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L’objectif du présent article est double : d’une part, nous voulons démontrer la pertinence de la gouvernance et du droit de la gouvernance comme outil de diagnostic de la crise survenue dans les soins et les services d’hébergement aux aînés dans le contexte québécois de la pandémie de COVID-19 ; d’autre part, nous mobilisons la théorie de la gouvernance afin de penser les remèdes à apporter à cette crise.

Dans la version du 13 mars 2020 du Guide pour l’adaptation de l’offre de service en centre d’hébergement et de soins de longue durée en situation de pandémie COVID-19, la Direction générale des aînés et des proches aidants du ministère de la Santé et des Services sociaux énonçait l’objectif suivant : « Advenant une pandémie de COVID-19, les établissements du réseau de la santé et des services sociaux devront minimiser la propagation du virus chez les personnes qu’ils accueillent afin de protéger la santé et le bien-être de ces dernières[1]. »

À ce jour, cet objectif n’a manifestement pas été atteint. Non seulement de très nombreuses personnes aînées sont décédées de la COVID-19, mais certaines sont mortes de déshydratation faute de soins appropriés. La crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 a ainsi mis en lumière le problème de la prestation des soins et des services d’hébergement aux aînés. Au Québec, les décès ont beaucoup été concentrés chez les personnes qui résident dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), ainsi que dans les résidences privées pour aînés (RPA). Selon les données de l’Institut national de santé publique du Québec, 48,2 % des décès associés à la COVID-19 sont survenus en CHSLD et 21,2 %, en RPA, pour un total cumulatif de 69,4 %[2].

Nous proposons d’analyser ici la situation sous l’angle de la gouvernance de la santé. Il est vrai que les problèmes de gouvernance ne sont pas les seules causes de l’hécatombe, et que la pandémie peut être qualifiée de syndémie, en ce qu’elle a frappé principalement là où les inégalités sociales ont créé des situations de vulnérabilité[3]. Les maladies chroniques ont fragilisé certaines franges de la population par rapport aux risques sanitaires causés par le coronavirus. Cette maladie a bien sûr eu des effets disproportionnés sur d’autres groupes vulnérables, mais les personnes âgées demeurent clairement les principales victimes, et cela, en raison notamment des facteurs liés à une gouvernance déficiente.

Dans notre article, nous essayons de comprendre la raison pour laquelle l’objectif de protéger les personnes hébergées dans les CHSLD et les RPA n’a pu être atteint. Même si plusieurs explications de ce phénomène sont possibles, dont celle qui découle de la problématique de l’âgisme[4], la perspective analytique adoptée dans ce qui suit se fonde sur la gouvernance et le droit de la gouvernance. Depuis quelques décennies, la gouvernance est considérée comme un nouveau paradigme[5], ou un nouveau régime de connaissance[6]. Dans ce monde bouleversé par la pandémie de COVID-19, l’ancien régime fondé sur les certitudes ainsi que sur une vision pyramidale et hiérarchisée de la régulation autorisant le recours à l’argument d’autorité autojustifié semble de plus en plus désuet[7]. Les failles du modèle de gouvernance ont constitué autant de portes d’entrée par lesquelles s’est propagé le SRAS-CoV-2, virus responsable de la COVID-19. D’ailleurs, dans la version préliminaire de son rapport sur la performance des soins et des services aux aînés, le Commissaire à la santé et au bien-être (CSBE) souligne qu’il convient d’accorder plus d’attention à la gouvernance du système de santé[8].

De la même manière qu’un traitement médical peut parfois entraîner certains risques, dits iatrogènes, pour la santé, le modèle de gouvernance en place peut lui aussi provoquer une augmentation des risques. Dans le cas de l’impact de la pandémie de COVID-19 sur les milieux de vie pour aînés, le risque que l’on pourrait appeler « gouvernogénique » serait l’une des principales causes du bilan de la crise. Pour en comprendre les raisons, des enquêtes ont été menées et des rapports ont été produits faisant état à la fois de constats et de recommandations. Ces documents nous servent de sources et de données afin de mener notre analyse quant à la pertinence du droit de la gouvernance en vue de faire l’autopsie de la crise sanitaire liée à la COVID-19 (partie 1) et quant à la potentialité de la théorie de la gouvernance pour penser la santé (partie 2).

À partir des rapports produits pour analyser la gestion de la crise dans ces établissements, nous allons montrer que les constats pointent en direction d’une problématique de gouvernance de la santé propre au système de santé québécois. C’est ce qui explique que la pandémie de COVID-19 a pu être considérée comme une occasion de « réinventer nos modèles de gouvernance et d’opérations[9] ». De manière cohérente, les recommandations vont dans le même sens, c’est-à-dire qu’il est largement préconisé de mettre en place un certain nombre de solutions pour améliorer la gouvernance. Cela dit, il n’est pas question pour nous de négliger les autres dimensions des problèmes du traitement des personnes aînées, qu’elles soient éthiques ou autres, mais simplement d’affirmer que, selon les rapports produits jusqu’à présent, il se dégage un certain consensus sur la nature des maux systémiques qui ont pu causer problème et provoquer tant de décès.

Dans la première partie de l’article, nous avons répertorié et analysé les notions de la gouvernance et les exigences normatives du droit de la gouvernance que mettent en évidence les rapports dans leurs diagnostics de la crise. Un des aspects stupéfiants à la lecture de ces rapports — outre certaines descriptions horrifiantes bien sûr, l’essentiel ne devant surtout pas être minimisé — est le fait de prendre conscience que, du point de vue du cadrage du problème, les questions de gouvernance paraissent incontournables. Dans la seconde partie, nous avons mobilisé la théorie de la gouvernance afin de faire valoir certains remèdes possibles.

1 Les diagnostics posés par la gouvernance et le droit de la gouvernance

Après de brèves observations sur le modèle de gouvernance de la santé, nous examinerons ci-dessous les notions de gouvernance et de droit de la gouvernance mobilisées comme outils de diagnostic de la crise sanitaire à partir des rapports ainsi que des études et des documents produits à propos de la gestion de cette crise et de son analyse.

1.1 Le modèle de gouvernance de la santé 

Bien qu’avant même la pandémie de COVID-19 les soins et les services aux personnes aînées aient été en crise, que de nombreuses situations scandaleuses aient été médiatisées par le passé et que plusieurs rapports[10] accablants aient soulevé des problèmes inquiétants et pas nécessairement corrigés, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur le modèle de gouvernance mis en place dans l’urgence sanitaire. C’est une organisation en piètre état, assiégée en quelque sorte, qui a été frappée par la déferlante de la COVID-19.

Alors que le Québec est entré dans la pandémie avec un modèle d’organisation des services de santé résultant de différentes réformes imprégnées du tournant néolibéral, cette crise sanitaire a tout de même marqué un certain retour à l’État interventionniste rappelant l’État-providence[11]. Au réinvestissement de l’État dans ses prérogatives de souveraineté s’ajoute toutefois un impératif de sécurité avec cet état d’urgence sanitaire qui doit être distingué de l’état de guerre[12]. La « biopolitique[13] » s’accompagne d’une nouvelle « gouvernabilité » ou « gouvernementalité », qui constitue un « gouvernement des conduites »[14] au sein d’un « État-pilote[15] », connu également sous le nom de « gouvernance ». Cette dernière peut se résumer à trois types de processus, soit la rationalisation, la procéduralisation et la participation :

  • Prenant acte de la complexité du réel, un processus de rationalisation vise à réduire la part d’incertitude et d’aléa qui s’attache à toute action collective […].

  • Prenant acte de la diversité du réel, un mouvement de procéduralisation tend à créer un cadre d’échange et de négociation, un dispositif d’« interaction » […] entre les pôles de pouvoir multiples qui sont désormais appelés à participer à l’exercice du « gouvernement » […].

  • Prenant acte des résistances du social, une stratégie de participation cherche à impliquer les intéressés dans l’élaboration des décisions, en les associant à la construction des choix collectifs[16].

Lorsqu’il est jugé en fonction de la rationalisation, de la procéduralisation et de la participation, le modèle de gouvernance de la santé existant comporte d’importantes limites. La rationalisation administrative, qui s’incarne notamment dans une normativité gestionnaire et technique, peut avoir pour effet, dans une rationalisation à outrance, de trop simplifier ce qui présente un degré de complexité ; la procéduralisation, notamment lorsqu’elle vise la participation, peut souvent se buter à la culture institutionnelle ou organisationnelle en place.

Dans la perspective de la gouvernance, plusieurs éléments peuvent être retenus en termes de diagnostics de la crise sanitaire. Ici comme ailleurs[17], le bilan critique (post-mortem) exige d’ouvrir la boîte noire de la gestion de cette crise. À titre d’exemple, il serait intéressant de distinguer les distorsions ou excès potentiels de la procéduralisation et de la participation. Pour la procéduralisation, ce pourrait être le risque que le cadre d’échange ne donne pas véritablement lieu à un partage du pouvoir. Ainsi, les ententes annuelles de gestion et d’imputabilité que les établissements doivent conclure avec le Ministère[18] peuvent participer de la procéduralisation, mais, si en pratique leur contenu est largement imposé par le Ministère, le partage de l’exercice du gouvernement est limité. De même, Yvan Allaire et Michel Nadeau, de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), affirment ce qui suit :

Dans ces conditions de fonctionnement, les membres de ces conseils d’administration rarement consultés, étroitement encadrés par les politiques, règles et approbations requises du MSSS, se concentrent alors sur les enjeux mineurs pour lesquels ils exercent encore une certaine influence. D’ailleurs, une analyse des procès-verbaux d’au moins dix CISSS et CIUSSS montre que les conseils d’administrations [sic] consacrent la plus grande partie de leurs réunions à la ratification de nominations, l’abolition de postes et l’adoption de politiques élaborés ou revues et approuvés par le Ministère[19].

De la même façon, en ce qui concerne la participation, le conseil d’administration de l’établissement a la responsabilité de « s’assurer de la participation, de la motivation, de la valorisation, du maintien des compétences et du développement des ressources humaines[20] », mais concrètement cette contribution est plus difficile à circonscrire, comme le soutiennent Flavie Lemay, Maude Amélia Robitaille et François Aubry qui critiquent le déficit de participation des employés et des résidents dans la définition de ce qui constitue « la qualité des services » dans un CHSLD[21].

On peut supposer que l’état des lieux avant l’entrée dans la crise sanitaire, y compris les mesures prises pour se prémunir contre le risque d’une pandémie avant que celui-ci se matérialise, a orienté la réponse à cette crise. Ainsi, le moment viendra d’envisager de façon plus globale et sur une plus longue période de temps la manière dont le Québec s’est préparé à répondre aux immenses défis posés par la pandémie de COVID-19. Toutefois, puisqu’au moment d’écrire ces lignes la crise n’est toujours pas terminée, et que l’évaluation des réponses apportées à cette dernière se poursuit, nous nous concentrerons sur les réactions les plus immédiates, soit celles qui ont fait l’objet des premières enquêtes et des premiers rapports, même si des rapprochements avec l’organisation et la gouvernance du réseau avant mars 2020 seront inévitables.

1.1.1 Les personnes âgées et leurs milieux de vie dans l’angle mort : la priorité accordée à la gouvernance hospitalière

Le premier diagnostic concerne la priorité qui semble avoir été accordée à la gouvernance hospitalière plutôt qu’à la gouvernance des soins de longue durée offerts aux personnes âgées.

À cet égard, les rapports d’enquête ont révélé plusieurs manquements dans les soins donnés[22]. Il est à prévoir que ce constat sera aussi fait dans le rapport de la coroner Géhane Kamel qui mène depuis le printemps 2020 une enquête publique sur les décès de personnes âgées ou vulnérables survenus dans des milieux d’hébergement durant la première vague de la pandémie. Aux fins de notre article, nous n’avons retenu que les questions de gouvernance.

Peu de temps après le début de la pandémie de COVID-19, l’objectif des autorités gouvernementales et sanitaires de mettre la priorité sur l’optimisation de la capacité des hôpitaux, au détriment du système de soins de longue durée, a fait l’objet de critiques, en vertu notamment des droits à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes ainsi que des droits à l’égalité des résidents et des résidentes des centres de soins de longue durée[23] :

La stratégie nationale pour la préparation de la pandémie, axée en partie sur les besoins de places pour l’hospitalisation et les soins intensifs, s’est traduite par un plan de délestage de lits d’hôpitaux et l’utilisation des CHSLD pour recevoir entre autres certains patients d’hôpitaux comme ceux de la Cité de la Santé (NSA). L’évolution de la situation au Québec a démontré que cette stratégie a ciblé davantage la préparation des hôpitaux au détriment des CHSLD, ayant comme conséquence de limiter la marge de manoeuvre de ces derniers[24].

Le rapport d’enquête concernant le CHSLD Herron soulève aussi des questions en ce sens : « Nos aînés ont-ils été oubliés ? Les autorités de l’époque ont-elles manqué de clairvoyance ? Force est de répondre par l’affirmative, d’autant que le précédent gouvernement avait fait du soutien à l’autonomie des ainés une priorité phare[25]. » L’enquêteur revient en conclusion sur ce problème d’une mauvaise préparation : « Certaines décisions prises par les autorités sanitaires du Québec, dans les années antérieures, sont assurément questionnables, tout particulièrement dans un contexte où les conséquences de ces choix étaient connues des décideurs[26]. »

Dans son rapport, l’enquêteur Sylvain Gagnon remet en question la réforme menée par le ministre Gaétan Barrette en 2015 et considère même qu’elle a représenté un recul en ce que l’importance y a été mise sur la structure du système plutôt que les soins. À son avis, les aînés ont en quelque sorte été « oubliés », notamment en ce qui concerne le soutien à l’autonomie et les soins à domicile. À cet égard, l’objet de la loi, exprimé à l’article premier de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales (LMRSSS), connue sous le nom de « projet de loi no 10 », est demeuré sans effet : cette réforme « prévoit l’intégration territoriale des services de santé et des services sociaux par la mise en place de réseaux territoriaux de services de santé et de services sociaux visant à assurer des services de proximité et leur continuité[27] ». Pour garantir cette dimension territoriale de la gouvernance de proximité[28], il aurait fallu privilégier davantage un modèle fondé sur le maintien de soins à domicile. La protectrice du citoyen, madame Marie Rinfret, abonde en ce sens :

Les CHSLD ont été dans l’angle mort de la préparation à la pandémie […] De l’avis des gestionnaires et des membres du personnel sur le terrain, un effort colossal a été déployé pour préparer les hôpitaux à la pandémie, ce qui n’a pas eu son équivalent dans les CHSLD […] C’est d’ailleurs un ordre de priorité qui traduit les efforts des dernières années de la part des services publics qui mettent l’emphase sur les hôpitaux plutôt que sur les milieux de vie substituts et les soins à domicile[29].

Ce diagnostic, selon lequel les CHSLD sont demeurés dans l’angle mort, autant avant que pendant la crise sanitaire, est toutefois contesté[30]. En effet, comme le laisse entendre le Guide pour l’adaptation de l’offre de service en CHSLD COVID-19, le Ministère connaissait le risque et savait que le réseau devait leur venir en aide :

Le réseau doit s’organiser afin que les usagers affectés du COVID-19, hébergés en CHSLD, puissent recevoir les soins essentiels à l’évaluation, au diagnostic et au traitement requis par leur état, dans leur centre respectif, en conformité avec l’article 83 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS). Il est en effet impératif de prendre tous les moyens possibles afin d’éviter le transfert de ces derniers vers les salles d’urgence des centres hospitaliers, à moins d’indications contraires des autorités ministérielles[31].

Évidemment, la situation de crise sanitaire est venue perturber le modèle de gouvernance des CHSLD. La gestion de ces derniers a pu ainsi ressembler davantage à celle d’un hôpital, ce qui a dénaturé par conséquent les soins et les services offerts dans ces milieux de vie :

Une situation de crise exige un mode de gestion différent d’une situation normale. Toute la notion de milieu de vie développée comme philosophie se heurte au besoin pressant d’appliquer une gestion de soins de type hospitalier. Les approches médicales et les méthodes de soins deviennent plus intenses et nécessitent des interventions plus aiguës qu’à l’habitude. Cette dynamique s’est traduite par une confusion et un inconfort pour les pratiques nécessitant des interventions mieux connues en milieu hospitalier. Ce choc de culture a causé plusieurs démissions tant chez le personnel que chez les médecins réguliers du CHSLD[32].

Dans les faits, le personnel a vite été submergé, et l’équipement de protection s’est tout aussi rapidement révélé insuffisant : le constat du « manque flagrant de personnel formé et expérimenté, en nombre suffisant pour répondre aux besoins des résidents[33] » est sans équivoque. Le manque de personnel est alors si criant que, en point de presse le 15 avril 2020, le premier ministre François Legault a lancé un appel aux médecins (omnipraticiens et spécialistes) afin qu’ils viennent prendre soin des aînés en CHSLD. Parmi les constats de l’enquêteur concernant le CHSLD Herron, il est souligné que, du 3 au 7 avril 2020, « le CIUSSS ODIM [Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal] installe très progressivement sa gestion[34] », mais que peu de personnel est déployé au chevet des résidents considérant le manque absolu d’employés du CHSLD. « De fait, il n’a fallu que quelques semaines suivant le début de la pandémie à la mi-mars 2020 pour que la situation dans les CHSLD se dégrade rapidement ; à un point tel que les dirigeants ont dû faire appel à des citoyens volontaires ainsi qu’à du personnel soignant de l’armée canadienne pour prêter main-forte aux équipes soignantes[35]. »

Le rapport concernant l’Auberge aux Trois Pignons et la Résidence Le Laurentien en arrive aussi au constat, au sujet de l’Auberge qui accueille une clientèle en perte d’autonomie importante, qu’un « regard plus attentif des autorités du CIUSSS CN [Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale] à l’endroit de cette ressource aurait probablement conduit à une prise en charge plus rapide de la gestion des soins dans cette RPA. La perte d’autonomie des personnes hébergées était connue des autorités du CIUSSS[36] ».

Au surplus, la gestion des ressources humaines a été mise en cause, notamment parce que la mobilité du personnel a contribué à la propagation du virus[37]. D’ailleurs, si le Guide pour l’adaptation de l’offre de service CHSLD COVID-19 prévoyait de nombreux éléments à prendre en considération pour l’organisation des soins, il oubliait de préciser qu’il fallait éviter les déplacements de membres du personnel d’un endroit à l’autre et que l’on devait fournir l’équipement de protection nécessaire. Plusieurs employés asymptomatiques sont ainsi devenus des vecteurs de transmission au sein même du CHSLD :

La dynamique entourant le besoin ou le manque d’équipements de protection individuelle a généré des inquiétudes et des effets néfastes sur la gestion des ressources humaines. Les soignants désirant, à juste titre, se protéger ont été placés dans un contexte où les équipements de protection n’étaient pas au rendez-vous. Les ÉPI étaient placés sous clé au départ ce qui a soulevé la controverse. Les débats sur l’adoption du [masque de protection respiratoire] N95 n’ont pas aidé. En plus, le manque de formation pour l’utilisation des ÉPI, moins présents en soins de longue durée, a certes contribué, au tout début, à la propagation exponentielle du virus[38].

Par ailleurs, le recrutement par des agences de placement privées a également été désigné comme l’un des problèmes. Dans le rapport relatif au CHSLD Herron, la question des agences de placement a aussi retenu l’attention de l’enquêteur. Après avoir indiqué que « confier sa maison à un tiers comporte des risques », il précise que le « recours aux agences de placement dans le réseau de la santé et des services sociaux est aujourd’hui pratiquement généralisé », tout en soulignant qu’à son avis « cette mesure, de dernier recours, ne devrait pas être considérée comme une modalité d’organisation de services »[39]. Il recommande donc de « procéder à un examen attentif des mesures à mettre en place pour réduire progressivement et ultimement éliminer le recours aux agences de placement au sein du réseau de la santé et des services sociaux[40] ». Dans le rapport du Bureau du commissaire aux plaintes du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, la commissaire adjointe aux plaintes, Julie Brault, exprime également des réserves quant aux agences de placement[41]. En octobre 2020, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion unanime selon laquelle « les agences de placement de personnel constituent, dans l’immédiat, une distorsion du marché du travail, et qu’à terme, le réseau de la santé et des services sociaux devrait s’en affranchir[42] ». Le ministre de la Santé et des Services sociaux a depuis annoncé des resserrements à l’encadrement de leur utilisation au sein du réseau dans le contexte de l’urgence sanitaire, à l’exception des régions éloignées comme l’Abitibi-Témiscamingue et la Gaspésie[43].

En raison du choix de prioriser les hôpitaux pendant la crise sanitaire, notamment par une directive ministérielle encourageant à limiter les transferts de patients des CHSLD vers les hôpitaux, les soins et les services d’hébergement aux aînés ont non seulement pâti de cette orientation, mais le modèle de milieu de vie qui caractérise ces soins et ces services, mis sur pied au cours des années précédant la crise, a dû rapidement emprunter la logique du modèle hospitalier pour faire face à la menace sanitaire. Le modèle de gouvernance est résolument l’un des éléments du diagnostic de la crise du printemps 2020.

1.1.2 Une gouvernance de proximité, mais à distance

En matière de santé, la gouvernance de proximité s’est incarnée principalement dans des soins et des services de proximité, ainsi que dans une gestion de proximité. Évidemment, il faut voir ce que la proximité peut bien vouloir signifier, car elle semble comprendre un large éventail de sens. Cela peut aller jusqu’à ce que prévoit le Plan d’amélioration continue de la qualité 2019-2024 du CHSLD privé non conventionné Villa Les Tilleuls à Laval, qui confère un sens bien précis à la notion : « L’instauration du concept de gestion à proximité, obligeant les responsables de chaque département, [sic] de faire des tournées visuelles 1 à 2 fois par quart de travail[44]. » La proximité pourrait également s’étendre à des soins à domicile, mesure que le gouvernement du Québec a d’ailleurs bonifiée après quelques mois de pandémie de COVID-19, alors qu’il a annoncé l’injection de 100 millions de dollars additionnels dans les soins à domicile[45].

Tandis que la gouvernance cherche à décentraliser en enlevant le contrôle à une entité centrale, elle tente, en même temps, d’instaurer des mesures de contrôle pour s’assurer que ces nouveaux pôles de pouvoir fonctionnent bien. La gouvernance met ainsi en place des instruments en vue de piloter les structures et les conduites. La réforme de la santé résultant du projet de loi no 10 a cependant eu pour effet de centraliser le pouvoir décisionnel au sein de centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS). La volonté de développer une gouvernance de proximité semble ainsi mise en échec, comme le démontre le fait que le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Estrie — Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke a dû élaborer dès 2017 le Guide de pratiques sur la gestion de proximité dans un contexte de distance, soit bien avant la pandémie de COVID-19[46] : « Exercer un leadership de proximité à distance est une nouvelle réalité pour plusieurs gestionnaires du CIUSSS de l’Estrie — CHUS. Elle est toutefois peu documentée dans la littérature. Cela les oblige, en quelque sorte, à co-construire notre nouvelle réalité[47]. »

La gestion de proximité à distance est non seulement une nouvelle réalité, mais aussi un oxymore. Parmi les enseignements retenus de la première vague de la pandémie de COVID-19 et les priorités d’action indiquées dans le rapport du Protecteur du citoyen, la gestion de proximité figure au troisième rang des cinq éléments privilégiés. Dans ses observations, la protectrice du citoyen a toutefois souligné ceci :

Le pouvoir décisionnel en CHSLD était éloigné du terrain. Les nombreux problèmes dans les CHSLD les plus touchés auraient dû être pris en charge par des modes de gestion de proximité, autrement dit par des personnes exerçant un leadership fort sur le terrain même des éclosions et de la pénurie de personnel. Le fait de recevoir des consignes « d’en haut » ou d’attendre des directives qui ne venaient tout simplement pas a grandement affaibli la chaîne décisionnelle […].

Par ailleurs, en l’absence de gestionnaires dans les milieux de vie, le défi était non seulement d’assurer des soins sécuritaires, mais aussi d’intégrer de nouvelles personnes qui arrivaient de l’extérieur en renfort et de s’assurer qu’elles respectent les directives[48].

Même constat de désorganisation du côté du Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, où l’enquêteur écrit ce qui suit :

La gestion de crise au niveau de la gouvernance a également connu des écueils importants. De l’ensemble des facteurs, il importe de questionner l’absence sur le terrain de gestionnaires de niveaux supérieurs au moment crucial de l’éclosion. Il se dégage l’impression que les gestionnaires du CHSLD se sont sentis livrés à eux-mêmes, devant composer avec des problématiques qui auraient nécessité du support beaucoup plus étroit de l’équipe de direction. L’alerte à la haute direction aurait dû sonner beaucoup plus tôt. Des décisions importantes se sont prises, certes, mais la lourdeur de gouvernance constatée antérieurement en a retardé la mise en application. Par ailleurs, le déploiement de nouveaux gestionnaires pour aider à la reprise du contrôle de la situation a connu des ratés. Envoyés pour aider à la planification et à la gestion, ils ont plutôt été utilisés dans des tâches professionnelles sur le terrain. Cela a bien sûr répondu à un besoin mais a retardé d’autant la réorganisation attendue.

On a mal maitrisé tout ce qui entoure la gestion des ressources humaines dans plusieurs secteurs de l’organisation. Qu’on pense aux délais et aux consignes variables dans le processus de dépistage, à la gestion de la quarantaine et du retour au travail, à l’accueil et à l’orientation du personnel délesté, à la formation des ÉPI, à la gestion de la liste de rappel et des horaires, le support dont on avait grandement besoin a souvent fait défaut dans des moments particulièrement critiques. La désorganisation vécue à Ste-Dorothée s’explique aussi par l’absence des chefs d’unité dès le début de l’éclosion. Les remplaçantes ont dû composer avec des lieux, des résidents, du personnel, des pratiques qu’elles ne connaissaient pas et qu’évidemment elles n’ont pas eu le loisir d’apprivoiser. Finalement, il importe de noter que la personne en autorité sur place pour tout le CHSLD est un cadre intermédiaire. Elle assume au mieux de très grandes responsabilités qui s’apparentent davantage au rôle d’un cadre supérieur[49].

Le comité d’enquête recommande au Ministère de mettre en place les mécanismes réglementaires requis pour assurer le respect de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[50], eu égard à la présence obligatoire d’une directrice des soins infirmiers en CHSLD privé non conventionné, et d’assurer une gouvernance en soins infirmiers selon les mêmes exigences que dans les CHSLD publics[51].

D’ailleurs, au sujet de la gestion de proximité à distance, des mesures ont été prises avant la deuxième vague de la pandémie de COVID-19, à l’automne 2020, pour combler cette lacune. Ainsi, le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal a annoncé, le 2 octobre 2020, la nomination d’un gestionnaire pour chacun de ses huit centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Il répondait ainsi « à l’objectif du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) d’avoir un gestionnaire dédié et imputable dans chaque CHSLD de la province. Ces personnes assurent l’organisation, la planification, le contrôle, l’évaluation, la qualité et l’harmonisation des activités pour le CHSLD sous leur responsabilité[52] ». Quelques jours plus tard, soit le 6 octobre 2020, c’était au tour du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec d’annoncer la nomination d’un gestionnaire responsable pour chacun de ses 27 CHSLD[53].

L’enjeu de la gestion locale des installations hébergeant des personnes aînées est devenu central dans la gouvernance de l’urgence sanitaire dans les établissements. Le rapport relatif au Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée souligne que, à la suite du bilan catastrophique pour les établissements de longue durée, des engagements ont été pris pour corriger la situation : « Ainsi, les consignes du [Ministère] devraient, tout en étant précises, laisser une certaine latitude aux CISSS/CIUSSS dans leur plan de mise en oeuvre, afin de permettre de tenir compte des réalités et des enjeux locaux[54]. » En mettant l’accent sur les réalités et les enjeux locaux, on envisageait cette volonté d’une santé de proximité. L’enquêteur fait toutefois observer ce qui suit :

La gestion du CHSLD de Ste-Dorothée est compliquée par les interactions multiples avec des directions et instances beaucoup trop éloignées du terrain. Le niveau d’autorité et l’expertise en gestion des cadres intermédiaires sur place permettent difficilement d’exercer un leadership efficace dans des situations d’urgence. Le CISSS aurait intérêt à favoriser une structure qui place en tête des CHSLD des gestionnaires ayant un niveau d’autorité élevé et reconnu permettant une prise de décision rapide et adaptée aux contraintes et à l’expertise du milieu, spécialement en situation de crise[55]

À l’évaluation des soins de proximité s’ajoute le fait que les proches aidants n’étaient pas autorisés, pendant une longue période de temps, à entrer dans les établissements.

À l’égard des structures, la crise liée à la pandémie de COVID-19 a plutôt consolidé le pouvoir au sein d’entités centralisées alors que, sur le plan des conduites, elle a donné lieu à l’imposition d’importantes mesures sanitaires de distanciation sociale, de confinement, d’isolement et de quarantaine qui ont eu un effet néfaste sur les soins et les services offerts aux personnes âgées. Dès le printemps 2020, la pandémie a eu des conséquences tragiques à l’égard des aînés résidant dans les installations telles que les CHSLD ou les RPA. Évidemment, les modes de gouvernance n’y sont pas identiques, mais les deux types de milieux de vie se retrouvent néanmoins sous la supervision des CIUSSS et des CISSS et assujettis à des visites d’évaluation ou d’inspection du Ministère.

1.1.3 La réforme de la santé et l’absence de plan de gestion

Des différentes réformes de la santé, au cours des dernières décennies, a résulté l’élaboration d’un modèle de gouvernance qui a été tenu responsable, en partie, de l’échec de la gestion de la crise à l’égard des personnes âgées[56]. La réforme de 2015 a notamment concentré de nombreux pouvoirs au sommet de la pyramide décisionnelle entre les mains du ministre de la Santé et des Service sociaux[57]. Les CHSLD ont été intégrés au sein de mégastructures — les CISSS et les CIUSSS — qui se sont aussi notamment vu confier la responsabilité de certifier les RPA, de coordonner leurs activités et de les inspecter[58].

Dans le rapport d’enquête relatif au CHSLD Herron, sous le titre « Diriger, c’est prévoir[59] ! », l’enquêteur souligne que le système de santé, mis sous pression pendant plusieurs années, a révélé ses limites lors de la crise créée par la pandémie de COVID-19. À cet égard, il estime que la dernière réforme se trouve en partie responsable de cette situation :

Bien que la problématique fût soulevée à l’époque, le recul des cinq dernières années nous aura démontré les lourdes conséquences de la réforme de 2015 qui pèsent encore sur le réseau et ses finances. Le temps aura permis de mettre en perspective les décisions hasardeuses de cette réforme, dont les conditions de mise en oeuvre auront rendu l’ouvrage contre-productif : une réforme qui aura centré les efforts des dirigeants, pour une trop longue période de temps, sur la structure du système plutôt que sur sa mission première, soit de soigner les gens[60].

En ce qui concerne précisément les CHSLD, Francis Etheridge dresse un constat accablant de l’incapacité des CHSLD à concevoir ou à mettre en oeuvre les améliorations qui leur permettraient de « répond[re] adéquatement aux besoins des bénéficiaires[61] » et des raisons expliquant cet état de fait :

Un peu à l’instar de leurs résidents, dont la vitalité et les capacités sont souvent sous-estimées parce que communément sous-stimulées, les CHSLD sont sous-exploités. Leur capacité à mettre au service de leurs propres réalités les résidents, leurs proches et l’ensemble de leurs employés sera toutefois limitée par les modalités de gouvernance qui orientent leur effort d’amélioration[62]

Le manque de préparation a été observé à plusieurs égards. D’une part, les directives ministérielles pour adapter l’offre de services en CHSLD dans le contexte de la pandémie de COVID-19 n’ont été transmises que le 13 mars, alors que l’état d’urgence sanitaire était déclaré au Québec le même jour[63] et que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait déclaré la pandémie le 11 mars 2020[64]. D’autre part, comme le souligne le rapport du Protecteur du citoyen, « [f]ace à un virus inconnu, la menace a été sous-estimée […] En mars, la méconnaissance de la COVID-19 a fait en sorte que des CHSLD n’ont eu d’autre choix que de mettre en place des plans existants en matière de gestion d’une épidémie d’influenza[65] ».

La méconnaissance du virus a également eu des effets majeurs sur la disponibilité des ressources humaines : des membres du personnel soignant ont contracté la maladie et ont dû s’absenter du travail parce qu’ils se trouvaient en isolement. Les soins de proximité aux personnes aînées ne sont cependant pas offerts que par le personnel soignant. Le phénomène est bien connu, les proches aidants apportent un soutien et une aide inestimables, sans lesquels le régime de soins ne pourrait pas suffire. Le Protecteur du citoyen rapporte que « pour plusieurs personnes hébergées et leurs proches, de même que pour des professionnels et des gestionnaires, l’interdiction complète des visites des personnes proches aidantes dans les CHSLD, le 14 mars, a été une erreur et a porté un dur coup à la santé physique et mentale de personnes hébergées[66] ».

Les soins et les services d’hébergement aux personnes âgées sont entrés dans la pandémie de COVID-19 avec un modèle de gouvernance inapproprié pour affronter un tel état d’urgence sanitaire. À cela s’ajoutent des problèmes relativement aux normes, aux processus et aux exigences du droit de la gouvernance, dont nous ferons maintenant le diagnostic.

1.2 Les normes, les processus et les exigences du droit de la gouvernance

Les normes et les processus du droit de la gouvernance ont souvent été considérés comme des éléments pertinents pour comprendre la crise causée par la pandémie de COVID-19 dans les établissements pour personnes âgées. Les rapports d’enquête produits à la suite de l’hécatombe du printemps 2020 sont truffés de références au droit de la gouvernance. En s’appuyant sur ce droit, on peut ajouter aux diagnostics de la crise. Le droit de la gouvernance est composé de différents éléments, dont des données d’expertise et d’information ainsi que des normes issues de la normalisation ou prenant la forme de recommandations[67]. Il peut être question tant de normes comportementales, telles que des codes de conduite et des chartes des usagers, de normes informatives, comme des labels de qualité issus de la certification, de normes techniques, par exemple les normes ISO de l’Organisation internationale de normalisation, que de normes contractuelles, notamment des contrats types ou des contrats de performance[68].

La gouvernance de la pandémie de COVID-19 s’est faite à l’aide de plusieurs instruments normatifs. Précisons que la gouvernance par les nombres[69] et les statistiques[70] a occupé une place prépondérante : le nombre de cas, le nombre de décès, le nombre de lits disponibles, le nombre de respirateurs disponibles, etc., ont influencé les décisions au quotidien. Bien que la gouvernance par les incitatifs comportementaux (nudges[71]), qui consiste à utiliser l’architecture de choix pour amener les gens à prendre les bonnes décisions[72], ne soit pas une nouveauté dans le domaine de la santé[73], elle est devenue omniprésente dans la gestion de la crise. Gouverner de cette façon a pris diverses formes, allant des flèches et des pastilles sur le sol pour diriger les conduites aux téléchargements d’applications pour téléphones, à l’alerte envoyée par téléphone pour le respect du premier couvre-feu, aux incitations au respect des mesures sanitaires et à la vaccination. Toute la gestion par zones et par couleurs (rouge, orange, jaune, verte), qui consiste à établir des normes selon les territoires, constitue un mode de gouvernance par les cartes[74]. Bref, pendant l’urgence sanitaire, le pilotage aux instruments[75] est devenu de plus en plus important en matière de gouvernance de la santé[76].

Les normes de la gouvernance prennent des formes multiples : outre celles que nous avons déjà mentionnées, il est possible d’ajouter des recommandations, des politiques, des directives, des consignes, des plans d’action, des stratégies ou des plans stratégiques, des principes, des principes directeurs, des lignes directrices, des instructions, des guides, des manuels, des orientations, des bulletins, des mémorandums, des avis, des rapports sur les priorités, des règles internes, des indicateurs, des ententes administratives, des normes agréées, etc.[77].

Lorsqu’elles ont émergé, ces normativités ont d’abord été considérées comme des objets juridiques non identifiés (OJNI)[78], qui venaient opérer un brouillage des catégories juridiques[79]. Par la suite, elles ont été conceptualisées sous diverses conceptions théoriques : droit souple, pluralisme juridique, droit global, droit postmoderne et droit de la gouvernance. Notons que ces conceptions ne sont pas équivalentes ni interchangeables, et qu’il dépasserait l’objectif de notre article d’expliquer longuement la raison pour laquelle nous privilégions l’appellation « droit de la gouvernance ». Précisons simplement que ce droit permet non seulement de rendre compte de l’émergence du phénomène de la gouvernance dont il constitue l’ordre juridique, mais qu’il ne se limite pas à des communications écrites empruntant « une forme plus ou moins juridico-normative » : le droit de la gouvernance prend en considération certains autres phénomènes normatifs qui n’adoptent pas une formule juridique[80].

1.2.1 L’hypernormativité et la confusion normative

Ne serait-ce que pour la gestion de la pandémie de COVID-19 dans les centres d’hébergement pour aînés, de nombreuses normes sont en cause. Évidemment, nous ne pouvons en faire l’inventaire dans les pages qui suivent. Nous nous concentrerons plutôt sur les enjeux normatifs indiqués dans les rapports d’enquête, bien que d’autres normes soient pertinentes — par exemple, dans l’agrément des centres d’hébergement privés non conventionnés —, le Conseil québécois d’agrément applique les normes agréées par l’International Society for Quality in Health Care (ISQua)[81].

Certaines insuffisances normatives ont été constatées dans l’analyse de la crise. Par exemple, des directives se sont fait attendre. C’est ainsi que l’on précise dans le rapport d’étape du Protecteur du citoyen[82] que « les directives ministérielles pour adapter l’offre de services en CHSLD dans le cadre de la pandémie de COVID-19 n’ont été transmises que le 13 mars [2020], alors même que l’état d’urgence sanitaire était déclaré au Québec[83] ». C’est ce qui explique, selon la même source, la raison pour laquelle le plan d’action du gouvernement en prévision de la deuxième vague de l’automne 2020 était si attendu. De même, il est recommandé, dans l’un des rapports d’enquête, d’élaborer et de mettre en oeuvre un plan d’action clinique intégré par la directrice des soins infirmiers au sein de la RPA Auberge aux Trois Pignons[84].

Le rapport d’enquête sur la qualité des services médicaux et des soins infirmiers au CHSLD Herron et à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM) durant la première vague de la pandémie de COVID-19, réalisé par les ordres professionnels de médecins, d’infirmières et d’infirmières auxiliaires, a constaté l’insuffisante gouvernance instrumentaire ou normative en matière de soins infirmiers pour soutenir la pratique clinique et coordonner correctement les soins :

  • L’absence d’une directrice de soins infirmiers, formée et expérimentée en soins gériatriques et de longue durée pour encadrer adéquatement l’équipe de soins et prendre des décisions éclairées en matière de priorité de soins et de gestion en situation de manque majeur d’effectifs infirmiers (plan d’effectif et horaires de travail équilibrés, plans de contingence sécuritaires, etc.) ;

  • Qu’aucun personnel d’encadrement en soins infirmiers n’est présent pour les membres de l’équipe de soins (assistante du supérieur immédiat, chef d’unité, coordonnateur) sur tous les quarts de travail et les fins de semaine ;

  • L’incapacité du personnel à avoir accès à des conseillères en soins infirmiers gériatriques ou en prévention et contrôle des infections pour soutenir la prestation de soins ;

  • Le peu d’outils cliniques disponibles (politique, procédure, règle de soins, MSI, etc.)[85]

La gouvernance de l’urgence sanitaire s’est donc faite au moyen de normativités diverses. Comme l’a souligné le rapport relatif au Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, ce n’est que vers le 26 mars que le Ministère a publié une nouvelle directive qui élimine le critère du voyage à l’extérieur du pays en vue de subir un test de dépistage. À partir de ce moment-là, des symptômes de fièvre ou de toux suffisent pour obtenir un test, ce qui constitue une nette amélioration dans la capacité de dépister l’infection.

Quant au Guide pour l’adaptation de l’offre de service CHSLD COVID-19, il avait pour objet de « soutenir les CHSLD en leur fournissant des renseignements utiles [devant les aider] à se préparer à une pandémie de COVID-19 et à élaborer des plans uniformes de lutte contre cette dernière[86] ». Le Ministère confiait alors aux établissements du réseau « le mandat d’élaborer un plan local d’adaptation de l’offre de service afin d’être en contrôle de la situation[87] ». Évidemment, le fait que le Guide n’a été diffusé que le 12 mars 2020, soit un jour seulement avant que l’urgence sanitaire soit décrétée, n’a pas vraiment aidé à la préparation d’un plan.

Le rapport concernant le Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, déposé le 15 juillet 2020, prévoyait déjà à cette date qu’il fallait « [n]e pas attendre. Il faut débuter immédiatement le plan d’action dans l’éventualité, plus que probable, d’une deuxième vague. Les établissements, et particulièrement les CHSLD, ont appris de la première vague et un post-mortem personnalisé doit se faire. Il est recommandé qu’un comité spécial et de haut niveau institutionnel soit mis en place afin d’élaborer son plan d’action[88] ».

Par ailleurs, certains auteurs faisaient état, avant même la pandémie de COVID-19, d’une « hypernormativité[89] » des milieux de santé. Les nouvelles normes liées précisément à la gestion de la crise sanitaire sont bien sûr venues ajouter à cette densification normative[90] :

À peu près tout ce qui se passe dans les CHSLD, du mode de fonctionnement des organisations jusqu’aux actes précis réalisés par les travailleurs, est de plus en plus scruté. Ces derniers doivent se conformer non seulement aux normes du MSSS, mais aussi à celles d’Agrément Canada, de leur établissement et de leur ordre professionnel, lorsqu’ils en ont un. Les travailleurs se retrouvent à devoir respecter un nombre extrêmement élevé de normes, qui entrent parfois en conflit les unes avec les autres ou encore avec les attentes des résidents et de leur entourage. De surcroît, cette multitude de normes et d’objectifs imposés aux travailleurs peut limiter la place accordée à l’innovation issue de leur pratique, en plus de complexifier l’adaptation de ces pratiques aux résidents, qui ont tous des besoins uniques et imprévisibles[91].

Pourtant, on semble accorder peu d’attention aux processus susceptibles de permettre aux destinataires de ces normes de se les approprier et de contribuer ainsi à leur mise en oeuvre :

Nos expériences empiriques nous ont effectivement permis d’observer que la plupart des stratégies de gestion du changement utilisées pour encourager l’implantation pérenne de nouvelles pratiques sont peu réfléchies et peu étoffées. Selon nos constats, corroborés par des écrits scientifiques, ces stratégies se résument habituellement à des séances de formation, à des campagnes de sensibilisation ou à une transmission de documents écrits visant, par exemple, à diffuser, par courriel ou réseaux intranet, de nouvelles politiques ou procédures. Le recours à ces modalités communicationnelles, voire pédagogiques, est apparemment fondé sur la croyance que demander le changement équivaut à le réaliser[92].

En raison de l’augmentation du nombre de normes et leur complexité croissante, la régulation de la pandémie de COVID-19 a pu causer une certaine confusion normative. Les réalités vécues dans chaque milieu rendaient encore plus difficile le respect de toutes ces normes. Il en a été de même des processus du droit de la gouvernance.

1.2.1.1 Les processus problématiques

Les processus de la gouvernance se transforment en exigences procédurales du droit de la gouvernance. Et ces processus sont nombreux : procéduralisation, normalisation, certification, médiation, reddition de comptes, contractualisation, densification, communication, etc. Des manquements ont également été notés dans les processus de gouvernance. 

L’un des cas les plus connus de CHSLD où les choses se sont mal déroulées est certes le CHSLD Herron. À lui seul, ce cas illustre bon nombre de problèmes processuels sur lesquels nous souhaitons mettre la lumière. À la suite des difficultés éprouvées au début de la pandémie de COVID-19, le Ministère a mandaté un enquêteur, Sylvain Gagnon, afin de faire rapport à la ministre, Danielle McCann, sur les événements survenus dans ce contexte au CHSLD Herron[93]. Dans son rapport déposé en juin 2020, l’enquêteur présente certains constats concernant la gouvernance de l’établissement, après que des situations ont été dénoncées dans des signalements, selon les catégories suivantes : les lacunes dans la qualité des soins, les difficultés de communication, l’accès déficient à une procédure d’examen des plaintes neutre et impartiale[94].

Dans ce qui suit, nous nous intéressons plus particulièrement aux processus relatifs à la communication et à l’information, aux plaintes, ainsi qu’à la vérification, à l’évaluation et au contrôle de la qualité.

La circulation de l’information

Constituée de données légitimantes, l’information est l’un des éléments du droit de la gouvernance[95]. Issue de la cybernétique, la gouvernance est un mode de communication, ce qui permet de comprendre que la gouvernance des flux normatifs et informationnels représente l’un des enjeux du droit fluide[96]. Non seulement les normes informatives[97] sont importantes, telles que des labels de qualité (par exemple, la qualité des masques de protection respiratoire N95, des masques chirurgicaux), mais la fluidité avec laquelle l’information circule devient de plus en plus un enjeu normatif fondamental[98].

Avant même la pandémie de COVID-19, le Protecteur du citoyen avait noté « les difficultés de communication avec certaines familles de résidents et résidentes[99] ». En 2020, le problème de communication a été central dans la gestion de la crise. À titre d’exemple, le rapport relatif au Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée a soulevé la question de la circulation de l’information : « L’ampleur de l’organisation requiert une diffusion de l’information fluide et efficace faute de quoi s’installent des retards dans les directives et de la confusion comme ce qui a été vécu durant l’éclosion. Le CISSS doit revoir sa stratégie de diffusion et de compréhension des informations et directives[100]. » Alors que l’information doit circuler efficacement, on constate plutôt l’« inefficacité des systèmes d’information[101] ».

Dans la gestion des ressources humaines, les problèmes de communication sont également présents, comme le souligne l’enquêteur Yves Benoit à propos du Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, alors qu’il conclut à « l’inefficacité des systèmes d’information[102] » :

Les systèmes d’information ne suffisent pas à monitorer les absences, les quarantaines, les retours au travail. Le fichier Excel créé de toute urgence pour mieux gérer les absences (date de contact, date de dépistage, suivi des symptômes) connaît ses limites et ce n’est qu’en faisant l’acquisition du logiciel Octopus, en avril, qu’on a enfin un système d’information performant. Les communications, essentielles en pareille situation, sont compliquées du fait que les chefs d’unité à Ste-Dorothée sont des remplaçants qui n’ont pas les accès requis pour consulter la banque de données informatisée. Les envois papier deviennent la principale source d’information.

Au CISSS de Laval, la gestion de la liste de rappel est décentralisée. Ainsi, la direction de l’hébergement gère sa propre liste dans un établissement qui n’est pas Ste-Dorothée. Au moment du délestage des ressources, on a mal utilisé le système d’information en place afin de suivre les mouvements de personnel. On admet qu’il aurait fallu créer des surcroîts temporaires de personnel pour mieux suivre la situation. Impossible de savoir avec certitude qui travaillait où, pour quelle durée, combien d’employés étaient délestés. La confection des horaires s’en ressent, les informations qu’ils contiennent sont peu fiables ce qui n’aide en rien les gestionnaires qui doivent s’assurer d’avoir le personnel requis en place[103].

Bref, tout est déficient :

Il apparaît évident que tous les systèmes d’information n’ont pas été à la hauteur d’un traitement des données efficace et ont contribué à la confusion dans la gestion des ressources humaines. Il n’est pas normal qu’en 2020, les systèmes de suivi des absences, de gestion des mouvements de personnel ne soient pas mieux secondés par la technologie qui par ailleurs, existe. À preuve, la capacité du service de santé de trouver en pleine crise un logiciel qui a permis, un peu tard, un suivi efficace de l’absentéisme[104]

Plusieurs facteurs peuvent expliquer la raison pour laquelle l’information arrive difficilement à circuler. Le modèle de la pyramide hiérarchique propre aux CHSLD peut certes être l’un de ces facteurs :

Pourtant, les écrits scientifiques, tout comme les constats qui ont émergé de nos expériences empiriques, dépeignent les CHSLD comme des organisations globalement autocratiques au sein desquelles les décisions sont prises au plus haut de la pyramide hiérarchique, sans être appuyées par une compréhension fine des besoins ou des priorités du terrain. De façon cohérente, ces systèmes de gestion déséquilibrés sont organisés pour faire descendre l’information, les décisions et les directives plutôt que pour faire remonter l’information sur les problèmes, les solutions ou les idées d’amélioration[105].

Les comités d’usagers et le processus de plainte

Le droit de la gouvernance en appelle à la création de comités comme mode de gestion, c’est-à-dire à la « comitologie[106] », soit la « consultation systématique d’acteurs appartenant à des milieux hétérogènes en vue d’une construction en commun des problèmes et de leur solution[107] ». La « gouvernance par les comités[108] » devient alors un processus producteur d’informations, mais elle comporte une difficulté notable, soit de qualifier les normes produites par la comitologie.

L’une des difficultés que le contexte de crise sanitaire a révélées concerne le fonctionnement des comités d’usagers et les processus de plaintes. Alors que les premiers relèvent de ce que le droit de la gouvernance nomme la « comitologie[109] », les seconds dépendent de l’information et de la participation. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, le droit de dénoncer est d’ailleurs réclamé par le personnel infirmier qui souhaite participer aux décisions concernant la santé[110]. On peut se questionner sur l’influence du comité des usagers et des résidents d’un CHSLD au sein des établissements résultant des fusions d’établissements en 2015, puisqu’ils se retrouvent à la périphérie des instances dirigeantes. Les préoccupations locales, bien qu’elles puissent se recouper entre les installations, auront un écho limité à l’échelle de l’établissement. En effet, même si les comités des usagers en place au moment de la création des CISSS et des CIUSSS continuent d’exister dans la nouvelle structure, ceux-ci se voient subordonnés à un comité central au sein du centre intégré[111], lequel ne dépêche qu’un seul représentant au conseil d’administration de l’établissement[112].

À l’égard de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM), il est notamment recommandé, dans le rapport des ordres professionnels, de « [prendre] les moyens nécessaires pour s’assurer que le comité de gouvernance en PCI [prévention et contrôle des infections] soit opérationnel[113] ». De plus, le comité d’enquête suggère à la directrice du programme Soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA) de se donner des « stratégies de communication efficaces entre les gestionnaires et les membres des équipes soignantes pour assurer une transmission uniforme des informations et directives, notamment dans un contexte de pandémie ; [de privilégier] que les gestionnaires de proximité dans les unités de soins de l’IUGM soient des membres de la profession infirmière[114] ».

Le rapport d’enquête concernant le CHSLD Herron se penche sur le processus de plaintes. Il suggère de revoir la fonction de commissaire local aux plaintes et à la qualité des services en contexte d’établissements privés : « revoir le rattachement actuel de la fonction de commissaire local aux plaintes et à la qualité des services actuellement en exercice dans les établissements et organismes privés qui dispensent des services de santé et des services sociaux à des personnes âgées en perte d’autonomie ou à des adultes en situation de vulnérabilité[115] ».

Pour sa part, le comité d’enquête des ordres professionnels de médecins, d’infirmières et d’infirmières auxiliaires a recommandé au Ministère de « [confier] les responsabilités du traitement des plaintes des CHSLD privés aux commissaires aux plaintes et à la qualité des CISSS et des CIUSSS du territoire concerné[116] ». Le législateur semble avoir anticipé ces recommandations puisqu’en novembre 2020 a été adoptée la Loi visant à renforcer le régime d’examen des plaintes du réseau de la santé et des services sociaux notamment pour les usagers qui reçoivent des services des établissements privés[117]. Entrée en vigueur le 1er juin 2021[118], cette loi ajoute notamment un article au projet de loi no 10 prévoyant que le commissaire aux plaintes et à la qualité des services d’un CISSS ou d’un CIUSSS « est responsable de l’examen des plaintes des usagers des établissements privés[119] » qui sont situés sur son territoire et qui, auparavant, avaient leur propre commissaire aux plaintes.

Les mécanismes liés aux comités d’usagers et aux processus de plaintes ont connu des ratés importants dans le contexte d’urgence sanitaire. À cet égard, le droit de la gouvernance présente des insuffisances, alors que sa flexibilité normative est, par ailleurs, l’une de ses caractéristiques. Ce même droit fournit d’autres outils de diagnostic, qui relèvent davantage de l’expertise.

La vérification, l’évaluation et le contrôle de la qualité

Certains éléments soulevés dans les rapports ont trait à des processus de vérification, d’évaluation et de contrôle de la qualité. Ces derniers subissent fortement l’influence de la dimension managériale du droit de la gouvernance. Plus précisément encore, le management public a emprunté à la gouvernance d’entreprise certains de ses dispositifs pour élaborer les conditions d’une bonne gouvernance.

Dans le rapport concernant le Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, on apprend, entre autres, que « le CHSLD a été l’objet d’une visite d’évaluation dans le cadre de la participation du CISSS de Laval au programme d’agrément conjoint d’Agrément Canada et du Conseil québécois d’agrément en septembre 2015. Le CHSLD s’est conformé à tous les processus prioritaires tels que épisodes de soins, direction clinique, compétences, aide à la décision et impacts sur les résultats[120] ». De même, une « visite du Protecteur du citoyen effectuée le 5 juin 2018 indique qu’il n’existe aucune lacune dans la qualité des soins et services offerts aux usagers[121] ».

Le comité d’enquête des ordres professionnels de médecins, d’infirmières et d’infirmières auxiliaires a recommandé au Ministère de « [revoir] les règles entourant la délivrance de permis pour l’exploitation d’un CHSLD privé afin de s’assurer que les gestionnaires détiennent les compétences requises pour administrer ce type d’établissement[122] ».

Le droit de la gouvernance se distingue du droit traditionnel non seulement par ses normes et ses processus, mais également par les exigences normatives qu’il met en avant. Dans le contexte du diagnostic de la crise sanitaire dans les soins et les services d’hébergement aux personnes âgées, ces exigences ont été mobilisées dans les rapports d’enquête.

1.2.2 Les exigences de la gouvernance insatisfaites

Les principes de bonne gouvernance deviennent en quelque sorte des exigences du droit de la gouvernance. Quant aux exigences normatives du droit de la gouvernance, elles servent de mécanismes de contrôle de la gouvernance et de critères pour son évaluation. Dans le Livre blanc sur la gouvernance, la Commission européenne indiquait cinq principes de bonne gouvernance : responsabilité, efficacité, cohérence, participation et ouverture[123]. La théorie du droit de la gouvernance a, par la suite, ajouté à ces principes, notamment en reconceptualisant la légitimité, la transparence, l’imputabilité, la réflexivité et la proximité[124].

D’autres exigences de la gouvernance ont servi auparavant à analyser et à critiquer la gouvernance de la santé. Par exemple, la performance, exigence issue de la branche managériale de la gouvernance, a pu être utilisée à cette fin[125], et ce, bien avant la gestion de la pandémie de COVID-19. Évaluer la performance de la santé consiste, selon une approche économique[126], à attribuer une valeur aux services pour le patient. D’ailleurs, en août 2020, le gouvernement a confié au CSBE le mandat d’évaluer la performance du système de santé et des services sociaux dans le contexte de la gestion de la crise sanitaire. Le résumé du mandat proposé par le CSBE a expressément recours aux notions de gouvernance (gestion efficace, performance, risques, optimisation) :

Ce mandat touche particulièrement l’offre de soins et de services aux aînés et la santé publique. 

Le CSBE se penche également sur les enjeux de gouvernance du système qui ont nui à une gestion efficace des risques associés à la COVID-19.

Dans le cadre de ce mandat, le CSBE vise à

  • Identifier les failles du système de santé et des services sociaux qui nuisent à sa performance et qui ont été révélées lors de la première vague de la pandémie

  • Proposer des solutions durables aux problèmes du système qui ont mené à la crise dans les milieux d’hébergement pour les aînés 

  • Améliorer les institutions québécoises, comme les organismes et les établissements, pour optimiser la performance de la santé publique et des soins et des services aux aînés.

Pour ce faire, la commissaire et son équipe porteront un regard global sur le système, au-delà des murs des CHSLD ou des résidences pour personnes âgées[127]. Dans son rapport final, la CSBE a repris cette approche analytique fondée sur la gouvernance.[128]

Parmi les exigences du droit de la gouvernance, celles qui seront mobilisées ici portent sur l’imputabilité, la transparence, la qualité et l’efficacité des services.

1.2.2.1 L’imputabilité

Alors que le droit traditionnel connaît bien la question de la responsabilité, le droit de la gouvernance lui a ajouté, et même substitué parfois, l’exigence d’imputabilité[129] : « L’imputabilité est l’obligation imposée à une personne, à qui une responsabilité fut déléguée, de rendre compte de la façon dont elle s’en est acquittée[130]. »

L’actuel ministre de la Santé et des Services sociaux a, dès sa nomination le 22 juin 2020, dit souhaiter plus d’imputabilité dans la gestion des établissements de santé, notamment en exigeant que tous les CHSLD du Québec s’assurent d’avoir un « gestionnaire responsable[131] » au moment d’une deuxième vague de la pandémie de COVID-19.

Quant aux recommandations relatives au CHSLD Herron, elles pointent notamment « vers une plus grande imputabilité[132] ». Il est recommandé de « revoir le cadre d’imputabilité des dirigeants des organismes et des établissements assujettis à la Loi sur les services de santé et les services sociaux[133] ».

Le Règlement sur la certification des résidences privées pour aînés[134] édicte les conditions auxquelles tout exploitant d’une RPA doit se conformer. Constatant que les règles existantes ne permettent pas de faire face à des situations critiques comme celle d’une éclosion de la COVID-19, il est proposé dans l’un des rapports d’enquête[135] de mettre en place un groupe de travail afin de procéder à un examen des conditions d’encadrement de la pratique infirmière en RPA par les CISSS et les CIUSSS.

Comment expliquer que les mécanismes d’inspection et d’évaluation de la qualité des services offerts dans les milieux d’hébergement n’aient pas laissé présager que les installations en cause étaient dysfonctionnelles et susceptibles de mettre en péril la santé et la sécurité de leur bénéficiaires ? Pour sa part, Etheridge parle « d’un système d’imputabilité factice » pour décrire ces mécanismes :

En d’autres mots, les mécanismes de supervision et de contrôle associés à la multiplicité des normes et règlements imposés semblent davantage agir comme outils de persuasion publique que comme outils de production de changement. Par exemple, les modalités d’évaluation utilisées pendant les démarches d’agrément des CHSLD ou pendant les visites d’évaluation de la qualité du milieu de vie du MSSS peuvent récompenser les améliorations les plus ostensibles, ou les plus faciles à documenter, mais pas forcément les plus porteuses d’améliorations significatives. L’adoption de politiques et de procédures et la rédaction de plans d’action sont considérées comme des gages de qualité dans ce système d’imputabilité factice. Il est ainsi possible pour les CHSLD d’obtenir des évaluations positives, ou du moins acceptables, en générant des améliorations « sur papier » qui ne se traduisent pas ou très peu « en pratique ». Des évaluations positives se matérialisent en bannières accrochées en façade des bâtiments, tels des sceaux de qualité et de sécurité, ou en plans d’action présentés publiquement sur les sites web comme s’ils étaient déjà réalisés, promus ainsi comme preuves d’améliorations effectives. Conditionnées à ces formes de récompenses, les organisations investissent des proportions importantes de leurs efforts d’amélioration à se doter de moyens de persuasion […] Par exemple, l’année qui précède les évaluations d’agrément, programmées tous les quatre ans, est consacrée à la rédaction et à la diffusion intensive de documents qui répondront aux normes prescrites. Toutes les stratégies sont bonnes pour bien paraître aux yeux des évaluateurs d’agrément : la réparation de l’équipement défectueux, la modification des horaires du personnel soignant pour assurer la présence des personnes les plus qualifiées, l’encouragement du personnel soignant à dire que des pratiques sont routinisées alors qu’elles ne le sont pas, etc. En d’autres circonstances, il ne s’agit que de dire que les choses sont faites pour qu’elles soient considérées comme telles[136].

1.2.2.2 La transparence

La transparence est l’une de ces exigences de la gouvernance[137]. En tant qu’élément structurant de gouvernance[138], en rapport avec l’information[139], la transparence concerne la « qualité d’une organisation qui informe sur son fonctionnement, ses pratiques, ses intentions, ses objectifs et ses résultats[140] ».

La pandémie de COVID-19 a montré l’importance de la transparence, et ce, dans de nombreux pays. C’est ainsi qu’on a pu écrire, en France, que la transparence à l’égard des salariés et des familles de résidents allait maintenant devenir une obligation pour les établissements d’hébergement des personnes âgées[141]. Depuis le début de la pandémie, de nombreuses accusations de manque de transparence ont été formulées à l’égard du gouvernement québécois et des directions d’établissements ou d’installations d’hébergement pour personnes âgées.

Avant d’en arriver à la situation liée à la COVID-19, il est intéressant de noter que le CHSLD Herron avait été l’objet, en 2017, d’un rapport d’intervention de la part du Protecteur du citoyen[142]. Ce premier rapport édicte sur sa page de présentation les mots clés suivants : Justice, Équité, Respect, Impartialité, Transparence. Des concepts, des valeurs et des principes de bonne gouvernance qui semblent donner le sens du rapport. Déjà à l’époque le Protecteur du citoyen notait que des familles reprochaient au CHSLD de manquer de transparence au moment de l’évaluation des heures de soins requises[143].

Le Comité d’éthique de santé publique et la Commission de l’éthique en science et en technologie ont élaboré le Cadre de réflexion sur les enjeux éthiques liés à la pandémie de COVID-19, dans lequel la transparence est ainsi définie :

La valeur de transparence porte plus spécifiquement sur l’information et sa communication. Elle exige que l’information transmise au public concerné soit disponible en temps opportun, facilement compréhensible et utile. La transparence n’exige donc pas que toute l’information possédée par les décideurs soit transmise : la diffusion doit être calibrée en vue de permettre aux destinataires d’en faire un usage averti[144].

1.2.2.3 La qualité et l’efficacité des services

La qualité et l’efficacité sont d’abord deux exigences de bonne gouvernance, susceptibles de faire l’objet d’évaluation. Lorsqu’elles s’expriment en termes de qualité[145] et d’efficacité[146] des normes, elles deviennent des exigences normatives du droit de la gouvernance. Pour notre part, nous les considérons principalement en fonction de la gouvernance elle-même. Sur le plan des prestations publiques (microqualité), la qualité « est l’ensemble des caractéristiques d’une prestation qui lui confèrent l’aptitude à remplir les exigences légales et techniques la caractérisant, et à satisfaire les besoins exprimés et implicites des bénéficiaires directs[147] ». Quant à l’impératif d’efficacité, il émane des discours économique et managérial[148] : la gouvernance est alors associée à « l’efficacité de l’action publique[149] ».

La qualité n’est pas qu’une exigence à l’égard des services de santé, c’est aussi celle du milieu de vie au sein de ces établissements d’hébergement. Au Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée, « des représentants du MSSS ont effectué une visite d’évaluation de la qualité de vie, conformément aux orientations ministérielles, les 23 et 24 avril 2019[150] », soit un an avant la pandémie de COVID-19. Une telle évaluation s’articule autour de trois axes : « 1) une gouvernance visant l’amélioration continue de la qualité des soins et des services par le biais 2) d’une offre de qualité que le résident reçoit dans 3) un environnement social et physique propice au maintien de son identité et de son bien-être[151] ». L’évaluation se fait en fonction de l’atteinte d’objectifs : « Huit objectifs viennent mesurer l’atteinte de ces bases qui favorisent un milieu de vie de qualité[152]. » Pour sa part, l’évaluateur a constaté que cinq objectifs avaient été atteints[153]. Toutefois, si ces visites ne sont pas suivies par l’élaboration d’un plan d’amélioration, il manque une rétroaction pour transformer les pratiques problématiques. La seule reddition de comptes ne suffit pas à assurer ce retour réflexif.

Il faut dire qu’à cela s’ajoute une « visite du Protecteur du citoyen effectuée le 5 juin 2018 indiqu[ant] qu’il n’existe aucune lacune dans la qualité des soins et services offerts aux usagers[154] ».

Dans le rapport relatif au CHSLD Herron, il est fait mention du problème de l’accès équitable à des services de qualité[155]. Cette responsabilité, qui incombe à la fois à l’État et au secteur privé, devient de plus en plus lourde, surtout pour ce dernier. Il est en conséquence recommandé de « [p]rocéder à la révision du cadre juridique et du cadre de gestion des CHSLD privés non conventionnés[156] ».

Le comité d’enquête des ordres professionnels de médecins, d’infirmières et d’infirmières auxiliaires a constaté le manque de leviers légaux pour permettre aux CISSS et aux CIUSSS d’assurer le contrôle de la qualité des CHSLD privés de leur territoire. En conséquence, ledit comité a recommandé au ministre de la Santé et des Services sociaux de « [prévoir] les leviers légaux pour que les CISSS et les CIUSSS puissent intervenir efficacement et assumer pleinement leurs responsabilités à l’égard des CHSLD privés de leur territoire, notamment lorsque des manquements importants sont observés dans ces établissements[157] ».

Le CHSLD privé non conventionné Villa Les Tilleuls, situé à Laval, avait reçu en 2019 son agrément, conformément au programme d’agrément intitulé « Gestion intégrée de la qualité » du Conseil québécois d’agrément[158]. De plus, cet établissement a adopté en 2019 le Plan d’amélioration continue de la qualité 2019-2024[159]. En outre, il avait fait l’objet d’une visite d’évaluation de la qualité du milieu de vie en juin 2019, menée par une équipe du Ministère[160]. À la suite de cette visite, le centre d’hébergement s’était engagé à mettre en oeuvre un plan d’amélioration de la qualité du milieu de vie élaboré par le Ministère[161]. Malgré ces mesures ayant pour objet d’assurer la qualité des services, « 35 résidents et 21 employés ont été infectés par le virus[162] » entre le 15 et le 28 janvier 2021.

2 Les remèdes prescrits par la théorie de la gouvernance

Après avoir analysé les rapports d’enquête et montré que la gouvernance et le droit de la gouvernance jouent un rôle dans les diagnostics posés, nous poursuivrons notre étude des soins et des services d’hébergement des aînés sur la base de cette approche. Cette fois, nous examinerons l’élaboration de certaines pistes de réflexion en matière de gouvernance de la santé. En fait, nous estimons que c’est même l’enjeu fondamental sur lequel doit s’évaluer la « performance des soins et services aux aînés[163] », car la qualité de la prestation de soins n’est habituellement pas remise en cause — nous écrivons « habituellement », puisqu’il a été démontré que des personnes âgées sont mortes de déshydratation plutôt que du virus en l’absence des proches aidants à l’intérieur de ces établissements de santé :

Des personnes proches aidantes ont confié avoir vécu une grande anxiété, principalement de la fin du mois de mars jusqu’à la mi-avril. Non seulement les visites n’étaient alors plus possibles, mais des familles n’ont pu obtenir la moindre information concernant l’état de santé de leur proche ou les services offerts. Des personnes hébergées confrontées à la solitude et à la perte de réconfort – souvent parmi celles qui étaient en lourde perte d’autonomie ou avec une atteinte cognitive grave – ont arrêté de se nourrir, allant même jusqu’à se laisser mourir[164].

Nous souhaitons aborder ci-dessous deux pistes de réflexion, plus générales. Premièrement, il convient de s’intéresser à la manière de penser l’organisation du domaine de la santé. L’un des enjeux fondamentaux, mais qui demeure implicite lorsqu’il est question des problèmes relatifs à l’urgence sanitaire, concerne la manière de concevoir l’organisation du domaine de la santé. La question peut sembler anodine, mais qu’elle soit qualifiée parfois de système, parfois de réseau n’est pas sans importance sur le mode de gouvernance. Deuxièmement, il est souvent répété que la priorité devrait être celle de la place des personnes âgées dans le domaine de la santé, qu’il faudrait plus précisément s’assurer qu’elles se trouvent au coeur du système. Là encore, la théorie de la gouvernance peut nous fournir quelques outils pour que cet objectif puisse s’incarner dans des transformations concrètes des modes d’organisation des services de santé.

2.1 Panser le système hiérarchique et pyramidal pour penser le réseau de la santé

S’agissant de l’organisation de la santé, il est souvent fait usage indistinctement des notions de système ou de réseau pour la désigner. En apparence bénigne, cette interchangeabilité des termes pourrait être plus significative qu’elle n’y paraît, en ce qu’elle se révèle comme le symptôme d’une conceptualisation insuffisante. À la lecture des travaux en ce domaine, nous observons que les écrits font état, indifféremment, du système de santé ou du réseau de la santé. À moins de considérer que le réseau ne serait qu’une évolution ultime, ou une sorte de mutation du système de santé[165], il importe, surtout dans la perspective de la gouvernance, de nuancer cet emploi fait sans distinction de l’une ou l’autre de ces notions. Encore serait-il possible de concevoir le réseau de la santé comme étant composé d’un ensemble de systèmes : le système hospitalier (lui-même formé de plusieurs sous-systèmes), le système d’hébergement et de soins de longue durée, le système de première ligne en santé et en services sociaux, etc.

Bien que les deux notions apparaissent très semblables, qu’elles présentent « un air de famille », pour reprendre la notion de Ludwig Wittgenstein[166], les notions de système et de réseau présentent tout de même certaines caractéristiques qui leur sont propres. Sans prétendre que ces notions soient si importantes que le taux de mortalité liée au coronavirus serait attribuable au contenu notionnel des termes employés, loin de là, nous croyons tout de même important de réfléchir à la conceptualisation de l’organisation des services de santé, considérant surtout l’insistance avec laquelle l’aspect structurel est sans cesse abordé à travers les réformes successives. Le rapport d’enquête relatif au CHSLD Herron fait d’ailleurs observer que la « réforme de 2015 a transformé profondément la gouverne et le cadre de gestion du réseau. Elle a déplacé plusieurs responsabilités légales dans les nouveaux CISSS et CIUSSS[167] ». D’ailleurs, le projet de loi par lequel s’est effectuée cette réforme prétendait modifier « l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux[168] ». Ce serait donc en termes de « réseau » qu’il conviendrait de concevoir ces transformations.

Sur ce point, la réflexion sur le système de santé peut s’éclairer grâce à la comparaison avec le système juridique. Cela nous permettra de montrer en quoi la pensée systémique comporte dans ce cas un biais fondé sur la distinction qu’elle opère entre le centre et la périphérie. Plus précisément, elle renseigne quant à ce qui se trouve au centre du système. C’est pour cela qu’un bref détour par la théorie des systèmes s’avère heuristique, car cette dernière enseigne qu’au centre du système juridique se trouve plutôt le système judiciaire, avec ses tribunaux, ses juges et ses avocats. De la même manière, le système hospitalier — avec ses hôpitaux, ses médecins et son personnel infirmier — se situe au centre du système de la santé.

Réfléchissant à la place des tribunaux dans le système juridique, Niklas Luhmann en arrive à considérer que « la prise de décision des tribunaux occupe une position centrale dans l’ensemble du système[169] ». Le centre décisionnel du système juridique s’est déplacé de la législation vers la juridiction à la suite de la progression continue de la différenciation fonctionnelle du droit dans le système social, alors que « le système judiciaire s’est différencié des autres sous-systèmes du droit, notamment du système législatif, pour se déplacer dans une place “à part” au centre du système juridique[170] ». Plus encore, « la fonction de juger exerce un rôle de régulation des mécanismes qui opèrent dans le système ; c’est en quelque sorte un “centre nerveux” du système juridique[171] ».

Est-il exact de dire que l’hôpital est au système de santé ce que le palais de justice est au système juridique ? Soit l’organe qui sert de coeur au système… La gestion de la pandémie de COVID-19, en mettant au coeur des priorités le maintien du système hospitalier, n’a-t-elle pas fait à nouveau cette démonstration ? Pourtant, l’urgence sanitaire a plutôt montré l’importance de la collaboration entre les pôles du réseau de la santé. La santé publique, les hôpitaux, les centres d’hébergement pour personnes âgées, les services de première ligne dont les services ambulanciers, bref chaque élément du réseau doit travailler en communication, en connexion avec le reste de la toile.

Si la pandémie de COVID-19 a notamment servi de catalyseur à l’importance de la santé publique dans la société, cette situation a du même coup permis de constater l’écart considérable qui existait avant 2020 au sein de l’organisation de la santé, et ce, entre la santé hospitalière et la santé publique[172]. Jusque-là considérée comme une branche mineure de la santé (ce qui se vérifierait si l’on pouvait mesurer la considération que la plupart des médecins ont de la pratique en santé publique), la pandémie aura tristement marqué l’avènement de la santé publique à l’avant-scène — avec le souhait inavoué qu’elle retourne à l’arrière-scène le plus rapidement possible. En raison de la présence du coronavirus, les notions de promotion, de prévention et de protection (notamment des personnes vulnérables[173]) ont repris un peu de force par rapport à la fonction curative généralement mise en avant.

La théorie du droit et la théorie de la gouvernance ont réfléchi à la distinction entre le modèle de la pyramide, associé à un système hiérarchique, et celui du réseau, propre à la gouvernance conçue comme « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, qui ne sont pas tous étatiques, ni même publics, pour atteindre des buts propres discutés et définis collectivement dans des environnements fragmentés et incertains[174] ». Si la notion de système a été bien élaborée par l’impressionnant appareillage conceptuel de la théorie des systèmes[175], la notion de réseau demeure moins théorisée. L’émergence, au début des années 90, du paradigme de la gouvernance a aidé à combler en partie ce retard. Dans leur ouvrage sur le passage du modèle de la pyramide à celui du réseau, les juristes François Ost et Michel van de Kerchove consacrent un développement au concept de réseau[176]. Après un rappel de l’origine étymologique et des divers usages disciplinaires de la notion[177], ils écrivent ceci : « Le réseau constitue une “trame” ou une “structure”, composée d’“éléments” ou de “points”, souvent qualifiés de “noeuds” ou de “sommets”, reliés entre eux par des “liens” ou “liaisons”, assurant leur “interconnexion” ou leur “interaction” et dont les variations obéissent à certaines “règles de fonctionnement”[178] ».

Alors qu’un système est normativement clos[179], l’émergence des nouvelles normativités[180] montre que cette clôture est de plus en plus poreuse[181]. Ost et Kerchove précisent que, « à la différence sans doute de la structure d’un système, et certainement d’une structure pyramidale, arborescente ou hiérarchique »[182], dans un réseau, comme l’écrivait Michel Serres sur qui ils s’appuient alors, « aucun point n’est privilégié par rapport à un autre, aucun n’est univoquement subordonné à tel ou tel ; ils ont chacun leur puissance propre (éventuellement variable au cours du temps), ou leur zone de rayonnement, ou encore leur force déterminante originale. Et, par conséquent, quoique certains puissent être identiques entre eux, ils sont, en général, tous différents. De même, pour les chemins, qui, respectivement, transportent des flux de déterminations différents, et variables dans le temps[183] ». Bien qu’un système puisse être fermé ou ouvert, il demeure associé à la fonction qu’il remplit. Or, dans le système de santé, les fonctions sont diverses selon qu’il est question d’un hôpital, de soins à domicile, de centres d’hébergement de longue durée, de cliniques privées (notamment d’avortement, de chirurgie esthétique ou de chirurgie ophtalmologique), de centres locaux de services communautaires (CLSC), etc. La notion de réseau impliquerait nécessairement une configuration à plusieurs pôles, polycentrique, fondée sur le flux d’information : « À la différence de la notion de système, celle de réseau paraît également n’impliquer aucune forme de “clôture”, les réseaux étant des “structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infini, intégrant des noeuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit qui partagent les mêmes codes de communication”[184]. »

La tension entre le modèle de la pyramide hiérarchique, associé ici au système, et celui du réseau apparaît dans les constats établis à l’égard de la pandémie de COVID-19. À titre d’exemple, le rapport d’enquête concernant le Centre d’hébergement de Sainte-Dorothée explicite le modèle pyramidal en place :

Plus de cinq niveaux hiérarchiques séparent le PDG du CISSS de Laval du premier répondant gestionnaire (coordonnatrice) du CHSLD Ste-Dorothée. Ajoutons à cette pyramide hiérarchique que les consignes aux PDG émanent directement du sous-ministre. Bien que le directeur du programme SAPA soit membre du Comité de coordination des Mesures d’urgence (CCMU), mis en place dès le début, la réalité terrain demeure à grande distance et les communications d’alerte ne semblent pas considérées à leur juste importance. Ainsi, dès le 18 mars, la situation très préoccupante au CHSLD aurait dû faire l’objet d’un appel pressant en haut lieu. Ce n’est que le 26 mars que le CCMU est véritablement saisi de l’urgence d’agir et élabore un plan d’action visant à reprendre le contrôle. L’ascendant et la présence du directeur SAPA dans la crise n’ont pas été à la hauteur[185].

Divers indices montrent bien que la notion de réseau est de plus en plus présente pour désigner l’organisation de la santé. Comme nous l’avons mentionné, la loi issue du projet de loi no 10, la LMRSSS, retient la notion de réseau. Il y est bien question de gouvernance du réseau. L’article premier, qui énonce l’objet de cette loi, détermine le modèle de gouvernance souhaité :

La présente loi modifie l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux afin de favoriser et de simplifier l’accès aux services pour la population, de contribuer à l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins et d’accroître l’efficience et l’efficacité de ce réseau.

À cet effet, elle prévoit l’intégration territoriale des services de santé et des services sociaux par la mise en place de réseaux territoriaux de services de santé et de services sociaux visant à assurer des services de proximité et leur continuité, la création d’établissements à mission élargie et l’implantation d’une gestion à deux niveaux hiérarchiques[186].

Ainsi défini, l’objet de cette loi semble relever de deux logiques opposées : d’une part, celle du réseau, où la gouvernance vise un meilleur accès aux services, en se souciant de la qualité, de la sécurité, de l’efficience et de l’efficacité du réseau, en plus du fait de s’inscrire dans la gouvernance de proximité (des « services de proximité ») ; d’autre part, la pyramide, avec l’implantation d’une gestion à deux niveaux hiérarchiques.

L’emploi de l’adjectif « intégré » pour qualifier les CISSS ou les CIUSSS, issus de la réforme de 2015, pointe vers la perspective du réseau, puisque la « logique de réseau » est un attribut clé de l’approche populationnelle qui sous-tend la théorie de l’intégration des services en santé[187] :

Depuis l’entrée en vigueur de [cette loi], chaque CISSS ou CIUSSS doit assumer ce qu’il est convenu d’appeler « la responsabilité populationnelle » sur son territoire. Dans le cas qui nous intéresse, cela signifie qu’il revient aux CISSS et aux CIUSSS d’assurer une vigie et un suivi de la qualité des services offerts dans les CHSLD privés conventionnés et non conventionnés, de les accompagner, de les soutenir et de garantir le suivi des mesures correctrices. Le cas échéant, les CISSS et CIUSSS, comme on l’a vu plus haut, doivent exercer un rôle de redressement[188].

Chaque CISSS ou CIUSSS est à la tête d’un réseau territorial de santé et de services sociaux[189] regroupant plusieurs réseaux locaux de services de santé et de services sociaux[190]. L’article 99.3 de la LSSSS énonce que « la mise en place d’un réseau local de services de santé et de services sociaux vise à responsabiliser tous les intervenants de ce réseau afin qu’ils assurent de façon continue, à la population du territoire de ce réseau, l’accès à une large gamme de services de santé et de services sociaux généraux, spécialisés et surspécialisés[191] ».

En utilisant la notion de réseau, le Guide pour l’adaptation de l’offre de service CHSLD COVID-19 édicte comme suit le principe directeur pour soutenir les CHSLD dans leur préparation à une telle pandémie : « Le réseau doit s’organiser afin que les usagers affectés du COVID-19, hébergés en CHSLD, puissent recevoir les soins essentiels à l’évaluation, au diagnostic et au traitement requis par leur état, dans leur centre respectif, en conformité avec l’article 83 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[192]. »

Or, les modèles de la pyramide et du réseau s’opposent quant à leurs fondements. Ainsi, le réseau semble s’opposer au modèle pyramidal ou hiérarchique[193], lesquels relèvent de deux conceptions philosophiques distinctes :

Enfin, en ce qui concerne les « visions du monde » sous-jacentes aux deux paradigmes, on ne se trompera pas en en relevant que le modèle pyramidal repose sur une ontologie substantialiste et mécaniste, ainsi que sur une métaphysique du sujet : le monde simple et mécanique, centré sur la figure de l’individu, le monde de la rationalité occidentale moderne dont Hobbes et Descartes constituent deux représentants éminents, tandis que le modèle du réseau relève, quant à lui, d’une ontologie relationnelle et cybernétique, liée à une pragmatique de l’intersubjectivité et de la communication : le monde complexe et récursif de l’interactivité généralisée dont on commence seulement à découvrir la grammaire[194].

Sur la base de ces seules considérations, nous jugeons pertinent de noter que de concevoir l’organisation de la santé tel un réseau, plutôt que comme un système hiérarchique et pyramidal, pourrait avoir une incidence sur le modèle de gouvernance. L’insistance sur la communication au sein d’un réseau s’avère primordiale, puisque l’information et les flux communicationnels y sont fondamentaux. Cette reconceptualisation permettrait de concevoir autrement l’organisation de la santé, sans se concentrer sur le modèle hospitalo-centré, d’analyser les canaux de communication entre les noeuds du réseau, surtout qu’ils ont tendance à se multiplier et à mieux définir les interactions entre ceux-ci.

S’il est un domaine où le modèle de gouvernance semble avoir un impact, c’est bien celui de la santé — encore plus que le domaine de l’éducation où la récente transformation des commissions scolaires francophones en centres de services n’a soulevé aucune contestation majeure. Les réformes législatives ont bien sûr eu des impacts directs sur le modèle de gouvernance de la santé. Par exemple, avec des fusions administratives à grande échelle, la LMRSSS a aboli les agences régionales, ce qui a causé, comme l’anticipaient des chercheurs, une centralisation des pouvoirs[195].

Le fait que le modèle de gouvernance de la santé épouse plutôt une forme hybride en ce moment, à la fois réseau et système pyramidal et hiérarchique, peut être de nature à causer certaines incohérences. Des chercheurs de l’IGOPP parlent plutôt d’une structure « matricielle » à propos du modèle de gouvernance mis en place dans les CHSLD : « Commettant une énorme erreur, cette réforme imposa au réseau une structure “matricielle”, comportant un chassé-croisé de responsabilités fonctionnelles et d’autorité décisionnelle. Ce genre de structure discréditée dans le secteur privé depuis la fin des années 70 distribue l’autorité décisionnelle entre plusieurs fonctions, chaque cadre relevant de plusieurs “supérieurs” selon les sujets et les décisions[196]. »

Même si certaines de ces lacunes ont été corrigées pendant la pandémie de COVID-19, notamment par la nomination d’un directeur général ou d’une directrice générale au sein de chaque CHSLD, avec des responsabilités d’ensemble, la logique du réseau paraît avoir été auparavant affaiblie :

Au fil des réformes du système de santé québécois mises en place depuis le début des années 2000, les CHSLD publics ont écopé durement. Ils ont perdu successivement leurs conseils d’administration, leur direction générale et leur autonomie de fonctionnement. En conséquence de la loi 10 modifiant la gouvernance du système, les CHSLD sont passés d’un statut d’établissement de santé autonome à une installation, « lieu physique où sont dispensés les soins de santé et les services sociaux à la population du Québec »[197]

La gestion de la pandémie de COVID-19 donnera inévitablement lieu à un post-mortem qui doit s’étendre loin au-delà des soins et des services d’hébergement pour personnes âgées. Le moment sera alors bien choisi pour réfléchir aux fondements mêmes de l’organisation des soins de santé et, à cet égard, pour se demander si le temps n’est pas venu de concevoir réellement la santé sur le modèle du réseau à l’ère, précisément, où tout fonctionne de plus en plus selon cette logique réticulaire.

2.2 Réfléchir la gouvernance de la santé à partir des aînés

Il est souvent affirmé que le patient devrait être au coeur du système de santé. Que ce soit dans un modèle centralisé comme le système de santé, ou dans un modèle décentralisé tel celui du réseau, la question devient, dès lors, de savoir comment passer de cette affirmation, ou de la parole, aux actes. C’est peut-être là un nouveau projet de société qui se dessine, comme le suggèrent les ordres professionnels lorsqu’ils évoquent « l’actualisation d’un projet sociétal sur la révision du continuum de soins et services aux aînés[198] ».

Évidemment, la situation d’urgence sanitaire est en quelque sorte un état d’exception, ce qui explique peut-être le rééquilibrage au sein du modèle de gouvernance entre les fonctions de la santé. C’est ainsi qu’avec la hausse considérable des personnes atteintes de la COVID, les centres d’hébergement pour aînés ont ressemblé « de plus en plus à des hôpitaux[199] » et ont perdu alors leur rôle de milieu de vie. Une conception plus proche du réseau aurait pu faciliter l’adaptation de ces centres, en favorisant les flux d’information entre les composantes et le déplacement des ressources des hôpitaux vers les CHSLD à un moment où la crise sanitaire exigeait une transformation de leur rôle. Les débats relatifs à la gouvernance de la santé continueront longuement après la pandémie de COVID-19, dans le but notamment de mieux se préparer en vue de la prochaine urgence sanitaire. En fait, ces réflexions ont déjà débuté.

Au-delà des questions de structures et de processus relatifs à l’organisation de la santé, la question à laquelle nous souhaitons apporter quelques pistes de réflexion concerne plutôt la place que les personnes aînées peuvent occuper au sein du réseau de la santé. Parmi les idées souvent énoncées, l’une des plus importantes consiste à vouloir placer les patients au coeur de la santé, ou en conformité avec la configuration que nous proposons dans notre article, faire des personnes âgées l’une des priorités de l’ensemble des pôles du réseau de la santé. Et pour cela, la théorie de la gouvernance nous fournit un schème d’analyse pertinent. Cependant, l’explication qu’elle apporte exige un important détour épistémologique par la théorie de la gouvernance, que nous tenterons d’esquisser clairement dans ce qui suit.

Là où la théorie de la gouvernance peut nous aider, c’est en ce qu’elle permet d’éclairer la théorie de la norme, soit une question chère aux juristes qui essaient de comprendre la manière dont une norme peut réguler la société et les comportements. L’objectif de transformation sociale et individuelle que la norme cherche à atteindre ne peut toutefois être atteint de lui-même. Le principal problème, pour l’approche traditionnelle de la démocratie et du droit, est qu’elle présuppose que ce changement souhaité va s’opérer automatiquement, le tout étant fondé sur la théorie de l’action suivante : « lorsque la société adopte un objectif (c’est-à-dire une norme) jugé légitime, la question de son application, de son effectuation est considérée comme ne posant pas de problèmes fondamentaux[200] ». Si les juristes ont longtemps cru, et plusieurs le pensent encore, que la transformation va découler de la seule énonciation de la norme, c’est en raison de « la croyance que la règle, dans sa toute puissance formelle, assure par elle-même la transformation du contexte social qu’elle entend régir afin d’instituer la forme de vie exigée par son prescrit normatif. Tout est supposé se passer comme si la logique présidant à l’effectuation de la règle était identique à celle de sa justification et de son adoption formelle[201] ».

Que ce soit pour une norme ou pour la conception du système de santé, la manière dont se produit la transformation des contextes sociaux, des conduites et des cadres interprétatifs se révèle beaucoup plus complexe que ce que la théorie du droit a trop souvent imaginé. Pour en arriver à placer les personnes aînées au coeur des priorités et des préoccupations dans la façon de penser la santé, il faut dépasser la seule expression de l’idée. La théorie génétique de la gouvernance peut nous faciliter la tâche en ce sens.

Dans leur succession, les théories de la gouvernance ont toutes proposé des améliorations aux modèles précédents. Par exemple, les variations expérimentaliste, réflexive et génétique ont chacune cherché à peaufiner les conditions internes de l’apprentissage nécessaire à toute opération normative. C’est précisément un tel apprentissage qu’exige le projet qui consiste à prioriser les personnes aînées dans la manière de concevoir le réseau de la santé. Cela nécessite que chaque acteur visé modifie soit sa manière de penser, soit son action, individuelle ou collective.

L’approche expérimentaliste et pragmatiste élaborée par Charles Sabel et Michael Dorf[202] favorise « l’acquisition par les acteurs concernés des capacités adaptatives requises pour participer à un processus délibératif de résolution de problèmes[203] ». Un tel processus d’apprentissage s’incarne dans des mécanismes institutionnels, y compris judiciaires[204]. Le modèle d’apprentissage par contrôle peut être mis en oeuvre par des « incitants pratiques comme l’évaluation comparative, le co-design et la correction des erreurs en vue de favoriser l’échange des savoirs et des expériences dans l’expérimentation de solutions réalisables[205] ». Le dispositif d’échange d’expériences se réalise par un processus de discussion continue quant aux possibilités et aux buts[206]. C’est donc bel et bien, au sens du pragmatisme philosophique de John Dewey, un processus d’enquête interne à l’action collective, soit « la capacité des pratiques elles-mêmes à réévaluer leurs cadres en expérimentant de nouvelles formes de coopération[207] ». L’expérimentalisme démocratique de Dorf et Sabel permet de penser l’apprentissage :

La solution internaliste apportée par l’expérimentalisme pragmatiste réside dans sa conception de la collaboration interne au processus d’action collective. Selon elle, cette collaboration forme une téléologie interne qui dirige la sélection de nouveaux possibles. Pour Sabel, cette téléologie résulte des relations intergroupes encadrées par des mécanismes pragmatiques qui conduisent eux-mêmes à mettre en branle une logique d’enquête permettant à terme non seulement de choisir mais aussi de choisir comment choisir[208].

Tel est précisément ce processus d’enquête que Jacques Lenoble et Marc Maesschalck considèrent comme trop peu transparent, une sorte de boîte noire que Donald Schön propose d’ouvrir à travers le processus de recadrage (reframing[209]). L’erreur de l’approche expérimentaliste en ce qui concerne l’« internalisation des conditions de réussite de l’opération d’apprentissage » est de ne pas prendre conscience des « obstacles » qui risquent d’entraver la réussite de cette opération si l’on suppose que les seules « capacités spontanées » des acteurs suffisent à réussir cette « expérimentation conjointe »[210]. L’apprentissage que requiert la transformation des comportements se fait par un processus réflexif qui exige de tenir compte des blocages que constituent les stratégies défensives et les répétitions des identités d’action — c’est-à-dire la tendance à reproduire les mêmes comportements. Il faut donc prêter attention aux routines, aux résistances et aux cadres interprétatifs spontanément mobilisés afin de recadrer les pratiques ; toutefois, accorder une attention au problème du recadrage ne suffit pas encore.

Autant l’approche expérimentaliste que l’approche réflexive présupposent que les acteurs ont des capacités délibérative ou réflexive, ou les deux à la fois, ou encore des capacités d’apprentissage, donc de transformation. La capacitation des acteurs est ainsi oblitérée[211]. La théorie génétique propose de « porter une attention spécifique à l’internalisation par les acteurs des conditions de transformation de l’usage rendues possibles par le processus d’apprentissage[212] ».

La capacité des acteurs à s’engager normativement ne doit pas être considérée comme donnée[213]. Jusqu’à présent, les juristes ont insuffisamment réfléchi aux conditions de possibilité de l’agir normatif. Pour créer une nouvelle identité d’action, il faut d’abord prêter « attention aux conditions génétiques d’identification des blocages liés aux identités d’action déjà opérantes » par la mise en place d’un dispositif institutionnel de vigilance, que les acteurs pourront ensuite se réapproprier afin « d’identifier les limites internes du cadre coopératif expérimenté du point de vue des difficultés de dépassement des blocages engendrés par les positionnements adverses » et « de formuler leur point de vue sur les difficultés de reconstruction des positionnements propres qui contribuaient à ces blocages »[214].

La question de l’identité d’action implique une capacité à se représenter, laquelle doit être le « résultat d’une opération de “tercéisation”, c’est-à-dire le résultat d’une opération qui exige la convocation, dans la construction de soi-même, d’un élément tiers qui, par son extériorité, rend possible la construction par l’acteur de son image, de ce qui va lui permettre de s’identifier (d’identifier ses intérêts) dans un contexte d’action[215] » :

La référence au miroir exprime très clairement l’opération de représentation. Se représenter, c’est se donner une image : c’est « se reconnaître » dans une image. Mais, comme l’indique bien la métaphore du miroir, pour pouvoir se reconnaître dans un miroir, il faut nécessairement pouvoir se « reconnaître » dans cet autre qu’est l’image. Il faut donc pouvoir préalablement faire droit à cette altérité, à cette différenciation de soi et de cette image qui se reflète dans le miroir. À défaut de cette opération de différenciation, il ne peut y avoir de réussite de l’opération de représentation. Pour le dire même en termes encore plus métaphoriques, pour que je puisse me reconnaître dans le miroir, il faut nécessairement la convocation de cet élément tiers qu’est le miroir lui-même. Le cadre du miroir est la condition de possibilité même de l’existence de l’image dans laquelle le sujet se reconnaît et à laquelle il va s’identifier. La réussite de l’opération de représentation implique donc des conditions de possibilité qui sont liées à ce processus de différenciation ou de tercéisation[216].

Cet élément de tercéisation, en matière de santé, consiste précisément à penser en faisant droit à un tiers, un Autre, et non uniquement à partir de soi. Ce tiers, en l’espèce, pourrait être l’aîné ou le patient. S’agissant d’un domaine comme la santé, le changement pourrait aller jusqu’à modifier les cultures de gestion, les cultures corporatistes ou syndicales, les cultures des patients, des soignants, etc. Cela signifie une transformation identitaire, un repositionnement dans le processus d’action collective[217].

Suivant la théorie génétique du droit et de la gouvernance élaborée par Lenoble et Maesschalck, il conviendrait d’associer les intérêts des « personnes aînées-patients » aux intérêts des infirmières, aux intérêts des préposés aux bénéficiaires, aux intérêts des médecins, aux intérêts des gestionnaires, aux intérêts du Ministère : chaque demande, chaque revendication, chaque proposition relative à l’organisation du réseau de la santé serait alors formulée de manière à montrer en quoi cela améliorerait la qualité des soins et les services rendus aux personnes aînées. Évidemment, il ne doit pas être question de « simples modifications stratégiques du discours[218] ». Il importe donc de changer le positionnement de chaque acteur en fonction de la personne aînée et de tenter de « redéfinir une identité d’action collective en fonction de ce rapport au tiers[219] ». En cela, cette théorie de la gouvernance s’attaque aux blocages qui, le plus souvent, rendent difficiles, voire impossibles, les transformations de la gouvernance de la santé pour les personnes aînées.

Conclusion

Les thèmes, les préoccupations et les conceptualisations de la théorie et du droit de la gouvernance sont à l’avant-plan tant des diagnostics que des remèdes suggérés par les rapports que nous avons analysés. Nous espérons avoir démontré à quel point l’organisation des services de santé peut s’avérer un terreau fertile pour une réflexion sur les développements récents de la théorie et du droit de la gouvernance et comment les juristes peuvent mobiliser le potentiel théorique de la gouvernance pour à la fois comprendre et améliorer le fonctionnement du réseau de la santé. Ainsi, nous lançons également une invitation aux juristes pour qu’ils réinvestissent ce « nouvel ordre juridique[220] » qui ne reçoit peut-être pas à l’heure actuelle l’attention à la hauteur de son importance dans la société et dans l’appareil gouvernemental.