous la juridiction de cette Division au Canada »[74].

La CRTFP met en exergue la dissidence d’un membre du CCRT, qui aurait à tort insisté sur la prise en considération des facteurs culturels, sociaux et historiques dans le cas de la SRC :

Un des membres du Conseil, qui était d’accord avec cette décision, a rédigé un addenda dans lequel il évoquait dans des « notes supplémentaires » ses vues concernant les facteurs historiques, sociaux et psychologiques pour appuyer la position qu’on avait définie. Le président du Conseil, d’accord avec les deux autres membres de la majorité, s’est exprimé en ces termes en manifestant son désaccord avec ces « notes supplémentaires » : « Je ne peux malheureusement pas y souscrire d’une façon générale. Plus spécifiquement, à mon sens, l’introduction qu’il fait des facteurs de climat social, d’idéologie et de positions socio-politiques des parties dans les relations de travail, dont il allègue qu’ils sont des composantes, est mal avisée. Je ne partage pas son point de vue que ces facteurs aient leur place dans les considérations de ce Conseil »[75].

En citant cet extrait de la décision du CCRT, la CRTFP prépare le terrain en vue de sa propre prise de décision, où elle écarte les facteurs sociaux, historiques et volontaires en les jugeant dénués de toute pertinence. Or, il nous semble que la position du CCRT est beaucoup plus nuancée. En fait, ce qui a paru inacceptable à la présidence du CCRT dans les propos du membre en question (Norman Bernstein) tient avant tout à sa prise de distance, un peu étonnante de la part d’un membre d’un tribunal administratif du travail, à l’égard d’une approche des problèmes qui repose avant tout sur l’apport du droit et des relations industrielles[76].

La prise en considération de ces éléments permet à la CRTFP d’en arriver à la conclusion suivante :

Ce sont là des facteurs qui établissent une distinction fondamentale entre le cas qui nous occupe et le cas récent de la Société Radio-Canada, cas dans lequel le besoin de produire des programmes en anglais et en français [a] conduit à l’établissement formel de deux divisions de production relativement autonomes. La décision du Conseil canadien des relations ouvrières de créer une nouvelle unité de négociation était fondée sur les réalités structurales du processus de production et non sur les différences de langue comme telles ou des tensions internes du syndicat titulaire[77].

Une fois encore, la CRTFP donne une tournure univoque à la décision du CCRT, dont la complexité se voit réduite à un seul facteur, soit la structure (décentralisée) du processus de production à la SRC. À notre avis, cela ne reflète pas correctement cette décision où la prise en considération de la volonté des salariés, entre autres, joue aussi un rôle significatif.

En fait, sans y faire le moindrement allusion, la CRTFP se rallie à l’essentiel de l’opinion dissidente d’un membre du CCRT. En effet, dans des motifs détaillés, Me Arsenault invoquait notamment le risque de « balkanisation » de l’unité, élément auquel la CRTFP accorde explicitement une grande importance : « lorsque le requérant tente de “balkaniser” une unité en détachant une parcelle, la difficulté s’accroît considérablement. On a dit du morcellement de ce genre d’unités qu’il constituait un recours “extraordinaire” et que les motifs à l’appui devaient être impératifs[78] ».

Le membre dissident insistait également sur la lourdeur accrue de la preuve qui incombe au requérant en cas de demande de fragmentation, élément auquel la CRTFP se réfère également dans des termes similaires, alors que le CCRT ne s’est guère étendu sur le sujet[79]. De même, ce membre accorde beaucoup d’importance à la stabilité et à l’efficacité des négociations collectives : il présume en effet que le maintien d’une unité nationale entraîne nécessairement un juste équilibre des forces entre les parties à la négociation collective, objectif qui serait miné par un morcellement de l’unité[80]. Cette position sera reprise presque textuellement par la CRTFP, alors que le CCRT, dans sa décision de 1977 et après une étude minutieuse de la preuve, avait conclu à l’inverse, c’est-à-dire que la création d’une unité spécifique pour la division francophone redonnerait un dynamisme certain à la négociation collective à la SRC.

Le membre dissident rejette en outre, et la CRTFP le fera également en 1978, la légitimité d’une prise en considération, comme variable spécifique, de la volonté des employés de s’affilier à un syndicat plutôt qu’à un autre :

En l’absence de preuves, si ce n’est celle de leur désir, que les membres de l’unité de négociation proposée partagent une communauté d’intérêts dans les relations du travail à laquelle ne communient pas les autres employés de l’unité en place, la seule expression de leur désir n’a pas grand poids en ce qui concerne l’établissement d’une unité de négociation habile à négocier collectivement[81].

Précisons qu’à nos yeux il n’est pas question de distribuer rétroactivement des blâmes à la CRTFP ou au CCRT pour des décisions rendues il y a 40 ans, ni d’évaluer rétrospectivement si ces dernières étaient « justes » du point de vue juridique, compte tenu du droit en vigueur à l’époque. Par diplomatie sans doute, la CRTFP s’est refusée à dire explicitement son désaccord par rapport à l’orientation prise par le CCRT dans un cas (partiellement) analogue à celui des contrôleurs aériens au Québec. Cependant, la lecture comparée des deux décisions, dissidences comprises, révèle clairement la présence de deux orientations nettement distinctes, soit l’approche purement fonctionnelle (CRTFP), qui n’accorde aucune pertinence au libre choix des employés, et l’approche « mixte » (CCRT), qui associe à la fois des considérants fonctionnels et des considérants volontaires, où l’on tient compte, entre autres, de la volonté et du libre choix des membres des syndicats visés.

1.6 Une synthèse

En combinant l’essentiel des critères mis en évidence au moyen de l’analyse comparée des décisions dans le cas des affaires Syndicat des contrôleurs aériens du Québec et Syndicat des employés de production du Québec v. Canadian Broadcasting Corporation, tout en nous appuyant sur notre connaissance de l’évolution ultérieure de la jurisprudence au fédéral et au Québec, nous obtenons le tableau 1. Notons que nous y distinguons les termes « dimensions » et « indicateurs » selon les critères courants en sciences sociales[82].

Tableau 1

Critères de détermination des unités appropriées de négociation

Critères de détermination des unités appropriées de négociation

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Ces divers concepts, dimensions et indicateurs nous livrent un modèle d’analyse détaillé que nous appliquerons, à titre d’illustration, à l’étude du cadre actuel des relations de travail à la GRC.

L’analyse causale. La sociologie compréhensive du droit[83] ne vise pas qu’à l’établissement de typologies : elle cherche à comprendre les mobiles de l’action et à établir, si cela est possible, des rapports de causalité (sur un mode probabiliste, et non déterministe)[84] entre les phénomènes sociaux. Que pouvons-nous en dire à ce stade ?

Les mobiles de l’action. Si l’on considère les mobiles des acteurs, y compris des décideurs, les données réunies sont insuffisantes pour prétendre expliquer causalement, de manière générale, le choix entre une approche fonctionnelle, volontaire ou « mixte ». Nous pouvons toutefois tracer des affinités électives entre ces approches et certains types de la pensée juridique[85]. Dans des études antérieures, nous avons distingué entre les conceptions formaliste, instrumentale et axiologique de la pensée juridique, au regard par exemple de l’interprétation des normes constitutionnelles[86]. La perspective formaliste relève d’une « jurisprudence des concepts » et évite en particulier la prise en considération des faits sociaux et, plus encore, des valeurs en jeu. La perspective instrumentale (réalisme juridique, jurisprudence des intérêts) s’appuie plutôt sur l’examen de certains faits sociaux, mais elle entend se livrer à une analyse objective, en écartant en principe toute décision fondée sur un choix de valeurs. Enfin, la perspective axiologique (jurisprudence des valeurs), laquelle admet implicitement du moins une certaine subjectivité, fait appel avant tout au respect de certaines valeurs fondamentales jugées prééminentes. Au regard de ces types purs de pensée juridique, des affinités électives peuvent être tracées entre perspective instrumentale et approche fonctionnelle de la détermination des unités de négociation (la décision relève d’un examen objectif d’où sont exclus les motifs de l’action) de même qu’entre perspective axiologique et approche volontaire de cette question (la décision doit respecter la valeur fondamentale qu’est le libre choix des salariés). Pour pousser davantage en direction d’une analyse causale, nous devrions toutefois procéder à une analyse plus fine des mobiles des acteurs, ce qui outrepasse les limites de notre étude.

Les effets des décisions. En revanche, il est possible de tracer certaines relations causales entre les décisions, suivant qu’elles sont fondées sur des considérants fonctionnels ou volontaires (ou une combinaison des deux), et leur effectivité sociale. Certes, une analyse approfondie serait requise ici, pour écarter tout risque de conclusions hâtives ou impressionnistes. Cependant, nous pouvons formuler certaines hypothèses, en prenant en considération quelques cas types, y compris les affaires Syndicat des contrôleurs aériens du Québec et Syndicat des employés de production du Québec, analysées plus haut.

À l’évidence, la décision d’un tribunal administratif du travail (ou d’une cours de justice intervenant en révision judiciaire ou autrement) d’accorder ou de rejeter une requête en accréditation, en fragmentation ou en fusion de l’unité, en fonction de son jugement sur ce qui constitue dans les circonstances une unité appropriée de négociation, revêt une importance capitale du point de vue de la vie associative des employés visés, de leurs conditions d’emploi, de la dynamique de la négociation collective et, suivant le cas, du fonctionnement interne de l’entreprise ou de l’organisation, de son fonctionnement administratif et, le cas échéant, de sa performance économique.

Il nous est évidemment impossible de passer en revue tous les éléments énumérés précédemment dans notre étude, mais nous pouvons rappeler ici l’effet d’un certain nombre de décisions d’importance, en nous limitant à la dimension « vie associative » :

  • La décision de 1978 de la CRTFP a mis fin non seulement à l’existence du SCAQ, mais aussi, graduellement, à tout le mouvement québécois visant les « gens de l’air » au Québec ;

  • Par contre, la décision de 1977 du CCRT a permis de maintenir et également de renforcer la vie associative à la SRC : elle a favorisé une dynamique vigoureuse de la négociation collective concernant la SRC au Québec ;

  • Dans un autre contexte — d’où étaient absents les facteurs linguistiques et culturels qu’ont présentés les cas du SEPQ et du SCAQ —, le CCRT a fait droit en 1997 à la demande de l’employeur relativement à une requête en fusion des accréditations à Via Rail, concernant respectivement les mécaniciens de locomotive et les chefs de train[87]. Ceux-ci étaient représentés par deux syndicats rivaux, soit la Fraternité internationale des ingénieurs de locomotive (FIIL) et les Travailleurs unis des transports (TUT) : à la suite de la tenue d’un scrutin de représentation, le syndicat (la FIIL) parlant au nom des mécaniciens, plus nombreux, est devenu l’unique agent négociateur pour les deux groupes. Les négociations collectives qui ont eu lieu ultérieurement, dans un contexte de fortes restrictions budgétaires pour Via Rail, ont favorisé systématiquement les mécaniciens de locomotive : en fait, la plupart des chefs de train ont perdu leur emploi. Il s’en est suivi une interminable bataille judiciaire devant le CCRT (devenu le CCRI en 1999) et les cours fédérales, les ex-chefs de train invoquant avec succès, mais pendant longtemps sans résultat tangible, un manquement discriminatoire de la FIIL à son devoir de représentation[88]. Ce cas est extrêmement complexe, et la décision initiale du CCRT — que l’on peut rétrospectivement trouver malheureuse — a largement subi l’influence de la volonté manifestée alors par l’employeur qui souhaitait créer une nouvelle classification d’emploi pour tous les employés visés, ce qui ne se concrétisera pas par la suite. Bien qu’il ne ressorte pas clairement des décisions consultées que les chefs de train aient souhaité initialement maintenir une association distincte, il nous paraît que toute cette saga aurait pu être évitée, ou du moins minimisée, si le TUT avait été admis à participer directement aux négociations, au minimum durant une phase initiale de transition ;

  • Dans l’affaire Confédération des syndicats nationaux c. Québec (Procureur général)[89], les syndicats requérants invoquaient l’inconstitutionnalité de la Loi concernant les unités de négociation dans le secteur des affaires sociales et modifiant la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic (projet de loi no 30)[90], ayant réorganisé toutes les unités de négociation dans le secteur de la santé et des services sociaux, à la seule initiative du gouvernement du Québec et en l’absence de toute consultation préalable effective des intéressés. Antérieurement au projet de loi no 30, le régime d’accréditation des associations de salariés dans le secteur de la santé et des services sociaux était régi par le régime général prévu dans le Code du travail du Québec. Le projet de loi no 30 décrétait d’autorité le regroupement de tous les salariés, quelle que soit leur allégeance syndicale, au maximum en 4 unités d’accréditation par établissement : alors qu’il existait antérieurement 3 542 unités de négociation pour 425 établissements, il n’en restait plus que 782 après l’adoption de cette loi[91]. Ce bouleversement législatif du régime d’accréditation dans le secteur de la santé et des services sociaux a entraîné à l’évidence de multiples impacts négatifs sur la vie associative dans ce secteur. La Commission des relations du travail (CRT) le soulignait dans une décision de 1995[92] :

    Il n’est pas étonnant que le dépôt du projet de Loi 30 ait entraîné une levée de bouclier des associations qui représentent les salariés du secteur des affaires sociales. Cette loi aura assurément, du moins à court terme, des effets perturbateurs et négatifs pour un grand nombre de salariés et plus particulièrement pour la plupart des associations qui les représentent. Une preuve éloquente en a été faite. La loi apporte une solution draconienne (l’imposition d’unités de négociation sans égard à la volonté des salariés) à un problème (la multiplicité des unités dans certains établissements) à propos duquel les autorités gouvernementales avaient indiqué aux principales organisations syndicales qu’il ne s’agissait pas, hormis les cas de chevauchement, d’un irritant majeur. Elle impose même, à la suite d’amendements de dernière minute, la cohabitation dans une même unité de négociation de catégories d’emploi dont les relations interprofessionnelles n’ont pas été marquées, au cours des dernières années, par une grande communauté de vues sur certaines questions. L’exemple des infirmières et des infirmières auxiliaires et celui des diététistes et des techniciens en diététique en sont les plus évidents[93].

Par effet du projet de loi no 30, certains syndicats existant de longue date ont été voués à disparaître. Tel a été le cas du Syndicat professionnel des diététistes et nutritionnistes du Québec, lequel avait été fondé en 1970 et comptait 1 250 membres au moment de l’entrée en vigueur de la Loi. Est également disparue, par effet de cette loi, l’Association professionnelle des inhalothérapeutes du Québec, laquelle représentait 2 500 techniciens en inhalothérapie et techniciens en fonction respiratoire dans les établissements du réseau de la santé. Enfin, les infirmières et les infirmières auxiliaires, dont l’historique a été marqué de multiples tensions réciproques, ont été obligées de fusionner au sein d’une même unité de négociation. Accordant une grande importance au libre choix par les salariés de leurs associations représentatives, la Cour supérieure a estimé notamment ceci :

La prédétermination des catégories d’emploi pouvant constituer une unité de négociation dans la Loi est intrinsèquement liée au processus de négociation collective. Le Tribunal conclut que la Loi constitue une ingérence de l’État dans la négociation collective, puisqu’elle ne permet plus aux employés qui le désirent de s’unir, comme bon leur semble, pour former une association qui veillera sur ce qu’ils considèrent être des intérêts communs et, parfois, force même l’union entre salariés qui ont des intérêts opposés[94].

Le jugement de la Cour supérieure a cependant été écarté par la Cour d’appel du Québec dans un arrêt rendu en 2011[95]. Cette dernière fait alors grand état de la notion d’« impossibilité » d’accès à un régime de négociation collective développée dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser[96], qui a paru marquer un certain recul dans l’orientation de la Cour suprême à la suite de l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique de 2007[97]. De surcroît, la Cour d’appel semble reléguer complètement à l’arrière-plan le critère du libre choix des salariés, pour s’en remettre quasi exclusivement à des critères « objectifs » et fonctionnels — suivant notre terminologie — dans sa détermination des unités appropriées de négociation :

Même dans le meilleur des cas, là où le modèle Wagner a cours, la détermination de l’unité de négociation n’est jamais un simple attribut de la liberté d’association. Il faut à l’association l’accord de l’employeur pour tirer parti d’une disposition comme le paragraphe 28a) du Code du travail, et autrement, malgré la souplesse de la notion d’unité appropriée qui se distingue comme on le sait de la notion d’unité « la plus appropriée », la détermination de ce qui est approprié s’effectue à partir de considérations objectives : la volonté des salariés n’est que l’un des douze critères et sous-critères répertoriés dans la décision maintenant classique sur ce point, Syndicat national des employés de Sicard[98].

Ces quelques cas indiquent suffisamment que l’adoption d’une approche essentiellement ou exclusivement fonctionnelle de la détermination des unités de négociation a eu fréquemment, surtout lorsque plusieurs acteurs syndicaux sont en présence, un impact négatif sur la vie associative, conduisant parfois à la disparition pure et simple d’associations, accréditées ou non, qui avaient porté pendant une période de temps significative les aspirations historiques légitimes de groupes importants de salariés.

Lorsque l’approche fonctionnelle est combinée à la prise en considération, de manière effective, d’éléments relevant d’une approche volontaire, la vie associative a néanmoins été préservée, voire renforcée. Toutefois, nous tenons à souligner ici que l’adoption d’une approche purement volontaire se révèle difficilement concevable en contexte nord-américain, vu la prédominance du modèle Wagner. Quelle que soit l’importance accordée à l’approche volontaire, celle-ci sera toujours associée à l’examen d’éléments fonctionnels. Rien n’indique cependant que la conciliation des deux approches soit impossible, ni qu’elle conduise à des résultats indésirables.

2 L’application du cadre d’analyse (approches fonctionnelle et volontaire) aux rapports de travail à la Gendarmerie royale du Canada 

2.1 L’approche fonctionnelle

2.1.1 La structure organisationnelle de l’entreprise

La décentralisation. Si l’on considère la structure organisationnelle de la GRC, on constate la présence d’éléments à la fois de centralisation et de décentralisation[99]. Des directions sont centralisées à Ottawa, alors que les divisions, désignés par des lettres différentes, sont des regroupements régionaux qui correspondent pour l’essentiel aux frontières provinciales. À partir de documents trouvés sur le site web de la GRC, nous avons construit le tableau 2, afin de mieux visualiser cette structure.

Tableau 2

La structure organisationnelle de la GRC

La structure organisationnelle de la GRC

-> Voir la liste des tableaux

À cet égard, nous pouvons affirmer que la structure actuelle de la GRC se distingue de celle de la SRC, d’une part, du contrôle aérien, d’autre part, telles que se présentaient celles-ci à la fin des années 70. La GRC, laquelle n’est pas inféodée à un ministère, connaît une structure interne plus décentralisée que ce n’était le cas pour les contrôleurs aériens, sans atteindre toutefois, en ce qui concerne ses divisions régionales, le haut degré de décentralisation qui caractérisait les pôles francophone et anglophone de la SRC.

Les divisions régionales. La GRC se subdivise en une quinzaine de divisions régionales, dont la plupart sont surtout accaparées par des fonctions de police « contractuelles », en ce sens que les tâches des agents de la GRC dans les provinces visées font l’objet d’une entente entre le gouvernement fédéral et l’autorité provinciale compétente. En ce cas, l’essentiel des effectifs de la GRC assume le rôle d’une police municipale (sauf dans les grands centres, par exemple Vancouver ou Calgary) ou de comté. Or, ces tâches relèvent, comme on sait, au Québec et en Ontario d’institutions provinciales, soit la Sûreté du Québec (SQ) et l’Ontario Provincial Police (OPP). En conséquence, les divisions « C » (Québec) et « O » (Ontario) peuvent se concentrer sur leur rôle de police nationale, d’application des lois fédérales, de surveillance des frontières et de lutte contre la grande criminalité internationale. Nous nous limiterons à prendre en considération ici ces deux divisions comparables, afin d’en évaluer l’autonomie budgétaire et administrative.

La Division « O ». En date du 1er avril 2017, la Division « O » comptait 1 525 employés, soit 1 097 policiers, 167 membres civils et 261 employés de la fonction publique[100]. Cette division est subdivisée en trois régions administratives (Toronto, District Nord-Ouest, District Sud-Est) qui comportent chacune de quatre à six détachements locaux. En l’absence de précisions quant aux exigences linguistiques (contrairement à ce que l’on trouve sur le site Web de la Division « C », dont nous traitons plus bas), il nous faut présumer que la GRC offre ses services, sauf rares exceptions, uniquement en langue anglaise.

La Division « C ». En comparaison de la Division « O », la Division « C » affiche un niveau similaire d’effectifs, compte tenu de la population moindre au Québec par rapport à l’Ontario. La Division « C » ne comporte pas de subdivision régionale : elle compte neuf détachements, tous bilingues, sauf celui de Rimouski qui ne fournit des services qu’en langue française[101].

L’autonomie administrative et budgétaire. Notons de prime abord que le commandant d’une division de la GRC n’est pas nommé directement par le commissaire de la GRC, mais plutôt par le gouverneur général en conseil, sur la recommandation du ministre[102]. Cela témoigne à la fois de l’importance de la fonction et d’un certain degré d’autonomie à l’égard de l’état-major de la GRC. Chaque division possède un budget propre. Par exemple, concernant le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles, il revenait à chaque division de prendre les montants nécessaires pour permettre la libération, à temps plein ou à temps partiel, des représentants des relations fonctionnelles et des sous-représentants[103].

La compétence de la division en matière de gestion et de relations de travail. Le niveau divisionnaire joue un rôle important dans l’aménagement des relations de travail. Les représentants des relations fonctionnelles (voir la section 2.1.4) assistent aux rencontres de l’état-major divisionnaire, lorsque les sujets abordés ont un impact sur les conditions de travail des membres de la division[104].

L’évaluation annuelle du rendement relève de l’autorité divisionnaire : « Lors de leur évaluation de rendement annuelle, les membres de la GRC passent en revue avec leur superviseur le Code de déontologie, la politique sur les conflits d’intérêts et la politique en matière de harcèlement[105]. »

Le pouvoir disciplinaire. La discipline relève en grande partie de l’autorité divisionnaire compétente[106]. Ainsi, comme le précise le site Web de la GRC, c’est le plus souvent le commandant de la division (ou un autre supérieur subordonné à celui-ci) qui remplit ce rôle :

[Par exemple,] un chef de détachement peut imposer des mesures correctives, tandis que les échelons de commandement supérieurs, dont chacun est investi de pouvoirs accrus par rapport à l’échelon précédent, peuvent imposer des mesures de nature pécuniaire, une rétrogradation ou, lorsqu’une mesure de congédiement est réclamée contre le membre visé, peuvent former un comité de déontologie en vue d’une audience disciplinaire[107].

En outre, il revient généralement au commandant divisionnaire d’ordonner la cessation du versement de la solde et des indemnités (art. 22 (2) b) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada), en cas de violation du Code de déontologie ou encore d’une loi fédérale ou provinciale par un membre de la GRC qui entraîne un préjudice grave pour cette dernière ou de sérieux doutes quant à l’aptitude de l’agent à exercer ses fonctions[108].

2.1.2 La communauté des intérêts entre policiers membres de la Gendarmerie royale du Canada

La dimension linguistique. En dépit de la décision de 1978 de la CRTFP concernant le contrôle aérien au Québec et sans entrer dans des considérants normatifs qui ne sont pas notre objet, nous voulons souligner que les exigences linguistiques représentent des conditions de travail de grande importance, à la fois pour l’embauche, la promotion et le maintien en emploi des salariés. Les exigences linguistiques, selon les circonstances, peuvent être aussi des éléments constitutifs, de la plus haute importance pratique, d’une communauté d’intérêts entre employés, en particulier dans le contexte du bilinguisme au Canada : étant donné la prédominance de l’anglais au Canada et le statut sociologique minoritaire du français (bien qu’il soit placé formellement sur un pied d’égalité avec la langue anglaise en vertu de la Loi sur les langues officielles[109]), il est fréquent que les membres de l’un ou l’autre groupe linguistique soient soumis à des obligations distinctes en matière de langue et doivent donc faire face à des conditions de travail différentes à ce sujet.

Tel nous semble bien être le cas, à certains égards, pour les membres francophones de la GRC. En principe, il n’est pas nécessaire d’être bilingue pour devenir membre de la GRC[110], et un bon nombre des détachements de la GRC au Québec, sauf dans les grands centres là où la population le justifie, offrent des services prioritairement en français[111]. Toutefois, ce principe peut être battu en brèche dans le cheminement de carrière d’un agent francophone de la GRC, ce qui entraîne parfois des conséquences sérieuses sur ses possibilités d’emploi.

Ainsi, lorsqu’un francophone est sélectionné pour devenir agent de la GRC, il est envoyé poursuivre sa formation à Regina. Or, il appert que les francophones sont obligés de suivre une formation préalable d’apprentissage de la langue anglaise, alors que les anglophones peuvent choisir de se familiariser avec le français, mais n’ont aucune telle obligation. Qui plus est, des candidats francophones sont parfois affectés à un stage obligatoire dans une région uniquement anglophone, une fois leur formation achevée à Regina, alors que la situation inverse ne se produit pas pour les agents de langue anglaise.

Le congédiement pour maîtrise insuffisante de l’anglais. Le cas de l’agent Éric B. Frémy apparaît ici emblématique, comme il ressort de la récente décision de la Cour fédérale dans l’affaire Frémy c. Procureur général du Canada[112]. Unilingue francophone, Frémy doit faire un stage obligatoire dans la Division « E » de la GRC en Colombie-Britannique, une fois terminée sa formation au Centre de Regina. Ses supérieurs étant insatisfaits de ses progrès en anglais, Frémy se voit retirer son arme et son uniforme ; on lui impose un travail de bureau qui est dépourvu de tout contenu, pour finalement le contraindre à accepter un « renvoi volontaire ». Confirmée par deux arbitrages successifs, cette décision sera finalement annulée par la Cour fédérale, laquelle juge déraisonnable la décision de l’arbitre de second niveau, celui-ci ayant gardé le silence sur toute la dimension linguistique du litige.

Le recours collectif invoquant une discrimination systémique. L’octroi récent par la Cour supérieure du Québec, à un groupe d’ex-agents de la GRC, de la permission d’intenter un recours collectif contre leur ancien employeur, où ils invoquent notamment l’existence d’une discrimination systémique à l’endroit des agents francophones, illustre de ce point de vue la permanence de tensions linguistiques au sein de l’institution[113]. Que les allégations à la base de ce recours collectif soient fondées ou non n’est pas notre affaire : cependant, on comprend que dans ce contexte, le fait que les agents francophones s’associent au sein d’un regroupement syndical où ils sont majoritaires du point de vue linguistique correspond à une notion réaliste, du point de vue fonctionnel, de la « communauté d’intérêts » à la base de cette association.

Le refus d’octroi de la prime au bilinguisme. La question de la prime au bilinguisme montre bien les divergences d’intérêts entre membres de la GRC. Ce sont très majoritairement des membres francophones qui se qualifient pour l’octroi de cette prime. Or, c’est grâce à la bataille menée par l’AMPMQ que cette prime a finalement été accordée aux agents de la GRC, avec un certain effet rétroactif. La Cour supérieure le remarquait d’ailleurs en 2002 : « Pire encore, Delisle et ses compagnons militants ont réussi, même contre l’opinion de ministres puissants, à faire subir certaines modifications au système, lesquelles ont souverainement déplu à plusieurs, surtout la prime au bilinguisme versée plusieurs années plus tard mais avec effet rétroactif, évidemment à l’exclusion des unilingues. On peut s’imaginer le tollé dans certaines régions du pays[114]… »

Quelques précisions historiques s’avèrent utiles à cet égard. Bien que la GRC ait l’obligation, ainsi que le reconnaîtra plus tard la Cour d’appel fédérale, d’offrir une prime au bilinguisme à ses membres, à l’instar des autres employés du secteur public fédéral[115], en décembre 1977, le commissaire R.H. Simmonds a écarté complètement cette possibilité. La directive produite à cette occasion était à l’effet suivant :

One of the major elements of the revised policies is the payment of the Bilingualism Bonus, retroactive to 1 November 1976, to all Public Servants meeting the language requirements of identified bilingual positions. While the Revised Official Languages Policies contain authority to pay this bonus to Public Servants, that authority does not extend to members of the Force, the Canadian Forces and certain Crown Corporations and Agencies, nor is it Treasury Board’s intention that it apply to them. Action is already being taken to pay the bonus to Public Servants working in the Force. However, the Force will not be seeking authority from Treasury Board to pay the bonus to members, for several reasons :

(a) members of other police forces in Canada do not receive a bilingual bonus and as pay research and negotiation for members of the Force is related to the police community, our equation must be with them,

(b) in a cohesive organization such as the Force, the payment of such a bonus would become a divisive element as it would create situations in which members of equal rank and responsibility working side by side could receive differing remuneration because one or several of them had either the good fortune to grow up in a milieu which was favourable to learning the second official language or had the equally good fortune to learn it at public expense[116].

Comme on le constate, en soulignant la « chance » des agents qui ont pu apprendre la seconde langue officielle « aux frais des contribuables », le commissaire de la GRC passe entièrement sous silence l’effet préjudiciable de cette directive sur les membres francophones de la GRC. Ceux-ci, en effet, ont souvent été non seulement incités à maîtriser la langue anglaise, mais aussi contraints de le faire, alors que cela n’a absolument pas été le cas pour les anglophones membres de la GRC. Dans l’ensemble, la proportion de membres bilingues de la GRC était beaucoup plus forte chez les agents francophones que chez les agents anglophones :

Statistical evidence provided by the defendant at the hearing showed that the francophone members of the R.C.M.P. and francophone professionals with the Service holding positions designated as bilingual are almost three times as numerous as anglophone members and anglophone professionals holding such positions. It is thus clear that the impact of exclusion from payment of the bonus affects bilingual francophones three times as much as their bilingual anglophone colleagues[117].

La dimension occupationnelle. La majorité des membres (au moins 65 p. 100) de la GRC sont affectés à la prestation de services de police contractuels, lesquels s’étendent sur 75 p. 100 du territoire canadien, soit la plupart des zones rurales du pays, tout le Nord canadien et un grand nombre de centres urbains. Les modalités de ces services font l’objet d’ententes entre Sécurité publique Canada et les gouvernements clients[118]. Pour d’autres membres de la GRC toutefois, seuls entrent en ligne de compte les services propres à une police fédérale. Dans un document publié récemment par le Conseil de la solde de la GRC, les services de police fédérale sont ainsi décrits :

Ce secteur d’activité englobe un large éventail de responsabilités. Les services de police fédérale de la GRC ont comme responsabilité principale de prévenir, de déceler et de perturber les menaces à la sécurité nationale et d’intervenir le cas échéant, en partenariat avec des organismes de renseignement et d’autres organismes d’application de la loi. Par conséquent, la GRC fait enquête sur les infractions criminelles associées au terrorisme, à l’espionnage, aux cyberattaques, aux risques pour la sécurité nucléaire, aux activités influencées par l’étranger, aux incidents compromettant la sécurité des personnes jouissant de la protection internationale, à la divulgation illégale de renseignements relatifs à la sécurité nationale et au financement d’activités terroristes.

Le mandat de police fédérale consiste également à faire enquête sur les crimes graves et le crime organisé ; à assurer la sécurité des frontières du Canada ; à protéger l’intégrité économique du Canada ; à mener des opérations internationales de développement des capacités, de liaison et de maintien de la paix ; et à assurer la sécurité lors de grands évènements ainsi que la sécurité des représentants de l’État, des dignitaires et des missions à l’étranger[119].

Comme nous l’avons mentionné, la quasi-totalité des divisions de la GRC assument à la fois des tâches de police contractuelle et des tâches de police fédérale : en fait, seules les divisions « O » (Ontario) et « C » (Québec) de la GRC se consacrent uniquement aux tâches spécialisées, décrites plus haut, de la police fédérale. On conçoit aisément que les exigences et la qualification de l’emploi, la nature des tâches, les connaissances, les habiletés et la formation requises, ainsi que les conditions de travail, ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Rien ne s’oppose, ainsi que le veut la Loi actuelle, au regroupement des deux catégories de membres dans la même unité de négociation. Cependant, on peut comprendre également, ainsi que c’est le cas des membres de l’AMPMQ au Québec, la volonté de ceux-ci — s’ajoutant aux éléments linguistiques que nous avons mentionnés plus haut — de s’associer dans un regroupement visant uniquement les agents qui remplissent des fonctions fédérales, fondé sur une communauté d’intérêts plus immédiate.

Le fait qu’il existe une différence importante entre les tâches contractuelles et fédérales au sein de la GRC peut être mis en lumière par les difficultés que présentent les études comparatives sur la rémunération. Le Conseil de la solde le souligne d’ailleurs dans son étude de 2015 : l’évolution de la rémunération des policiers membres de la GRC a fait l’objet d’études d’évaluation des postes par des sociétés d’experts-conseils. Globalement, ces études révèlent une rémunération moindre, d’environ 10 p. 100, des policiers de la GRC par rapport aux huit plus grands corps policiers au Canada (dont la SQ et l’OPP), ce qui conduit le Conseil de la solde au constat suivant : « La rémunération globale et les grades de gendarme première classe de la GRC ne sont plus concurrentiels par rapport à ceux d’autres services de police[120]. » Toutefois, la rémunération des agents de la GRC affectés uniquement à des tâches de police fédérale a été exclue de l’évaluation, puisqu’il n’existe aucun emploi comparable dans les huit groupes policiers de référence[121]. De ce point de vue, il y a manifestement ici un objet spécifique de négociation future, qui devra faire appel à une méthode spécifique. Cet aspect des politiques de rémunération de la GRC et du Conseil du Trésor renforce également l’idée d’une communauté particulière d’intérêts, laquelle aurait été susceptible, à notre avis — corrélativement à d’autres facteurs —, de légitimer le regroupement des intéressés au sein d’une unité de négociation propre à la Division « C » (Québec), vu la nature des tâches assumées.

2.1.3 La qualité potentielle de la représentation offerte par un agent négociateur national

En raison de la désignation toute récente d’un agent négociateur national, il serait hasardeux de spéculer à ce sujet. Toutefois, l’historique de l’AMPMQ et l’expérience vécue au sein du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles laissent entrevoir la possibilité de tensions et de divergences entre les membres de la Division « C » et d’autres divisions au sein de la GRC. Ces tensions sont analysées à la section 3.2.

2.1.4 La stabilité et l’efficacité de la négociation collective

L’historique des relations de travail. Jusqu’à tout récemment, de tous les corps policiers au Canada, seuls les policiers et policières membres de la GRC étaient privés du droit de former des associations syndicales. De 1918 à 1974, l’exercice d’une quelconque activité syndicale était totalement prohibé, sous peine de congédiement immédiat, en vertu du décret C.P. 1918-2213[122]. La prohibition s’expliquait alors par le rôle de répression, parfois très violente, des conflits ouvriers (pensons, par exemple, à la grève générale de Winnipeg en 1919) que le gouvernement entendait imposer à la GRC[123].

Au début des années 70, l’insatisfaction a grandi fortement dans les rangs de la GRC quant à l’absence de voix de ses membres concernant la détermination unilatérale de leurs conditions de travail. Plusieurs agents réclamaient la formation d’une association représentative. Le commissaire de la GRC a pris alors l’initiative de rencontrer annuellement des représentants du personnel de chaque division : certains d’entre eux étaient élus, mais la plupart étaient désignés par leur commandant divisionnaire. Cette initiative a échoué à faire taire l’insatisfaction des gendarmes et des sous-officiers[124]. En 1974, les membres de la GRC ont participé en nombre à une série de rencontres, notamment à Montréal, à Toronto, à Ottawa et à Vancouver, pour considérer la formation d’une association professionnelle. Le 3 mai 1974, le commissaire de la GRC a reçu les « représentants » informels des divisions pour discuter de l’insatisfaction, alors que 2 500 membres de la GRC étaient réunis à Ottawa. Le lendemain, le commissaire Nadon proposait l’institution d’un programme formel de représentation des membres, mais en écartant toute possibilité de syndicalisation[125].

De fait, le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles a été institué, comme succédané de la négociation collective, encore que ce processus soit demeuré entièrement inféodé à la direction de la GRC. Les Consignes du Commissaire (Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles) ont reconduit alors une interdiction, pour les représentants divisionnaires et les sous-représentants, de se livrer à toute activité syndicale[126].

Après la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général) de 2015[127], la Chambre des communes du Parlement du Canada a fait droit à la syndicalisation des membres de la GRC en adoptant la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[128]. Par ailleurs, les membres de la GRC, à l’exclusion des officiers, sont désormais considérés comme des fonctionnaires au sens de l’actuelle Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (LRTSPF)[129].

En ce qui concerne les employés civils de la GRC (par exemple, les professionnels de recherche ou le personnel administratif), les accréditations délivrées par la CRTESPF répondent aux critères habituellement applicables et reposent sur l’examen de la correspondance entre la classification réglementaire de l’emploi et l’unité de négociation proposée. La CRTESPF a ainsi accrédité divers syndicats représentatifs comme uniques agents négociateurs de groupes d’employés civils de la GRC, groupes auparavant exclus de la négociation collective. En voici quelques exemples provenant de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) :

  • les sous-groupes Aumônier, Sciences infirmières, Médecin et Psychologue[130] ;

  • le sous-groupe Personnel affecté aux ordinateurs[131] ;

  • le sous-groupe Ingénieur électronique et Architecture[132] ;

  • le sous-groupe professionnel Services de laboratoires et d’identification judiciaires[133].

Les mécanismes de représentation institutionnels. Même si les membres de la GRC n’avaient jusqu’à récemment nul accès à un processus authentique de négociation collective, deux mécanismes ont été progressivement institués par la direction pour leur donner un certain droit de regard dans l’établissement de leurs conditions de travail : le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles et le Conseil de la solde[134].

Le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles. Le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles, mis en oeuvre à partir de 1974 en vertu de l’article 56 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada[135], avait pour objet d’assurer la représentation des membres relativement aux enjeux ayant une incidence sur les conditions de travail, telles la dotation et la discipline[136]. Au niveau divisionnaire, les représentants des relations fonctionnelles bénéficiaient de l’assistance de sous-représentants élus par les membres des secteurs et des détachements dont ils étaient issus. Par exemple, à la Division « C », il y avait 2 représentants des relations fonctionnelles et 13 sous-représentants qui formaient ensemble le Conseil des sections de cette division. Les sous-représentants avaient pour mandat de régler les problèmes de relations de travail concernant l’unité ou le secteur et, en cas d’impossibilité, de remettre le tout entre les mains des représentants des relations fonctionnelles[137].

À l’échelle du Canada, en 2015, on recensait 34 représentants des relations fonctionnelles élus par l’ensemble des membres de la GRC (ainsi que par les employés civils), à temps plein, pour un mandat de deux ans. On dénombrait par ailleurs 150 sous-représentants : ils exerçaient leurs tâches habituelles, mais étaient libérés à temps partiel aux fins du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles[138]. Ce dernier était chapeauté par un comité exécutif national (CEN), lequel présidait un caucus national formé de l’ensemble des représentants des relations fonctionnelles et agissait à titre de point de contact entre celui-ci et la direction nationale de la GRC : le caucus national se réunissait quatre fois par année. Les membres du CEN participaient aux rencontres de l’état-major de la GRC, lieu où se prennent les décisions stratégiques[139].

Relevons que le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles ne peut aucunement être comparé à un processus véritable de négociation collective. D’ailleurs, le juge Baudouin l’observait déjà en 1997 :

Le législateur a mis en place comme substitut un système de représentation interne, qui n’a pratiquement aucun pouvoir réel, la direction exerçant une autorité absolue et incontestable sur les membres. Il s’agit donc d’une exception notable à la liberté fondamentale et universellement reconnue dans toute société libre et démocratique de se syndiquer pour pouvoir négocier sans entrave ses conditions de travail[140].

À cette époque et depuis son institution, le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles demeurait étroitement coordonné par la direction de la GRC. Ainsi, le directeur de ce programme était choisi par le commissaire de la GRC et lui répondait directement. C’était aussi ce dernier qui établissait les paramètres de fonctionnement dudit programme[141].

Certes, en 1999, un examen des lacunes du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles a été entrepris, sous le nom suivant : « Examen Défi 2000 » ; la décision de procéder à cet examen, il importe de le souligner, était une conséquence directe de la contestation constitutionnelle lancée par l’AMPMQ et son président, Gaétan Delisle[142]. Trois aspects du Programme sont alors discutés : l’indépendance et l’obligation de rendre compte, la consultation et l’efficience, ainsi que le statut d’unique agent négociateur et la discipline au sein du caucus national[143]. Deux changements en ont résulté : l’adoption de statuts pour remplacer les Consignes du commissaire, qui jusqu’alors posaient les bases du Programme, et la signature d’une entente entre le CEN et le commissaire de la GRC. En vertu de ces nouveaux statuts, le directeur du Programme était choisi par le CEN et redevable devant celui-ci.

La Cour suprême évalue ainsi l’importance de ces changements : « Il ne fait aucun doute que l’Examen Défi 2000 a permis de rendre le PRRF plus indépendant. En effet, conformément à l’entente, le CEN nomme désormais le directeur du PRRF et administre le budget annuel du programme. Toutefois, la réforme n’a eu que peu d’incidence sur le rôle du PRRF au sein de la chaîne de commandement de la GRC[144]. »

L’élément essentiel demeure ici le fait que le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles n’a jamais été conçu pour être autre chose qu’un processus purement consultatif. Le dernier mot revient entièrement à la direction de la GRC. Le commissaire peut certes décider de soumettre une question litigieuse à l’arbitrage d’un expert externe, mais cette option est à sa discrétion, et il n’a en fin de compte aucune obligation de suivre la recommandation de l’arbitre[145].

Le Conseil de la solde. Pour sa part, le Conseil de la solde a été établi en 1996 en tant qu’instance de consultation paritaire patronale-syndicale, en vue « [d’]aider le commissaire à régler les questions relatives à la solde et aux avantages sociaux et pour formuler des recommandations objectives concernant la solde et les conditions de travail au moyen de consultations et d’accords consensuels[146] ». Le Conseil de la solde est composé de deux représentants de la direction (un officier supérieur et un spécialiste de la rémunération sélectionnés par la haute direction), de deux représentants des membres (un représentant des relations fonctionnelles et un économiste du travail sélectionné par le caucus des représentants des relations fonctionnelles) et d’un président réputé neutre et impartial. Le Conseil de la solde formule des recommandations au commissaire concernant la solde et les conditions de travail appropriées des membres de la GRC. Si le commissaire adhère à ces recommandations, il les présente ensuite au Conseil du Trésor : « La présentation au CT est ensuite acheminée au ministre de la Sécurité publique pour obtenir son appui, puis au CT, qui possède le pouvoir décisionnel final relativement aux augmentations salariales ou aux rajustements de la rémunération[147]. »

La paix industrielle. On entend par « paix industrielle » la possibilité pour les parties de régler leurs différends, autant que possible, sans interruption du travail. Or, les agents de la GRC assumant des fonctions essentielles à la vie et à la sécurité de la population et ne pouvant en conséquence recourir à la grève, cet élément est ici dénué de pertinence, puisque le fait pour eux d’être regroupés dans une ou deux unités de négociation n’a aucune incidence sur la paix industrielle au sein de l’institution.

Le poids relatif de l’unité demandée. Les effectifs de la GRC au sein de la Division « C » (Québec) sont de moins de 1 000 agents, alors qu’ils regroupent plus de 15 000 membres (gendarmes, caporaux, sergents) à l’échelle du Canada[148]. S’il est exact que la force syndicale que représente la Division « C » serait passablement diluée dans une seule unité de négociation nationale, il est indéniable, vu la tradition de militantisme des membres de cette division et la grande expertise de l’AMPMQ en matière de représentation syndicale, qu’une unité d’accréditation régionale (Québec) témoignerait d’un poids considérable du point de vue de la négociation collective. De plus, même si le nombre de membres de la GRC au Québec est limité vu leur rôle exclusif de police nationale (et non de police contractuelle), l’unité serait d’une taille significative, comparée aux très petites unités que forment parfois les membres civils de la GRC.

2.2 L’approche volontaire

2.2.1 Le libre choix des salariés

La dimension historique. L’AMPMQ n’est pas de création récente : fondée en 1985, en tant qu’association informelle, elle portait alors le nom d’Association des membres de la Division « C »[149]. L’AMPMQ existe à titre de corporation depuis le 23 octobre 1990, étant incorporée par lettres patentes délivrées en vertu de la partie III de la Loi sur les compagnies[150]. En 1995, l’Inspecteur général des institutions financières remettait des lettres patentes supplémentaires relatives à l’AMPMQ[151]. En vertu de celles-ci, l’AMPMQ a notamment pour objet de « promouvoir et [d’]améliorer la condition sociale et économique de ses membres », de « promouvoir les moyens d’acquérir et de faire circuler les renseignements essentiels à tous les membres » ainsi que de « créer une voix collective face aux démarches législatives et [de] la faire valoir aux représentants élus » (art. 5).

Les règlements généraux de l’AMPMQ complètent ces lettres patentes[152]. En vertu de l’article 14.02 de ces règlements (« Règlement no 1 »), tout membre de la GRC affecté au territoire de la Division « C » (Québec), à l’exception des officiers, peut devenir membre de l’AMPMQ.

Le caractère représentatif. L’AMPMQ a bénéficié depuis sa fondation de l’appui très majoritaire des membres de la GRC au Québec. Par exemple, comme l’observait en 1997 la Cour d’appel du Québec, 763 des 887 agents de la GRC au Québec, des rangs de simple gendarme à sergent d’état-major, adhéraient alors à l’AMPMQ. En 2015, la Cour suprême soulignait que l’AMPMQ représentait « la majorité des membres[153] » de la GRC au Québec.

Des demandes spécifiques. Depuis sa mise sur pied et sous le leadership énergique de celui qui en a longtemps été président, Gaétan Delisle, l’AMPMQ a entrepris de nombreuses batailles pour obtenir la reconnaissance de conditions de travail plus avantageuses et des droits fondamentaux de ses membres soit en coalition avec d’autres associations d’agents de la GRC au Canada, soit de sa seule initiative. Tel est le cas :

  • de la reconnaissance du droit à la syndicalisation et du droit de négociation collective pour les agents de la GRC[154] ;

  • du rejet en 1974 du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles mis en avant par la direction de la GRC[155] ;

  • de l’octroi d’une prime au bilinguisme ;

  • de la lutte contre la discrimination fondée sur les activités syndicales ;

  • de la lutte contre toute forme de discrimination fondée sur la langue ;

  • de la reconnaissance des droits politiques des membres de la GRC[156].

Une activité associative. Dans l’arrêt APMO, la Cour suprême présentait ainsi l’activité des « associations informelles » de membres de la GRC :

Les trois associations ont pour objectif de représenter des membres de la GRC quant aux questions relatives à leurs conditions de travail. Elles participent à des activités de lobby politique et de sensibilisation, ainsi qu’à des activités sociales. Elles conseillent leurs membres et leur prêtent assistance en matière de discipline et de griefs. Leurs activités sont financées à même les cotisations des membres et elles n’ont aucun employé à temps plein. Aucune des associations n’a été reconnue à quelque moment que ce soit, par la direction de la GRC ou par le gouvernement fédéral, aux fins de négociations collectives ou de consultations au sujet d’enjeux relatifs au travail[157].

2.2.2 L’attitude des autres employés

Les tensions et les divergences fondamentales. En 2000, la direction de la GRC exposait ce qui suit :

[From] the outset […] the DSRR Caucus and its advisors were fully aware of the existence of a small minority of members who believed that only with the assignment of collective bargaining rights and a consequential right to binding arbitration in the event of an impasse, could the rank and file members of the RCMP obtain equity and justice in their dealings with management. These members’ views were represented in the Caucus by a handful of DSRRs who were strong in their own similar belief […] That view was counterbalanced by an equally strong conviction on the part of a majority of the DSRRs who argued that the RCMP was distinct from other Canadian police forces whose members possess the right to form trade unions and to pursue collective bargaining within more or less narrow parameters, and who believed that it would be preferable to retain the basic foundation of the existing system, providing senior management was willing to confirm the right of members to be consulted and to have a voice on issues of importance to them[158].

Comme on le sait, cette « petite minorité de membres » exprimait des vues largement majoritaires au Québec. Nous avons vu précédemment que la Division « C » a été la seule des divisions de la GRC à rejeter par référendum le Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles, car elle réclamait d’emblée un processus authentique de négociation collective. De même, si l’AMPMQ et les représentants des relations fonctionnelles de la Division « C » ont lutté avec succès pour l’octroi d’une prime de bilinguisme, cette revendication suscitait, à l’opposé, des réactions fortement négatives dans d’autres divisions. Sans entrer ici dans les détails, nous estimons qu’un simple examen de l’historique des relations interdivisionnaires au sein du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles démontre l’existence de fractures importantes dues à des facteurs linguistiques et culturels, lesquels militent assurément en faveur de l’existence de deux unités de négociation pour les policiers de la GRC, l’une ayant l’AMPMQ pour agent négociateur, l’autre, la Fédération de la police nationale (National Police Association).

Ajoutons qu’à l’occasion des démarches d’accréditation auprès de la CRTESPF et de tout ce qui concerne le litige relatif à la validité constitutionnelle de l’article 238.14 de la LRTSPF, des tensions très fortes sont apparues entre la Fédération de la police nationale et l’AMPMQ. Bien que celle-ci se soit dite initialement d’accord avec une représentation unitaire à l’échelle du Canada, comme le révèle une lettre qu’elle a acheminée aux membres de la Division « C »[159], ces tensions sont bien réelles et ont trait :

  • à l’absence d’autonomie budgétaire au niveau divisionnaire au sein de la Fédération, celle-ci préférant centraliser les budgets ;

  • à la demande de la Division « C » d’avoir un représentant, à titre de vice-président, au sein de la direction (sept membres) de la Fédération, le tout afin d’« offrir une représentation équitable et raisonnable aux membres de la Division C et, par le fait même, aux membres francophones de la GRC[160] » ;

  • à la mise sur pied d’un comité d’élection « non partisan » (au jugement de l’AMPMQ) pour préparer une première élection ;

  • à la formation d’un comité de négociation représentatif, s’il le faut en alternance, impliquant « la police à contrat, la police fédérale, les francophones, les minorités ou encore les régions éloignées[161] ».

3 Le droit international du travail et la délimitation des espaces de négociation

Plusieurs instruments internationaux garantissent, directement ou par interprétation des organes de contrôle compétents, la liberté syndicale, y compris le droit de former des syndicats habilités à négocier collectivement. Nous ne passerons pas en revue ici l’ensemble du droit international pertinent, mais nous considérerons plutôt — vu l’importance de la jurisprudence qui les caractérise — trois traités internationaux, soit la Convention no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, la Convention no 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective, de l’Organisation internationale du travail (OIT), et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (aussi appelée « Convention européenne des droits de l’homme »)[162].

La Convention no 87 de l’OIT ne s’applique pas à la situation des policiers et des militaires. Toutefois, comme nous l’expliquons ci-dessous, nous croyons que son interprétation détaillée par le Comité de la liberté syndicale (CLS) du Bureau international du travail (BIT), notamment en matière de droits des syndicats minoritaires lorsqu’un monopole de négociation est accordé par la législation nationale au seul syndicat bénéficiant d’un appui majoritaire, peut utilement servir de guide interprétatif en droit interne canadien[163]. Pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme présente l’intérêt, suivant les jugements de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), de concerner directement la liberté d’association des policiers aux fins de revendications professionnelles. Étant donné la similarité que présentent, du point de vue social, économique, politique et juridique, les États européens avec le Canada et le Québec, la connaissance de cette jurisprudence nous apparaît également pertinente.

3.1 Le droit international du travail : les conventions de l’Organisation internationale du travail

La Convention no 87 de l’OIT, ratifiée par le Canada, représente le plus important traité international, d’application universelle, traitant de la liberté syndicale qui doit être reconnue à l’ensemble des travailleurs, sans distinction d’aucune sorte. Toutefois, en vertu de l’article 9 de cette convention, la seule exception concerne les membres des forces armées et de la police : « La mesure dans laquelle les garanties prévues par la présente convention s’appliqueront aux forces armées et à la police sera déterminée par la législation nationale[164]. » Pour cette raison, le CLS ne juge pas recevables les plaintes en provenance d’associations de policiers. La liberté constitutionnelle d’association, en droit canadien, va donc au-delà de ce qu’exige la Convention no 87, en n’opérant pas de distinctions de principe entre la liberté syndicale applicable aux policiers et celle qui touche les autres catégories de salariés[165]. C’est pourquoi nous estimons néanmoins indiqué de prendre en considération les décisions du CLS relatives aux droits des syndicats minoritaires, celles-ci pouvant possiblement servir de guide interprétatif, mutatis mutandis, en ce qui a trait à la liberté syndicale des policiers en droit interne canadien.

Il en va de même pour la Convention no 98 de l’OIT, ratifiée en juin 2017 par le Canada et portant sur la négociation collective. En effet, en vertu de l’article 5.1 de cette convention, l’extension des garanties prévues aux membres des forces armées et de la police relève de la législation nationale, en sorte qu’elles ne revêtent pas de portée obligatoire dans le cas de ces agents de l’État.

Le BIT a diffusé en 2018 une compilation des décisions du CLS[166], ce qui est une excellente affaire puisque le dernier recueil datait de 2006[167]. À noter que cette compilation ne fait que dégager les principes généraux découlant des conventions nos 87 et 98 : pour plus de détails, il importe de consulter les décisions mentionnées dans la compilation.

La liberté de constitution des organisations syndicales sans autorisation préalable. Comme on le constate à la lecture des paragraphes pertinents de la compilation du BIT parue en 2018, la Convention no 87 de l’OIT reconnaît le principe fondamental suivant, garanti par son article 2 : « Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d’aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières[168]. »

Ce principe fondamental consacrant le libre choix des salariés en matière d’affiliation syndicale ne signifie pas que la législation nationale ne peut pas établir de distinction entre les organisations syndicales les plus représentatives et les autres, ni même qu’elle ne puisse pas conférer un monopole de représentation (sous certaines limites) en faveur du syndicat le plus représentatif dans une unité de négociation déterminée. Le CLS le précise d’ailleurs, la Convention no 87 n’impose pas de choix entre l’unité syndicale et le pluralisme syndical : toutefois, dans tous les cas, le pluralisme syndical doit être possible, et il revient aux travailleurs visés de décider du niveau de représentation qui sera le leur, soit l’entreprise, la région, etc., ou le niveau national. En particulier, il est incompatible avec les principes de la liberté syndicale d’empêcher des travailleurs de se regrouper sur des bases autonomes en fonction de critères tenant à la région, à la confession, aux convictions politiques ou à d’autres facteurs. Même si l’État estime que l’unité syndicale est préférable ou que l’existence d’une pluralité de syndicats dans un secteur d’activité ou dans une profession donnée nuit à l’efficacité de la négociation collective, il ne peut régler cette question d’autorité : les travailleurs eux-mêmes devront en décider, en optant pour la constitution des organisations de leur choix.

Les distinctions entre les organisations syndicales les plus représentatives et les autres. Le principe fondamental de la liberté de choix n’implique pas cependant que l’État ne puisse pas différencier entre les organisations syndicales suivant leur degré de représentativité. Voici l’interprétation du CLS :

De son côté, l’article 3, paragraphe 5, de la Constitution de l’OIT consacre la notion d’« organisations professionnelles les plus représentatives ». Par conséquent, le comité a estimé que le simple fait que la législation d’un pays donné établit une distinction entre les organisations syndicales les plus représentatives et les autres organisations syndicales ne saurait, en soi, prêter à critique. Encore faut-il qu’une telle distinction n’ait pas pour conséquence d’accorder aux organisations les plus représentatives – caractère qui découle du nombre plus important de leurs affiliés – des privilèges allant au-delà d’une priorité en matière de représentation aux fins de négociations collectives, de consultation par les gouvernements, ou encore en matière de désignation de délégués auprès d’organismes internationaux. En d’autres termes, il ne faudrait pas que la distinction opérée aboutisse à priver les organisations syndicales non reconnues comme appartenant aux plus représentatives des moyens essentiels de défense des intérêts professionnels de leurs membres, et du droit d’organiser leur gestion et leur activité et de formuler leur programme d’action prévu par la convention no 87[169].

La détermination de l’organisation ou des organisations syndicales les plus représentatives doit cependant être fondée sur des critères objectifs et préétablis : « La détermination du syndicat le plus représentatif devra toujours se faire d’après des critères objectifs et préétablis, de façon à éviter toute possibilité de partialité ou d’abus[170]. »

Et le CLS ajoute : « Des critères objectifs, précis et préétablis pour déterminer la représentativité d’une organisation d’employeurs ou de travailleurs doivent exister dans la législation, et cette appréciation ne saurait être laissée à la discrétion des gouvernements[171]. »

La représentativité et le libre choix des salariés. Il ressort nettement de ces énoncés normatifs du CLS que le principe fondamental demeure le libre choix des salariés, alors que la représentativité en est un principe dérivé. L’État doit reconnaître le libre choix des travailleurs quant à la constitution des organisations syndicales et quant au droit pour ceux-ci de s’y affilier librement, alors qu’il peut tenir compte de la représentativité pour admettre en exclusivité des droits de consultation et de négociation aux seuls syndicats les plus représentatifs ou au seul syndicat majoritaire, suivant le cas. Il en découle que l’espace et le niveau de la négociation (c’est-à-dire l’établissement, l’entreprise, la région, le niveau national) doivent être déterminés librement par les travailleurs : si l’organisation syndicale qui naît de cette libre initiative n’a qu’une faible représentativité (dans les systèmes de pluralisme syndical) ou n’est pas celle qui bénéficie d’un soutien majoritaire (systèmes fondés sur le monopole de la représentation), alors l’État peut lui refuser des droits de consultation et de négociation (mais non le droit de représenter ses membres dans des plaintes individuelles).

En clair, l’obligation de former, pour un secteur d’activité quelconque ou une profession donnée, une organisation syndicale uniquement au niveau national (plutôt que régional, si tel est le libre choix des employés) n’est pas compatible avec les principes de la liberté syndicale. N’eût été le fait qu’elle représente des policiers — qui, comme nous l’avons vu, ne bénéficient pas des garanties reconnues aux autres travailleurs par les conventions nos 87 et 98 —, l’AMPMQ aurait pu, à notre avis, présenter une plainte au CLS pour atteinte aux libertés syndicales fondamentales.

Toutefois, le droit canadien n’établit pas une telle distinction entre la liberté constitutionnelle d’association des policiers et celle des autres travailleurs. À cet égard, il nous apparaît pertinent de prendre en considération le droit international régional élaboré dans le cadre européen (Conseil de l’Europe). En effet, à l’instar de la Cour suprême, la CEDH n’exclut pas les policiers des garanties fondamentales relatives à la liberté syndicale.

3.2 Le droit international régional : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

Adoptée le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur le 3 septembre 1950, la Convention européenne des droits de l’homme[172] protège, en son article 11, la liberté d’association et la liberté syndicale. Cette disposition prévoit en effet que « [t]oute personne a droit […] à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts[173] ». Ce droit peut cependant, tel que le précise le paragraphe 2 du même article, faire l’objet de restrictions prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, « à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui[174] ». Par ailleurs, le droit de constituer des syndicats et de s’y affilier pour la défense de ses intérêts demeure sujet à des restrictions légitimes quant aux membres des forces armées, de la police et de l’administration de l’État[175].

Procédant à un revirement complet de jurisprudence en matière de liberté syndicale[176], qui n’est pas sans rappeler fortement celui qui a été opéré à partir de 2007 par la Cour suprême, la CEDH a reconnu d’abord le caractère fondamental du droit à la négociation collective[177], puis celui du droit de grève[178]. Dans les deux cas, la CEDH se réfère abondamment, pour appuyer son orientation nouvelle, aux conventions de l’OIT relatives à la liberté syndicale et aux décisions du CLS.

Enfin, en ce qui concerne le droit à la syndicalisation des policiers, le 2 octobre 2014, la CEDH rendait sa décision dans l’affaire Matelly c. France[179]. La CEDH rappelle alors le principe énoncé dans l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie : les exceptions mentionnées à l’article 11 relativement aux fonctionnaires, aux policiers et aux militaires sont d’interprétation stricte, et ne peuvent « porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser[180] ». En l’occurrence, tout en reconnaissant que des restrictions légitimes peuvent être faites eu égard à la liberté d’association des policiers et militaires, la CEDH juge que « l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer porte à l’essence même de cette liberté une atteinte prohibée par la Convention[181] ».

Nous devons conclure de ce bref examen que la CEDH attache une importance fondamentale aux principes élaborés dans le contexte de l’OIT, en particulier aux décisions du CLS, et qu’elle va au-delà des exigences des conventions nos 87 et 98 de l’OIT en étendant aux policiers les garanties offertes par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Si nous tenons compte en outre de la situation de pluralisme syndical qui caractérise généralement la négociation collective dans l’ensemble des pays européens, nous croyons hautement vraisemblable que la CEDH interprète le libre choix des salariés quant à leurs agents négociateurs et les exigences relatives à la représentativité des syndicats de manière similaire au CLS (voir la section 3.1).

4 La décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral dans le cas des membres de la Gendarmerie royale du Canada au Québec

Le 11 juillet 2019, la CRTESPF rend sa décision : elle rejette la demande d’accréditation de l’AMPMQ, car elle estime que l’article 238.14 de la LRTSPF, qui impose le regroupement de tous les membres de la GRC dans une unité unique de négociation, est constitutionnel, ce qui n’entre nullement en conflit avec l’article 2 d) (liberté d’association) de la Charte canadienne des droits et libertés[182]. Du même souffle, la CRTESPF accrédite la Fédération de la police nationale comme unique agent négociateur pour l’ensemble des membres de la GRC[183]. D’une part, la CRTESPF affirme que l’imposition par le législateur d’une unité unique de négociation ne représente aucunement une atteinte substantielle à la liberté d’association. D’autre part, elle soutient que, même si elle fait erreur sur ce point, l’atteinte à la liberté d’association serait pleinement justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne.

4.1 L’argumentation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

4.1.1 L’atteinte alléguée à l’article 2 d) de la Charte canadienne

Avant de procéder à l’analyse critique de cette décision, nous présenterons succinctement l’argumentation élaborée par la CRTESPF. Concernant l’existence d’une entrave substantielle à un processus véritable de négociation collective, la CRTESPF se réfère aux arrêts APMO[184] et B.C. Health Services de la Cour suprême[185]. La CRTESPF s’interroge sur ce que signifie disposer d’un processus véritable de négociation collective, au sens de ces décisions. Il faut, écrit-elle, tenir compte du contexte, soit de la réalité propre à la GRC telle que la décrit le législateur fédéral, soit « du rôle unique de la Gendarmerie royale du Canada en tant qu’organisation policière à l’égard de la protection de la sécurité publique et de la sécurité nationale et […] du besoin de celle-ci de procéder à des mutations de ses membres et de ses réservistes lorsqu’elle l’estime indiqué[186] ». En tenant compte de cette « réalité[187] », la CRTESPF examine d’abord le critère de la liberté de choix reconnu par la Cour suprême dans l’arrêt APMO. Elle en retient la définition suivante : « la liberté de choix requise par la Charte à des fins de négociation collective correspond à celle qui permet aux employés de participer véritablement au choix des objectifs collectifs que devra poursuivre leur association[188] ». Et la CRTESPF reprend le passage suivant de l’arrêt APMO : « Parmi les caractéristiques de la liberté de choix des employés […] figurent la capacité de constituer de nouvelles associations et d’y adhérer, celle de changer de représentants, celle d’établir et de modifier les objectifs collectifs relatifs au travail et celle de dissoudre les associations existantes[189]. »

La CRTESPF croit que la LRTSPF répond à chacune de ces exigences. Ainsi, son article 5 accorde le droit à chaque employé de se joindre à l’association de son choix ; toutefois, « il ne confère pas un droit à chaque organisation syndicale d’obtenir l’accréditation en tant qu’agent négociateur[190] ». En outre, l’article 83 de la LRTSPF permet aux employés de changer d’agent négociateur ; de manière générale, celle-ci ne les empêche en rien d’établir ou de modifier leurs objectifs collectifs relatifs au travail[191]. Enfin, relativement à l’obligation de rendre compte, laquelle découle, suivant l’arrêt APMO, de la liberté de choix[192], la LRTSPF permet aux employés qui s’estimeraient lésés de déposer des plaintes pour manquement au devoir de représentation ou, collectivement, de demander la révocation de l’accréditation.

L’AMPMQ invoquait, au soutien de l’argument d’inconstitutionnalité, l’affaire Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 574 (SEPB) CTC-FTQ c. Association syndicale des employés(es) de production et de services (ASEPS) jugée par la Cour d’appel du Québec[193]. Tout en acquiesçant (théoriquement)[194] au principe voulant que « la volonté des salariés est primordiale au processus d’accréditation[195] », la CRTESPF estime que la question véritable à poser est celle-ci :

Plus précisément, la question est de savoir si une loi qui impose une unité de négociation unique et nationale prive les membres et les réservistes de leur droit de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs aux conditions du travail (au paragraphe 67, APMO). Autrement dit, est-ce qu’on enlève aux employés un degré de choix suffisant pour leur permettre de déterminer leurs intérêts collectifs et de les réaliser[196] ?

La CRTESPF ajoute ce passage sibyllin :

Par ailleurs, les faits de l’affaire Renaud-Bray sont bien différents. Il s’agissait dans cette affaire de décider quelle serait la façon de représenter une unité donnée, et si l’analyse du tribunal administratif devait être celle du fractionnement d’unité ou d’accréditation d’un agent négociateur. Il s’agit pour nous de décider si l’unité unique permet aux membres de la Division « C » d’exercer leur liberté d’association telle qu’elle a été définie par la Cour suprême[197].

En réalité, nous soutenons que la question soulevée dans les deux cas est exactement la même. Elle consiste à savoir dans quelle mesure la liberté constitutionnelle d’association impose de tenir compte de la volonté des salariés à l’étape de la détermination de l’unité appropriée de négociation. Les faits diffèrent toutefois, en ce sens que dans l’affaire Renaud-Bray il est question d’un très petit nombre de salariés (ceux qui travaillent pour une succursale régionale), alors que dans le cas de l’AMPMQ cette dernière s’étend à l’échelle du Québec et existe depuis très longtemps, malgré sa non-reconnaissance par l’État.

La CRTESPF examine ensuite les restrictions législatives quant à la liberté de choix des employés. Elle se réfère à l’arrêt APMO, où la Cour suprême aurait conclu « que le modèle Wagner de relations de travail comportait un choix suffisant pour les employés[198] ». La CRTESPF s’en remet également à un passage du plus haut tribunal du pays citant avec approbation, dans le contexte de l’arrêt APMO, une loi ontarienne désignant l’agent négociateur dans le contexte d’une structure de négociation établie d’autorité par l’État[199]. De surcroît, la CRTESPF rappelle que dans l’arrêt APMO la Cour suprême renvoie au cadre législatif de la négociation policière dans certaines provinces canadiennes, où le législateur a établi des unités globales de négociation :

Les restrictions législatives imposées dans les services de police et dans d’autres secteurs publics sont courantes […] Au Québec, la loi impose une seule unité de négociation, pour tous les employés de la Sûreté du Québec (Loi sur le régime syndical applicable à la Sûreté du Québec, RLRQ c R-14, art. 2.). De même, les unités de négociation sectorielles sont également courantes et n’ont pas été jugées inconstitutionnelles. (Voir Québec (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2011 QCCA 1247)[200].

Quoiqu’elle ait conclu que la LRTSPF ne porte pas atteinte à un processus authentique de négociation collective, la CRTESPF examine par ailleurs l’argument de l’AMPMQ voulant qu’il y ait une « entrave substantielle » à ce processus. La CRTESPF juge qu’on ne lui a pas fourni la preuve « que les intérêts de la Division “C” diffèrent des intérêts collectifs de tous les membres et réservistes de la GRC. Au contraire, la Commission estime que l’AMPMQ n’a pas établi les intérêts distincts des membres et des réservistes de la Division “C”[201] ». La CRTESPF examine à cet égard trois caractéristiques de la Division « C », soit la langue, la structure organisationnelle et la culture syndicale.

Tout en reconnaissant que la langue constitue un argument de taille, le Québec étant la seule province où le français est la langue officielle, la CRTESPF reproche à l’AMPMQ de vouloir représenter uniquement les membres de la GRC au Québec, alors qu’un nombre important de francophones travaillent comme agents de la GRC à l’extérieur du Québec : « Si le fait français doit être défendu dans le contexte des relations de travail, il devra l’être dans le contexte de l’ensemble de l’organisation ; le fait d’avoir une unité de négociation unique n’est pas une entrave à cette représentation, bien au contraire[202]. »

Par ailleurs, bien qu’elle admette que « le français est sans doute la langue de travail dans la majorité des détachements du Québec », la CRTESPF souligne que la connaissance de l’anglais est impérative pour les membres de la Division « C », vu les tâches assumées :

La Commission accepte l’explication logique de l’employeur : la police fédérale, de par son mandat, doit nécessairement entretenir des liens étroits avec les juridictions anglophones avoisinantes, dans la lutte contre le crime organisé, le terrorisme ou le trafic des stupéfiants et dans le contrôle frontalier. La connaissance de l’anglais est donc essentielle à l’exercice des fonctions des membres et réservistes travaillant dans la Division « C », dont le mandat est exclusivement la police fédérale. Par conséquent, nous concluons que la langue n’est pas une caractéristique qui distingue la Division « C » par rapport aux autres membres réguliers et réservistes de la GRC[203].

Puis, considérant la structure organisationnelle de la GRC et l’existence de la Division « C » (Québec) regroupant l’ensemble du territoire québécois, la CRTESPF se contente d’observer que le travail accompli par les membres québécois de la GRC, qui assument des tâches de police nationale et non de police locale ou régionale comme c’est le cas pour la majorité des policiers membres de la GRC, ne diffère pas essentiellement de celui des membres de la Division « O » (Ontario), eux aussi uniquement affectés à des fonctions de police nationale :

L’AMPMQ n’a pas expliqué en quoi la situation de la Division « C » différait à cet égard de celle de la Division « O », soit la Division de l’Ontario. Celle-ci est également entièrement consacrée à la police fédérale. L’AMPMQ a tenté de mettre en lumière l’expertise particulière de la Division « C », mais cette preuve a été contredite de façon convaincante par les témoins de l’employeur. Il n’y a pas d’expertise particulière au Québec en matière de faillites, de contrefaçon ou d’organisation d’événements majeurs : ces réalités sont également présentes en Ontario et dans d’autres provinces du Canada. La Commission conclut que la Division « C » ne se distingue pas du reste de la GRC par son travail ou son organisation[204].

Enfin, sous l’angle de la culture syndicale, la CRTESPF reconnaît que l’AMPMQ fait preuve depuis toujours d’un militantisme inexistant dans le reste du Canada. La CRTESPF se rabat toutefois sur l’exigence de mobilité, laquelle touche annuellement de 7 à 10 p. 100 des membres de la Division « C », pour prétendre ce qui suit : « Cette mobilité des membres rend difficile l’évaluation de la volonté des membres de la Division “C”. L’AMPMQ n’a pas établi qu’à l’heure actuelle, la Division “C” a une culture différente de celle des membres réguliers et réservistes dans le reste du Canada[205]. »

Sans s’intéresser davantage à la question et mettant plutôt en exergue les similitudes de toutes les divisions de la GRC[206], la CRTESPF souligne qu’il n’existe pas véritablement de liberté de choix au Canada, au regard des employés, quant à la détermination de l’unité appropriée de négociation :

Nous estimons que l’article 238.14 n’entrave aucunement l’accès à une véritable négociation collective pour les membres et les réservistes, y compris ceux de la Division « C ». Nous avons constaté que la liberté de choix n’est pas absolue ; les employés n’ont pas nécessairement leur mot à dire sur la composition de l’unité de négociation à laquelle ils appartiennent. Ils peuvent se prononcer à savoir qui les représentera, ici, par voie de scrutin. Nous concluons que cette situation n’est pas contraire à la liberté d’association dans le contexte des relations de travail, conformément aux décisions de la Cour suprême du Canada[207].

Concluant pour ces motifs à l’absence d’entrave substantielle à la liberté constitutionnelle d’association, la CRTESPF examine néanmoins si, en cas de conclusion contraire, la restriction à cette liberté devrait être considérée comme justifiée au regard de l’article premier de la Charte canadienne.

4.1.2 La justification en vertu de l’article premier de la Charte canadienne

Quant à l’objectif poursuivi, la CRTESPF estime qu’il consiste en la cohésion interne de la GRC, ce qui s’avère urgent et réel à ses yeux :

La Commission est d’avis que la cohésion de la GRC est un objectif urgent et réel. Les membres de l’organisation font partie d’un tout, ils sont souvent déployés hors de leur zone d’affectation, la mobilité est encouragée et nécessaire aux opérations de la GRC, comme le souligne l’article 238.05, reproduit plus haut. Le fait que les membres sont appelés à être postés partout au Canada, comme condition de leur emploi, est un argument important pour justifier l’unité unique[208].

Quant à la proportionnalité du moyen utilisé au regard de l’objectif, un lien rationnel s’établit logiquement entre le but visé et la détermination d’une unité unique de négociation[209]. La CRTESPF considère en outre que l’imposition d’une unité unique de négociation à l’échelle nationale ne porte atteinte que minimalement à la liberté constitutionnelle d’association. Elle rappelle que, suivant la Cour suprême, le caractère minimal de l’atteinte doit être mesuré en tenant compte de la gamme de mesures de rechange raisonnables qui s’offraient au législateur[210].

Tout en évaluant que le législateur n’est pas tenu d’effectuer des consultations prélégislatives[211], la CRTESPF accorde beaucoup d’importance à un document produit par la haute direction de la GRC et intitulé Un nouveau régime de relations de travail pour la Gendarmerie royale du Canada[212]. La CRTESPF présente l’apport de cette publication comme suit : « Ce document est le produit d’une consultation lancée par le gouvernement “afin de recueillir le point de vue des membres au sujet de certaines options à leur disposition”. Les consultations comprenaient un sondage, des assemblées publiques, des vidéoconférences et des téléconférences[213]. »

Concernant la question de l’unité de négociation habilitée à négocier collectivement, le gouvernement a sondé l’opinion des membres au sujet des deux options possibles, soit « l’unique unité nationale habile à négocier collectivement, ou plusieurs unités qui pourraient être divisées par province ou par région. La majorité des membres qui ont répondu au sondage ont préféré une unique unité nationale. La majorité des membres de la Division “C” qui ont répondu au sondage ont aussi préféré une seule unité nationale[214] ».

Pour la CRTESPF, il ressort de ce document que le législateur a considéré les deux options possibles (une unité nationale unique ou des unités régionales d’accréditation) et a consulté à cet effet les membres de la GRC. En conséquence, elle croit que « la détermination d’une seule unité de négociation nationale est une mesure raisonnable pour atteindre l’objectif de la cohésion de la GRC[215] ».

4.2 Une analyse critique

À notre avis, la décision de la CRTESPF repose sur un examen rapide et superficiel des obligations constitutionnelles découlant, au regard de la sphère du travail, de la liberté d’association garantie par l’article 2 d) de la Charte canadienne. Les reproches possibles au sujet de l’analyse de la CRTESPF sont de deux ordres : 1) l’élévation du modèle Wagner au rang de norme constitutionnelle pour juger d’une atteinte éventuelle à la liberté d’association ; 2) concernant la justification au sens de l’article premier de la Charte canadienne, une application superficielle du test établi par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Oakes[216].

4.2.1 L’élévation du modèle Wagner au rang de norme constitutionnelle

À l’évidence, pour la CRTSPF, les rapports de travail au Canada ne peuvent être pensés en dehors du modèle Wagner, et celui-ci est d’emblée jugé en tous points conforme aux exigences de la liberté constitutionnelle d’association.

Que signifie au fait ce « modèle Wagner » pour la CRTESPF ? Il est tout à la fois le rejet du pluralisme syndical, l’imposition du principe majoritaire sans égards pour les intérêts minoritaires, quelle que soit leur importance, et l’absence de considération accordée à la volonté des salariés aux fins de la détermination de l’unité appropriée de négociation. Cette adhésion a priori et acritique au modèle Wagner, élevé implicitement au rang de norme constitutionnelle, nous paraît incompatible avec les principes posés par la Cour suprême au regard de l’interprétation de l’article 2 d) de la Charte canadienne. Le plus haut tribunal du pays a très clairement refusé, à plusieurs reprises, de constitutionnaliser le modèle Wagner, notamment dans l’arrêt Fraser[217].

En outre, à l’opposé de certaines perceptions ayant fait suite à l’arrêt Fraser, ce rejet ne signifiait pas opter pour une lecture a minima des garanties de l’article 2 d) de la Charte canadienne. Bien au contraire, la construction du contenu de la liberté constitutionnelle d’association par la Cour suprême signifie en certains cas des exigences accrues, par exemple en matière de droit de grève comme l’illustre l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, faisant référence au droit international du travail[218], ou la décision British Columbia Teachers’ Federa- tion c. Colombie-Britannique, développant une obligation constitutionnelle de négocier de bonne foi allant bien au-delà de l’obligation correspondante traditionnellement associée au modèle Wagner[219].

Ce parti pris pour le « wagnérisme » entraîne la CRTESPF sur la voie d’une analyse totalement inappropriée de la compatibilité de l’article 238.14 de la LRTSPF avec la liberté constitutionnelle d’association. Ainsi que nous l’avons vu, la CRTESPF estime qu’il n’y a pas de violation de l’article 2 d) de la Charte canadienne du fait que les membres québécois de la GRC ne sont pas privés d’un « processus authentique de négociation collective », car ils peuvent s’associer afin de poursuivre avec d’autres, au sein de l’unité nationale imposée par le législateur toutefois, des objectifs collectifs liés aux conditions de travail ; de toute façon il n’y a pas ici d’entrave substantielle à la négociation, car la Division « C » de la GRC ne témoigne d’aucun particularisme significatif, tant du point de vue de la langue et de l’organisation que des tâches et des conditions d’emploi.

Quiconque est familiarisé avec la jurisprudence de la Cour suprême relative à la liberté constitutionnelle d’association s’interrogera sur le bien-fondé de cette approche du point de vue méthodologique. En fait, la CRTESPF ne se pose pas les bonnes questions relativement à l’atteinte à la liberté d’association au sens de l’article 2 d) et incorpore pour l’essentiel dans son analyse des éléments contextuels qui auraient dû être l’objet d’un examen au regard de l’article premier de la Charte canadienne, où, fait essentiel, le fardeau de la preuve de la justification repose au premier chef sur l’État.

Suivant les principes posés par la Cour suprême dans l’arrêt B.C. Health Services et suivis dans ses décisions ultérieures, un tribunal doit se poser deux questions à l’étape de l’examen de la conformité d’une norme ou pratique gouvernementale à la liberté d’association :

  1. L’atteinte alléguée soulève-t-elle une question suffisamment importante ou, à l’inverse, secondaire ?

  2. Cette atteinte représente-t-elle une entrave substantielle au regard d’un processus de négociation de bonne foi ?

Selon nous, la CRTESPF n’examine pas de manière satisfaisante ces deux questions. Pour minimiser l’impact sur la liberté d’association de l’article 238.14 de la LRTSPF, elle se contente de se référer au modèle Wagner, en confondant à cet égard deux éléments distincts, soit la détermination de l’unité de négociation et la liberté de choix de l’agent négociateur une fois cette détermination effectuée :

L’AMPMQ plaide au nom des membres de la Division « C » que leur situation minoritaire au sein d’une unité de négociation nationale les empêchera d’avoir accès à une véritable représentation. Cette situation minoritaire ne constitue pas en soi une entrave à la négociation collective ; elle est en fait caractéristique du modèle Wagner, applicable à tous les agents négociateurs accrédités en vertu de la Loi, qui accorde la représentation exclusive à l’organisation qui représente la majorité des membres. La règle de la majorité n’a pas été jugée une entrave substantielle à l’exercice du droit protégé par l’alinéa 2d) de la Charte[220].

Il y a ici confusion de deux étapes distinctes : la détermination de l’unité jugée habilitée à négocier, traditionnellement laissée dans le modèle Wagner à la discrétion de l’autorité quasi judiciaire compétente ou, dans la fonction publique, à la volonté du législateur[221] ; et le choix de l’agent négociateur, lequel est régi par le principe majoritaire, c’est-à-dire selon la volonté, à l’intérieur de l’unité ainsi déterminée, d’une majorité de salariés, mesurée par le décompte des adhésions ou par la tenue d’un vote au scrutin secret.

Ainsi, la CRTESPF aurait dû dissocier ces deux étapes, c’est-à-dire s’interroger d’abord sur la possibilité d’une prise en considération de la volonté des employés, du point de vue constitutionnel, afin de déterminer l’unité appropriée de négociation, tout en admettant ensuite qu’une fois cette étape franchie le principe majoritaire pouvait trouver application, en ce sens que l’AMPMQ revendiquait un appui très largement majoritaire des membres de la GRC au Québec.

Quoi qu’il en soit, la CRTESPF devait simplement se demander, à ce stade, si la question soulevée par l’association requérante, au regard de l’article 2 d) de la Charte canadienne, soit la possibilité pour un groupe notable de salariés d’influer sur la détermination de l’unité de négociation, était suffisamment importante. Une réponse affirmative nous semble évidente.

La CRTESPF devait ensuite s’interroger, sans faire entrer en ligne de compte des éléments contextuels liés à la justification empirique de l’atteinte (pensons aux dimensions linguistiques et culturelles, de même qu’aux considérants fonctionnels liés à la structure organisationnelle et à la nature des tâches) — lesquels doivent impérativement être examinés au regard de l’article premier de la Charte canadienne —, à savoir si l’imposition d’autorité par voie législative d’une unité nationale d’accréditation posait une entrave substantielle à la négociation, pour le groupe de salariés visés (c’est-à-dire les membres de l’AMPMQ), d’objectifs collectifs en matière de conditions de travail. Ici aussi, une fois la question correctement posée, une réponse affirmative s’impose nettement.

4.2.2 La justification : une application superficielle du test de l’arrêt R. c. Oakes

4.2.2.1 La rationalité de l’objectif

On concédera à la CRTESPF que l’objectif visé par la GRC répond à l’impératif de la rationalité, cette dernière cherchant à s’assurer au mieux de la cohésion interne et de la mobilité de l’ensemble de ses agents.

4.2.2.2 Le lien rationnel entre l’objectif visé et le moyen adopté

En revanche, il n’existe pas de lien rationnel entre l’objectif de cohésion et l’objectif de mobilité, et l’imposition par voie législative d’une unité nationale d’accréditation, ce qui exclut d’autorité toute reconnaissance de l’AMPMQ comme association représentant, et ce, depuis longtemps, des membres de la GRC au Québec.

La CRTESPF ne se prononce pas dans ce cas sur le fardeau de la preuve qui échoit à l’État, lequel n’a pas fourni d’argument convaincant pour démontrer l’existence d’un tel lien rationnel. Toute à sa célébration du modèle Wagner, la CRTESPF récuse en particulier — en la jugeant dénuée de pertinence — la prise en considération des droits européens du travail, car ils sont fondés sur l’idée de pluralisme syndical[222]. Or, telle est précisément la question à laquelle il faut répondre, ce que la CRTESPF se refuse à faire : compte tenu de l’historique des relations de travail à la GRC, doit-on considérer que l’insertion d’une dose de pluralisme syndical répond aux exigences d’une garantie robuste et généreuse de la liberté constitutionnelle d’association ? Et non se demander, comme le fait la CRTESPF, si cela contredit les conceptions et les principes traditionnellement associés au modèle Wagner !

De ce point de vue, si nous analysons la situation de la police nationale dans certains États démocratiques fédéraux (ou à composantes plurielles) d’un niveau d’industrialisation comparable à celui du Canada, l’existence d’une pluralité de structures syndicales démontre que l’efficacité d’une telle force de police, élément indispensable à la sécurité nationale, n’est absolument pas compromise par la présence de plusieurs agents négociateurs représentant les policiers fédéraux. Par exemple, en Belgique, les 9 000 membres de la police fédérale[223] ont le choix d’adhérer à l’un des quatre syndicats reconnus comme possédant un caractère représentatif suffisant, soit le Syndicat national du personnel de police et de sécurité (SNPS), la Centrale générale des services publics, la Confédération des syndicats chrétiens — Services, et le Syndicat libre de la fonction publique[224]. La situation est similaire en Allemagne[225], en Suisse[226] et au Royaume-Uni[227].

La CRTESPF considère également comme inutile d’examiner le droit international du travail :

La dimension de droit international est d’une utilité très limitée […] Les principes de syndicalisation reconnus par les traités internationaux sont maintenant entérinés par la Cour suprême du Canada, et nous notons l’exception faite pour les syndicats de police. Cela dit, la question pointue de l’unité de négociation unique n’est pas éclairée par le débat international, encore une fois, compte tenu de l’exception pour les syndicats de police[228].

La CRTESPF met ici en exergue le fait que les conventions nos 87 (liberté d’association) et 98 (négociation collective) de l’OIT ne s’appliquent pas à la situation des membres de la police et des forces armées. Bien sûr ! Cependant, à ce compte-là, la Cour suprême aurait dû conclure que la liberté constitutionnelle d’association n’appuie pas la demande de syndicalisation des membres de la GRC. Elle a pourtant tiré la conclusion inverse, à l’instar de la CEDH. Celle-ci, nous l’avons vu, tout en étant fort attentive aux décisions du CLS, s’est fondée sur la pratique d’une majorité d’États membres du Conseil de l’Europe pour se dire, au regard de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, en faveur du droit à la syndicalisation et à la négociation collective des policiers.

En ce sens, bien qu’il ne soit pas applicable directement aux policiers, le droit international du travail peut, à notre avis, mutatis mutandis servir de source d’interprétation pour évaluer la portée de la liberté de choix aux fins de la détermination des unités habilitées à négocier.

4.2.2.3 L’atteinte minimale

À nouveau, la CRTESPF fait reposer implicitement le fardeau de preuve sur l’association requérante. Elle se contente de plus, du côté de l’État, d’une preuve largement impressionniste à ce sujet[229]. Alors que la CRTESPF dénie toute pertinence à l’expertise réalisée à la demande de la requérante et refuse même d’entendre le témoin expert en expliquer la teneur de vive voix[230], elle accorde beaucoup d’importance au document du Conseil du Trésor portant sur des rencontres et un sondage réalisés auprès des membres de la GRC[231]. La CRTESPF considère que la direction de la GRC a, de ce fait, correctement consulté les intéressés, en particulier sur la future unité de négociation, le questionnaire donnant aux participants la possibilité d’opter pour une unité nationale englobant tous les membres de la GRC ou pour des unités régionales propres à chaque division de celle-ci. Le choix majoritaire des répondants, y compris au sein de la division « C », a été celui de l’unité nationale. La CRTESPF en conclut que la GRC a soigneusement envisagé une gamme d’options raisonnables, et qu’il n’appartient pas au tribunal de dicter la solution, celle-ci répondant, vu le processus suivi, au critère de l’atteinte minimale.

Cette conclusion nous semble totalement infondée. En effet, la consultation menée par le Conseil du Trésor ne répond pas au critère constitutionnel de l’« indépendance » du processus[232], puisqu’il a été contrôlé du début à la fin, de manière unilatérale, par l’employeur, sans la participation des associations représentatives du personnel. En outre, l’employeur a procédé à l’administration du questionnaire et à la tenue de rencontres de discussion en s’adressant directement aux membres de la GRC, sans passer par leurs associations représentatives : l’AMPMQ, en particulier, a été tenue entièrement à l’écart, façon de faire qui est considérée généralement comme de l’entrave antisyndicale suivant le droit des rapports collectifs du travail[233]. Enfin, la question même en litige, celle de savoir si, compte tenu des particularités linguistiques et culturelles de la Division « C », la solution appropriée doit être la reconnaissance d’une unité propre au Québec et celle d’une unité globale pour les membres des autres divisions de la GRC, n’a jamais été présentée telle une option possible.

Nous considérons qu’aucune preuve convaincante n’a été soumise par l’État quant à ces trois éléments et qu’en conséquence la tentative de justification de l’unité unique imposée, de manière unilatérale, par l’État aurait dû être rejetée. C’est aussi à cette étape que la CRTESPF (et non à celle, nous l’avons souligné, de l’examen d’une éventuelle « entrave substantielle » à la liberté d’association) aurait dû procéder à l’examen des éléments fonctionnels et volontaires pouvant justifier le regroupement des membres québécois de la GRC dans une unité distincte de négociation. Ainsi que nous l’avons vu, pour l’essentiel, seuls les membres de la GRC au Québec (et parfois au Nouveau-Brunswick) doivent témoigner d’un bilinguisme fonctionnel, alors que l’unilinguisme anglais est la règle dans les autres divisions de la GRC. C’est là, soulignons-le à nouveau, une condition tout à fait fondamentale de travail. Par ailleurs, la spécificité culturelle des membres de la Division « C » est manifeste, avec un long historique de revendications et de militantisme syndical sans équivalent au Canada anglais. Enfin, toujours sur le plan fonctionnel, la Division « C » elle-même, en tant que structure organisationnelle distincte, connaît un degré suffisant d’autonomie et d’importantes responsabilités qui rendent possible le fonctionnement d’une unité régionale d’accréditation. Quant à la dimension volontariste, les tribunaux, y compris la Cour suprême, ont relevé à plusieurs reprises l’adhésion très majoritaire des membres de la GRC au Québec à l’AMPMQ. Pour sa part, la CRTESPF se rabat sur le taux annuel de roulement des effectifs (de 7 à 10 p. 100, semble-t-il) pour se dire incertaine de la volonté actuelle des membres de l’AMPMQ : ce point pouvait cependant être vérifié aisément, une fois l’unité de négociation déterminée, par la tenue d’un vote au scrutin secret[234].

Conclusion

Nous reprenons ici les principaux constats qui se dégagent de la présente étude :

  1. À la suite de l’adoption de la LRTFP en 1967 — dont ont été exclus d’emblée les membres de la GRC —, la détermination des unités de négociation dans la fonction publique fédérale s’est harmonisée étroitement avec les classifications des emplois alors en vigueur, tout en s’inspirant pour le reste des principes régissant le régime commun applicable aux rapports collectifs de travail (Code canadien du travail), tels qu’ils ont été interprétés par le CCRI (alors le CCRT) et les autres commissions des relations de travail au Canada ;

  2. Devant l’opposition de la CSN à l’établissement en toutes circonstances d’unités nationales d’accréditation, le Parlement fédéral a ouvert la porte à la prise en considération de spécificités régionales, linguistiques et culturelles en adoptant l’article 26 (5) de la LRTFP. Toutefois, cette ouverture demeura sans suite, la CRTFP ne tenant aucunement compte, dans son interprétation de la LRTFP, des faits prélégislatifs qui ont conduit à l’adoption de cette disposition par le Parlement fédéral ;

  3. C’est ce qui ressort à l’évidence de l’analyse systématique et critique de la décision de la CRTFP concernant le SCAQ(1978), décision tout à fait contraire à celle qui a été rendue un an auparavant (1977), au regard de circonstances en partie similaires, par le CCRT dans l’affaire Syndicat des employés de production de Radio-Canada au Québec ;

  4. À notre connaissance, ces deux décisions sont les précédents de loin les plus pertinents du point de vue des dimensions culturelles, linguistiques et régionales propres au contexte québécois dans la détermination des unités de négociation dans la sphère fédérale de compétence et peuvent en conséquence, vu une certaine similarité par rapport à la situation des membres de la GRC au Québec, servir de guide à l’analyse, sur le plan des relations industrielles, de cette dernière situation ;

  5. Pour procéder à l’analyse systématique et critique de ces deux décisions de la CRTFP et du CCRT lorsqu’elles sont mises en parallèle, nous avons élaboré un cadre d’analyse fondé sur la mise en opposition de deux idéaltypes (au sens de la sociologie compréhensive du droit), que nous appelons « approche fonctionnelle » et « approche volontaire » ;

  6. L’approche fonctionnelle entend s’appuyer uniquement sur des facteurs objectifs tenant à la fonctionnalité d’une unité de négociation dans le contexte d’un système particulier de négociation collective, en faisant fi des motivations des acteurs et du libre choix des employés ; par opposition, l’approche volontaire part du vécu historique des acteurs et attribue une importance centrale, en particulier, au libre choix d’un agent négociateur représentatif par les employés visés ;

  7. De ce point de vue, il appert que la décision de 1978 de la CRTFP relative aux contrôleurs aériens au Québec s’appuie uniquement sur des critères fonctionnels présumés objectifs (notamment la structure organisationnelle de l’entreprise, la communauté des intérêts et la qualité de la représentation qui caractérise le syndicat national déjà accrédité à l’égard de ses membres québécois) et met expressément de côté toute prise en considération, jugée sans pertinence aucune, du libre choix et de la volonté des employés visés ;

  8. Même du point de vue purement fonctionnel, les constats effectués par la CRTFP en 1978 ne sont pas aussi « objectifs » qu’ils sont présentés, et peuvent être soumis à la critique du point de vue des relations industrielles : en particulier, la dimension linguistique des conditions de travail, pourtant fort importante dans la réalité quotidienne et quant à la communauté des intérêts, est complètement écartée par la CRTFP, en fonction d’une lecture formaliste de la LRTFP ; de même, la qualité de la représentation offerte par le syndicat en place est jugée de manière lénifiante par la CRTFP, en dépit d’une lutte farouche et constante contre le bilinguisme par la direction du syndicat national, allant jusqu’à l’organisation d’une grève illégale contre la volonté de ses membres québécois. La CRTFP semble ainsi adhérer à une conception intentionnelle étroite de la discrimination qui ne tient pas compte des effets préjudiciables pourtant manifestes sur les membres francophones au Québec ;

  9. Par ailleurs, le biais « fonctionnaliste » du CRTFP et son refus de prendre en considération les motivations et les choix des acteurs apparaissent nettement, à la suite de notre lecture attentive et comparée de la décision antérieure (1977) du CCRT dans l’affaire Syndicat des employés de production du Québec au Québec ;

  10. Dans l’affaire Syndicat des employés de production du Québec, le CCRT a clairement opté pour une approche mixte associant à la fois des éléments fonctionnels et des éléments volontaires : il accorde certes une grande importance à la structure organisationnelle de la SRC, c’est-à-dire à sa décentralisation en deux divisions principales, l’une anglophone (CBC), l’autre francophone (SRC), mais il tient compte également, de manière décisive — point que la CRTFP passe totalement sous silence — de la volonté et du libre choix des employés de production de la SRC au Québec ;

  11. Au surplus, même si la CRTFP dans sa décision de 1978 prétend ne pas se dissocier de l’orientation du CCRT et simplement tenir compte de différences fonctionnelles objectives, une lecture comparée des deux décisions démontre qu’en réalité la CRTFP, loin d’adhérer à cette orientation, fait sienne — mais sans le dire — l’opinion du membre dissident du banc du CCRT de 1977, au point d’en suivre fidèlement l’argumentation et même d’en reproduire certains passages presque mot à mot ;

  12. Quoi qu’il en soit, la lecture comparée de ces deux décisions historiques nous permet de raffiner notre cadre d’analyse fondé sur la dichotomie fonctionnel/volontaire, en y associant un certain nombre de dimensions et d’indicateurs (revoir le tableau 1). Ce cadre est ensuite mobilisé, et ce, aux fins de l’analyse de la situation actuelle des membres de la GRC au Québec ;

  13. Préalablement à cette analyse, deux éléments doivent être impérativement soulignés :

    1. Les aspects fonctionnels et volontaires sont généralement examinés d’une manière plus libérale (et davantage favorable aux droits minoritaires des employés) dans le contexte de l’octroi d’une première accréditation concernant un milieu auparavant non syndiqué, que ce n’est le cas à l’occasion d’une requête en fragmentation de l’unité de négociation ;

    2. Le changement fondamental de paradigme en droit constitutionnel du travail, à la suite en particulier des décisions de 2007 et de 2015 de la Cour suprême, inciterait en toute logique à favoriser bien davantage qu’auparavant l’approche volontaire (critère du libre choix des salariés) ;

  14. L’application du cadre d’analyse à la situation régnant à la GRC met en relief les aspects suivants (voir ci-dessous les paragraphes 15 et 16), lesquels nous semblent davantage compatibles avec la reconnaissance d’une unité de négociation propre aux membres québécois de la GRC qu’avec le refus d’une telle unité spécifique : à cette fin, nous distinguons dans ce qui suit entre les éléments relevant de l’approche fonctionnelle et ceux qui se rattachent à l’approche volontaire ;

  15. Voici les éléments à considérer du point de vue fonctionnel :

    1. La structure organisationnelle de l’institution est suffisamment décentralisée pour que fasse sens le regroupement des membres en une unité fonctionnelle de négociation collective au sein de la Division « C » : celle-ci dispose d’une certaine autonomie administrative et budgétaire, assume directement des responsabilités en matière de gestion des ressources humaines, dont les aspects disciplinaires et l’évaluation du rendement ;

    2. Une forte communauté d’intérêts existe sur le plan tant linguistique qu’occupationnel entre les membres de la Division « C » : ainsi, considérant que la langue de travail représente une condition d’emploi de toute première importance, les membres francophones de la GRC ont dû faire face à des exigences linguistiques particulières et revendiquer avec insistance l’octroi d’une prime au bilinguisme ; par ailleurs, les membres de la Division « C » ont cette particularité sur le plan occupationnel — tout comme les membres de la Division « O » — d’être chargés exclusivement de tâches de police fédérale et non de fonctions de police contractuelle, ce qui est le cas pour la majorité des membres des autres divisions ;

    3. Pour ce qui est de la stabilité et de l’efficacité de la négociation collective, l’historique des relations du travail démontre l’articulation étroite des mécanismes institutionnels de consultation interne (Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles, Conseil de la solde) avec la structure décentralisée de gestion. Ce sont en effet les divisions qui président à l’élection des représentants, disposent des budgets nécessaires et dialoguent d’office avec les représentants des relations fonctionnelles. En ce sens, l’édification d’une unité spécifique de négociation pour la Division « C » ne marquerait pas une rupture complète avec la situation antérieure, mais s’inscrirait plutôt dans une certaine continuité du point de vue des relations de travail. En outre, l’octroi d’une accréditation correspondante à l’AMPMQ en tant qu’agent négociateur ne poserait pas de difficultés du point de vue de la paix industrielle, tout comme la reconnaissance formelle de cette association ne serait aucunement le signe d’une « balkanisation » de la négociation collective : la GRC a déjà l’obligation de négocier avec des unités représentant ses employés civils qui sont d’une taille beaucoup moins imposante ;

  16. Voici les éléments à considérer du point de vue de la volonté des employés :

    1. La création de l’AMPMQ remonte à fort longtemps (1985) et cette dernière a toujours bénéficié — fait unique quant aux associations informelles qui ont existé au sein de la GRC — du soutien largement majoritaire des membres de la Division « C » au Québec. Au cours de toutes ces années, elle a favorisé par son action revendicatrice, encore qu’elle n’ait jamais été agréée officiellement par la direction de la GRC, l’octroi de droits consultatifs aux membres de la GRC, l’obtention de la prime au bilinguisme, le resserrement du processus disciplinaire, etc. Il apparaît pour le moins ironique que, après avoir contribué de manière décisive, par un combat constant et acharné s’étendant sur plusieurs décennies, à la reconnaissance des droits de syndicalisation et de négociation collective pour les membres de la GRC, l’AMPMQ soit en quelque sorte laissée sur le carreau au terme du processus et privée des droits mêmes pour lesquels elle lutte depuis tant d’années ;

    2. L’attitude des employés membres des autres divisions de la GRC témoigne historiquement d’aspirations divergentes qui militent également en faveur de deux unités de négociation distinctes : acceptation majoritaire (contrairement à la Division « C ») du Programme des représentants divisionnaires des relations fonctionnelles, préoccupations moindres sur le plan du bilinguisme, militantisme mitigé et approche plus résignée, etc. ;

  17. Tant l’approche fonctionnelle que l’approche volontaire convergent donc pour favoriser, à notre avis, du point de vue des relations industrielles, l’institution d’une unité distincte de négociation pour les membres de la Division « C » de la GRC, avec la reconnaissance de l’AMPMQ en tant qu’agent négociateur ;

  18. Pour compléter notre étude, nous avons considéré la situation actuelle quant à la police nationale dans certains États fédéraux ou composites comparables au Canada, soit la Belgique, la Suisse, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans tous ces pays, nous avons observé une situation de pluralisme syndical, sans pouvoir établir toutefois un lien direct entre cette pluralité et l’existence d’États fédérés ou de régions bénéficiant d’un certain degré d’autonomie. Nous parvenons toutefois au constat suivant : le pluralisme syndical ne semble avoir aucun impact sur la cohésion et l’efficacité d’un corps policier national chargé de tâches de sécurité de la plus haute importance. La même conclusion devrait par conséquent valoir aussi pour la GRC ;

  19. Par ailleurs, en droit international du travail (selon les conventions de l’OIT), l’obligation imposée par l’État de former, pour un secteur d’activité quelconque ou une profession donnée, une organisation syndicale uniquement au niveau national (plutôt que régional, si tel est le libre choix des employés) n’est pas compatible avec les principes de la liberté syndicale. N’eût été le fait qu’elle représente des policiers (qui ne sont pas visés par la Convention no 87 de l’OIT), l’AMPMQ aurait bénéficié d’un droit de recours devant le CLS ;

  20. Par contre, à l’instar de la Cour suprême dans son interprétation de l’article 2 d) de la Charte canadienne, la Cour EDH n’exclut pas les policiers des garanties fondamentales relatives à la liberté syndicale découlant de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les policiers se voient en conséquence reconnaître le droit de syndicalisation et de négociation collective. En outre, la CEDH attache une importance fondamentale aux principes élaborés dans le contexte de l’OIT et en particulier aux décisions du CLS. En tenant compte de la situation de pluralisme syndical qui caractérise généralement la négociation collective dans l’ensemble des pays européens, nous jugeons hautement vraisemblable que la CEDH interprète le libre choix des salariés quant à leurs agents négociateurs et les exigences relatives à la représentativité des syndicats de manière analogue à la position du CLS ;

  21. La CRTESPF a rejeté l’ensemble des considérants qui précèdent dans sa décision du 11 juillet 2019. D’une part, elle affirme que l’imposition par le législateur d’une unité unique de négociation ne représente aucunement une atteinte substantielle à la liberté d’association ; d’autre part, elle soutient que, même si elle fait erreur sur ce point, l’atteinte à la liberté d’association serait pleinement justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne.

    À notre avis, la décision de la CRTESPF repose sur un examen rapide et superficiel des obligations constitutionnelles découlant, au regard de la sphère du travail, de la liberté d’association garantie par l’article 2 d) de la Charte canadienne. Les reproches possibles à l’analyse de la CRTESPF sont de deux ordres : 1) l’élévation du modèle Wagner au rang de norme constitutionnelle pour juger d’une atteinte éventuelle à la liberté d’association ; et 2) concernant la justification au sens de l’article premier de la Charte canadienne, une application superficielle du test établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Oakes ;

  22. Du point de vue de la CRTESPF, l’adhésion au modèle Wagner signifie tout à la fois le rejet du pluralisme syndical, l’imposition du principe majoritaire sans égards pour les intérêts minoritaires, quelle que soit leur importance, et l’absence de considération accordée à la volonté des salariés aux fins de la détermination de l’unité appropriée de négociation. Cette adhésion a priori et acritique au modèle Wagner, élevé implicitement au rang de norme constitutionnelle, nous paraît incompatible avec les principes posés par la Cour suprême au regard de l’interprétation de l’article 2 d) de la Charte canadienne. Le plus haut tribunal du pays a très clairement refusé, à plusieurs reprises, de constitutionnaliser le modèle Wagner ;

  23. Sous l’angle de la justification, il n’existe pas de lien rationnel entre l’objectif de cohésion et l’objectif de mobilité, et l’imposition par voie législative d’une unité nationale d’accréditation, ce qui exclut d’autorité toute reconnaissance de l’AMPMQ en tant qu’association représentant, et ce, depuis longtemps, des membres de la GRC au Québec. La CRTESPF ne se prononce pas dans ce cas sur le fardeau de la preuve qui échoit à l’État, lequel n’a pas fourni d’argument convaincant pour démontrer l’existence d’un tel lien rationnel. En outre, dans son examen du critère de l’atteinte minimale, elle se contente, du côté de l’État, d’une preuve largement impressionniste. C’est aussi à cette étape (et non à celle, nous l’avons souligné, de l’examen d’une éventuelle « entrave substantielle » à la liberté d’association) que la CRTESPF aurait dû procéder à l’examen des éléments fonctionnels et volontaires pouvant justifier le regroupement des membres québécois de la GRC dans une unité distincte de négociation, par exemple, le bilinguisme fonctionnel, la spécificité culturelle, la structure organisationnelle de la Division « C » et la volonté des salariés ;

  24. Concluons en soulignant que les questions soulevées dans notre étude vont bien au-delà de la situation vécue par les membres de la GRC au Québec. D’abord, nous avons voulu démontrer qu’une approche purement fonctionnelle, indifférente aux choix exprimés par les salariés, de détermination des unités d’accréditation se révèle incompatible avec une interprétation ouverte, généreuse et robuste de la liberté constitutionnelle d’association : ce constat vaut tant pour le droit québécois que pour le droit fédéral du travail, tant pour le régime général des rapports collectifs que pour les régimes particuliers de la fonction publique, du secteur public, etc. Ensuite, même si dans la vaste majorité des cas les grandes unités nationales de négociation au fédéral fonctionnent de manière appropriée, l’expérience historique atteste que des situations conflictuelles, un déni du fait francophone, des attitudes discriminatoires peuvent toujours réapparaître. Enfin, la possibilité même pour les salariés d’influer sur la détermination des unités appropriées de négociation en exerçant leur liberté de choix, y compris en demandant la fragmentation d’une unité dysfonctionnelle, représente une garantie forte que, dans le cas des employés québécois, leur langue et leur culture propres seront respectées en dépit de leur statut minoritaire au Canada.