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Les nombreuses mesures exceptionnelles adoptées par les États pour lutter contre la propagation de la pandémie de COVID-19, à laquelle la planète est confrontée depuis mars 2020, se sont sérieusement répercutées sur l’infrastructure contractuelle qui soutient les échanges civils et commerciaux à l’échelle mondiale. Éminemment motivées par des préoccupations locales, ces diverses réactions étatiques (fermeture des frontières, confinement de la population, interdiction de rassemblements, suspension de l’activité des commerces non essentiels, etc.) ont eu des retombées sur une réalité juridique marquée du sceau de la mondialisation. Pendant les premières vagues de la pandémie en 2020, la rupture des chaînes de production fortement internationalisées a entraîné pour les entreprises des difficultés dérivées des interruptions d’approvisionnement et des retards de livraison qui ont bouleversé les prévisions contractuelles. Dans certains secteurs économiques, tels le tourisme et les transports, l’effondrement de l’activité s’est accompagné d’une destruction massive d’emplois. Pour pallier l’onde de choc sur les économies nationales et sur certains acteurs socioéconomiques particulièrement fragilisés par la crise, les États ont assumé un rôle régulatoire de premier ordre.

Au début de la pandémie, on a assisté à l’émergence d’une réglementation dérogatoire des modalités d’exécution des contrats destinées à assouplir temporairement la rigueur du principe pacta sunt servanda. Malgré le panorama encourageant qui a suivi les campagnes de vaccination, les écarts mondiaux dans la distribution et l’administration des vaccins, combinés à l’apparition de nouveaux variants du virus, ont contribué à alimenter le climat d’incertitude encore installé en 2022. Même si l’heure n’est pas au bilan définitif, on peut tirer du portrait juridique caractérisant la période de crise quelques leçons sur le plan du conflit de lois, afin de présenter une cartographie des solutions aux conséquences de la Covid-19 sur les contrats internationaux. Ces mesures nationales à géométrie variable constituent « un véritable laboratoire du droit[1] » qui nous donne l’occasion d’explorer la boîte à outils du droit international privé pour affronter ces enjeux.

Cette discipline, qui permet d’assurer « an interface between the local and the global[2] », offre des moyens servant à contrer l’isolationnisme juridique auquel conduirait la négation de l’internationalité des situations en cause par le recours automatique à la lex fori. En fournissant les instruments en vue de désigner l’ordre juridique ayant vocation à apporter la solution appropriée, le droit international privé reconnaît les interdépendances économiques globales à la base du rapport contractuel et privilégie le dialogue des normes appelées à le gouverner, tout en prévoyant des mécanismes spéciaux visant à corriger les asymétries entre les parties. La justice conflictuelle, qui part de la reconnaissance de l’altérité pour proposer une forme de régulation adaptée aux rapports internationaux, se met ainsi au service de la justice matérielle, dans la mesure où les outils qu’elle procure permettent d’articuler la loi et les contrepoids qui décideront de la façon dont s’opérera la distribution des risques entre les parties à une relation internationale visée par les mesures dérogatoires motivées par la pandémie.

Les conséquences de ces dispositions exceptionnelles sur les rapports contractuels dépendent tout d’abord de la loi régissant le contrat. Ainsi, pour déterminer si un débiteur peut invoquer l’effet libérateur de la force majeure dans un litige portant sur une obligation de délivrance dont l’exécution se révèle impossible en raison d’une interdiction d’exportation de certains produits médicaux faisant l’objet du contrat, il est nécessaire de se référer à la loi choisie par les parties ou, à défaut, désignée par la règle de conflit objective selon le type de contrat (art. 3111 C.c.Q. et suiv.)[3]. Or, dans la mesure où certaines dispositions revendiquent une vocation d’application impérative dans l’ordre international, indépendamment de la lex contractus, le tribunal peut autoriser leur application sous un autre titre, celui qui est attaché à leur condition de lois de police de la lex fori (art. 3076 C.c.Q.) ou d’une loi étrangère (art. 3079 C.c.Q.). Le recours à l’un ou l’autre de ces canaux d’intervention dans le régime contractuel de la loi ordinairement applicable dépend d’une distinction tenant à la nature de la règle en cause.

La première catégorie de règles est formée des dispositions spéciales ayant été adoptées par certains États en vue d’aménager les modalités d’exécution des obligations contractuelles et, dès lors, susceptibles d’intervenir en tant que « droit » dans le contenu du contrat. La deuxième catégorie est constituée des diverses mesures étatiques ne réglementant pas les conséquences juridiques des contrats, mais imposant des prohibitions ou des contraintes particulières qui entravent ou empêchent l’exécution des obligations. Les deux catégories décrites rappellent les notions relatives aux « règles de décision » et aux « règles de conduite », respectivement[4]. Alors que les premières peuvent s’appliquer si elles sont comprises dans le domaine de la loi régissant le contrat ou dans celui de la loi d’un autre État voulant appréhender la situation impérativement, les secondes seront évaluées dans leurs effets matériels sur la capacité des parties à respecter leurs obligations, mais leurs effets juridiques sur le contrat seront dictés par la lex contractus[5]. Ces deux types de dispositions appellent l’emploi de méthodes différentes pour gérer leurs conséquences sur les rapports internationaux. Nous aborderons l’application des dispositions dérogatoires intervenant dans le contenu du contrat (partie 1), le traitement des mesures contraignantes ayant une incidence sur le comportement des parties, ainsi que la façon dont s’opère le dialogue entre ces différentes techniques à travers le prisme des contrats de transport et de voyage, dans le contexte de la crise sanitaire (partie 2).

1 Les dispositions spéciales intervenant dans le contenu du contrat

La déclaration de l’état d’urgence sanitaire en 2020 a été suivie d’une panoplie de dispositions spéciales visant à atténuer l’impact sur les opérateurs économiques et les consommateurs des nombreuses restrictions prononcées par les autorités. Plusieurs États se sont ainsi prémunis contre les effets négatifs de l’écoulement du temps sur l’exercice de certains droits, en décrétant une « période de gel » pendant laquelle ont été suspendus les délais de prescription des actions civiles[6], ceux prévus dans les clauses pénales ou résolutoires[7] et ceux concernant l’exécution de certaines obligations à la charge des consommateurs ou des entreprises en situation de risque financier[8]. Un droit de résiliation unilatérale pour cause d’impossibilité d’exécution des prestations a été accordé aux parties dans certains contrats de consommation, tels les contrats de voyage et de séjour, frappés de plein fouet par les interdictions de déplacement[9]. Des dispositions spéciales ont été adoptées dans le but de protéger les locataires des baux résidentiels et commerciaux[10]. Des limitations à l’exportation ont également été considérées comme nécessaires à l’égard de certains produits essentiels[11]. Nous analyserons d’abord la possibilité de faire intervenir ce type de dispositions en tant que lois de police étrangères (1.1) et ensuite les enjeux qu’elles posent lorsque leur application résulte de la règle de conflit correspondante (1.2).

1.1 L’application des dispositions spéciales en tant que lois de police étrangères

Au premier abord, ces normes étatiques interférant avec l’exécution normale des obligations semblent répondre à la conception des « lois de police » réclamant leur application impérative à la situation internationale, indépendamment de la loi qui régit le contrat en vertu de la règle de conflit pertinente. Or, les modalités d’intervention des lois de police varient en fonction de leur origine. Alors que celles issues de la lex fori s’imposent de plein droit aux parties (art. 3076 C.c.Q.), celles qui prennent leur source dans une législation étrangère font l’objet d’une appréciation discrétionnaire du tribunal (art. 3079 C.c.Q.).

Selon l’article 3079 C.c.Q., trois conditions sont nécessaires pour considérer l’application d’une loi étrangère autre que celle gouvernant le contrat[12]. Il doit s’agir d’une disposition impérative qui entretient un lien étroit avec la situation et dont l’application est justifiée au regard des intérêts légitimes et manifestement prépondérants, aux yeux du tribunal québécois saisi du litige contractuel. La première condition relative au caractère impératif de la disposition peut susciter des interrogations à l’égard des dispositions spéciales de la lex epidemia étrangère susceptibles d’être écartées par une convention contraire. Un exemple des normes supplétives spéciales évoquées sont les règles françaises établissant la prorogation des délais concernant les clauses pénales, résolutoires et de déchéance, dont on admet la dérogation conventionnelle[13]. Il en résulte une contradiction avec le libellé de la version française du Règlement Rome I[14], définissant la loi de police comme « une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat d’après le présent règlement ».

Si l’existence de lois de police d’ordre public de protection a déjà été reconnue par la Cour de justice de l’Union européenne[15], l’extension d’une telle qualification à des règles supplétives de volonté pourrait se heurter à un obstacle terminologique (la mention expresse de l’adjectif « impératif » à l’article 9 précité) et logique (comment comprendre que des règles dont l’efficacité dépend de l’absence de manifestation de volonté contraire puissent prétendre à s’ériger en lois de police ?). L’obstacle n’est solide qu’en apparence, l’impérativité de la règle de droit qui s’applique au titre de loi de police n’étant pas interne mais internationale. Alors que l’impérativité de droit interne se traduit par le refus de la norme à être remplacée par une clause du contrat, celle d’ordre international comporte sa non-dérogation par une autre norme issue de la lex contractus. Elle ne serait donc pas tributaire des prévisions des parties, mais exclusivement des intérêts publics supérieurs de l’État dont elle provient.

Le caractère d’ordre public interne de la règle peut en effet s’avérer un indicateur utile dans la considération de l’importance des intérêts publics protégés, mais il ne saurait se concevoir comme la seule porte d’entrée du phénomène des lois de police, dans la mesure où la satisfaction desdits intérêts étatiques peut se concilier avec les intérêts individuels des acteurs impliqués dans le rapport juridique[16]. Les propos du ministre de la Justice français dans la circulaire de présentation de l’ordonnance commentée, relatifs à l’article 4, en témoignent lorsqu’il affirme — tout de suite après avoir reconnu leur caractère supplétif — que, « s’agissant enfin de l’application territoriale de ces dispositions, il peut être considéré, sous réserve de l’appréciation souveraine des juridictions, que les dispositions de l’article 4 sont une loi de police au sens de l’article 9 du Règlement no 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, dit “Rome I”[17] ». Certes, la circulaire n’a pas de valeur normative, mais la qualification d’une disposition comme loi de police est commandée par la politique législative qui préside à son adoption et dans l’évaluation de laquelle de telles directives d’interprétation sur la finalité de la règle ont un poids significatif[18]. Les circonstances particulières dans lesquelles émergent ces dispositions, leur caractère dérogatoire au régime de droit commun et l’objectif indiscutable de protéger les individus et les entreprises contre les effets néfastes de la crise, tout en préservant autant que possible la stabilité des contrats sur laquelle repose la structure économique du pays, justifient d’accorder à ces règles le label des lois de police[19]. Il en va de même des dispositions spéciales analogues adoptées par d’autres États, qui ont été formellement déclarées par le législateur comme telles[20] ou considérées par la doctrine comme relevant de ce mécanisme exceptionnel[21].

La deuxième condition d’intervention d’une loi de police étrangère selon le droit international privé québécois réside dans l’existence d’un lien étroit entre la disposition examinée et la situation litigieuse. Il s’agit du critère de rattachement qui détermine le champ d’application dans l’espace de la règle et dont dépend la réalisation de sa finalité. Si celle-ci ne fait pas l’objet d’une délimitation expresse de sa portée territoriale, ce lien de rattachement sera déduit de son objectif, car une disposition ayant une vocation internationalement impérative revendique une sphère nécessaire d’application pour accomplir son but d’intérêt public. Ainsi, les dispositions protectrices ayant un impact direct sur l’exécution des obligations contractuelles pendant la crise sanitaire, il est naturel d’envisager comme premier critère spatial d’application possible, l’État sur le territoire duquel l’obligation devait être exécutée. Or, l’entreprise qui s’est vue empêchée d’effectuer une certaine prestation à l’étranger, telle la fourniture de certains biens ou de services, du fait de l’existence d’une contrainte étatique du pays où elle est établie ayant interdit temporairement la poursuite de l’activité dans une zone confinée, devrait en principe pouvoir bénéficier des mesures protectrices relatives à la prolongation des délais ou à la résolution de certains contrats. L’objectif de protection auquel ces dispositions sont vouées réclamerait leur application uniforme à l’ensemble des acteurs économiques assujettis aux restrictions territoriales en raison de leur résidence ou de la localisation de leur établissement, indépendamment du pays étranger d’exécution de la prestation. Dans la mesure où la situation entre dans le champ d’application matériel de la loi de police, le critère de la résidence ou de l’établissement du débiteur semble satisfaire à l’exigence du lien étroit avec l’État d’origine de la disposition protectrice. C’est ce qui se dégage de l’interprétation doctrinale du domaine spatial que ces règles s’assignent implicitement dans certaines législations[22].

Malgré le caractère internationalement impératif de la disposition en cause, dans la perspective du législateur étranger, et la présence d’un rattachement étroit entre le rapport contractuel et l’État dont elle émane, l’application d’une loi de police étrangère est soumise à un test fonctionnel d’opportunité relevant du pouvoir discrétionnaire du tribunal. Ce n’est que si « des intérêts légitimes et manifestement prépondérants » emportent la conviction du juge que celui-ci appliquera la loi de police au détriment de la loi qui aurait dû régir normalement le contrat[23]. Quant au premier aspect de l’évaluation, celui qui porte sur la légitimité des intérêts visés par les réglementations spéciales, il ne serait en général pas de nature à susciter la réprobation, même si des controverses peuvent entourer certaines politiques protectionnistes ou certaines solutions défavorables aux consommateurs. La pandémie ayant sérieusement menacé les rapports contractuels à l’échelle mondiale, un consensus de principe quant à la légitimité des interventions législatives en vue de protéger les cocontractants affectés peut se déduire de cet état de fait partagé par la communauté internationale.

Pour apprécier la légitimité des intérêts concrets en jeu, encore faut-il bien circonscrire leur nature. L’approche classique des lois de police veut qu’elles soient destinées à préserver des intérêts publics mettant en cause la souveraineté nationale de l’État qui en est l’auteur. Dans le contexte de la pandémie, un exemple typique de ces règles peut se trouver dans les normes prohibitives de l’exportation de produits médicaux fabriqués sur un territoire donné. Or, les évolutions législatives en droit matériel vers un renforcement de la protection des parties estimées faibles (notamment dans les contrats de consommation et de travail) a conduit le droit international privé non seulement à reconfigurer ses règles de conflit abstraites pour élaborer des rattachements adaptés à ces enjeux, mais aussi à intégrer les lois dites d’ordre public de protection dans le concept des « lois de police », l’intérêt public n’étant pas moins concerné par la situation de ces catégories de personnes socio-économiquement vulnérables[24].

Nous avons répertorié une multiplicité de dispositions touchant aux modalités d’exécution de certains contrats (de services, de transport, de voyage, de travail, de bail, de prêt, ceux qui contiennent des clauses pénales ou résolutoires sanctionnant l’exécution des obligations, qu’il s’agisse de contrats de consommation — ou non) dans un souci de protection des personnes frappées par la crise. Ces règles bouleversent la classification ci-dessus énoncée, en brouillant la frontière entre l’intérêt étatique, l’intérêt « catégoriel » des parties faibles et l’intérêt purement individuel des cocontractants auxquels s’étend le bénéfice des dispositifs de protection. Compte tenu de leur hétérogénéité, il serait réducteur de les envisager comme un ensemble monolithique orienté vers la protection des sujets vulnérables du rapport juridique. Cette dernière catégorie de dispositions répond à l’objectif d’éviter que la partie économiquement plus forte impose un cadre contractuel préjudiciable à son cocontractant, tenu d’adhérer aux conditions unilatéralement élaborées par la première. Or, le régime dérogatoire spécialement édicté durant la pandémie ne cherche pas à neutraliser en amont les abus du cocontractant dominant mais à protéger les parties contre les perturbations générées ex post par un événement extérieur qui s’impose à elles irrésistiblement. Le déséquilibre inhérent à certains contrats ne disparaît pas pour autant et risque même de se creuser dans ce contexte exceptionnel. Le droit accordé à certaines entreprises — ou la pratique en marge de la loi — consistant à imposer au consommateur un bon d’achat ou un crédit afin d’acquérir un service futur équivalent, en lieu et place du remboursement en espèces, a fait partie d’une stratégie de restructuration de l’industrie dans des secteurs ravagés par la crise, ayant pour conséquence de faire porter le fardeau de la perte économique sur les épaules des consommateurs.

À la lumière de ces particularités, la troisième condition relative à la prépondérance des intérêts étatiques derrière les lois de police étrangères se révèle problématique. Ce test exige la comparaison entre, d’une part, la convenance de respecter les objectifs légitimes recherchés par la disposition interventionniste étrangère[25] et, d’autre part, l’intérêt du for à faire prévaloir la loi normalement applicable à la situation contractuelle. Un État ayant privilégié la prévisibilité et l’inaltérabilité du rapport contractuel dans son propre ordre juridique, au nom du principe pacta sunt servanda, malgré qu’il ait été confronté aux mêmes difficultés dérivées de la pandémie, pourrait décider de ne pas autoriser l’intervention de la règle dérogatoire dans les contrats internationaux gouvernés par sa propre loi, ou par une loi étrangère ne prévoyant pas de telles exceptions. À plus forte raison, une telle conclusion s’imposerait lorsque la lex causae offre une protection spéciale aux cocontractants affectés par la crise, estimée équivalente à celle prévue par la loi de police de l’État tiers, par exemple, parce qu’elle consacre également la prolongation du délais pour l’exécution de l’obligation en cause. Plus délicate est la tâche comparative dans les cas où le litige opposerait un créancier ayant sa résidence dans l’État du for et un débiteur établi à l’étranger. La tentation de prioriser les intérêts du créancier local au détriment du débiteur étranger ne saurait trouver aucune justification. La solution au déséquilibre des intérêts individuels devrait ultimement correspondre à la lex contractus, à travers les divers dispositifs permettant soit de remplacer les lois de police de l’État tiers par des règles spéciales fonctionnellement équivalentes de son propre système, soit de prendre en considération certaines mesures étatiques contraignantes en tant qu’éléments de fait pouvant motiver l’application de mécanismes libératoires (notamment la force majeure ou la doctrine de la frustration of contracts) ou correctifs (par exemple, l’adaptation judiciaire du contrat, le devoir de coopération résultant du principe de bonne foi).

1.2 L’application des dispositions spéciales en tant que lex contractus

Le fait qu’une disposition soit qualifiée de loi de police n’empêche pas son application normale, si elle appartient à l’ordre juridique qui gouverne le contrat en question. Ces règles touchant à des aspects tels que la prescription des actions contractuelles, les délais d’échéance des clauses pénales ou résolutoires, la faculté de suspendre temporairement l’exécution des prestations ou de résilier unilatéralement un contrat sont au coeur du statut des obligations. Les dispositions spéciales en cause seraient donc comprises dans la désignation, effectuée par la règle de conflit contractuelle, de la loi choisie par les parties (art. 3111 C.c.Q.) et, en l’absence de choix ou malgré ce choix, de la loi d’un État identifié à partir d’un facteur de rattachement objectif (art. 3112 C.c.Q. et suiv.).

Les circonstances exceptionnelles ayant mené à l’adoption de ces mesures dérogatoires et leur finalité de préservation des intérêts publics inhérents à leur nature de lois de police au sein de l’ordre juridique d’appartenance soulèvent une interrogation quant à leur volonté d’appréhender les rapports contractuels n’ayant pas de liens significatifs avec l’État dont elles émanent. Cette problématique est celle du caractère autolimité des dispositions matérielles applicables en vertu de la règle de conflit. Le phénomène de l’autolimitation des lois ne doit pourtant pas être confondu avec le fonctionnement des lois de police. Dans ce dernier cas, la règle internationalement impérative s’invite dans le litige international dont l’objet est régi par une autre loi, en raison de sa vocation prépondérante à gouverner la situation avec laquelle elle présente un rattachement fort justifiant l’extension de son emprise territoriale. En revanche, les normes dites autolimitées relèvent normalement de la loi applicable au contrat, mais seraient réticentes à s’appliquer à des hypothèses situées en dehors de leur domaine spatial, déterminé en fonction de certains points de contact avec le territoire de l’État qui en est l’auteur, lesquels sont établis expressément par le législateur ou déduits de la finalité desdites règles[26]. Alors qu’au Québec, les opinions doctrinales ne sont pas unanimes quant à la nécessité de respecter les critères restrictifs des lois autolimitées[27], la jurisprudence a déjà accepté d’en tenir compte[28].

À défaut de règle expresse délimitant unilatéralement le champ d’application de la loi normalement applicable, la réduction de son domaine territorial peut s’inférer de ses objectifs particuliers. La règle autolimitée serait essentiellement orientée vers la protection d’intérêts étatiques ou d’intérêts individuels difficilement dissociables du contexte socioéconomique ayant conduit à son adoption[29]. L’argument tenant au particularisme des circonstances locales ayant justifié la mise en place des dérogations contractuelles en raison de la Covid-19 paraît militer en faveur de leur autolimitation territoriale[30]. Or, la restriction du bénéfice des normes visant à assouplir le régime de l’exigibilité d’une prestation contractuelle devant s’exécuter pendant la période d’urgence sanitaire aux débiteurs résidant dans cet État n’est pas automatique. Il sera question de déterminer si la disposition constitue la réponse à une réalité socioéconomique exclusive à l’État qui l’a adoptée, ou plutôt l’expression d’une conception de la justice contractuelle adaptée à une situation spécifique[31].

L’intérêt pratique du problème se manifestera principalement lorsque les règles spéciales font partie de la loi choisie par les parties car, autrement, la règle de conflit objective basée sur la résidence ou l’établissement du débiteur de la prestation caractéristique du contrat serait apte à assurer ce lien étroit entre la situation et l’État dont elles proviennent. La question de l’autolimitation des règles spéciales peut toutefois se poser à l’égard du débiteur de la contrepartie de la prestation caractéristique qui aurait sa résidence ou son établissement dans un État autre que celui dont la loi régit le contrat (le débiteur d’une somme d’argent en échange d’un service peut-il profiter de la règle suspendant l’exigibilité des obligations, adoptée par l’État de l’établissement du fournisseur ?). Il en irait de même en présence de dispositions prévoyant des conséquences préjudiciables pour les parties vulnérables : une agence de voyages établie en dehors du pays de résidence du consommateur peut-elle refuser le remboursement en espèces du prix payé pour le séjour annulé, en invoquant en sa faveur une mesure exceptionnellement décrétée par l’État de résidence du consommateur ?

En général, les règles protectrices des parties faibles acceptent leur application au titre de la lex causae, même au profit des cocontractants ne résidant pas dans le ressort territorial de l’État dont elles proviennent[32]. En témoigne le traitement international des contrats de consommation et de travail, dont les règles de conflit admettent l’application de la loi choisie par les parties incluant ses dispositions spécialement protectrices, sous réserve des règles plus favorables de la loi de la résidence du consommateur ou du lieu d’exécution habituelle du travail, respectivement (art. 3117 et 3118 C.c.Q.).

Certes, les dispositions dérogatoires ayant émergé dans le contexte de la pandémie ne sauraient prétendre à s’intégrer entièrement au régime de protection des parties vulnérables. Nous avons vu que, dans de nombreux cas, elles avaient pour préoccupation essentielle d’atténuer la rigueur des engagements contractuels face aux perturbations provoquées par les mesures anti-COVID menaçant directement la survie de l’opération économique projetée et non l’équilibre entre les sujets du rapport. Il n’en reste pas moins que ces normes spéciales sont centrées sur la réglementation des intérêts individuels des parties et, dans cette mesure, les conséquences qui en découlent s’avèrent représentatives de la solution la plus appropriée à la situation en cause, à condition que celle-ci s’insère dans leur champ d’application matériel et temporel. Le refus de l’autolimitation de ces règles comporterait l’avantage de rendre non pertinent le recours aux lois de police d’un pays tiers étroitement lié au rapport juridique et poursuivant un objectif équivalent. La fonction protectrice des intérêts en jeu ayant été prise en charge par la lex contractus, on éviterait l’ingérence des lois de police étrangères et le lot d’incertitudes que ce procédé entraîne.

Cette interprétation défavorable à l’autolimitation implicite des lois de protection individuelle intervenant dans le contenu du contrat édictées pendant la période de crise sanitaire doit nonobstant faire l’objet d’une analyse au cas par cas. La volonté restrictive d’application d’une disposition particulière de la loi gouvernant le contrat peut résulter de certaines exigences qui ne sauraient être dissociées de son système d’appartenance, par exemple, lorsque la loi définit unilatéralement le type de cocontractant visé par la norme spéciale, par référence à des éléments territoriaux ou à un cadre réglementaire ou administratif s’appliquant uniquement aux opérateurs dont l’activité est assujettie à la loi locale[33].

En présence de contrats de consommation et de travail, les rattachements objectifs à la résidence habituelle du consommateur et au lieu d’exécution habituelle du travail, respectivement, concentrent un double titre d’application qui évacue la nécessité de s’interroger sur l’autolimitation des règles les concernant, ces critères étant censés représenter à la fois le centre de gravité du rapport contractuel et le critère le plus adapté aux finalités protectrices des dispositions spéciales. C’est ce qui se produirait dans le cas des règles conférant aux consommateurs une protection renforcée pendant l’état d’urgence sanitaire, au moyen de droits de rétractation unilatérale, de résiliation de certains contrats, de suspension de certaines obligations à exécution continue lorsqu’est en jeu leur subsistance économique[34]. De même, les travailleurs qui accomplissent habituellement leur emploi dans un État pourront réclamer au titre de la lex causae, indépendamment du lieu d’établissement de l’employeur, la protection temporaire contre les licenciements spécialement accordée par cet État lors de la période de crise[35].

Or, si le législateur a prévu des règles dérogatoires préjudiciables aux intérêts de la partie vulnérable pour tempérer l’impact de l’effondrement de l’activité économique dans un secteur particulier, il serait illogique d’en faire bénéficier les entreprises étrangères au détriment des consommateurs résidant dans l’État qui en est l’auteur, sur le fondement de la règle de conflit régissant le contrat de consommation. Une disposition de la loi de la résidence du consommateur octroyant à l’entreprise empêchée d’exécuter la prestation d’un certain service, le droit de substituer un crédit au remboursement du prix payé, devra être considérée comme autolimitée, en ce sens qu’elle restreindra son application aux opérateurs économiques établis sur le territoire dont provient la règle exceptionnelle. Ainsi, une entreprise québécoise offrant des services touristiques à des voyageurs français ne saurait se prévaloir du droit de proposer un avoir au lieu d’un remboursement pour les séjours annulés en raison de la COVID-19, prévu par l’ordonnance no 2020-315 du 25 mars 2020[36], sous prétexte de se soumettre à la loi normalement compétente, en vertu de l’article 3117 C.c.Q.[37]. Ce rapport juridique restera gouverné par le régime français applicable dans des circonstances ordinaires aux contrats de voyage touristique et de séjour, si les conditions exigées par l’article 3117 C.c.Q. sur les contrats de consommation sont remplies. Une interprétation dans le sens de l’autolimitation des règles spéciales pourrait aussi être défendue à l’égard des dispositions allemandes permettant aux « petites et moyennes entreprises » de refuser l’exécution d’une obligation essentielle à exécution continue, dans la mesure où elle devient impossible ou lorsque son exécution met en péril la conservation de l’entreprise[38].

Cette analyse différenciée en fonction du débiteur invoquant le bénéfice des dispositifs exceptionnellement autorisés par certains États dans le contexte de la crise sanitaire se justifie au regard des contrats conclus avec des parties réputées faibles. Les règles spéciales ayant pour effet de leur retirer un avantage juridique au profit de la partie forte seraient, par conséquent, autolimitées aux entreprises ayant leur établissement dans le périmètre de l’État directement concerné par l’arrêt de l’activité économique sur son territoire et pour lesquelles ces règles ont été conçues.

2 Les mesures étatiques et le domaine de la lex contractus

L’impact des mesures adoptées par les États non pas dans un but de reconfiguration du cadre juridique contractuel, mais de protection de la population contre la propagation de l’épidémie peut se mesurer à travers leur prise en considération par la loi applicable au contrat (2.1). L’articulation des différents instruments de droit international privé analysés sera illustrée dans la perspective des contrats de voyage et de transport aérien de passagers. Ces rapports se trouvant au centre des préoccupations étatiques en raison des effets dramatiques des interdictions de circulation sur le secteur touristique, elles ont aussi fait l’objet de dispositions spéciales dérogatoires de type contractuel appelées à se coordonner avec le domaine de la lex contractus (2.2).

2.1 La prise en considération des mesures étatiques affectant le comportement des parties

Comme nous l’avons énoncé précédemment, la deuxième catégorie de règles édictées en raison de la crise sanitaire dont nous aborderons les répercussions sur les rapports contractuels internationaux constituent des « règles de conduite », en ce sens qu’elles ne contiennent pas la solution de fond à la question posée, mais plutôt une directive ou un commandement auquel le débiteur est confronté lors de l’exécution de l’obligation convenue. Dans le contexte étudié, cet ensemble normatif comprend les nombreuses mesures étatiques ordonnant notamment le confinement de la population, le couvre-feu, l’interdiction des déplacements et des rassemblements de personnes au-delà d’un certain seuil, la fermeture des frontières nationales, l’interruption des activités commerciales, culturelles sportives, etc., susceptibles de produire une incidence directe sur l’aptitude du débiteur à exécuter la prestation en respectant le cadre contractuel initialement prévu.

Le traitement international des contraintes étatiques ayant un tel effet sur le comportement des parties répond à un schéma de fonctionnement distinct de celui que nous avons décrit dans les sections précédentes. La norme impérative considérée dans ce cas-ci n’apportera pas au juge le régime des effets juridiques à prononcer pour résoudre le litige contractuel mais seulement les éléments nécessaires à la constatation d’un état de fait dont les conséquences seront déterminées par la loi applicable au contrat. À la différence des lois de police contractuelles d’un État tiers, auxquelles le législateur reconnaît une possibilité d’application (art. 3079 C.c.Q.), les actes de la puissance publique envisagés dans leurs effets matériels sur la situation litigieuse seront « pris en considération » en tant que local data. La situation ainsi concernée par ces mesures sera intégrée à l’hypothèse de la règle de décision issue de la lex contractus, laquelle fournit la réglementation à appliquer en cas d’impossibilité d’exécution des obligations. Ainsi, lorsque le fournisseur d’un service de transport se voit empêché d’assurer le voyage en raison d’une restriction d’entrée imposée par le pays de destination, l’impact de la contrainte étatique étrangère sur le sort du contrat sera déterminé par la loi régissant le rapport de transport en cause, laquelle saura mobiliser les mécanismes permettant de tenir compte d’une telle éventualité.

La technique de la prise en considération des normes prohibitives mentionnée ci-dessus répond à la nécessité d’appréhender la situation réelle du débiteur soumis à un commandement de l’autorité (fait du prince) qui lui impose ou lui interdit un certain comportement ayant un effet direct sur l’exécution de l’obligation. Dans le contexte de la pandémie, cette situation ne se rapporte pas aux conséquences de la maladie pouvant affecter la personne du débiteur, mais à celles des décisions administratives sur la fourniture des biens et des services faisant l’objet d’un contrat international régi par la loi d’un autre État[39]. Pour connaître la nature et la portée de la mesure restrictive, il s’impose de consulter la réglementation impérative en jeu, afin de vérifier son champ d’application et ses effets concrets sur la situation du débiteur en ce qui a trait à l’exécution de la prestation. Une attention particulière sera prêtée aux sanctions attachées à la violation de la prescription étatique, ce qui permettra de mesurer l’effectivité de la contrainte sur l’objet du contrat et sur la personne du débiteur, notamment lors de l’analyse du caractère irrésistible de l’empêchement invoqué. La lex contractus déterminera les dispositifs véhiculant les conséquences juridiques de la réalité factuelle ainsi constatée, c’est-à-dire l’admissibilité des mécanismes tels la force majeure, la frustration of contracts, l’imprévision ou hardship, l’exception d’inexécution, ainsi que leurs effets sur le contrat, compte tenu des politiques législatives particulières concernant la répartition des risques entre les parties (libération totale ou partielle du débiteur, suspension de l’exécution, résolution du contrat, révision judiciaire, renégociation des clauses en vertu du principe de bonne foi, etc.).

L’interprétation des conditions dont dépend la mise en oeuvre de ces différents mécanismes devra suivre la conception de l’ordre juridique régissant le contrat, ce qui représente une source potentielle de difficultés. Aux divergences de régulation pouvant opposer la lex fori et la lex contractus quant au régime de l’inexécution contractuelle s’ajoute la diversité d’interprétations entourant les éléments justificatifs de l’effet exonératoire du débiteur, même au sein des États prévoyant la force majeure comme mode légal d’extinction des obligations. Tout comme l’épidémie n’est pas en soi un cas de force majeure agissant abstraitement comme cause d’exonération de la responsabilité contractuelle, l’existence d’une contrainte émanant de l’autorité publique s’imposant au débiteur en raison de sa résidence ou de son établissement dans cet État ne donne pas lieu systématiquement à l’extinction des obligations affectées par la mesure.

Les exigences relatives au caractère imprévisible et extérieur de l’événement susceptible de constituer un cas de force majeure d’après la lex contractus devront faire l’objet d’une évaluation in concreto par le juge du for au regard de la mesure à l’origine de l’impossibilité d’exécution. D’une part, la condition d’extériorité, tenant à la survenance d’un événement en dehors du contrôle du débiteur, exclurait la conséquence exonératoire lorsque la contrainte imposée est le résultat d’une conduite fautive de sa part pour non-respect des règles sanitaires imposées. La sanction comportant la fermeture d’un établissement commercial imputable au débiteur ne serait pas considérée comme un événement extérieur au regard de la loi applicable au contrat. D’autre part, l’appréciation de la prévisibilité impliquerait de se placer au moment de la conclusion du contrat. La plupart des pays ont vu renouveler les restrictions à la circulation des personnes, la suspension des activités, etc., au gré des vagues épidémiques, soit à portée nationale ou régionale. La fluctuation des interventions, motivées tantôt par le relâchement social des gestes barrières, tantôt par l’apparition de nouveaux variants plus résistants, s’inscrit dans l’évolution naturelle de la crise sanitaire dont l’absence de prévisibilité saurait être difficilement soutenue à l’égard des contrats ayant été conclus après le 11 mars 2020, date officielle de la déclaration de pandémie de COVID-19 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Ces constatations factuelles commandent l’observation de la réalité objective du débiteur devant la contrainte étatique invoquée comme cause d’exonération de la responsabilité. Si les conditions relatives à l’événement caractérisant la force majeure ou d’autres mécanismes fonctionnellement équivalents sont extraites de la lex contractus, la situation de fait se trouve sous l’emprise matérielle de l’autorité ayant édicté la mesure qui fait obstacle à l’exécution. Pour apprécier l’effectivité de celle-ci au regard du débiteur défaillant, et concrètement son caractère irrésistible qui comporte la soumission inévitable de la personne au commandement de la puissance publique, il est nécessaire d’identifier les critères de rattachement entre la situation et l’État dont émane la mesure en question. Le facteur de localisation classique justifiant la prise en considération du fait du prince étranger est celui du lieu d’exécution de l’obligation. L’ordre étatique étant par essence une décision de droit public, sa vocation première d’application est avant tout territoriale, en ce sens qu’elle est appelée à appréhender les actions menées par le débiteur en vue de l’exécution de l’obligation dans le périmètre spatial de cet État.

À titre d’illustration, une mesure de confinement de la population dans un territoire donné entraîne l’annulation des séjours touristiques et des spectacles destinés au public devant se dérouler dans cette localité pendant la période déterminée par la mesure. Le lieu d’exécution de l’obligation de fournir les services mentionnés se trouvant dans la sphère territoriale visée par la décision, on en déduira l’existence d’un cas de force majeure si la condition relative à l’imprévisibilité est satisfaite. Lorsque la livraison de certains biens demeure possible dans l’État de destination prévu dans le contrat, mais que l’unité de production en charge localisée à l’étranger a été frappée par une mesure ordonnant l’arrêt de l’activité dans ce territoire, le fournisseur tenu de respecter l’interdiction étatique pourrait invoquer l’impossibilité d’exécution. C’est dans ces hypothèses, qui n’ont par ailleurs rien d’extraordinaire dans le contexte des chaînes d’approvisionnement mondiales, que pourraient jouer un certain rôle les « certificats de force majeure » délivrés par divers organismes dans le but de protéger les entreprises locales contre les réclamations des créanciers devant les autorités étrangères. Malgré la terminologie employée dans ces documents, de telles déclarations préalables de « force majeure » sont en elles-mêmes inaptes à fonder l’exonération du débiteur pour cette cause, et auront une valeur probante somme toute limitée, en tant que simple indice dans la détermination de l’existence d’un événement répondant aux exigences de la lex contractus pour produire un tel effet[40]. Ces certificats, en général non délivrés par les autorités publiques mais par des instances telles que le Conseil chinois pour la promotion du commerce international ou la Chambre de commerce et d’industrie russe, s’ajoutent à d’autres éléments de preuve dans le cadre d’une évaluation in concreto de la situation afin de décider si un débiteur donné était ou non visé par une mesure étatique l’empêchant de poursuivre certaines activités.

En dehors du critère de base désignant le lieu d’exécution de l’obligation pour légitimer la prise en considération des mesures anti-COVID, l’effectivité de tels commandements peut s’étendre aux obligations devant s’exécuter à l’étranger lorsque, par exemple, le débiteur tenu de fournir un certain bien ou un service demeure sous l’égide de la contrainte étatique en vertu d’autres facteurs de rattachement tels que sa résidence, son domicile[41] ou sa nationalité. Pensons notamment aux cas des citoyens rapatriés au cours des semaines suivant la déclaration d’émergence mondiale, à la suite des consignes adressées par certains gouvernements à leurs nationaux et à leurs résidents, les appelant à un retour immédiat au pays. Certes, le créancier de la prestation dont l’exécution a été empêchée, en raison d’un retour urgent du débiteur dans son pays d’origine, pourrait objecter que de tels avis ne constituent que de simples incitations dépourvues d’effets contraignants, motivées par un devoir général d’information et d’assistance des États à l’égard de leurs ressortissants. Il reste que l’attitude d’un débiteur ignorant cette « incitation » était susceptible de l’exposer à des conséquences graves sur sa santé, une réalité objective dont le juge pourrait tenir compte dans un litige international au moyen de la technique de la prise en considération[42].

Le juge applique le droit étranger tel qu’il résulte de l’ensemble des sources qui en établissent la teneur, y compris la jurisprudence servant à en dégager le sens et la portée. Or, l’interprétation des mécanismes d’exonération par le juge du for risque de différer de la façon dont ils pourront être appréciés par le juge de l’État dont la loi régit le contrat. Bien que certains principes jouissent d’une consécration législative ou jurisprudentielle dans plusieurs systèmes juridiques, telle l’inadmissibilité de la force majeure à l’égard des obligations monétaires[43], des questions inédites peuvent se poser dans le contexte de cette crise sanitaire ayant généré des pertes massives de revenus et d’emplois à l’échelle mondiale. On peut également s’interroger sur l’épineuse question concernant la possibilité pour le créancier d’invoquer la force majeure ou la frustration soit pour se libérer du paiement d’une prestation dont il ne peut profiter effectivement, soit pour demander la restitution des sommes versées en contrepartie de celle-ci[44], par exemple, du fait de l’existence d’une « recommandation » étatique déconseillant les voyages internationaux non essentiels. Ainsi, un tribunal de la Colombie-Britannique a refusé l’application de la théorie de la frustration invoquée par un voyageur ayant annulé un séjour à Hawaii devant s’effectuer entre le 15 et le 24 avril 2020, en considérant que l’avis du gouvernement canadien à l’effet d’éviter les voyages à l’extérieur du pays n’avait pas un caractère prohibitif et que le pays de destination n’avait pas non plus interdit les vols en provenance du Canada[45].

2.2 L’articulation des mécanismes à travers l’exemple des contrats de transport et de voyage

La situation des voyageurs ayant réservé des séjours ou des vols à l’étranger antérieurement à l’irruption de la pandémie sert à illustrer la complexité de l’articulation des différentes techniques du droit international privé pouvant être mises à contribution pour répondre aux défis des rapports internationaux particulièrement touchés par la crise. L’une des questions les plus débattues est celle des consommateurs privés de la possibilité d’effectuer le voyage planifié à la suite de l’annulation des vols par les compagnies aériennes, qui se sont vu offrir, en échange du remboursement en espèces, un crédit ou un bon à valoir leur permettant d’acquérir un service équivalent à l’occasion d’une réservation future. Alors que cette situation a motivé l’adoption de dispositions spéciales du type de celles qui interviennent dans le contenu du contrat pour réorganiser la position juridique des parties au profit des professionnels du secteur, elle a été unilatéralement imposée par plusieurs compagnies aériennes en marge des dispositions légales, afin de prévenir les préjudices découlant de l’avalanche de réclamations de remboursement combinées à une chute drastique de la demande.

Au Canada, des actions ont été déposées contre certaines compagnies canadiennes devant les tribunaux de plusieurs provinces, en vue d’obtenir le remboursement des billets d’avion et des forfaits de voyage annulés[46]. Ces différentes instances avaient été suspendues en attente de la décision dans l’affaire Lachaine c. Air Transat AT inc. sur l’action collective introduite le 20 mars 2020 devant la Cour supérieure du Québec par un groupe composé de

[t]outes les personnes physiques ayant acheté ou détenant un billet d’avion ou un forfait voyage avec Air Transat, Transat Tours Canada inc., Air Canada, Société en commandite Touram, Sunwing Airlines inc., Vacances Sunwing inc., Westjet Airlines inc. ou WestJet Vacations inc. qui dut subséquemment être annulé en raison de la pandémie de covid-19 et qui ne purent en obtenir le remboursement[47].

Ce jugement témoigne de la pertinence de considérer les diverses réglementations applicables aux rapports litigieux au stade de l’autorisation d’une action collective multijuridictionnelle, aux fins de l’appréciation de la communauté de questions faisant l’objet du litige. Compte tenu de la dimension mondiale des membres du groupe, la Cour supérieure a estimé avoir besoin « d’un éclairage complet sur le cadre contractuel régissant les rapports juridiques entre les membres putatifs et les défenderesses[48] », en s’appuyant sur l’arrêt Benamor c. Air Canada[49] ayant refusé l’autorisation d’une action collective à l’égard d’un groupe mondial dont les membres putatifs étaient répartis sur « au moins 60 juridictions étrangères[50] », avec pour conséquence un éclatement des régimes juridiques applicables en vertu de l’article 3117 C.c.Q. Au-delà de la règle pouvant attribuer la compétence aux tribunaux québécois sur l’ensemble du litige, en raison du domicile du défendeur au Québec (en l’espèce, Air Canada), des considérations d’ordre procédural relevant du principe de proportionnalité (utilité réelle pour les justiciables et économie des ressources judiciaires) ont été avancées par la Cour d’appel pour restreindre la portée du groupe à la sphère nationale, déjà plurielle.

Par un jugement rendu le 8 juin 2021 dans l’affaire Lachaine[51], la Cour supérieure avait décidé d’autoriser l’action collective uniquement contre les défenderesses Sunwing Airlines Inc. et Vacances Sunwing inc., en estimant que les demandeurs n’avaient pas rempli les conditions requises à l’égard des autres compagnies aériennes initialement visées, en l’occurrence, la communauté de questions juridiques et l’apparence sérieuse de droit au sens de l’article 575 du Code de procédure civile[52]. De l’avis du tribunal, la diversité des clauses contractuelles relativement aux conséquences de l’annulation des vols prévues dans les nombreux tarifs établis par Air Transat, Air Canada et WestJet empêchait de déceler des questions juridiques communes aux membres du groupe susceptibles de faire avancer la résolution collective du litige[53]. Cette conclusion a pourtant été affirmée sans considérer prima facie les régimes juridiques étrangers ou issus d’autres provinces canadiennes appelés à encadrer lesdites clauses[54]. En outre, aux yeux du tribunal, le fait que ces défenderesses avaient manifesté leur intention de procéder au remboursement volontaire de l’ensemble des billets d’avion et des forfaits de voyage, en raison de la conclusion d’ententes à cet effet avec le gouvernement fédéral, privait l’action d’une cause défendable au regard du syllogisme invoqué par les demandeurs. Cet argument pratique rendait par ailleurs inutile la recherche de la loi applicable aux différents sous-groupes de consommateurs de la classe mondiale. L’autorisation accordée a eu donc pour effet de limiter la portée de l’action collective à l’égard aussi bien des défenderesses que des membres du groupe, désormais réduit aux résidents québécois[55].

Le jugement d’autorisation se garde de tout raisonnement impliquant l’article 3117 C.c.Q., pourtant à l’origine des préoccupations ayant motivé l’arrêt Benamor sur lequel le tribunal fonde sa décision antérieure visant à permettre la présentation de preuves additionnelles sur le cadre juridique applicable. En circonscrivant les fondements légaux du syllogisme aux seules dispositions du Code civil, directement et sans passer par la règle de conflit de l’article 3117, la Cour supérieure évacue l’aspect transfrontalier du litige au stade de l’autorisation. Or le recours à cet article s’imposait même dans le contexte limité du groupe exclusivement composé de consommateurs québécois, étant donné que, dans les relations internationales et interprovinciales, leur résidence au Québec ne suffit pas à appliquer la loi québécoise[56].

Bien que l’exercice s’avère théorique compte tenu de l’évolution de cette saga, l’affaire Lachaine sert à illustrer la difficulté suscitée par le pluralisme de lois applicables aux rapports transfrontaliers visées par une même action collective au Canada[57]. En s’appuyant sur la position de la Cour d’appel du Québec dans Union des consommateurs c. Bell Canada[58], la Cour suprême du Canada affirme dans l’arrêt Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello[59] que la pluralité de lois applicables ne serait pas un obstacle à l’autorisation de l’action, sauf en présence de divergences substantielles entre les différents régimes juridiques qui feraient perdre à l’action sa dimension collective[60]. Un raisonnement qui emprunte la voie de la règle de conflit en la matière se voit, dès lors, confronté aux enjeux dérivés du concours d’ordres juridiques ayant vocation à gouverner les contrats conclus par les consommateurs des services de transport et de voyage avec ces compagnies canadiennes opérant dans un marché mondial et dématérialisé. Nous reprendrons l’exemple à des fins explicatives, en partant de l’hypothèse d’un jugement ayant autorisé la poursuite de l’action collective contre les défenderesses visées par la demande.

La qualification des rapports juridiques résultant des contrats de transport et des forfaits de voyage entre les défenderesses et les personnes physiques résidentes d’une multitude d’États requiert tout d’abord l’analyse des circonstances entourant leur conclusion. S’il ne fait pas de doute que ces différents rapports constituent des « contrats de consommation » au sens de l’article 3117 C.c.Q., cette règle de conflit spéciale fait dépendre la protection du consommateur en droit international privé de conditions supplémentaires tenant à la façon dont celui-ci est entré en relation avec le commerçant. L’objectif de cette règle de conflit est de protéger le consommateur qui a été sollicité par le professionnel dans son lieu de résidence (au moyen soit d’une offre ou d’une publicité spéciale, pour autant que le premier y ait accompli les gestes nécessaires à la conclusion du contrat, soit de la réception de la commande par le professionnel dans cet État) ou incité à se rendre dans un État étranger afin d’y conclure le contrat. À supposer ce test sévère de qualification satisfait, encore faudrait-il examiner les conditions générales du contrat de consommation pour déceler l’existence d’un choix de loi, celui-ci n’étant pas proscrit mais simplement limité en fonction du contenu plus protecteur de la loi de la résidence du consommateur.

Dans le cas de consommateurs canadiens, le tribunal aurait été confronté à la tâche préalable d’élucider la question de l’articulation entre les normes fédérales réglementant les droits des passagers du transport aérien[61] et les régimes provinciaux en matière civile, y compris les lois de protection des consommateurs[62]. Le contenu des dispositions retenues comme applicables — que ce soit un seul cadre législatif de source fédérale pour l’ensemble des consommateurs canadiens ou la loi provinciale qui correspond selon la résidence du consommateur — devra faire l’objet d’un test de comparaison avec la loi éventuellement choisie dans le contrat pour déterminer s’il y a lieu de limiter celle-ci au bénéfice du consommateur. Il incombera au juge d’analyser, à la lumière des lois en concurrence, les effets des clauses de force majeure et, en général, des clauses d’allocation des risques entre les parties prévues dans le contrat. Si, par hypothèse, la loi choisie valide la clause en question, alors que la loi de la résidence du consommateur la soumet à des restrictions dans un but de protection du consommateur[63], la seconde l’emportera sur la première. Dans cette opération, les interdictions étatiques étrangères du pays de destination des passagers seront prises en compte pour décider de la présence d’une cause d’exonération de l’obligation de fournir le transport ou le séjour, en vue de statuer sur la restitution des prix.

Dans l’hypothèse où le tribunal aurait accepté d’inclure dans le groupe des membres résidant en dehors du Canada, et si les exigences de l’article 3117 C.c.Q. avaient été remplies à leur égard, cette disposition aurait imposé un examen comparatif analogue entre la loi du pays de résidence du consommateur et la loi désignée dans les conditions générales du contrat conclu par celui-ci. À titre d’illustration, les passagers ayant leur résidence dans un pays membre de l’Union européenne peuvent prétendre à un remboursement des billets d’avion annulés, dans les conditions prévues par le Règlement (CE) no 261/2004[64] (vols au départ d’un État membre et vols au départ d’un État tiers et à destination d’un État membre, dans ce dernier cas, si le « transporteur aérien effectif » est un transporteur communautaire[65]), qui établit un régime impératif excluant toute libération ou limitation de la responsabilité du transporteur (art. 15)[66]. En ce qui concerne les voyages à forfait, les demandes de remboursement pour cause d’annulation sont encadrées par la directive (UE) 2015/2302[67]. Ces dispositions demeurent pleinement applicables dans le contexte de la pandémie, les compagnies aériennes pouvant offrir mais non imposer aux passagers un bon à valoir en remplacement des remboursements légaux. Malgré l’essor des dispositions dérogatoires édictées par certains pays de l’Union européenne dans leurs politiques de sauvetage des compagnies aériennes, elles demeurent contraires aux textes supranationaux qui s’imposent uniformément à l’ensemble des États membres[68]. En outre, dans le cas où les contrats de transport ou de voyage faisant l’objet de l’action collective examinée seraient, en raison de la résidence du consommateur, régis par la loi d’un État ayant adopté ce type de mesures, un transporteur ou un organisateur de voyages canadien ne pourrait se retrancher derrière ces règles spéciales prévoyant une protection accrue aux professionnels au détriment des consommateurs. Ces dispositions seraient donc autolimitées, comme nous l’avons mentionné plus haut.

Si, en revanche, les conditions rigoureusement énoncées aux alinéas 1 et 2 de l’article 3117 C.c.Q. ne sont pas satisfaites, les contrats de consommation en cause perdent leur spécificité de traitement dans l’ordre international et deviennent assujettis aux règles de conflit ordinaires en matière contractuelle[69]. On serait alors en présence de contrats de transport ou de services de voyage incluant le transport et l’hébergement (cas des forfaits), pour lesquels le Code civil ne prévoit pas de règles de conflit spéciales. La loi « choisie » par les parties à un contrat d’adhésion en vertu de l’article 3111 C.c.Q. ne sera pas corrigée par un rattachement spécial à la loi de la résidence du consommateur[70]. À défaut de choix, la règle de conflit générale de l’article 3113 désignerait la loi de l’État correspondant à l’établissement de la compagnie[71], en tant que débiteur de la prestation caractéristique de ces contrats[72]. Or, l’absence éventuelle de protection spéciale en cas d’annulation des vols dans la loi résultant de cette désignation pourrait, en principe, être suppléée par les dispositions impératives de l’État de résidence des passagers ou des voyageurs, au titre des lois de police. Cette interprétation est toutefois discutable, dans la mesure où le législateur québécois a opté pour restreindre le champ d’application des lois protectrices du consommateur aux seules hypothèses prévues par l’article 3117. Une qualification de ces normes comme lois de police, chassées par la porte de la règle de conflit spéciale en la matière, aurait pour effet de les réintroduire par la fenêtre[73]. Si la pandémie de COVID-19 peut ne pas suffire à faire basculer l’articulation entre ces mécanismes, elle offre l’occasion parfaite de questionner les limites de l’article 3117 C.c.Q. devant une réalité hyperconnectée et globalisée qui a radicalement changé les modes de consommation existant en 1991[74].

Conclusion

Les mesures prises par les États pour atténuer l’impact socioéconomique de la pandémie de COVID-19 qui frappe la planète depuis mars 2020 ont produit deux types fondamentaux de répercussions sur les relations contractuelles. De façon spécifique, les États ont multiplié les interventions en vue d’autoriser un réaménagement du contenu des contrats en raison des difficultés tenant notamment à l’impossibilité d’honorer certaines prestations et à l’échéance des délais pour l’exercice des droits et l’exécution des obligations. En dehors de ces dérogations ponctuelles au droit commun des contrats construit sur le principe pacta sunt servanda, les mesures étatiques d’ordre général prononcées dans un but de protection sanitaire (restrictions à la libre circulation de personnes et de certains produits, fermeture des commerces non essentiels, suspension des activités destinées au public, confinement de la population, etc.) apparaissent comme des événements susceptibles de caractériser les mécanismes d’exonération du débiteur pour cause d’impossibilité d’exécution.

En situation internationale, la solution au déséquilibre contractuel résultant de la crise sanitaire et, concrètement, des mesures étatiques prises pour y remédier repose premièrement sur la loi régissant le contrat. Celle-ci répond au besoin primaire de prévisibilité et de sécurité juridique qu’il convient de respecter dans le domaine contractuel. Or, les particularités du contexte pandémique auxquelles sont confrontés les individus et les acteurs économiques opérant à l’échelle internationale réclament d’être considérées, en faisant appel tantôt à des mécanismes dérogatoires tels les lois de police du for et étrangères, tantôt à des interprétations du droit matériel désigné par la règle de conflit pour déterminer, par exemple, si une disposition spéciale refuse d’être appliquée au profit d’une certaine partie du contrat, si elle véhicule le résultat le plus favorable au cocontractant vulnérable ou l’impact éventuel, sur le régime de l’obligation, de la contrainte étatique étrangère affectant le comportement des parties.

L’expérience de la présente crise sanitaire a certainement changé les habitudes contractuelles. Il est à espérer que le contrat, étant par essence un acte d’anticipation, intégrera désormais de façon expresse les conséquences de l’inexécution des prestations en raison des mesures éventuellement prises par un État pour endiguer une situation de pandémie. Or une réponse adaptée aux rapports juridiques s’inscrivant dans une économie fortement mondialisée passe avant tout par la coordination des ordres juridiques impliqués. D’où la pertinence des techniques pouvant être sollicitées pour gérer les conflits de lois en matière contractuelle dans un contexte de crise comme celle liée à la Covid-19 ou à des pandémies à venir.