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Il y a dix ans, nous nous interrogions sur les relations que la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) entretenait avec le système juridique[1], en observant et en analysant la manière dont les codes de conduite, principaux outils juridiques adoptés par les acteurs privés dans le cadre de leurs pratiques de RSE, étaient réceptionnés par le système juridique. Bien que ces relations aient été marquées par une évidente opposition primaire et une concurrence normative, nous relevions qu’elles pouvaient également être vues sous le sceau d’une complémentarité réflexive, le droit étant un complément nécessaire de la RSE, mais les instruments relevant de la RSE pouvant aussi être un relais utile au droit.

Cette réflexion aboutissait à la conclusion que les mécanismes de la RSE semblaient adaptés pour les domaines laissés vierges de toute intervention législative ou réglementaire ou difficiles à encadrer tels les rapports internationaux ou mondialisés[2]. Notre conviction était que, « tout en devant rester assujettie au droit posé par l’État, la RSE est un instrument utile au système juridique[3] ». Cette affirmation reposait sur le présupposé de l’assujettissement de la RSE au droit posé par l’État. Elle devrait évoluer dans le cadre qui lui est dévolu dans le système juridique, mais s’y soumettre. En d’autres termes, la RSE est un complément du droit ; elle n’en est pas un substitut. Nous anticipions également la possibilité qu’après avoir entrepris de « mettre en ordre » le phénomène de la RSE, en proposant des définitions et des classifications, les acteurs du système juridique allaient se l’approprier. Mais cette intuition n’était pas alors étayée par des exemples concrets.

Depuis cette analyse, la RSE a bien été intégrée dans les stratégies des pouvoirs publics, en complément de la norme étatique, en tant que relais, voire comme alternative à cette dernière. Cette utilisation vise à lui assigner certains objectifs de politique juridique et la confine dans une instrumentalisation. Le terme « instrumentalisation » s’entend comme une utilisation dans un but défini, qu’il soit pratique ou politique par exemple. Revenir sur la notion de RSE et l’utilisation qui en est faite s’impose alors à nous tant sa plasticité a pu permettre une utilisation très hétérogène en France, par les acteurs privés mais aussi, récemment, par le législateur ou les pouvoirs publics. Apparue à la fin du xxe siècle, essentiellement comme une déclinaison du phénomène du développement durable à l’échelle de l’entreprise, elle comporte tout comme lui trois volets (économique, social et environnemental[4]) et assigne des fonctions sociétales aux entreprises, comme le paternalisme social a pu le faire au xixe siècle[5].

La RSE est intrinsèquement une notion facilement manipulable, comme toutes les notions floues. Son sens exact se prête aisément à l’incertitude et aux travestissements pour différentes raisons, à la fois terminologiques, institutionnelles, conceptuelles et pratiques. En premier lieu, la notion de RSE est la traduction littérale en français des termes anglo-saxons corporate social responsibility. Cette transposition linguistique imparfaite porte en elle, nous le verrons, les germes d’une incompréhension conceptuelle et des possibilités d’instrumentalisation de la notion de RSE. En second lieu, la polysémie de la notion a été illustrée par la coexistence de plusieurs définitions institutionnelles de la RSE. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la RSE est une « façon pour les entreprises de prendre en considération l’impact de leurs activités sur la société et d’affirmer leurs principes et leurs valeurs à la fois dans leurs méthodes et dans leurs procédures et leurs actions avec les autres acteurs. La RSE est volontaire, résulte d’une initiative de l’entreprise et se réfère à des activités / instruments qui sont considérés comme dépassant la simple conformité à la loi[6] ». Mais la définition institutionnelle la plus connue et relayée est certainement celle que la Commission européenne a livrée dans une première version comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et environnementales des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes[7] ». Nous en avions, suite à plusieurs travaux tant doctrinaux qu’empiriques sur les pratiques de RSE, proposé une définition que nous qualifiions de « pragmatique », car élaborée à partir de l’observation pratique de ses manifestations, de ses destinataires et de ses objets. Ainsi, pour nous, elle se manifestait « par des pratiques volontaires des entreprises, à destination de ses parties prenantes, sur des thèmes liés à l’éthique, à l’environnement, aux droits de l’homme et aux droits sociaux[8] ». En effet, la RSE est matérialisée par des actes ou des instruments des entreprises adoptés unilatéralement, très divers. Le plus souvent, les supports formels sont des chartes éthiques, des codes de conduite, des lettres d’engagement, l’adhésion à des instruments internationaux en matière de droits fondamentaux à destination des entreprises tels que le Pacte mondial des Nations Unies[9], des pratiques de certification ISO, l’adoption de dispositifs d’alertes éthiques ou professionnelles. Les destinataires de ces instruments ainsi adoptés sont les partenaires de l’entreprise. On distingue généralement les partenaires internes à l’entreprise (salariés essentiellement) de ses partenaires externes (partenaires commerciaux, sous-traitants, fournisseurs, clients, consommateurs, pouvoirs publics, concurrents…). Nous avions à cet égard mis en évidence la dichotomie existante entre une vision idyllique selon laquelle l’entreprise s’engage elle-même par des actes de RSE, et la réalité montrant que les engagements, lorsqu’ils existent, mettent en réalité des obligations uniquement à la charge des partenaires de l’entreprise (salariés, sous-traitants, fournisseurs), dans un souci de gestion du risque juridique, né de la violation de normes sociales, environnementales ou humanitaires[10]. Ainsi, la plupart des codes de conduite organisent la responsabilité des contractants de l’entreprise lorsque des violations de ses principes éthiques ou des engagements à respecter certaines règles sont constatées. Se déresponsabiliser sur les autres, plutôt que d’assumer une responsabilité personnelle, voilà ce qui ressort des principales traductions juridiques des pratiques de RSE. Ce paradoxe découle de la confusion engendrée par une traduction du terme responsibility[11] en « responsabilité », qui signifie une responsabilité de type juridique, civil ou pénal, telle qu’on la connaît en droit français, alors que juridiquement elle ne saurait correspondre à une réelle responsabilité juridique que seule la notion de liability suppose.

Non seulement la notion de RSE est polysémique, ce qui autorise des confusions entre sa dimension sémantique et sa dimension pratique, mais elle est aussi évolutive dans le temps. Ainsi, la définition institutionnelle initiale donnée par la Commission européenne a été, une décennie plus tard, modifiée pour devenir, dans une seconde version, « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » dans l’ensemble des champs identifiés par les principales normes internationales[12]. La suppression de la référence à l’adjectif « volontaire » dans cette définition questionne la place de la RSE dans la catégorie de droit souple (soft law[13]). La RSE est en effet l’emblème du droit souple, notion elle-même également très fluctuante que l’on oppose au droit dur (hard law), droit posé par l’État[14]. À cet égard, les relations entre les normes relevant de la RSE et le système juridique sont de différents types selon les fonctions que lui assigne le législateur et le positionnement de ce dernier par rapport à ces normes. Ainsi, le droit étatique peut procéder à une mise en ordre, à un encadrement ou bien à une utilisation, voire à une instrumentalisation de la RSE.

Les relations les plus simples s’observent lorsque le droit positif vient encadrer des pratiques se réclamant de la RSE ou les mettre en ordre afin de rationaliser leur place et leurs effets dans le système juridique. Ce fut la première forme d’action par les pouvoirs publics. Souvent décriée comme une pratique à visée communicationnelle d’écoblanchiment (greenwashing) ou de marketing pour les entreprises, la RSE a fait l’objet d’un encadrement juridique et d’un intérêt croissant du législateur, la faisant passer de pratiques de droit souple à un encadrement, même un premier pas vers du droit dur, dans un second temps. Lorsque les pratiques de RSE sont reconnues, encadrées, presque consacrées par la voie législative ou réglementaire, certains évoquent le durcissement du droit souple, le passage du droit souple au droit dur, estimant alors que le premier était du pré-droit[15]. Enfin une autre étape, celle que nous proposons d’observer plus largement dans notre analyse, est celle de l’instrumentalisation de la RSE par le droit étatique, c’est-à-dire les usages que peut faire le législateur de la notion de RSE, mais aussi l’usage de ses techniques. Selon nous, deux sortes d’instrumentalisation sont possibles : une instrumentalisation para legem dans laquelle la RSE complète la loi, parfois la remplace, et une instrumentalisation contra legem dans laquelle la RSE est utilisée contre la loi, abusivement à la place de la loi ou en contournement de la loi[16].

Afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse, nous proposons deux séries d’illustrations d’une instrumentalisation de la RSE, dans deux branches du droit, entendues comme des branches du droit positif, qui ont été récemment l’objet d’interventions législatives en France. Nous verrons, dans ces domaines, comment le législateur est successivement passé d’un encadrement, d’une utilisation de la RSE comme relais du droit, à une instrumentalisation où il confie et délègue le pouvoir normatif à ces acteurs privés que sont les entreprises et les opérateurs économiques. Ces illustrations et ces développements ont pour objectif de mettre en évidence des formes d’instrumentalisation, voire des dévoiements, et permettent de revenir aux origines de la RSE, nécessairement liées aux pratiques d’autorégulation, en retenant une approche duale opposant droit des sociétés et droit du travail. Ces développements permettront de s’interroger, plus incidemment, sur la place de la volonté et de la contrainte dans le système juridique.

Le droit des sociétés semble réceptif, pourrait-on dire par nature, aux pratiques de RSE (partie 1), alors que le droit du travail qui a fait l’objet d’une immixtion assez contre-nature, même falsifiée, de la notion de RSE est plus réticent (partie 2). Il apparaît que le droit des sociétés laisse une large place à la volonté des destinataires des normes, à des dispositifs souples d’élaboration et de mise en oeuvre des règles, comme par exemple via le dispositif qui consiste à se conformer ou à s’expliquer (comply or explain), alors que le droit du travail reste principalement fondé sur des principes d’impérativité, d’indisponibilité de la qualification de la relation de travail subordonné et sur un rôle central du juge. Cela replace au coeur de nos réflexions les concepts / notions de volonté et de contrainte et la question de leur jeu dans l’élaboration et la mise en oeuvre du droit.

1 Le droit des sociétés, réceptacle et vecteur naturel des interventions législatives basées sur la responsabilité sociale de l’entreprise

Plusieurs étapes ont jalonné les interventions législatives françaises mettant en scène des pratiques de RSE en droit des sociétés. Le législateur a d’abord instauré certaines obligations en lien avec les préoccupations sociales et environnementales, mais en laissant la plupart du temps une grande marge de manoeuvre aux entreprises dans le cadre de la mise en oeuvre de ces obligations. La RSE est, dans ce cas, perçue comme un complément du droit ou un relais à ce dernier. Mais assez vite, on a pu assister à une instrumentalisation de la RSE en vue de permettre une délégation de régulation au profit des acteurs privés (1.1). Cette opération est d’autant plus spectaculaire avec la Loi no 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, aussi appelée « loi PACTE » (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises[17]), qu’elle a procédé à une sorte de fusion/absorption de la notion même de RSE (1.2). Cette instrumentalisation donne des pouvoirs excessifs, selon nous, aux entreprises (1.3).

1.1 La responsabilité sociale de l’entreprise : un complément du droit des sociétés

Dans un premier temps, le législateur est venu instaurer des obligations en lien avec la RSE dans le droit des sociétés. Il s’agissait d’obligations formelles essentiellement de communication d’informations sur des thématiques sociales et environnementales (1.1.1). Le législateur a également utilisé la RSE comme un moyen d’application de certains objectifs de politique juridique, par exemple en matière de lutte contre la corruption (1.1.2).

1.1.1 L’instauration d’obligations de reporting en lien avec la responsabilité sociale de l’entreprise

Les premières obligations législatives et réglementaires en lien avec les préoccupations de RSE en matière commerciale concernent les dispositions relatives au reporting extra-financier. Ce reporting social et environnemental a été instauré par la loi sur les « nouvelles régulations économiques » (NRE) du 15 mai 2001[18] qui a instauré une obligation de reporting social et environnemental dans les rapports annuels des sociétés cotées puis élargi par les lois Grenelle de 2009 et de 2010[19]. La loi Grenelle II[20] a imposé aux entreprises de plus de 500 salariés d’inclure dans leur rapport annuel de nouvelles informations portant sur leurs engagements sociétaux en faveur du développement durable[21] et étendu le dispositif aux grandes entreprises non cotées[22]. Un décret d’avril 2012 relatif aux nouvelles obligations de transparence des entreprises dans le domaine social et environnemental[23] et un arrêté de juin 2013 sur la vérification des informations extra-financières par un organisme tiers indépendant ont complété le cadre légal[24]. L’article R. 225-105-3 du Code de commerce permet toutefois aux entreprises de ne pas renseigner certains items à condition de justifier cette omission. Ainsi, le rapport peut indiquer « parmi les informations mentionnées […] celles qui, eu égard à la nature des activités ou à l’organisation de la société, ne peuvent être produites […] en fournissant toutes explications utiles[25] ». La non-communication à destination des parties prenantes reste légitime si l’entreprise avance des raisons acceptables. Le dispositif n’est pas basé sur des prescriptions d’actions univoques, auxquelles il faudrait strictement se conformer et dont le défaut serait systématiquement condamnable, mais combine un dispositif de communication obligatoire avec un mécanisme optionnel de justification. De même, en matière de gouvernance, de reporting extra-financier, la supplétivité de la règle a été consacrée depuis longtemps avec le principe comply or explain[26]. Ces obligations de transparence ont une origine légale mais laissent aux entreprises, par le recours au principe comply or explain, une marge de manoeuvre dans leur mise en oeuvre. Celles-ci doivent fournir des informations relatives aux conséquences sociales et environnementales dans les rapports annuels de gestion[27].

Le recours au principe comply or explain permet une gouvernance d’entreprise ou un reporting extra-financier « à la carte », une sorte de « gouvernance sur mesure » qui n’est pas forcément synonyme de bonnes pratiques in fine, car il s’ajoute à plusieurs caractéristiques d’un système reposant principalement sur l’autorégulation. Il assure, certes, une bonne adaptation des règles aux profils des entreprises et aux volontés des directions et est un des piliers incontournables du droit souple.

1.1.2 Le recours aux pratiques de responsabilité sociale de l’entreprise comme relais de mise en oeuvre d’objectifs de politique juridique

Parfois, le législateur emprunte des mécanismes de la RSE dans ses dispositifs de mise en oeuvre des règles qu’il édicte. Ce fut le cas de la loi Sapin 2 de 2016[28] qui a instauré, entre autres choses, des programmes de compliance nécessitant des codes de conduite et des alertes éthiques pour certaines entreprises afin de doter la France d’un dispositif de lutte anticorruption conforme aux évolutions européennes. Les sociétés concernées[29] sont tenues de mettre en oeuvre huit mesures de prévention et de détection de la commission de faits de corruption ou de trafic d’influence :

  • un code de conduite ;

  • un dispositif d’alerte ;

  • une cartographie des risques ;

  • des procédures d’évaluation des clients, des fournisseurs et des intermédiaires ;

  • des procédures de contrôle comptable ;

  • un dispositif de formation du personnel ;

  • un régime disciplinaire ;

  • un dispositif de contrôle et d’évaluation interne.

Le défaut de mise en oeuvre de ces mesures suffit à exposer les entreprises visées à des sanctions prononcées par l’Agence française anticorruption, indépendamment de la commission effective de toute infraction. On attend de la part des destinataires qu’ils adoptent les dispositifs énoncés, même s’ils sont libres d’en déterminer les modalités pratiques. Cela induit une conformité formelle via l’adoption des dispositifs énoncés en vue d’aboutir à un résultat : la prévention et la détection des faits de corruption. Les sanctions prévues ne concernent que cette conformité formelle (de process) et non la corruption elle-même, qui relève du droit pénal classique. Les codes de conduite, d’essence volontaire, doivent comporter un chapitre anticorruption. Tant leur adoption qu’une partie de leur contenu sont imposées par le législateur. Les mécanismes évoqués offrent des formes de garantie spécifiques de la RSE et reposent en réalité sur un panachage entre droit souple et droit dur. Dans ce panachage, les obligations normatives sont exigeantes sur un plan formel, car elles commandent la mise en place de dispositifs de prévention, mais elles sont plus douces sur le plan substantiel. En effet, on note qu’il n’y a pas de contrôle sur les éventuels faits de corruption.

Ces formes d’utilisation de la RSE en droit des sociétés sont désormais classiques : elles permettent de faire évoluer en douceur les pratiques des entreprises, dans le sens attendu par les évolutions sociétales. Elles s’appuient sur des méthodes de mise en oeuvre plutôt souples et laissent une certaine liberté, formelle ou substantielle, aux entreprises. Leur domaine reste celui de la gouvernance ou de la transparence des activités des entreprises. Un pas vers une autre forme de récupération de la RSE a été franchi récemment en France.

1.2 L’intégration de la responsabilité sociale de l’entreprise dans la détermination de l’intérêt social de l’entreprise : une opération législative de fusion-absorption ?

Sans trancher sur la confusion généralisée entre société et entreprise, la jurisprudence a depuis longtemps consacré l’intérêt social[30], même si les débats doctrinaux sur sa signification sont clivants. Ainsi, pour certains, l’intérêt social est, dans une vision actionnariale, celui des seuls associés, puisque la société doit être gérée, selon l’article 1833 du Code civil, dans leur intérêt commun, alors que pour d’autres c’est celui de l’entreprise, ce qui inclut à la fois celui des associés et celui des partenaires (fournisseurs, salariés, partenaires commerciaux…). Les juges, pour leur part, ont choisi une voie intermédiaire, plus souple, et ont entériné le fait que « toute société possède en tant que personne morale, un intérêt autonome ne se réduisant ni à ceux de ses associés, ni à la seule juxtaposition d’intérêts de ses parties prenantes[31] ». Le législateur a choisi d’ajouter une « dimension RSE » dans la détermination des orientations de la gestion de l’entreprise (1.2.1) et prévu différents niveaux d’engagement pour les entreprises (1.2.2), le dernier étant le dispositif d’entreprise à mission qui fait primer l’autodétermination des entreprises (1.2.3).

1.2.1 Une reprise de la définition de la responsabilité sociale de l’entreprise guidant la gestion de l’entreprise

Le législateur français a procédé à l’intégration de la définition de la RSE dans le Code civil avec la loi PACTE. Elle instaure trois niveaux d’engagement pour les entreprises et procède d’abord à l’absorption de la définition de la RSE dans le Code civil et le Code de commerce[32].

Au premier niveau, la loi PACTE modifie la définition de l’objet social contenue dans le Code civil en consacrant et en intégrant la définition de la RSE. L’article 1832 du Code civil prévoyait que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Désormais, l’article 1833, qui disposait que « [t]oute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés », est complété par un alinéa qui dispose que « [l]a société [doit être] gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité[33] ». La prise en considération des enjeux de RSE est ainsi intégrée dans la définition statutaire des sociétés. Le Code de commerce a aussi été modifié. Le premier alinéa de l’article L. 225-35 est complété par les mots « conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

Cette entrée de la RSE dans le Code civil lui fait-elle perdre sa caractéristique de « volontaire », propre à une autorégulation ? Formellement oui car, même s’il ne s’agit que d’une obligation de moyens à mettre en oeuvre pour prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de l’entreprise, cela implique de les « considérer ». Substantiellement pas forcément, car cela dépend de la manière dont sera interprétée cette notion d’objet social et environnemental par les juges. Il s’agit en réalité d’une « norme générale, applicable à toutes les entreprises, quels que soient leur taille et leur secteur d’activité, qui les oblige, de façon souple et proportionnée à leurs moyens, à ne pas négliger les effets négatifs que leur comportement peut avoir sur leur environnement[34] ». Peut-on imaginer des sanctions plus importantes ? Pourrait-on imaginer une contestation de la base d’un licenciement ou une responsabilité des dirigeants pour violation des aspects sociaux et environnementaux ? Quelle est la portée de cette exigence ? Il ne s’agit que d’une obligation de moyens, comme en témoignent les débats parlementaires et les versions successives du texte qui ont porté sur deux rédactions très légèrement différentes pour retenir celle qui dissocie la gestion dans l’intérêt social de la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux.

1.2.2 Les niveaux supérieurs d’engagement des entreprises : raison d’être et mission

La loi PACTE a en réalité instauré trois niveaux d’engagement pour les entreprises[35], il s’agirait ainsi des « trois étages de la fusée[36] ». Après les modifications de la définition de l’intérêt social que nous venons de développer, le deuxième niveau d’engagement est la « raison d’être ». Les entreprises peuvent décider de se doter d’une raison d’être. L’article 1835 du Code civil est ainsi complété : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. » Le Code de commerce a aussi fait l’objet de modification pour inclure cette nouvelle raison d’être. L’article L. 225-35 est complété par les mots « conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Après est insérée une phrase selon laquelle l’intérêt social « prend également en considération, s’il y a lieu, la raison d’être de la société définie en application de l’article 1835 du code civil[37] ». L’article L. 225-64 est également complété par deux phrases ainsi rédigées : « Il détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en oeuvre, conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Il prend également en considération, s’il y a lieu, la raison d’être de la société définie en application de l’article 1835 du code civil[38]. » Rappelons que la « raison d’être », formule évanescente dans le langage courant, désigne, en philosophie ou en métaphysique, le sens, la cause véritable et profonde, de l’existence d’une chose ou d’un être. Comment appliquer une telle formule à une personne morale, société commerciale ? Les parallèles laissent songeurs… Au-delà des doutes et du peu de précision des dispositions prévoyant cette raison d’être dont peuvent se doter les entreprises, elle ne saurait être « circonscrite à l’énoncé de simples considérations générales, la réalisation de celles-ci devant être au contraire garantie, par la société, grâce à des “moyens”[39] ». Cependant, ces moyens ne lèvent pas toutes les zones d’ombre entourant cette notion mystérieuse dont les frontières avec l’objet social mais aussi l’intérêt social peuvent sembler poreuses. Si l’objet social définit « la nature de l’activité que la société déploie pour partager un bénéfice », la raison d’être devrait plutôt s’appréhender comme « [l’] ambition que les fondateurs de la société proposent de poursuivre » et si « l’intérêt social est une composante essentielle de la société », la raison d’être en serait « l’intérêt accessoire, éventuellement non patrimonial […] que l’activité de la société doit contribuer à satisfaire[40] ». On imagine la difficulté pour les juges s’ils devaient — mais sur quel fondement ? — interpréter ce concept « fumeux[41] » et, au demeurant, sans substance juridique.

En troisième et dernier lieu, la loi a créé le statut d’entreprise à mission[42], tel que le préconisait le rapport Notat-Sénard[43] dans la lignée de plusieurs propositions doctrinales[44] préconisant d’instaurer un « objet social élargi[45] ». Sont insérées dans les articles L. 210-10 à L. 210-12 les dispositions suivantes :

  • Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission lorsque les conditions suivantes sont respectées :

  • 1o Ses statuts précisent une raison d’être, au sens de l’article 1835 du code civil ;

  • 2o Ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité[46].

Des modalités de suivi de la mission sont énoncées par les articles L. 210-1 à L. 210-12 du Code de commerce qui prévoient que l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux fait l’objet d’un suivi par le comité de mission qui procède à « toute vérification qu’il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l’exécution de [sa] mission[47] ». Cette exécution fait également l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant (OTI[48]), dont l’avis est joint au rapport annuel de gestion présenté à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes de la société. Le nouvel article L. 210-10 du Code de commerce relatif aux modalités du suivi de l’exécution de la mission de l’entreprise prévoit que les statuts de l’entreprise doivent instaurer « un comité de mission, distinct des organes sociaux prévus […] et devant comporter au moins un salarié, [qui] est chargé exclusivement de ce suivi[49] ». Un salarié doit donc figurer dans le comité de mission. Rien n’est indiqué sur les pouvoirs effectifs et les moyens notamment financiers de ce comité. Aucune information n’est apportée sur la possibilité, par exemple, de recours à des experts, notamment pour des missions dont le suivi et l’exécution nécessiteraient des expertises techniques sur les impacts environnementaux ou financières sur les effets socio-économiques par exemple. Rien n’apparaît non plus sur les possibilités de formation des salariés présents dans le comité de suivi de mission contrairement au décret no 2015-606 du 3 juin 2015[50] qui permet aux administrateurs salariés de disposer du temps nécessaire pour exercer leur mandat et de bénéficier à leur demande d’une formation à la charge de la société.

1.2.3 Le dispositif d’entreprise à mission : la prime à l’autodétermination

Le statut de société à mission est encadré par un décret[51] qui détaille les règles de publicité qui s’imposent à toute société se réclamant de la qualité de société à mission ainsi que le régime applicable à l’OTI chargé du suivi de l’accomplissement par la société de la mission qu’elle s’est attribuée.

Le décret précise les modalités de désignation de l’OTI et les incompatibilités auxquelles cet organisme est soumis. Comme beaucoup d’observateurs et d’experts l’avaient proposé, le décret s’inspire des dispositions relatives à la vérification des informations de la déclaration de performance extra-financière, détaillées par la loi de transposition de la directive européenne sur le reporting extra-financier et par la loi Grenelle II. Ainsi, l’OTI est désigné parmi les organismes accrédités à cet effet par le Comité français d’accréditation. Dans le cadre du reporting, les OTI sont majoritairement des commissaires aux comptes et des sociétés d’accréditation ou normalisation. S’ils ont une compétence comptable et financière, peuvent-ils apprécier la consistance des engagements et des réalisations vis-à-vis de missions sociétales et environnementales ? Il est précisé que l’OTI procède, au moins tous les deux ans, à la vérification de l’exécution des objectifs mentionnés[52]. Le décret est décevant, car cela signifie que les entreprises qui veulent prouver la matérialité et la consistance de leurs engagements se verront décerner la qualité d’entreprise à mission avant que cette matérialité n’ait été vérifiée. Le décret ajoute que l’OTI procède à toute vérification sur place qu’il estime utile au sein de la société et, avec leur accord, au sein des entités concernées par un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux constitutifs de la mission de la société. Finalement, il « rend un avis motivé qui retrace les diligences qu’il a mises en oeuvre et indique si la société respecte ou non les objectifs qu’elle s’est fixés. Le cas échéant, il mentionne les raisons pour lesquelles, selon lui, les objectifs n’ont pas été atteints ou pour lesquelles il lui a été impossible de parvenir à une conclusion[53] ». Le manque de précision et de moyens concourt à l’affaiblissement de la crédibilité du dispositif.

La qualité de société à mission devient la douzième information de base obligatoire lors de l’immatriculation d’une société[54]. Cette qualité se justifie si elle permet une publicité auprès des tiers (clients, salariés) qui doivent pouvoir la vérifier. Mais le décret ne précise pas les sanctions si une société ayant la qualité de société à mission ne démontre pas ses engagements. Quelles sont les possibilités d’action par exemple, de l’OTI ou du Comité de mission, s’ils considèrent que les moyens mis en oeuvre ne sont pas à la mesure de la mission qu’elle s’est donnée ?

Les craintes d’une mission qui serait purement formelle de l’OTI sont accentuées par le fait que le décret ne précise pas les modalités de vérification de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. Le décret évoque une notion de moyens pour délivrer l’avis mentionné, l’OTI ayant accès à l’ensemble des documents détenus par la société, utiles à la formation de son avis, notamment au rapport annuel rédigé par le Comité de mission. La loi évoque la possibilité pour un tiers de saisir un juge. Il n’y a pas de sanction particulière au-delà du retrait de la mention publique, notamment pas d’amende. Le dispositif d’entreprise à mission navigue ainsi entre le flou des objectifs poursuivis par les missions déterminées par les entreprises et la légèreté des sanctions[55], ce qui les autorise à s’engager à moindre coût.

Le décret ne dit rien sur les tâches à effectuer pour pouvoir se prononcer sur la matérialité des objectifs que la société s’assigne. Or, certains éléments pourraient être relativement facilement vérifiés : les objectifs sont-ils précisément définis ? Sont-ils, par exemple, quantifiés, séquencés dans le temps ou basés sur des indicateurs ? Les moyens financiers alloués à la réalisation des objectifs sont-ils précisés et chiffrés ? Les parties prenantes concernées par ces objectifs sont-elles clairement identifiées et ont-elles été consultées ? Ces parties prenantes ont-elles été contactées, le cas échéant, par l’OTI pour recueillir leur avis ? Préciser ces éléments serait conférer plus de crédibilité au processus.

1.3 La privatisation de l’intérêt général par une instrumentalisation des éléments conceptuels de la responsabilité sociale de l’entreprise

Les changements induits par l’introduction du dispositif d’entreprise à mission relèvent du bon vouloir des entreprises : plus exactement, ils dépendent unilatéralement des directions d’entreprises et des actionnaires. L’entreprise à mission entraîne encore ainsi plus de « privatisation » et d’individualisation des règles juridiques applicables aux entreprises, contrairement aux règles générales et impératives qui sont habituellement les caractéristiques de la loi. Ce statut est ainsi de nature à entraîner un changement de la nature de la règle de droit. Depuis longtemps, les pratiques de RSE, dans un contexte international de délocalisations des organisations de production, augmentent les phénomènes de self-service normatif[56], de forum shopping[57] ou de pick and choose[58]. La mondialisation permet aux entreprises transnationales de choisir le droit dont elles relèvent en choisissant leur lieu d’implantation géographique et les engagements qu’elles acceptent de souscrire via leurs pratiques de RSE lorsque l’environnement juridique local est minimal.

Avec l’entreprise à mission, un nouveau pas est franchi dans cette orientation générale. Si elles sont bien sûr soumises au respect du droit impératif local et de l’ordre public, ce sont les entreprises qui peuvent choisir les thématiques d’intérêt général qu’elles comptent plus précisément préserver. Si l’on peut se réjouir d’une perte d’influence de la vision friedmanienne selon laquelle les entreprises n’ont que la responsabilité économique de faire du profit[59] et de la consécration d’une certaine éthique[60], cette délégation n’entraîne-t-elle pas un risque de confusion quant à la place des différents acteurs du système juridique ? Cette vision postmoderne de l’entreprise ne lui permet-elle pas de déborder trop largement de ses fonctions naturelles ? On peut évoquer les fonctions sociétales de l’entreprise en général, qui sont au coeur de nombreuses réflexions et évolutions récentes[61]. Paul Durand estimait en 1945 que « l’entreprise n’est alors plus adaptée à sa tâche[62] ». Les entreprises à mission ne risquent-elles de s’arroger des droits d’action en lieu et place d’autres institutions, comme les pouvoirs publics (législateurs, juges, services publics) ou les corps intermédiaires (syndicats, associations), habituellement fondées sur des bases plus démocratiques et tournées vers la défense de l’intérêt général (1.3.1) ? N’est-ce pas une délégation de la détermination et de la préservation du bien commun à des acteurs économiques privés qui est à l’oeuvre (1.3.2) ?

1.3.1 Un mélange des genres dangereux

L’intérêt général est une notion controversée, mais la définition proposée par le Conseil d’État semble fédératrice : « L’intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers[63]. » Cet intérêt général a été — jusqu’à présent — garanti par l’État, et les activités d’intérêt général étaient confiées aux entreprises publiques ou aux entreprises et aux organisations assurant des missions de service public. Cette attribution était justifiée par le fait que certaines activités n’ont pas, par nature, d’objectifs de rentabilité financière ou d’efficacité économique.

La société à mission, dans un nouveau mélange des genres, prétend servir des intérêts de nature publique ou d’intérêt général. Est-ce conciliable avec une activité commerciale ? Les dirigeants français plébiscitent l’entreprise à mission[64]. Sans doute parce que le flou règne sur le type de mission que peuvent poursuivre les entreprises. Plusieurs entreprises se sont dotées de missions avant même l’entrée en vigueur de la loi PACTE, ce qui démontre d’ailleurs son inutilité. Le groupe Danone s’est par exemple fixé la mission, ni plus ni moins, d’« apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre[65] ». Le président du groupe affichait, avant d’être révoqué, l’ambition d’assurer la souveraineté alimentaire et de développer les droits à une alimentation durablement saine. Est-ce son rôle ? La Camif, par exemple, s’est défini en 1947 comme objet social la proposition de produits et de services pour la maison, mais elle s’est dotée, depuis 2018, d’une mission : celle de le faire « au bénéfice de l’homme et de la planète[66] ». Elle entend par ailleurs « mobiliser […] consommateurs, collaborateurs, fournisseurs, actionnaires, acteurs du territoire[67] », afin d’« inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d’organisation[68] ». Les missions qu’ont choisies les entreprises suite à la loi PACTE ne sont pas plus précises, comme l’illustre celle de « favoriser une économie soucieuse du bien commun » adoptée par Le Cèdre[69]. Voilà concrètement le type d’objectifs qu’il faudrait pouvoir réaliser ! Quels sont les contrôles prévus ou envisageables pour ces missions sociétales ? Qui jugera si les sociétés remplissent leur mission d’intérêt général telle qu’elles l’ont déterminée ? Qui va mesurer et évaluer leur contribution à la satisfaction de l’intérêt général ? On l’a vu, un comité de suivi de mission est prévu, mais ses moyens et sa capacité d’action ne sont pas précisés. Comment les salariés sont-ils censés évaluer et contrôler les choix stratégiques des dirigeants dans la mise en oeuvre de la mission de l’entreprise ? Une codétermination à l’allemande permettrait des droits à consultation et éventuellement un droit de veto, à la fois sur la détermination de la mission d’intérêt général et sur les modalités de son exécution. Ici la détermination de la mission est totalement unilatérale, reprenant là encore les pratiques habituelles développées dans le cadre de la RSE.

Des sanctions en cas d’inexécution de la mission sont prévues. Ainsi, l’article L. 210-11 du Code de commerce prévoit que lorsqu’une des conditions n’est pas respectée, ou que l’avis de l’OTI conclut qu’un ou plusieurs des objectifs sociaux ou environnementaux que la société s’est assignés ne sont pas respectés « le ministère public ou toute personne intéressée peut saisir le président du tribunal statuant en référé aux fins d’enjoindre, le cas échéant sous astreinte, au représentant légal de la société de supprimer la mention “société à mission” de tous les actes, documents ou supports électroniques émanant de la société ». On en déduit qu’un salarié peut agir (ainsi qu’un représentant syndical ou du personnel) au même titre que toute autre personne démontrant un intérêt à agir, mais le salarié n’a pas de statut spécifique : il est une personne intéressée au même titre qu’une autre, citoyen ou consommateur par exemple. On relève également que la sanction prévue n’est pas une mise en cause de la responsabilité des dirigeants, mais uniquement la suppression de la mention « société à mission ».

La loi PACTE a donc opté pour le même type de sanctions que le Pacte mondial qui, en cas de non-respect de l’engagement d’établir une « communication annuelle sur les progrès » réalisés par l’entreprise ou l’organisation adhérente, prévoit une interdiction d’utiliser le logo « Nations Unies ». La nature communicationnelle de la sanction révèle également la nature même de la société à mission : il s’agit d’un élément réputationnel pour l’entreprise. Ce type de sanctions révèle aussi les objectifs du législateur d’éviter les possibles contentieux en responsabilité basés sur la non-réalisation de la mission de l’entreprise dont le patronat ne voulait pas. L’autre modalité de suivi privilégiée sera sans doute celle de la labellisation, probablement au niveau européen[70].

1.3.2 Une délégation de la préservation du bien commun à des acteurs économiques

Le dispositif de société à mission, tel qu’il a été conçu par la loi PACTE, conduit à une privatisation et à une forme d’individualisation de l’intérêt général. Il génère en premier lieu une privatisation de l’intérêt général par les entreprises, acteurs privés, au détriment des pouvoirs publics, de l’État. En effet, c’est l’entreprise qui détermine ce qu’elle entend par intérêt général à préserver dans le cadre de sa mission. Il permet en second lieu une individualisation de l’intérêt social par chaque entreprise en fonction de son activité commerciale, tout comme la RSE permet des engagements généraux, difficiles à contrôler[71], en adéquation avec l’image de l’entreprise que souhaite véhiculer la direction[72]. L’entreprise à mission apparaît ainsi comme une démission de l’État qui prend une double forme : l’abandon de la loi par la régulation et la taxation au profit d’une incitation vague et l’abandon de son rôle de protecteur et de correcteur[73]. Il s’agit alors, ni plus ni moins, d’une délégation du bien commun aux entreprises[74]. Cela fait écho au risque de gouvernement privé que dénonçait il y a déjà longtemps Mireille Delmas-Marty, quand elle estimait que l’autorégulation poursuivait un « objectif inavoué de faire obstacle à une intervention du législateur devenue prétendument inutile qui aboutit en réalité à privatiser la règle de droit et à transformer le chef d’entreprise, directement concerné en tant que justiciable potentiel, en législateur, policier et juge[75] ».

Logiquement, les dirigeants devraient être tenus de prendre en considération les enjeux portés par l’intérêt social déterminé par la mission. Quelles pourraient être les sanctions des dirigeants ne respectant pas les engagements de réalisation de la mission ? Comment déterminer que la satisfaction de l’intérêt général, tel que défini par la mission, n’a pas été poursuivie[76] ?

On peut imaginer deux types de responsabilité. En premier lieu, une responsabilité externe, qui serait recherchée par des tiers à la direction (salariés, consommateurs, pouvoirs publics, associations, etc.), peut être envisagée. À ce titre, les rédacteurs de la loi PACTE ont tenté de cadrer au maximum les risques. En effet, ni la nullité de la société ni celle des actes des organes sociaux ne sauraient être possibles. Seule la responsabilité civile de la société ou la responsabilité personnelle des dirigeants pourrait donc être ouverte, sur la base du droit commun, c’est-à-dire en établissant une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux[77]. La faute devrait être détachable des fonctions et intentionnelle. Concrètement, les tiers devraient « établir que la violation de la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux constitue une faute […] susceptible de constituer une infraction pénale[78] ». Dès lors, on ne voit pas vraiment l’apport des nouveaux dispositifs par rapport au droit antérieur…

En second lieu, on peut envisager une responsabilité interne, par des associés ou des actionnaires, à l’encontre des dirigeants qui auraient alors commis une faute de gestion violant l’intérêt social autonome de la personne morale. Il s’agirait alors d’une action sociale en vue de réparer le préjudice social causé à la société[79]. Les fondements d’une telle responsabilité sont compliqués à réunir, car il est difficile de dissocier et d’évaluer la primauté entre la recherche de l’intérêt commun des associés et la recherche de l’intérêt social prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux[80]. Les dirigeants se trouveront la majeure partie du temps face à des « injonctions paradoxales[81] ». On pressent donc que la réalité contentieuse d’une violation des enjeux sociaux et environnementaux risque de tourner court très rapidement. Cela induit le risque que la délégation de la préservation du bien commun ou de l’intérêt général au profit des entreprises[82], qui est sous-tendue via les nouveaux dispositifs et qui n’est pas assortie de sanctions à la hauteur des enjeux, se fasse à moindre coût pour les acteurs économiques. L’instrumentalisation des concepts propres à la RSE est donc porteuse de dangers réels et significatifs, aucun contre-pouvoir notamment judiciaire ne semblant en mesure de les contrer. Qu’en est-il alors de l’instrumentalisation de la RSE faite dans cette autre branche du droit qu’est le droit du travail ?

2 Le dévoiement de la responsabilité sociale de l’entreprise en droit du travail contré par des limites juridictionnelles et constitutionnelles

Le droit du travail a été assez rapidement concerné par les pratiques de RSE car, comme nous l’avons expliqué, les entreprises avaient tendance à s’engager en instaurant des obligations à la charge de leurs salariés. Ainsi a pu naître un contentieux dans le cadre des relations de travail lorsqu’une direction entendait mobiliser et activer des instruments de RSE, par exemple dans un cadre disciplinaire, via des codes de conduite ou des systèmes d’alertes professionnelles, à l’encontre de ses salariés. Les juges devaient alors se prononcer sur la validité d’une sanction, par exemple, d’un licenciement, fondée sur la violation d’un acte adopté dans le cadre de pratiques de RSE[83]. Les premières occurrences de la RSE ont été rencontrées dans un contexte de contentieux, les pouvoirs publics ont ensuite encadré des actes de RSE dans les relations de travail et ont procédé à une mise en ordre, à des tentatives de classification des outils de RSE. Parmi les exemples d’encadrement de pratiques de RSE par l’administration, on peut citer celui des dispositifs d’alerte professionnelle, importés par les multinationales américaines en France dans les années 2000. Ils ont été progressivement l’objet d’un encadrement, notamment par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en raison du traitement informatique des données personnelles qu’ils organisent. La CNIL a d’abord refusé une autorisation de mise en oeuvre d’un dispositif d’alerte professionnelle[84] avant de proposer une série de préconisations sur la mise en place de ces dispositifs. Enfin, en décembre 2005, la CNIL a publié une autorisation unique concernant les traitements de données personnelles dans le cadre de la mise en oeuvre d’un système d’alerte professionnelle répondant à une obligation législative ou réglementaire dans les domaines financier, comptable, bancaire et de lutte contre la corruption[85].

Afin de procéder à une classification des actes de RSE et de guider le comportement de l’administration du travail à adopter selon leur nature et leur objet, la Direction générale du travail a publié une circulaire distinguant entre les différents dispositifs (chartes, codes, alertes professionnelles) et la nature juridique (règlement intérieur, règles de conduite, actes de gestion, etc.) déterminant leurs effets dans les relations de travail[86]. Après ce premier traitement des actes de RSE, assez classique, visant à les réceptionner dans l’ordre juridique, un tournant a été initié avec la loi travail de 2016 qui marque l’entrée de la notion de « responsabilité sociale » dans le Code du travail, dans un sens détourné (2.1). Ce premier détournement n’est en réalité que le début de plusieurs instrumentalisations législatives de la notion et de la sémantique attribuée au champ de la RSE qui ont été combattues par les juges judiciaires et le Conseil constitutionnel (2.2).

2.1 Un détournement de la notion de responsabilité sociale

La loi du 8 août 2016, dite « loi travail[87] », et son décret d’application[88] ont introduit dans le Code du travail des dispositions pour les « [t]ravailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique[89] ». Elle impose à certaines plateformes des obligations au nom de leur « responsabilité sociale ». Or cette utilisation sémantique procède d’un dévoiement de la notion d’origine (2.1.1) dans le sens d’une instrumentalisation par le législateur aux fins de politique juridique (2.1.2). Le législateur a réitéré cette instrumentalisation et rencontré des oppositions judiciaires (2.1.3).

2.1.1 Le dévoiement du concept de responsabilité sociale de l’entreprise

La RSE a fait son entrée dans le Code du travail en 2016 avec les règles relatives au statut juridique des travailleurs de plateformes basées sur une « responsabilité sociale des plateformes » totalement distincte de la terminologie originelle. L’article L. 7341-1 prévoit que les dispositions du titre IV sont applicables aux travailleurs indépendants. Le législateur a étendu l’application de certaines règles réservées aux travailleurs ayant la qualité de salariés à ces indépendants. Ainsi, si la condition selon laquelle « la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix » est remplie, celle-ci « a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale[90] », en réalité, des obligations. Ce n’est pas l’extension de la notion de responsabilité sociale aux plateformes qui pose des difficultés dans la mesure où elle avait déjà été étendue, sans que cela déforme son sens originel, aux « organisations » (RSO), ce qui permet assez logiquement d’inclure les associations, les administrations, les collectivités locales ou même les universités dans le champ de la RSE. En se référant aux adhérents au Pacte mondial, ce type d’organisations fait déjà depuis longtemps partie des destinataires et des acteurs de la RSE[91]. Les plateformes étant des sociétés commerciales, certes la plupart du temps transnationales, mais des entreprises privées classiques, les envisager comme débitrices d’engagements de RSE est logique. Ce qui pose un réel problème est l’utilisation que voulait en faire le législateur dans des propositions législatives récentes en droit du travail, branche du droit au champ d’application d’ordre public, impératif qui ne saurait dépendre de la volonté de personnes morales de droit privé.

Ce choix d’utiliser les termes « responsabilité sociale », qui pour autant « n’est pas fortuit[92] », est impropre. En effet, la prise en charge des cotisations et des frais pesant sur les plateformes et les droits reconnus aux travailleurs ne sauraient matérialiser une forme de « responsabilité sociale » de ces plateformes. Ces droits et ces obligations relèvent d’une incitation législative à la responsabilité sociale, mais les droits et les obligations instaurés appartiennent au droit dur posé dans l’ordre juridique de l’État[93]. Ce fut, à tout le moins, une « réponse originale », un « choix curieux », un choix « singulier sans l’être » de « recourir à ce concept empreint d’éthique[94] », alors qu’en aucune façon faire appliquer un certain nombre de droits et d’obligations tirés du Code du travail ne peut relever du champ habituel de la RSE. Les objectifs de la loi travail sont en réalité tournés par la volonté de sécuriser le modèle d’affaires des plateformes, basé sur une éviction du droit social[95].

2.1.2 Les objectifs du législateur : la sécurisation du statut juridique d’indépendants des travailleurs de plateformes

Les droits octroyés aux travailleurs par la loi El Khomri sont minimalistes : un droit d’accès à la formation professionnelle continue, un droit à la validation des acquis de l’expérience, le coût et les frais de ces actions de formation devant être supportés par la plateforme, un « substitut de droit de grève » mentionné à l’article L. 7342-5 comme le droit de mener des « mouvements de refus concerté de fournir leurs services […] en vue de défendre leurs revendications professionnelles » qui ne peut, « sauf abus, ni engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier de mesures les pénalisant dans l’exercice de leur activité », le droit de constituer une organisation syndicale et la prise en charge d’une assurance couvrant le risque d’accidents du travail[96]. On a pu penser, à tort, qu’un « embryon de statut social » était créé[97], qu’une première étape dans l’élaboration d’un statut social des travailleurs des plateformes numériques était à l’oeuvre.

En réalité, la loi travail organise une application optionnelle des règles de droit du travail pour cette catégorie de travailleurs de plateformes, ce qui aboutit à un découpage des protections du Code du travail. L’effet est indirectement la construction d’un troisième statut à l’instar du worker britannique, du travailleur parasubordonné italien ou du travailleur dépendant espagnol. Or ce statut intermédiaire ne règle pas la question des frontières, nécessairement poreuses entre les catégories de travailleur indépendant et de travailleur salarié, en y ajoutant juste une catégorie de plus[98]. Ainsi, l’article L. 7342-9 du Code du travail édicte ceci :

Dans le cadre de sa responsabilité sociale à l’égard des travailleurs […], la plateforme peut établir une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation […] La charte est publiée sur le site internet de la plateforme et annexée aux contrats ou aux conditions générales d’utilisation qui la lient aux travailleurs.

Que faut-il en penser ? Outre le fait que cette charte est facultative, elle ne prévoit que des éléments très basiques qui doivent être portés à la connaissance des travailleurs. Cette charte se contente de préciser les conditions d’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs avec lesquels la plateforme est en relation, en particulier les règles de mise en relation entre travailleurs et utilisateurs ainsi que les règles de régulation du nombre de connexions simultanées de travailleurs afin de répondre éventuellement à une faible demande de prestations par les utilisateurs. Ces règles garantissent la non-exclusivité de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté pour les travailleurs d’avoir recours à la plateforme et de se connecter ou de se déconnecter, sans que soient imposées des plages horaires d’activité. De même, la charte indique les modalités pour permettre aux travailleurs d’obtenir un prix décent pour leur prestation de services et non un tarif expressément défini. La charte peut comporter également des mesures visant notamment à améliorer les conditions de travail et à prévenir les risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés en raison de leur activité ainsi que les dommages causés à des tiers.

On note l’imprécision des termes, tout comme le flou concernant d’autres éléments très importants de la relation de travail telsque les modalités de partage d’informations et de dialogue entre la plateforme et les travailleurs sur les conditions d’exercice de leur activité professionnelle ou les modalités selon lesquelles les travailleurs sont informés de tout changement relatif aux conditions d’exercice de leur activité professionnelle. Ces modalités et leur communication aux travailleurs sont laissées à la libre volonté des plateformes. Plus encore, dépendent également de la charte adoptée par la plateforme les éléments concernant la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur répondant aux exigences de l’article L. 442-1 du Code de commerce ainsi que les garanties dont le travailleur bénéficie dans ce cas. 

Ces dispositifs législatifs basés sur des options et des seuils d’application ne sont pas conformes à certaines règles européennes. Tel qu’issu de la loi El Khomri, l’article L. 7342-3 du Code du travail prévoit que « le travailleur bénéficie du droit d’accès à la formation professionnelle continue prévu à l’article L. 6312-2 » et que « la contribution à la formation professionnelle mentionnée à l’article L. 6331-48 est prise en charge par la plateforme » ; l’article L. 7342-4 prévoit une exception « lorsque le chiffre d’affaires réalisé [par le travailleur] sur la plateforme est inférieur à un seuil fixé par décret ». Dans ce cas, le calcul de la cotisation afférente aux accidents du travail et de la contribution à la formation professionnelle est basé sur le chiffre d’affaires réalisé par le travailleur sur la plateforme[99]. Or le montant du chiffre d’affaires laisse des travailleurs en dehors de ce droit à la formation, ce qui n’est pas conforme à la directive du 20 juin 2019[100]. Sur certains aspects, le droit français n’est pas en conformité avec les exigences de la directive, car il permet pour les travailleurs de plateformes des exceptions aux droits minimaux : or elle a justement vocation à s’appliquer à ces travailleurs. De même, le substitut de droit de grève prévu n’est pas conforme aux règles de concurrence de l’Union européenne qui s’appliquent aux travailleurs indépendants. Une telle « action concertée » serait jugée comme une pratique d’entente conformément à la jurisprudence de la Cour de justice[101]. Les fondements de non-conformité aux dispositions européennes sont donc assez nombreux, et pourtant le législateur français semble vouloir continuer dans cette voie.

2.1.3 Des réitérations législatives et des oppositions judiciaires

Le législateur français est resté sur cette même ligne avec la Loi no 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel[102]. Le dispositif est fondé sur le présupposé partagé par les plateformes et leurs travailleurs, selon lequel ils seraient opposés à la permanence juridique de la subordination issue d’un contrat de travail. Le projet de loi prévoyait que les plateformes rédigeraient une charte prévoyant un revenu d’activité décent, des mesures pour prévenir les accidents, des règles d’alimentation du compte personnel de formation et des garanties en cas de rupture. La contrepartie de ces droits, pour les plateformes acceptant de se doter d’une telle charte, était une présomption visant à limiter le pouvoir de requalification des juges, puisque son établissement « ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs[103] ».

Mais ce dispositif disqualifiant les critères habituels révélateurs d’un lien de subordination entre la plateforme et les travailleurs a été censuré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 4 septembre 2018[104], car les juges constitutionnels l’ont considéré comme un « cavalier législatif ». Présenté le 26 novembre 2018, le projet de loi « Mobilités » prévoyait de reprendre intégralement ce texte censuré privant un contentieux de l’essentiel de son intérêt.

Quant à la volonté d’empêcher toute requalification par les juges de la relation de travail indépendant en contrat de travail subordonné, cette règle imposant la qualification d’indépendants n’a pas eu pour effet d’exclure toute requalification de leurs relations avec la plateforme en contrat de travail du fait d’une résistance des juges. Par exemple, dans un jugement du 20 décembre 2016, un conseil de prud’hommes a procédé à la requalification en contrat de travail, à la lumière des indices de subordination rapportés par le chauffeur[105]. De son côté, la chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée, pour la première fois, dans l’arrêt Take Eat Easy du 28 novembre 2018[106] sur la base de l’article L. 8221-6-2. Les juges de la Cour d’appel ont estimé que le système de sanction appliqué au requérant, bien qu’évocateur du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur, ne suffit pas à caractériser le lien de subordination allégué. Pour les juges, la liberté totale de travailler sans avoir à se justifier exclut une relation salariale. Les juges de cassation ont rappelé que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs[107] ». Ils recherchent alors, in concreto, le lien de subordination qui se caractérise, on l’a vu, par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné[108] ». Pour la chambre sociale, un système de géolocalisation permettant le suivi de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus et un pouvoir de sanction à l’égard du coursier sont des éléments permettant d’établir « l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination[109] » et entraîne la requalification de la relation en contrat de travail.

La décision Uber du 4 mars 2020[110] va dans le même sens. En l’espèce, un chauffeur, après la désactivation de son compte par Uber, avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de sa relation en contrat de travail. La cour d’appel avait jugé que le contrat s’analysait en un contrat de travail et renvoyé l’affaire devant le Conseil de prud’hommes afin qu’il statue au fond sur les demandes du chauffeur au titre de rappel d’indemnités, de rappel de salaires, de dommages-intérêts pour non-respect des durées maximales de travail, de travail dissimulé et de licenciement sans cause réelle et sérieuse. La chambre sociale a estimé qu’il n’était pas possible de s’écarter de la définition traditionnelle du contrat de travail et des trois éléments caractérisant le lien de subordination : le pouvoir de donner des instructions, le pouvoir d’en contrôler l’exécution et le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données.

2.2 Une instrumentalisation contra legem des ressorts de la responsabilité sociale de l’entreprise

Nous utilisons le terme « instrumentalisation » car, derrière la référence à la RSE telle que, en l’occurrence, la notion de « charte », le législateur poursuit une intention particulière en ce qu’il lui assigne une fonction. Ici il s’agit d’instiller l’idée que la garantie de droits pour les travailleurs des plateformes et le respect des obligations de ces mêmes plateformes sont des engagements éthiques, une forme de prise en charge volontaire des effets économiques et sociaux de leur activité et de leur modèle d’organisation. Le but du législateur est de sécuriser le modèle économique des plateformes basé sur le contournement de la qualification de salariés et des implications sociales et fiscales afférentes (2.2.1). Cette instrumentalisation a buté contre les limites constitutionnelles (2.2.2).

2.2.1 Une instrumentalisation des ressorts de la responsabilité sociale de l’entreprise

Le dévoiement du droit du travail via des concepts importés de l’univers de la RSE butte alors contre l’impossibilité constitutionnelle d’une autolimitation du législateur et d’une limitation du pouvoir du juge. Le législateur souhaitait apporter davantage de sécurité juridique aux plateformes numériques qui avaient adopté des « chartes de responsabilité sociale » en évitant les requalifications en contrat de travail par les juges. Il avait attribué à ces chartes, et aux opérateurs privés, des droits excessifs par rapport aux règles fondamentales de séparation des pouvoirs. En effet, l’article 44 prévoyait les conditions dans lesquelles une entreprise, qui, en tant qu’opérateur de plateforme, met en relation par voie électronique des personnes en vue de la fourniture des services de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule, peut établir une charte précisant les conditions et les modalités d’exercice de sa « responsabilité sociale ».

Cette charte peut être homologuée par l’autorité administrative à la demande de la plateforme, après avoir consulté les travailleurs indépendants avec qui elle est en relation. En cas d’homologation, il était prévu que le respect des engagements prévus fasse échec à l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs, tout litige relatif à cette homologation relevant de la compétence du Tribunal de grande instance. Cela écartait la compétence des juridictions prud’homales, normalement seules compétentes en matière de requalification d’un contrat autrement nommé en contrat de travail.

Le but de ces dispositions était d’empêcher une requalification lorsque la plateforme respecte ses engagements et que la charte a été homologuée par l’administration. En effet, il était bien précisé que, « lorsqu’elle est homologuée, l’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme […] ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs[111] ». L’instrumentalisation à l’oeuvre dans la Loi d’orientation des mobilités[112] a été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 décembre 2019[113].

2.2.2 La censure constitutionnelle de la « disposition antirequalification[114] »

Sont réaffirmées par le Conseil constitutionnel les compétences du législateur en matière de réglementation du travail et l’impérativité du droit du travail qui ne sauraient être déléguées aux acteurs privés telles des entreprises. En réalité, ce dévoiement confine à une violation de la répartition des pouvoirs telle qu’elle est prévue par l’article 34 de la Constitution. En effet, cet article délimite le domaine de la loi et la charge de déterminer « les principes fondamentaux […] du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». Or le législateur est tenu d’exercer pleinement la compétence qu’il détient de cet article et d’autres dispositions de la loi fondamentale[115]. Cette pleine compétence est tirée des objectifs insérés dans le bloc de constitutionnalité — notamment de l’accessibilité à la loi — qui, selon les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Déclaration de 1789), lui imposent « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi[116] ». Par ailleurs, les tentatives visant à imposer une qualification juridique de travailleurs indépendants aux travailleurs de plateformes sans tenir compte des conditions réelles de la relation de travail s’opposent également à l’article 12 du nouveau Code de procédure civile qui énonce le pouvoir de qualification du juge qui « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ». Il convient de garantir le pouvoir d’interprétation des juges, notamment en droit du travail. Rappelons que, selon l’article 16 de la Déclaration de 1789, « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution >».

Pour les juges constitutionnels, ces engagements peuvent concerner tant les droits consentis aux travailleurs par la plateforme que les obligations auxquelles elle les soumet et qu’elle définit unilatéralement dans la charte. En particulier, cette dernière doit préciser « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur[117] ». Elle peut donc porter sur des droits et ses obligations susceptibles de constituer des indices caractérisant un lien de subordination du travailleur vis-à-vis de la plateforme.

Le paradoxe est qu’ici c’est le législateur lui-même qui, pour ainsi dire, s’aliène volontairement la possibilité de légiférer et donne compétence à un acteur privé pour le faire à sa place. Cette pratique relève d’une « incompétence négative ». Or « [l]orsque le législateur commet une incompétence négative, il renonce à fixer les règles et les principes fondamentaux et permet, explicitement ou implicitement, à une autre autorité d’intervenir à sa place[118] ».

Le Conseil constitutionnel a rappelé qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi. Or la détermination du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail font partie des principes fondamentaux du droit du travail et relèvent du domaine de la loi, Selon ces exigences constitutionnelles, le Conseil constitutionnel a décidé que si, en principe, les travailleurs exercent leur activité de manière indépendante dans le cadre de la relation commerciale, il appartient au juge de requalifier cette relation en contrat de travail lorsqu’elle se caractérise en réalité par l’existence d’un lien de subordination juridique.

Par ailleurs, lorsqu’elle est saisie par la plateforme d’une demande d’homologation de sa charte, l’administration ne peut que vérifier sa conformité avec des dispositions déterminées du Code du travail. Le Conseil constitutionnel a estimé que ces dispositions permettaient aux plateformes de fixer elles-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs qui ne pourraient être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et ainsi qualifier un contrat de travail. Elles permettaient aux plateformes de fixer des règles qui relèvent de la loi, ce qui justifie la censure du Conseil constitutionnel.

En effet, comme cela a été relevé, « il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux du droit du travail […] la détermination du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail[119] ». Or en offrant aux opérateurs de plateforme le pouvoir de fixer eux-mêmes les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge prud’homal pour caractériser l’existence d’un lien de subordination, le législateur a permis à des personnes privées de poser des règles relevant de la loi et a donc « méconnu l’étendue de sa compétence[120] ». Ces limites étant posées, les juges peuvent, malgré la dénomination choisie par les parties, à l’épreuve des faits, procéder à des requalifications et asseoir la vocation protectrice du droit social à l’égard des travailleurs de plateformes.

Ces manoeuvres du législateur ont également été condamnées dans les préconisations du rapport Frouin de décembre 2020 sur les moyens de réguler les plateformes qui se prononce pour un abandon de cette voie du forçage du statut d’indépendant et d’entrave aux possibilités de requalification par les juges :

[Il est] opportun d’écarter des mécanismes contraints de sécurisation qui auraient pour finalité de passer par-dessus une possibilité de requalification par le juge, ou de la rendre radicalement impossible et dont la constitutionnalité serait assez douteuse, qu’il s’agisse d’une présomption irréfragable de travailleur indépendant ou de la position […] consistant à énoncer que des éléments pouvant constituer des indices de subordination seraient insusceptibles d’entraîner la requalification par le juge. De tels mécanismes pourraient être censurés par le Conseil constitutionnel, soit pour incompétence négative, soit pour méconnaissance de la garantie des droits énoncée par l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen[121].

Dès lors, ces développements permettent de rendre compte de la différence de réception des tentatives d’instrumentalisation des pratiques, des concepts ou des actes de la RSE, selon la branche du droit concernée.

Reconnaître la polysémie et les contours flous d’une notion permet d’anticiper son possible dévoiement, en tout cas, la possibilité de l’instrumentaliser en lui assignant des fonctions qu’elle peut ne pas être en mesure d’assumer. Ici, la bataille qui s’est livrée, aux sources des normes juridiques fondatrices de l’ordre juridique, entre juges et législateur en France est révélatrice de la nécessité de conserver toujours vive et intacte une réelle séparation des pouvoirs et, plus généralement, une veille au respect des principes fondateurs de l’ordre juridique français et aux fonctions des normes juridiques (privées/publiques). Chaque fois qu’un dispositif a été présenté dans cette analyse, nous avons recherché l’intention sous-jacente du législateur, c’est-à-dire la fonction, l’objectif en termes de politique juridique qu’il tente d’assigner, par le recours aux mécanismes de RSE, aux acteurs privés qui, par ailleurs, sont la plupart du temps consentants, voire à l’origine de cette instrumentalisation. C’est particulièrement le cas pour les milieux d’affaires très portés sur l’autorégulation afin d’éviter des normes étatiques trop contraignantes ou pour les plateformes numériques, désireuses de sauvegarder leur modèle économique (business plan) fondé en grande partie sur l’évitement du droit du travail, des charges fiscales et sociales. De même, en matière de gouvernance, les règles empreintes de RSE applicables en droit des sociétés permettent la sauvegarde de la liberté d’entreprendre, la liberté d’organisation de l’entreprise. L’autorégulation est bien plus pratique que les règles posées par l’État et permet une libre concurrence sans trop de restrictions. Les pouvoirs publics ne sont pas désintéressés : ils préfèrent sortir ces autoentrepreneurs, parfois faux indépendants, des statistiques du nombre des demandeurs d’emploi. Alors l’instrumentalisation de la RSE satisfait pouvoirs publics et acteurs économiques. Pourtant, il y a aussi des perdants : les travailleurs eux-mêmes et les concurrents soumis à des règles plus contraignantes[122]. En revanche, des limites existent afin de contrecarrer des dévoiements excessifs, voire inconstitutionnels. Ces limites sont d’ordre éthique lorsqu’il apparaît que la détermination de l’intérêt général ne peut pas échoir à des organisations commerciales constituées dans le but de générer du profit. Elles sont également d’ordre constitutionnel lorsque les tentatives législatives remettent en cause la répartition des pouvoirs normatifs entre juges et législateur, législateur et acteurs privés ou acteurs privés et juges.