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La gestion d’une crise sanitaire requiert des interventions gouvernementales rapides, parfois précipitées et même brusques pour s’adapter à l’évolution de la maladie. Dans le cas de la pandémie de COVID-19, les parlements fédéral et provinciaux du Canada ont édicté une loi autorisant l’exécutif à gouverner par décrets et par arrêtés pour régir les secteurs névralgiques : la santé publique, la sécurité publique, la justice, l’économie et l’éducation. Au Québec, c’est la Loi sur la santé publique[1] qui attribue ces pouvoirs extraordinaires. Elle autorise le gouvernement à déclarer l’état d’urgence sanitaire par décret « dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’[il y a] une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente[2] ». Cette déclaration « doit préciser la nature de la menace, le territoire concerné et la durée de son application[3] ». De plus, le gouvernement ou le ministre de la Santé et des Services sociaux, s’il est habilité en ce sens, peut prendre diverses mesures par décret ou par arrêté au cours de l’état d’urgence[4].

Normes de portée générale et impersonnelle, les décrets et les arrêtés d’urgence sanitaire ainsi que toutes les décisions individuelles qui en découlent peuvent, comme tout acte administratif, faire l’objet d’une demande en contrôle judiciaire fondée sur des motifs de droit administratif[5]. Au Québec, l’acte de portée réglementaire est soumis au contrôle prévu par l’alinéa premier de l’article 529 du Code de procédure civile, et les motifs d’invalidité invoqués peuvent concerner tant le processus décisionnel que le résultat[6].

En temps normal et sous réserve de dispositions législatives contraires, les projets de règlement ou les règlements que le gouvernement peut déterminer par décret ne sont pas assujettis au processus réglementaire édicté dans la Loi sur les règlements[7], mais les arrêtés ministériels le sont. En revanche, les décrets et les arrêtés d’urgence sanitaire peuvent être pris sans délai ni formalité, mais ils sont tous publiés dans la Gazette officielle du Québec. Dans ce contexte, il est peu probable qu’une demande de contrôle judiciaire pour non-respect du processus réglementaire soit portée en cour[8].

Quant au résultat, le juge peut examiner la validité des décrets et des arrêtés en interprétant la portée et les limites de la délégation législative de pouvoir. En temps normal et de manière très générale, les délégations de pouvoirs réglementaires sont bien délimitées par la loi[9]. Dans le cas qui nous occupe, les décrets et les arrêtés d’urgence sanitaire sont autorisés par des dispositions législatives qui fixent des balises minimales au gouvernement et au ministre de la Santé et des Services sociaux. Dans ce contexte, comment le contrôle judiciaire peut-il s’exercer sur ces actes de portée générale et impersonnelle ?

Avant de traiter la question au fond, les juges doivent franchir une étape préliminaire qui consiste à déterminer la norme de contrôle. À cet égard, quelques remarques s’imposent puisque la jurisprudence de la Cour suprême du Canada des dix dernières années indique un changement de la norme de contrôle de la décision correcte vers la norme de la décision raisonnable.

En 2012, la Cour suprême décidait, dans l’arrêt Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), que la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux règlements municipaux en s’appuyant sur le raisonnement selon lequel la « révision des règlements municipaux doit refléter le large pouvoir discrétionnaire que les législateurs provinciaux ont traditionnellement conféré aux municipalités en matière de législation déléguée[10] ». En 2017, la Cour suprême étendait, par analogie, l’application de la norme de la décision raisonnable aux règlements du Barreau manitobain : « [l]es règles adoptées par les barreaux sont semblables aux règlements adoptés par les conseils municipaux[11] ». En 2018, la norme de la décision raisonnable était mise en pratique dans le cas des règlements de la Workers’ Compensation Board de la ColombieBritannique. Pour exécuter cette norme de contrôle, la Cour suprême s’est basée sur « [l]a délégation de pouvoir à la Commission [qui] ne pourrait être plus large[12] ». En effet, la Commission a le pouvoir d’adopter les « règlements qu’elle juge nécessaires ou souhaitables relativement à la santé et à la sécurité au travail et à l’environnement de travail[13] ». La Cour suprême en conclut que tout règlement qui résulte « d’un exercice raisonnable de ce bon jugement est valide » et elle cite les arrêts Catalyst et Green[14].

Enfin, en 2019, la Cour suprême explique, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, qu’il n’existe pas de catégorie distincte de « questions de compétence » à laquelle s’appliquerait la norme de la décision correcte pour la législation déléguée[15]. Conséquemment, et en principe, la présomption est que la norme de la décision raisonnable vaut pour la législation déléguée[16]. Toutefois, la question de savoir si elle convient pour les règlements gouvernementaux demeure encore en suspens[17], mais il est probable que les décrets et les arrêtés pris en temps d’urgence sanitaire y seront assujettis puisque le législateur attribue de très larges pouvoirs discrétionnaires aux autorités gouvernementale et ministérielle.

Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt West Fraser Mills Ltd. c. ColombieBritannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), « [d]écider si le règlement contesté résulte d’un exercice raisonnable du pouvoir délégué relève essentiellement de l’interprétation législative[18] ». Cependant, comment déterminer si un décret ou un arrêté est raisonnable dans un contexte où le flou des délégations législatives de pouvoirs donne peu d’emprise à l’interprète ? Comment faire « parler » la méthode moderne d’interprétation, soit le texte, le contexte et l’objet de la loi[19] ? Deux décisions de la Cour supérieure (Conseil des juifs hassidiques du Québec c. Procureur général du Québec[20] et Clinique juridique itinérante c. Procureur général du Québec[21]) ouvrent des pistes de réflexion intéressantes. Elles montrent que la preuve factuelle joue un rôle primordial en l’absence de balises juridiques claires et précises.

Nous présenterons d’abord brièvement les mesures prises par décrets et par arrêtés depuis que l’état d’urgence sanitaire a été déclaré au Québec dans le Décret 177-2020 du 13 mars 2020 (partie 1)[22] ; puis nous étudierons trois catégories de faits pouvant être plaidés à l’occasion d’une demande en contrôle judiciaire : les faits en litige, les faits sociaux et les faits législatifs (partie 2).

1 Les mesures d’urgence prises par décrets et par arrêtés

Au Québec, le décret initial déclarant l’état d’urgence est central à tout l’édifice réglementaire construit durant la pandémie de COVID-19. Conformément à l’article 118 de la Loi sur la santé publique, ce décret initial a été pris le 13 mars 2020 pour une période de 10 jours et il a été renouvelé depuis pour des périodes de 10 jours en 10 jours conformément à l’article 119 de cette loi.

Ainsi, depuis cette date, le gouvernement du Québec gère la crise sanitaire par ce décret initial et ses multiples renouvellements. Au 14 juillet 2021, on compte alors près de 70 décrets sur cet objet[23]. Tant que dure la crise sanitaire, le gouvernement a le pouvoir de prendre ces décrets. À noter que leur validité ne fera pas l’objet d’une discussion dans notre article puisque le renouvellement de ces décrets soulève des questions qui relèvent du droit constitutionnel.

En plus de ces décrets déclarant et renouvelant l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a pris plus d’une trentaine d’autres décrets en vue de protéger la santé de la population. À ces décrets s’ajoutent plus de 130 arrêtés ministériels pris par application de l’article 123 de la Loi sur la santé publique[24]. Pour présenter le contenu de ces décrets et arrêtés, nous proposons deux grandes catégories : les décrets et les arrêtés en matière de santé publique (1.1) ; et les décrets et les arrêtés sur les autres matières, soit la sécurité publique, la justice, l’économie et l’éducation (1.2).

1.1 Les décrets et les arrêtés de santé publique

Les décrets et les arrêtés ordonnant des mesures de santé publique sont divisés en cinq groupes normatifs présentés selon l’ordre des délégations de pouvoirs contenues dans les paragraphes 1 à 8 de l’alinéa premier de l’article 123 de la loi[25]. Aux fins de notre présentation, nous n’avons retenu que les groupes normatifs les plus importants et principalement fondés sur les paragraphes 1, 2, 4, 6, 7 et 8 de l’article 123.

Le premier groupe normatif porte sur les mesures ordonnant la vaccination obligatoire d’une certaine partie de la population. Le premier paragraphe de l’alinéa premier de l’article 123 constitue son fondement législatif : « 1° Ordonner la vaccination obligatoire de toute la population ou d’une certaine partie de celle-ci contre la variole ou contre une autre maladie contagieuse menaçant gravement la santé de la population et, s’il y a lieu, dresser une liste de personnes ou de groupes devant être prioritairement vaccinés ».

Dans cet arrêté ministériel, le ministre de la Santé et des Services sociaux ordonne aux personnes salariées de son réseau de fournir la preuve qu’elles ont reçu la première dose de vaccin contre la COVID-19. Les personnes ayant été vaccinées depuis moins de 14 jours ou celles qui n’ont pas encore reçu de vaccin et qui refusent de fournir une telle preuve doivent « passer un minimum de trois tests de dépistage de la COVID-19 par semaine et en fournir les résultats à leur employeur[26] ».

Le deuxième groupe normatif réunit des décrets et des arrêtés concernant des activités précises, telles des activités éducatives, sociales, économiques ou culturelles, qui ont été permises ou suspendues pendant les périodes de confinement. Ils se fondent sur le paragraphe 2 de l’alinéa premier de l’article 123 de la Loi sur la santé publique : « 2° Ordonner la fermeture des établissements d’enseignement ou de tout autre lieu de rassemblement. »

Dès le début de la déclaration de l’urgence sanitaire, le gouvernement du Québec a interdit « tout rassemblement intérieur ou extérieur » à partir du 20 mars 2020[27]. Par la suite, cette interdiction générale a été limitée aux activités ne faisant pas l’objet d’exceptions prévues dans des décrets subséquents. En effet, dès le 24 mars 2020, le gouvernement autorisait le maintien de services prioritaires[28]. Ces derniers ont été divisés en rubriques et subdivisés en activités prioritaires, telles que « Services de soins de santé et de services sociaux prioritaires », « Activités manufacturières prioritaires » ou « Services bancaires, financiers et autres ». Au fil de l’évolution de la pandémie de COVID-19, cette liste a été considérablement modifiée par l’ajout de différentes activités aux rubriques déjà prévues par arrêté ministériel[29], ou d’autres rubriques et activités entièrement nouvelles[30].

Le troisième groupe normatif concerne des mesures de confinement et de déconfinement, totales ou partielles, adoptées au gré des vagues d’éclosion du virus. Ces décrets et ces arrêtés sont généralement fondés sur le paragraphe 4 de l’alinéa premier de l’article 123 :

4° [I]nterdire l’accès à tout ou partie du territoire concerné ou n’en permettre l’accès qu’à certaines personnes et qu’à certaines conditions, ou ordonner, lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen de protection, pour le temps nécessaire, l’évacuation des personnes de tout ou partie du territoire ou leur confinement et veiller, si les personnes touchées n’ont pas d’autres ressources, à leur hébergement, leur ravitaillement et leur habillement ainsi qu’à leur sécurité.

Par exemple, un couvre-feu a été instauré par décret le 9 janvier 2021 pour l’ensemble du territoire du Québec au moment où commençait la seconde vague de la pandémie de COVID-19. Par ce décret, le gouvernement a interdit « à toute personne, entre 20 heures et 5 heures, de se trouver hors de sa résidence ou de ce qui en tient lieu ou du terrain d’une telle résidence[31] ».

Le quatrième groupe normatif réunit les mesures spécifiques destinées aux employés de l’État. Ce groupe a principalement servi à modifier les conditions de travail des travailleurs du réseau de la santé ainsi que de ceux qui font partie du réseau de l’éducation, prévues dans les conventions collectives. On trouve ces mesures dans les arrêtés ministériels du ministre de la Santé et des Services sociaux. Ce groupe normatif se base sur le paragraphe 6, et dans une certaine mesure le paragraphe 7, de l’alinéa premier de l’article 123 de la loi : « 6° requérir l’aide de tout ministère ou organisme en mesure d’assister les effectifs déployés ; 7° faire les dépenses et conclure les contrats qu’il juge nécessaires ».

À cet égard, le principal arrêté ministériel prévoit que les dispositions nationales et locales des conventions collectives en vigueur au sein du réseau de la santé et des services sociaux de même que les conditions de travail applicables au personnel salarié non syndiqué sont modifiées, afin de permettre à l’employeur de répondre aux besoins de la population[32]. Dans cet arrêté figurent par exemple des modifications aux articles sur les libérations syndicales des salariés, les congés de toute nature ou encore les mouvements de personnel.

Le cinquième groupe normatif comprend diverses autorisations gouvernementales exceptionnellement données à certaines personnes morales ou physiques (institutions, employés de l’État, membres d’une profession, etc.) afin qu’elles puissent accomplir un acte professionnel non prévu dans la loi et les règlements constitutifs d’un ordre professionnel donné. À titre d’exemple, dans le réseau de la santé, un décret prévoit qu’une « infirmière ou un infirmier qui exerce sa profession au sein d’un établissement public […] puisse constater le décès d’un majeur, dresser le constat de décès et remplir le bulletin de décès[33] », alors que cet acte est réservé aux médecins ou aux coroners[34]. Comme ce groupe normatif n’est pas explicitement prévu dans l’un des paragraphes 2 à 7 de l’article 123 de la loi, il est fondé sur son paragraphe 8. Ce dernier est la disposition générale permettant « [d’]ordonner toute autre mesure nécessaire pour protéger la santé de la population ». Non limitatif, il ne s’applique toutefois qu’aux mesures du même genre que celles qui peuvent être ordonnées par application des paragraphes 2 à 7.

Au-delà des mesures en vigueur dans le domaine de la santé publique, d’autres domaines ont fait l’objet d’interventions d’urgence par le gouvernement et le ministre de la Santé et des Services sociaux.

1.2 Les décrets et les arrêtés : autres domaines d’intervention

Les autres décrets et arrêtés pris par le gouvernement québécois et ses ministres regroupent principalement celles qui ont été mises en place dans les domaines de la sécurité publique, du système de justice, de l’éducation et de l’économie. Bon nombre de celles-ci sont basées sur des lois autres que la Loi sur la santé publique. Bien qu’elles puissent aussi soulever des problèmes de validité, nous avons choisi de ne pas aborder cette question dans notre article, car leur analyse demanderait des développements adaptés à chacun de ces domaines de l’action publique.

En matière de sécurité publique, les arrêtés ministériels pertinents concernent le renouvellement successif de l’état d’urgence au sujet de la Ville de Montréal, renouvellement qui doit être effectué par la ministre de la Sécurité publique[35]. L’autre grande responsabilité de la ministre concerne l’exercice des pouvoirs policiers. Ainsi, à l’occasion de la semaine de relâche du printemps 2021 où les élèves des écoles de la province et de nombreux parents étaient en congé, la ministre de la Sécurité publique annonçait le déploiement d’une importante opération policière visant à faire respecter les mesures de confinement mises en place durant cette période[36].

Relativement au système de la justice, la principale mesure a été la suspension des délais de prescription extinctive, de déchéance et de procédure en matière civile, déclarée conjointement par la ministre de la Justice et la juge en chef du Québec[37]. Cette mesure a pris fin le 31 août 2020[38], soit au terme de la première vague d’éclosion de la COVID-19. D’autres mesures similaires de suspension de délais ou d’effets de jugement de tribunaux administratifs, comme en droit du logement (reprise de logement, éviction de locataire, etc.), ont également été mises en place[39].

Quant à l’éducation, plusieurs mesures notables ont été retenues par le gouvernement et le ministre de la Santé et des Services sociaux puisque le paragraphe 2 de l’article 123 de la Loi sur la santé publique permet expressément la fermeture des établissements d’enseignement[40]. Comme le domaine de l’éducation est un grand domaine d’intervention du gouvernement du Québec, que ce soit en matière d’effectifs, de services offerts ou de personnes salariées, « on constate rapidement qu’un nombre très limité de mesures a été adopté par le ministre [de l’Éducation] dans le secteur de l’enseignement, le gouvernement ayant visiblement souhaité garder le contrôle sur ce secteur[41] ». Ainsi, dans le contexte de mesures se rapportant au quatrième groupe normatif présenté plus haut (mesures spécifiques destinées aux employés de l’État, qui touchent principalement leurs conditions de travail), le gouvernement du Québec a modifié les conventions collectives en vigueur au sein du réseau de l’éducation pour permettre à des enseignants retraités de prêter main-forte à ceux se trouvent présentement en poste, tout en accordant aux enseignants retraités le même traitement salarial[42].

Finalement, dans la sphère économique, un éventail de mesures gouvernementales ont été ordonnées pour lutter contre la pandémie de COVID-19 d’une manière ou d’une autre : élaboration et mise en oeuvre de programmes incitant la population ou les employés de l’État à contribuer à la lutte contre la pandémie, attribution de subventions diverses, approbation d’ententes fédérale-provinciale pour financer la lutte contre la pandémie, etc.[43].

La multitude de décrets et d’arrêtés ministériels adoptés depuis le début de la pandémie de COVID-19 auront visé un large éventail d’activités étatiques et touché les droits fondamentaux, civils et administratifs de nombreux citoyens, ainsi que leurs intérêts pécuniaires. Des litiges ont déjà été portés devant les cours, et nul doute que d’autres le seront aussi où la question de l’interprétation raisonnable de la portée et des limites des ordonnances gouvernementales et ministérielles sera plaidée.

En temps normal, l’application de ce principe est bien ancrée dans la jurisprudence et pose peu de problème. En temps d’urgence, les décrets et les arrêtés sont fondés sur de vastes délégations législatives de pouvoir. Ils sont pris rapidement, sur la base d’informations souvent parcellaires (la compréhension du virus change rapidement au fur et à mesure que les connaissances s’améliorent) et hypothétiques (les projections sont basées sur certaines hypothèses d’éclosion, sur les variants, etc.).

Dans un tel contexte, et lorsqu’un juge doit statuer sur un litige qui pose de réels enjeux d’équité pour les citoyens, le texte de l’ordonnance doit, bien entendu, demeurer central à l’analyse, mais il doit être apprécié « sous toutes ses textures […] Autrement dit, l’interprétation doit être [traduction] “raisonnable et juste”[44] ». Cet examen est de toute première importance lorsqu’un large pouvoir discrétionnaire est attribué à une autorité publique.

Depuis la déclaration d’urgence sanitaire, les cours de justice ont été saisies de plusieurs recours sur l’interprétation de divers décrets et arrêtés gouvernementaux et ministériels[45]. De ce nombre, nous examinerons deux ordonnances de confinement : la présence dans les lieux de culte[46] et le couvre-feu[47]. Ce qui frappe à la lecture de ces deux décisions, ce sont les preuves utilisées pour examiner le caractère juste et raisonnable de ces ordonnances[48]. La recherche d’un résultat raisonnable et juste, eu égard notamment aux faits, est ce que l’on désigne comme la méthode d’interprétation pragmatique[49].

2 Les types de faits pouvant être mis en preuve pour contester la validité des décrets et des arrêtés

Divers types de faits peuvent être examinés par des juges dans le cours d’un litige, mais ils sont tous assujettis au standard général de recevabilité d’une preuve qui est celui de sa pertinence[50]. « Est pertinente la preuve qui tend raisonnablement à démontrer l’existence d’un fait en litige[51]. »

Le premier type de faits réunit les faits en litige (qui fait quoi, où, quand, comment et pourquoi), ceux-ci étant les plus importants. En droit civil québécois, la preuve des faits en litige peut se faire par tous moyens : par un écrit, un témoignage, un élément matériel, un aveu ou une présomption[52]. Dans le jugement sur l’assistance dans les lieux de culte, les faits en litige ont servi de points d’appui pour soutenir l’idée que les agissements de l’autorité publique avaient créé des attentes et que la modification ultérieure de l’ordonnance contestée n’avait pas pour effet de les éliminer (2.1).

Au-delà des faits en litige, des faits sociaux, deuxième type de faits, peuvent aussi être soumis en preuve et ils peuvent être établis surtout par la preuve directe incluant la preuve d’experts ou la connaissance d’office[53]. Les faits sociaux émanent de diverses sources d’informations connues en aval de la création des règles de droit. Pensons aux faits divers rapportés par les journaux, qui servent d’indicateurs quant aux effets bénéfiques ou préjudiciables des règles sur les citoyens[54]. Il peut aussi être question d’études empiriques produites par les scientifiques, toutes disciplines confondues, ou de rapports gouvernementaux publiés en aval des règles[55]. Dans le jugement sur le couvre-feu, des faits sociaux ont été inclus au dossier pour soutenir l’argument que la mesure avait un effet discriminatoire et disproportionné puisqu’elle ne prévoyait pas d’exemption pour les personnes sans-abris. Dans cette affaire, la Clinique juridique itinérante a fait valoir des arguments constitutionnels, mais un motif d’invalidité du droit administratif aurait aussi bien pu être plaidé. En effet, une décision discriminatoire et disproportionnée constitue une décision arbitraire, une décision manifestement déraisonnable[56], qui doit être déclarée invalide, étant présumé qu’un législateur n’a pas pu avoir l’intention de déléguer un tel pouvoir à une autorité publique sans porter atteinte au principe de la primauté du droit (2.2)[57].

Le troisième type de faits est celui des faits législatifs. Tout comme les faits sociaux, les faits législatifs peuvent aussi provenir de diverses sources d’informations. Pour les distinguer, nous restreindrons la catégorie des faits législatifs à ceux qui sont connus en amont de la création des règles. Principalement, ces faits se rapportent à l’adoption de la règle[58]. Contrairement aux faits sociaux, les faits législatifs sont constitutifs du contexte historique d’élaboration de la règle[59]. Lorsqu’ils ne sont pas accessibles publiquement et qu’une partie en demande l’accès par voie judiciaire, leur recevabilité, qui dépend de l’approbation du juge, est fondée sur l’article 283 C.p.c.[60].

Pour le moment, il n’y a pas de jugement sur un décret ou un arrêté d’urgence sanitaire faisant explicitement référence à des faits législatifs en vue de résoudre un litige. Néanmoins, nous y consacrerons un développement, car nous estimons que de tels faits peuvent être invoqués en cour, notamment pour faire la preuve qu’une autorité publique a agi de mauvaise foi. Ce motif revêt une importance particulière dans un litige reposant sur la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, le deuxième alinéa de l’article 123 de la loi édictant que « [l]e gouvernement, le ministre ou toute autre personne ne peut être poursuivi en justice pour un acte accompli de bonne foi dans l’exercice ou l’exécution de ces pouvoirs » (2.3).

2.1 La preuve d’attentes légitimes établie par des faits en litige

Le 30 septembre 2020, le gouvernement prenait le décret 1020-2020 prévoyant la présence d’un maximum de 25 personnes dans un lieu de culte[61]. Par la suite, un protocole sanitaire a été élaboré par les membres de la Table interreligieuse de concertation du Québec, formée de différents groupes religieux de confessions chrétienne, juive et musulmane. Son contenu avait été approuvé par le directeur national de la santé publique par lettre en date du 25 novembre 2020[62]. Du protocole et de cette lettre a émergé une compréhension commune sur la portée et les limites de la mesure : « [le] “lieu de culte” au sens de la mesure alors en vigueur était considéré comme pouvant être une salle à la même adresse qu’une autre salle servant de lieu de culte pourvu que celles-ci aient des entrées indépendantes, c’est-à-dire avec accès à la rue sans partager d’espace commun avec les autres salles[63] ».

Le protocole était accompagné de lignes directrices prévoyant de manière détaillée l’aménagement du lieu de culte. Par exemple, des lignes directrices avaient été rédigées sur les avis aux entrées du lieu de culte, son nettoyage et son aération entre chaque utilisation, la prise des mesures nécessaires pour éviter la cohue à l’entrée ou à la sortie, le respect des règles de distanciation sociale, l’utilisation d’un ruban gommé de couleur pour baliser la circulation et en guider le sens unique[64]. En somme, le protocole et les lignes directrices devaient assurer l’utilisation sécuritaire des lieux de culte par les croyants et contribuer à diminuer les risques de propagation du virus. Cet ensemble a été qualifié de « véritable code » dans la décision[65].

Du 8 janvier au 20 janvier, les activités religieuses dans les lieux de culte ont été suspendues[66], puis de nouveau autorisées le 21 janvier 2021 par l’arrêté ministériel 2021-003[67]. Toutefois, ce dernier ne permettait que la présence de 10 personnes au maximum dans un lieu de culte.

Le problème interprétatif soulevé devant la Cour supérieure ne concernait pas le nombre maximal de personnes autorisées à fréquenter un lieu de culte. La question était plutôt de savoir si l’interprétation administrative sur laquelle les parties s’étaient entendues dans le protocole, les lignes directrices et la lettre du directeur national de la santé publique valaient toujours. Le nombre maximal de 10 personnes pouvant faire partie de l’assistance dans un lieu de culte s’appliquait-il à une adresse civique ou à chaque salle possédant une entrée indépendante dans ce lieu de culte ?

Les 22 et 23 janvier 2021, plus de 10 membres des communautés juives hassidiques de Montréal se sont rassemblés dans des synagogues. Les policiers sont intervenus et ont dressé des constats d’infraction contre des membres de cette communauté pour rassemblement intérieur illégal dans des lieux de culte[68]. Ils se sont appuyés sur l’interprétation restrictive de l’arrêté selon laquelle seulement 10 personnes au maximum par adresse pouvaient être présentes dans un lieu de culte.

Le Conseil des juifs hassidiques du Québec a contesté la validité des constats d’infraction et demandé, par voie de contrôle judiciaire, un jugement déclarant que l’interprétation administrative devait prévaloir. Dans l’arrêt Conseil des juifs hassidiques du Québec[69], la juge Masse de la Cour supérieure donne raison au Conseil.

Les motifs du jugement sont essentiellement fondés sur l’argument selon lequel les membres de la communauté juive hassidique avaient des « attentes[70] » que le « sens raisonnable » d’une règle soit préféré à celui de son « sens ordinaire[71] » afin d’éviter que « la règle de droit [devienne] purement arbitraire[72] ».

Sans se référer explicitement à la doctrine des attentes légitimes en droit administratif, la juge Masse appuie son raisonnement sur les engagements pris par les parties dans le protocole, les lignes directrices et la lettre du 25 novembre du directeur national de la santé publique[73]. Pour commencer son argumentation, elle fait d’abord valoir l’argument textuel, point de départ de toute interprétation : les textes du décret et de l’arrêté étaient, sauf pour le nombre de personnes autorisées dans les lieux de culte, identiques[74]. Ce premier constat est important, car une attente légitime ne peut pas être établie sur une interprétation administrative contraire à un texte normatif formellement adopté : en l’occurrence au texte du décret 1020-2020, et surtout au texte de l’arrêté ministériel 2021-003[75].

Ensuite, la juge Masse examine les preuves. De prime abord, elle fait référence à une lettre de Mgr Pierre Murray, en date du 7 janvier 2020, dans laquelle il sollicite une rencontre avec le directeur national de la santé publique en plaidant que la suspension des activités de culte (par le deuxième décret du 8 janvier) aura un impact majeur sur plusieurs communautés religieuses[76]. Le directeur (le docteur Horacio Arruda) accepte cette rencontre avec la Table et, après celle-ci, il écrit à Mgr Murray. Datée du 15 janvier 2021, cette lettre précise que le directeur est disposé à recommander au gouvernement de modifier le décret 2-2021 du 8 janvier 2021 pour permettre à un nombre maximal de 10 personnes de se rassembler dans les lieux de culte[77]. Cependant, le directeur n’a pas donné de précision sur la possibilité de « considérer un lieu de culte comme incluant ou excluant toute salle d’un édifice du culte desservie par un accès indépendant à la rue sans partager d’espace commun avec les autres salles de ce même lieu[78] ».

C’est ce silence qui a posé problème puisqu’il pouvait être interprété comme signifiant le maintien de l’interprétation administrative ou, au contraire, son remplacement par une interprétation restrictive, au moment de la modification du décret 2-2021 par l’arrêté ministériel 2021-003. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’interprétation restrictive a été retenue par les autorités policières et défendue par le procureur général. En effet, celui-ci a plaidé que le directeur national de la santé publique n’avait pas approuvé une interprétation administrative, mais qu’il avait simplement accordé un assouplissement réglementaire. En conséquence, il pouvait le retirer à tout moment[79]. En l’espèce, il était douteux que l’argument de l’assouplissement réglementaire puisse être invoqué[80]. La juge Masse a rejeté cette version des faits et elle a privilégié celle du Conseil des juifs hassidiques du Québec. C’est en ce sens que l’argument fondé sur les attentes légitimes a reposé sur des faits en litige.

La juge Masse fait valoir, d’une part, que le silence du directeur national de la santé publique dans sa lettre du 15 janvier permettait à la communauté juive hassidique de penser que les autorités publiques n’avaient aucune raison de vouloir modifier « unilatéralement » l’interprétation administrative prévue dans le protocole[81]. D’autre part, elle expose que « ni le Dr. Arruda ni le gouvernement ne [pouvaient] ignorer qu’un protocole préparé par la Table interreligieuse de concertation du Québec avait été considéré conforme aux recommandations de la santé publique le 25 novembre 2020 et que des précisions avaient été données sur la question à cette occasion[82] ». En gardant le silence sur le sort réservé à l’interprétation administrative, « les membres de la communauté juive hassidique se sont fiés sur l’interprétation retenue à la suite de l’adoption d’une mesure antérieure pour gérer leur conduite[83] ». Enfin, elle souligne que les tergiversations des autorités publiques sur l’interprétation à donner à l’arrêté ministériel, après que les constats d’infraction ont été dressés, milite contre l’interprétation défendue par le procureur général. En effet, les autorités publiques sont d’abord allées dans le sens de l’interprétation restrictive, puis de l’interprétation administrative, pour effectuer un retour vers l’interprétation restrictive[84].

En somme, puisque le directeur national de la santé publique a accepté de rencontrer la Table au mois de janvier, et compte tenu des discussions antérieures et des lettres échangées entre les deux parties durant l’automne 2020, ces faits ont généré, puis consolidé, une attente légitime chez les membres des communautés religieuses, à savoir qu’ils seraient consultés sur le sens à donner à l’arrêté ministériel du 21 janvier si l’intention des autorités publiques avait été de modifier l’interprétation administrative antérieure.

2.2 La preuve du caractère arbitraire d’une ordonnance établie par des faits sociaux

L’article 29 du Décret 2-2021 du 8 janvier 2021 a pour objet de prescrire un couvre-feu entre 20 h et 5 h. Il a été contesté en raison du fait qu’il ne prévoyait pas d’exemption pour les personnes sans-abris les plaçant dans une situation où elles étaient dans l’impossibilité de respecter la règle. Susceptibles de se voir imposer des contraventions allant de 1 000 à 6 000 dollars, des sans-abris se cachaient pendant les heures visées pour éviter la mise à l’amende.

Le 18 janvier 2021, un itinérant a été retrouvé mort dans une toilette chimique de Montréal à quelques pas du refuge Open Door. L’itinérant en question avait l’habitude de fréquenter le refuge pour aller se réchauffer pendant l’hiver. Des haltes-chaleur y étaient offertes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Au moment où ce décès est survenu, la Direction régionale de la santé publique avait obligé ce refuge à fermer ses portes à 21 h 30 en raison d’une éclosion de COVID-19.

Le lendemain de ce décès, la mairesse de Montréal et les partis de l’opposition de l’Assemblée nationale ont demandé au gouvernement de prévoir une exemption au respect du couvre-feu pour les sans-abris. Le gouvernement a opposé une fin de non-recevoir à cette demande pour le motif qu’une telle exemption risquait d’être utilisée par n’importe qui comme « prétexte pour se promener après 20 h[85]. »

Quelques jours après cet incident, la Clinique juridique itinérante est entendue par la juge Masse de la Cour supérieure relativement à une demande de sursis provisoire, dans l’attente d’un jugement sur demande d’un contrôle judiciaire afin d’obtenir une déclaration d’invalidité du décret[86]. Par ordonnance de sauvegarde, la Cour supérieure accorde la demande de suspension de l’article 29 du décret 2-2021 concernant les personnes en situation d’itinérance, et ce, pour toute la période en attendant qu’un jugement déclaratoire sera rendu au fond[87].

Précisions que cette affaire n’a pas été entendue au fond. Le 27 janvier 2021, le gouvernement annonçait qu’il n’avait pas l’intention de contester la décision de la juge Masse[88], et il a modifié le décret le jour même en accordant une exemption aux sans-abris :

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’ordonner certaines mesures pour protéger la santé de la population ;

ARRÊTE CE QUI SUIT :

QUE le […] décret […] du 8 janvier 2021, soit de nouveau modifié par l’ajout, à la fin, du paragraphe suivant :

« 32° le paragraphe 29° ne s’applique pas aux personnes sans-abris ; »[89]

Sur le plan du droit de la preuve, l’intérêt de cette affaire réside, d’une part, dans le fait que c’est un litige d’intérêt public[90]. Puisque la demanderesse a établi un intérêt pour agir au sens du droit public, elle pouvait saisir la Cour supérieure de ses demandes : « la demanderesse a démontré agir pour un groupe identifiable et vulnérable, soit les personnes en situation d’itinérance et que la vie, la sécurité et la santé de celles-ci sont mises en péril par l’application qui est actuellement faite de cette mesure suivant la preuve non contredite, ce qui relève également de l’intérêt public et non d’un intérêt purement privé[91] ».

D’autre part, l’intérêt de ce litige porte sur le type de faits présenté à la Cour supérieure par la Clinique juridique itinérante. En tant que représentante des sans-abris, celle-ci a soumis des faits sociaux au soutien de sa demande :

  • Plusieurs de ces personnes, lorsque la mesure contestée prend effet de 20 heures à 5 heures, cherchent à se cacher des policiers afin de ne pas recevoir de contravention ou de peur d’être interpellées et sont susceptibles de mettre leur santé et leur sécurité en danger dans les conditions hivernales actuelles ;

  • Plusieurs de ces personnes craignent, pour des raisons objectives, de contracter le virus de la COVID-19 dans les refuges, ceux-ci étant bondés en cette période hivernale et ayant fait l’objet d’éclosions ;

  • Plusieurs de ces personnes n’ont pas accès à ces refuges pour des raisons diverses, dont, les règles applicables dans les refuges, leur état d’intoxication ou d’ébriété trop avancé pour y être admises, l’absence de place dans ceux-ci ou le fait que des places libres sont dédiées à une clientèle spécifique, une décision spécifique des autorités administrant ces refuges les empêchant d’y avoir accès pendant une certaine période ;

  • Plusieurs de ces personnes, même en ayant accès à un refuge, doivent en ressortir à toute heure en raison de problèmes de dépendance à l’a1lcool et/ou aux drogues, la consommation de ces substances y étant généralement interdite ;

  • Plusieurs de ces personnes, même en ayant accès à un refuge, doivent aussi en ressortir à toute heure en raison de problèmes de santé mentale, étant incapables de demeurer dans des espaces densément habités tels que les refuges ;

  • Plusieurs de ces personnes, comme la population en général, subissent une plus grande anxiété qu’habituellement, celle-ci étant exacerbée par les problèmes de santé mentale et de dépendance de certaines de celles-ci et pouvant donner lieu à des situations d’extrême angoisse[92].

Pour rappel, les faits sociaux peuvent être établis par une preuve directe, y compris la preuve d’expert, ou par la connaissance d’office. En l’espèce, la Clinique juridique itinérante a produit des faits sociaux par preuve directe (par le moyen d’un affidavit), et ces derniers n’ont pas été contredits. En conséquence, la juge Masse les a considérés comme prouvés. C’est donc en se basant sur ces faits sociaux que la magistrate a décidé que l’article 29 du Décret 2-2021 devait être suspendu dans l’attente d’un jugement au fond.

Dans sa décision, la juge Masse ne mentionne pas la catégorie de motif sur laquelle repose son jugement ordonnant la suspension de l’article 29 du Décret. Cependant, n’eût été de la modification du décret par le gouvernement, cette question aurait été abordée par une cour jugeant au fond. Bien que la Clinique juridique itinérante ait soumis des arguments constitutionnels, le litige aurait pu être plaidé sur un motif de droit administratif[93] : l’ordonnance prescrite par décret a des effets disproportionnés, et par conséquent arbitraires, ayant vraisemblablement mené à la mort d’un homme. Une décision arbitraire est forcément irrationnelle. Le principe de la primauté du droit[94] ne permet pas de postuler qu’un législateur ait eu l’intention de déléguer un pouvoir d’agir de manière arbitraire à une autorité publique[95]. En matière d’interprétation législative, c’est une application de la présomption de rationalité du législateur[96].

2.3 La preuve de la mauvaise foi établie par des faits législatifs

Dans le contexte d’un litige plus complexe que ceux que nous avons envisagés dans nos deux hypothèses précédentes, tel un litige fondé sur la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de l’État, l’accès à l’information gouvernementale confidentielle (non publiquement accessible) peut s’avérer crucial sur l’issue du litige. Ce point est particulièrement important puisque le fardeau de preuve est plus élevé pour ce type de litige : rappelons que le deuxième alinéa de l’article 123 de la Loi sur la santé publique édicte que « [l]e gouvernement, le ministre ou toute autre personne ne peut être poursuivi en justice pour un acte accompli de bonne foi dans l’exercice ou l’exécution de ces pouvoirs ». En conséquence, un juge devra, dans un tel litige, décider si le gouvernement ou le ministre a agi de mauvaise foi.

Deux exemples viennent à l’esprit. Le premier est celui où des commerçants contesteraient les bases sur lesquelles la liste des services essentiels et non essentiels a été construite. On pourrait imaginer un recours collectif en responsabilité extracontractuelle exercé par des commerçants qui auraient fait faillite ou auraient perdu des revenus substantiels du fait que leur secteur d’activité aurait été jugé non essentiel, sans fondements légitimes. Le second exemple est celui où les syndicats dans les domaines de la santé ou de l’éducation exerceraient un recours en responsabilité contractuelle en plaidant que les arrêtés ont modifié unilatéralement des dispositions contenues dans les conventions collectives au détriment des droits des travailleurs. L’autorité publique aurait-elle profité d’une situation qu’elle contrôlait pour imposer à ces travailleurs de nouvelles normes contraire aux conventions collectives ? Le cas échéant, de tels agissements peuvent-ils être considérés comme illégitimes et se voir assimilés à des actes accomplis de mauvaise foi ?

Ici, l’information gouvernementale recherchée est celle sur laquelle le décret ou l’arrêté ministériel repose ou dont il s’écarte. Pour accéder à cette information confidentielle (et non protégée par le secret professionnel), deux voies juridiques peuvent être empruntées : législative et judiciaire (2.3.1).

De manière générale, l’information qui sert à la prise d’une décision de nature législative est protégée par le secret. En principe, le secret des délibérations gouvernementales est respecté pour préserver la franchise durant leur déroulement. Toutefois, il est possible d’obtenir l’approbation d’un juge relativement à la divulgation de telles informations confidentielles (2.3.2).

2.3.1 Les mécanismes juridiques d’accès à l’information

La première voie juridique à emprunter pour accéder à de l’information confidentielle est le mécanisme législatif prévu dans les lois fédérale et provinciales d’accès à l’information[97]. Celles-ci sont construites sur le principe général reconnaissant le droit d’accès à l’information gouvernementale, mais il est assorti de nombreuses restrictions. Par exemple, les articles 18 à 41 de la loi québécoise permettent aux organismes de s’en tenir à la non-divulgation selon des conditions prescrites par la loi ou les y contraignent[98]. En raison de cette structure législative, l’usage de ce mécanisme peut se révéler long et ardu, et le résultat, très incertain. Un organisme public peut faire appel à plusieurs restrictions pour refuser l’accès à l’information ; il n’a pas à préciser ses raisons pour invoquer telle ou telle restriction, seulement l’article sur lequel elle se fonde[99]. Insatisfait d’une décision, un demandeur exercera alors un recours devant la Commission d’accès à l’information, dont les délais de prise de décision sont notoirement longs[100].

La seconde voie juridique pour obtenir l’accès à l’information confidentielle est le mécanisme judiciaire. Il est alors question de la citation à comparaître d’un témoin prévu à l’alinéa premier de l’article 270 C.p.c. : « Un témoin peut être cité à comparaître pour relater les faits dont il a eu personnellement connaissance ou pour donner son avis à titre d’expert ou, encore, pour produire un document ou un autre élément de preuve. »

En l’espèce, le témoin qui nous intéresse est le directeur national de la santé publique.

La citation à comparaître d’un fonctionnaire de l’État est assujettie à une règle particulière. L’article 283 C.p.c. permet à l’État de déposer une déclaration exposant les motifs pour lesquels il serait contraire à l’intérêt public de contraindre le fonctionnaire à témoigner ou à déposer des documents gouvernementaux :

Le fonctionnaire de l’État convoqué comme témoin ne peut, en raison de son devoir de discrétion, être contraint de divulguer des renseignements qu’il a obtenus dans l’exercice de ses fonctions dont la divulgation serait contraire à l’intérêt public.

Les motifs d’intérêt public sont exposés dans une déclaration sous serment du ministre ou du sous-ministre dont relève le témoin et sont soumis à l’appréciation du tribunal.

En cas de contestation de la déclaration sous serment, les motifs d’intérêt public invoqués par l’État sont examinés par le tribunal qui tranche la question. En d’autres termes, le juge a le dernier mot : « sans l’approbation du tribunal, le fonctionnaire ne peut révéler de renseignements dont la divulgation serait contraire à l’intérêt public. Si l’autre partie conteste cette prétention, ce sera au tribunal de décider si les motifs d’intérêt public décrits dans la déclaration sous serment suffisent pour en interdire la divulgation[101] ».

Pour faire son évaluation de la suffisance des motifs d’intérêt public, le juge met en balance deux intérêts qui peuvent entrer conflit dans un litige, soit « l’intérêt du public dans la bonne administration de la justice et son intérêt dans le maintien de la confidentialité des documents du Conseil des ministres[102] ». Au soutien de ce principe, la Cour d’appel cite notamment l’arrêt Carey c. Ontario de la Cour suprême[103].

Dans l’affaire Carey, la question en litige était de savoir si un juge peut refuser à bon droit la production de documents du Cabinet en tant que catégorie ou s’il peut entendre les arguments d’une partie visant à démontrer que non seulement les documents sont pertinents, mais qu’ils aideront à faire progresser le débat auprès du tribunal. Dans le contexte d’un litige fondé sur l’application du mécanisme judiciaire d’accès à l’information, la Cour suprême est donc d’avis qu’il vaut mieux ne pas favoriser la protection de documents en tant que catégorie, comme cela est prévu dans les lois sur l’accès à l’information. La Cour suprême estime que l’importance de la non divulgation des documents dans l’intérêt public doit être évaluée par rapport à l’intérêt public dans la bonne administration de la justice[104]. En filigrane, elle oppose le principe de la bonne administration de la justice, qui relève de sa compétence, au principe de la bonne administration gouvernementale, qui dépend de l’exécutif (ce qui comprend dans un système parlementaire le gouvernement et le législateur). Puisque l’exécutif s’exprime notamment par des règles de portée générale et impersonnelle, les catégories auxquelles la Cour suprême fait référence sont celles qui se trouvent prescrites dans les lois sur l’accès à l’information.

Pour déterminer si la bonne administration de la justice requiert que les documents soient divulgués, le juge doit d’abord se demander si l’information y figurant est pertinente. Dans l’affaire Procureur général du Québec c. Fédération des médecins spécialistes du Québec[105], la question posée était la suivante : un mémoire confidentiel du Conseil des ministres concernant l’objet d’une loi devait-il être communiqué à une partie qui tente de démontrer qu’une disposition de la loi porte atteinte à ses droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[106] ? La réponse donnée par la Cour supérieure a été positive. Pour sa part, la Cour d’appel a infirmé la décision de la première instance en raison du manque de pertinence du mémoire du Conseil des ministres[107].

Lorsqu’un juge estime que tout ou partie de l’information passe le test de la pertinence, il lui reste à déterminer si cette information devrait néanmoins rester confidentielle du fait qu’elle devrait être protégée par l’immunité d’intérêt public prévue par l’article 283 C.p.c. Dans l’affaire Fédération des médecins spécialistes du Québec, la Cour d’appel précise que la confidentialité de l’information peut être maintenue :

[111] Vu l’intérêt important du public à ce que la confidentialité des délibérations du Cabinet soit maintenue, la divulgation d’un document du Cabinet mine cette confidentialité, et elle est, au moins dans une certaine mesure, préjudiciable. Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Carey, certains documents du Cabinet peuvent, en raison de leur teneur, soulever des préoccupations supplémentaires, par exemple lorsqu’ils se rapportent à la défense ou à la sécurité nationale, ou lorsqu’ils font référence à certains points précis de désaccord entre certains ministres. Souvent, il est utile pour le tribunal que le gouvernement justifie de la façon la plus détaillée possible sa prétention relative au risque que survienne un tel préjudice : p. 653, 654 et 671. Cependant, le défaut du gouvernement de faire état d’un préjudice particulier susceptible de résulter de la divulgation d’un document confidentiel du Cabinet ne signifie pas automatiquement que le document doit être divulgué. Le tribunal doit toujours chercher à savoir avant tout si l’intérêt du public à ce que le document soit divulgué l’emporte sur celui à ce qu’il demeure confidentiel[108].

Cette immunité d’intérêt public ne peut pas être simplement invoquée, elle doit être justifiée. Dans sa déclaration, le ministre doit faire état d’un préjudice particulier : en cas de défaut, l’information peut faire l’objet d’une divulgation. Dans l’affaire Fédération des médecins spécialistes du Québec, la Cour d’appel du Québec précise que le défaut de montrer un préjudice particulier ne signifie pas nécessairement la divulgation automatique du document[109].

Ces principes posés, la décision du juge d’approuver la divulgation des informations soumises au soutien de la prise de décrets gouvernementaux et d’arrêtés ministériels doit également s’appuyer sur les textes de lois applicables.

2.3.2 L’approbation du juge quant à la divulgation d’informations confidentielles

Dans une contestation d’un décret gouvernemental ou d’arrêté ministériel d’urgence sanitaire, trois cas peuvent se présenter au juge où le demandeur pourrait revendiquer la divulgation d’informations confidentielles. Le premier et le deuxième cas concernent les informations fournies par le directeur national de la santé publique au ministre de la Santé et des Services sociaux. Le troisième cas porte sur les informations fournies par le ministre au gouvernement. Ces trois cas font l’objet de dispositions législatives spécifiques que nous tenons à examiner ici pour évaluer les contraintes qui peuvent s’imposer au juge lorsque ce dernier doit déterminer s’il approuve la divulgation d’informations confidentielles.

Dans le premier cas, l’article 5.1 de la Loi sur le ministère de la Santé et des Services sociaux édicte que le directeur national de la santé publique a pour fonction générale de conseiller et d’assister « le ministre et le sous-ministre dans l’exercice de leurs responsabilités en santé publique[110] ». La fonction de conseil fait référence aux avis et aux recommandations. La fonction d’assistance peut prendre plusieurs formes, y compris celle de fournir des données documentant une situation et celle de faire des projections construites à partir de ces données, ces dernières pouvant mener le ministre à prendre un arrêté ministériel. Aux fins de l’interprétation des dispositions pertinentes, il est utile de distinguer les informations descriptives (données et projections, par exemple) des informations normatives (avis et recommandations découlant des données et des projections, par exemple).

Dans la Loi sur la santé publique, seule la fonction qui consiste à assister le ministre est explicitement prescrite et elle revêt un caractère obligatoire. Le deuxième alinéa de l’article 124 de la Loi sur la santé publique édicte ceci : « Pendant un état d’urgence sanitaire, le ministre agit avec l’assistance du directeur national de santé publique. »

En matière d’interprétation des lois, l’emploi de l’indicatif présent est suffisant pour conclure à l’existence d’une obligation législative[111]. En conséquence, lorsque le ministre prend des arrêtés en vertu de l’article 123 de la Loi sur la santé publique, il doit agir avec l’assistance du directeur national de la santé publique. Si nous revenons à l’exemple exposé plus haut, cela veut dire que le ministre devrait prendre des décisions fondées sur des données et des projections probantes. Cependant, ce constat ne signifie pas que le ministre est lié par ces données et ces projections de manière absolue. Il peut s’en écarter lorsque, par hypothèse, elles sont insuffisamment concluantes. À notre avis, lorsque le ministre s’éloigne de ces informations descriptives, il devrait fournir des justifications raisonnables.

Dans le deuxième cas, en revanche, la fonction de conseil du directeur national de la santé publique n’est mentionnée qu’à l’article 5.1 de la Loi sur le ministère de Santé et des services sociaux. La Loi sur la santé publique ne contient donc pas de disposition spécifique à cet égard. Puisque l’article 5.1 consiste en une attribution générale de pouvoir, cette disposition ne revêt pas un caractère obligatoire. En conséquence, lorsque le directeur donne des conseils au ministre, ce dernier n’est pas obligé d’en tenir compte ni de justifier les raisons pour lesquelles il ne les suit pas.

Dans le contexte de l’application de l’article 283 C.p.c., l’approbation du juge — visant la divulgation des informations confidentielles détenues par le directeur national de la santé publique — pourrait être guidée sur les principes suivants : d’une part, les informations descriptives préparées par le directeur ne devraient pas pouvoir bénéficier de l’immunité d’intérêt public en raison de leur nature et de l’obligation faite au ministre d’agir avec l’assistance du directeur dans la Loi sur la santé publique ; d’autre part, les informations normatives fournies par le directeur au ministre pourraient bénéficier de l’immunité d’intérêt public en raison de leur nature et de l’absence d’obligation faite au ministre d’agir sur les conseils du directeur. À l’égard de ces informations normatives, le juge devrait trancher cette question en évaluant le caractère préjudiciable des conseils. Ce faisant, il mettra en balance deux intérêts : la bonne administration de la justice et la bonne administration gouvernementale.

Le troisième cas concerne l’application de l’article 54 de la Loi sur la santé publique. Cet article prévoit que le ministre « doit être consulté lors de l’élaboration des mesures prévues par les lois et règlements qui pourraient avoir un impact significatif sur la santé de la population ». Ici, cette disposition revêt un caractère plus contraignant que l’article 124 de la Loi sur la santé publique. En effet, la Loi d’interprétation du Québec édicte ce qui suit à son article 51 : « Chaque fois qu’il est prescrit qu’une chose sera faite ou doit être faite, l’obligation de l’accomplir est absolue[112]. » En outre, lorsque, par exemple, le gouvernement prend par décret des ordonnances qui s’écartent des avis et des recommandations du ministre, il devrait impérativement, à notre avis, justifier sa décision auprès du juge. La question ici sera celle de déterminer si, et dans quelle mesure, le gouvernement pourrait néanmoins bénéficier de l’immunité d’intérêt public. Pour statuer sur cette question, le juge pourrait s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour suprême relativement à la rémunération des juges et portant sur le contrôle de type Bodner[113].

Nous souhaitons présenter ci-dessous un très bref commentaire sur cette question. Il a pour seul objectif d’ouvrir la discussion relative à cette problématique et non de présenter une argumentation complète sur celle-ci. Nos propos s’appuient sur l’affaire Fédération des médecins spécialistes du Québec, dans laquelle la Cour d’appel a cité la juge Karakatsanis de la Cour suprême quant à un jugement sur un contrôle de type Bodner[114]. On se rappellera que la Cour d’appel discutait, à cette occasion, de l’immunité d’intérêt public.

Le point de départ de cette jurisprudence est le Renvoi relatif à la rémunération des juges de 1997 par lequel la Cour suprême créait le mécanisme de la Commission de rémunération[115]. Celle-ci a pour fonction de conseiller le gouvernement dans sa prise de décision concernant la rémunération des juges. En 2005, la Cour suprême a précisé les principes énoncés dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges par l’arrêt Bodner[116]. Elle a jugé que le gouvernement pouvait s’écarter des recommandations contenues dans le rapport de la Commission, mais qu’il devait justifier sa décision puisque le mécanisme de consultation de la Commission est une étape procédurale impérative. En l’espèce, c’est une obligation de nature constitutionnelle. La Cour suprême a ajouté que ces justifications doivent reposer sur des motifs rationnels, c’est-à-dire sur des motifs complets s’appuyant sur un fondement factuel raisonnable. En somme, la réponse du gouvernement à l’égard de l’avis de la Commission est soumise à une forme limitée de contrôle judiciaire par les cours supérieures. Ce contrôle est nommé « contrôle de type Bodner ».

En 2020, la Cour suprême a rendu un autre jugement sur un contrôle de type Bodner. Dans l’arrêt Procureur général de la Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia[117], elle a posé les conditions de divulgation des informations menant à la prise de décision. Il est intéressant de noter que ces conditions sont les mêmes que celles qui sont édictés à l’article 283 C.p.c. et celles qui sont exposées dans l’affaire Carey. Cette harmonisation des conditions laisse entrevoir un contrôle judiciaire plus strict des justifications qui sous-tendent la validité d’actes publics assujettis à une obligation procédurale impérative de consulter une autorité publique avant la prise de décision, et ce, lorsqu’il s’agira de déterminer si le gouvernement, par exemple, peut bénéficier de l’immunité d’intérêt public[118].

Conclusion

L’étude des décrets et des arrêtés ministériels d’urgence sanitaire pris par les autorités publiques des gouvernements canadiens et étrangers va permettre de franchir de grands pas dans les connaissances sur les bons et les mauvais usages du droit pour contrôler une crise d’envergure mondiale. Les débats qui alimenteront les contestations judiciaires sur la légalité et la constitutionnalité de cette activité réglementaire, ainsi que la responsabilité de l’État qui pourrait en découler, y contribueront aussi.

Au Canada, l’évolution récente de la norme de contrôle applicable à la législation déléguée ouvre des avenues intéressantes pour stimuler cette réflexion. Par l’application de la norme de la décision raisonnable pour juger de la validité des décrets et des arrêtés ministériels, un nouveau chapitre sur l’interprétation des lois s’ouvrira : il servira à créer des liens plus étroits entre ce domaine du droit et celui du droit de la preuve. En effet, puisque les attributions législatives consenties au gouvernement ainsi qu’au ministre de la Santé et des Services sociaux pour prendre des décrets et des arrêtés s’assoient sur de vastes pouvoirs discrétionnaires, les balises législatives utiles à l’interprétation sont limitées. Ce contexte législatif extraordinaire s’avère intéressant, car il permet d’illustrer que, à l’instar des chartes[119], la méthode moderne d’interprétation permet de prendre en considération un « mélange d’éléments de droit, de faits et de valeurs[120] ».

Dans notre article, nous avons prêté attention à trois types de faits utiles à l’examen de validité des décrets et des arrêtés : les faits en litige, les faits sociaux et les faits législatifs. Les faits en litige sont bien connus des plaideurs, car ils constituent généralement le coeur des contestations déposées en cours de justice et devant les tribunaux administratifs. Dans l’affaire Conseil des juifs hassidiques du Québec, les faits en litige ont servi à appliquer la théorie des attentes légitimes. En l’espèce, le tribunal a fait droit à l’argument selon lequel un engagement concernant le choix d’une posture interprétative avait engendré des attentes légitimes dans les communautés religieuses, à savoir qu’elles seraient consultées si un changement interprétatif survenait.

Les faits sociaux ont été maintes fois mobilisés dans des litiges reposant sur la violation de droits fondamentaux. En droit administratif, le recours aux faits sociaux est moins fréquent, et nous avons fait valoir qu’ils peuvent être utiles dans des affaires où des organismes non gouvernementaux intentent un recours d’intérêt public en vue de démontrer le caractère arbitraire d’un décret ou d’un arrêté ministériel.

Pour leur part, les faits législatifs n’ont pas encore fait l’objet d’un examen judiciaire portant sur la validité d’un décret ou d’un arrêté d’urgence sanitaire, mais il nous a semblé important d’en traiter. En effet, ce type de preuve pourrait être d’un grand intérêt dans des litiges où la mauvaise foi du gouvernement ou du ministre est alléguée, au soutien d’un recours en responsabilité contractuelle ou extracontractuelle. Dans ces litiges, lorsque le juge approuve la divulgation d’informations confidentielles entourant la décision de prendre un décret ou un arrêté, les témoignages subséquents des autorités publiques justifiant les raisons pour lesquelles l’information a été utilisée ou écartée au moment du processus décisionnel seront, dans bien des cas, décisifs. En plus des principes jurisprudentiels guidant l’application de l’article 283 C.p.c., nous avons aussi proposé l’examen de deux facteurs par le juge : la nature informative ou normative de l’information confidentielle ainsi que la disposition législative donnant un pouvoir ou prescrivant une obligation de tenir compte de ces informations.

En droit, comme dans plusieurs disciplines, les différents domaines le composant dialoguent peu les uns avec les autres. Par notre article, nous avons voulu apporter notre modeste contribution à ce dialogue intersectoriel liant le droit de la preuve et l’interprétation des lois dans un contexte où la loi donne de rares indices à l’interprète. À cet égard, l’objet de recherche « décrets et arrêtés d’urgence sanitaire » est particulièrement propice à ce genre d’investigation puisqu’il est confiné dans le temps et l’espace. Et comme on annonce déjà que la pandémie de COVID-19 ne sera que la première des crises qui prendront d’assaut la vie sur Terre, l’ensemble des recherches qui seront réalisées, toutes disciplines et tous secteurs disciplinaires confondus, constitueront des socles fondateurs destinés aux interventions futures des gouvernements.