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La pandémie de COVID-19 a eu des effets sur l’ensemble de la population, mais elle a particulièrement touché les personnes aînées[1]. Celles-ci ont notamment dû faire face à de l’âgisme[2], exacerbé par les réactions d’une partie de la population devant les premières mesures sanitaires mises en place par le gouvernement. Rappelons que ces dernières visaient principalement à protéger les personnes plus âgées parce qu’elles étaient les plus susceptibles de subir des conséquences physiques graves advenant une infection[3].

La pandémie a aussi mis en lumière des situations de maltraitance vécues par certaines personnes âgées ou en situation de vulnérabilité vivant dans des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) ou dans des résidences privées pour aînés (RPA). Que ce soit en raison d’une pénurie de personnel ou pour d’autres motifs, des aînés n’ont pas toujours reçu les soins et l’accompagnement appropriés et ils en ont souffert[4].

La maltraitance à l’égard des personnes aînées existait cependant avant l’arrivée de la pandémie de COVID-19[5]. Au 1er juillet 2016, le nombre d’aînés maltraités était estimé à plus de 105 000 personnes au Québec, ce qui représente 7,0 % d’entre eux[6]. Selon les statistiques de la Ligne Aide Abus Aînés, la forme de maltraitance la plus fréquemment dénoncée est la maltraitance financière (32,7 %), suivie de près par la maltraitance psychologique (31,5 %)[7]. Les statistiques de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[8] ainsi que celles du Curateur public du Québec vont aussi en ce sens[9]. Une enquête récente sur la maltraitance vécue par les personnes âgées vivant à domicile (par opposition à celles qui se trouvent en CHSLD ou en RPA) met en évidence d’abord la maltraitance psychologique comme la plus courante ; ensuite vient la maltraitance matérielle ou financière[10].

Le 30 mai 2017, à la suite d’un vote nominal unanime à l’Assemblée nationale du Québec, la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité a été adoptée[11]. Elle est entrée en vigueur le même jour.

Après avoir souligné que le Québec représente l’une des sociétés où le vieillissement de la population est le plus marqué, que la maltraitance est inacceptable et qu’il s’avère essentiel que l’État intervienne pour renforcer les mesures législatives et administratives existantes pour lutter contre la maltraitance des personnes aînées et de celles qui se trouvent en situation de vulnérabilité, la Loi prévoit différentes mesures à cet égard[12].

Les principales mesures retenues dans la Loi contre la maltraitance sont les suivantes :

  • l’obligation d’adopter et de mettre en oeuvre une politique de lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées ou en situation de vulnérabilité pour tout établissement de santé ou de services sociaux ;

  • une bonification du rôle du commissaire aux plaintes et à la qualité des services ;

  • une nouvelle formulation de la possibilité de lever la confidentialité ou le secret professionnel lorsqu’il y a un risque sérieux de mort ou de blessures graves (avec une protection contre les représailles et une immunité de poursuite) ;

  • l’encadrement de l’utilisation des mécanismes de surveillance dans les installations du réseau de la santé et des services sociaux ;

  • un nouveau processus d’intervention concerté en matière de maltraitance (entente-cadre nationale) ;

  • le signalement obligatoire de certaines situations de maltraitance qui impliquent une personne qui a été déclarée inapte et toute personne hébergée dans un CHSLD.

Le Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017-2022 est venu compléter la Loi[13]. Il explique notamment que tous les types de maltraitance peuvent prendre deux formes : la violence ou la négligence[14]. Il précise également l’existence de sept types de maltraitance : maltraitance physique, maltraitance psychologique, maltraitance sexuelle, maltraitance organisationnelle, âgisme, violation des droits ainsi que maltraitance matérielle ou financière[15]. Si la violation des droits compte parmi ces types de maltraitance, le juriste ne manquera pas d’observer qu’il y a violation de droits au sein même de chacun des types de maltraitance indiqués[16].

L’objectif du gouvernement dans la lutte contre la maltraitance envers les aînés et les majeurs en situation de vulnérabilité est certes louable, mais on peut se demander si l’entrée en vigueur de la Loi contre la maltraitance a marqué l’évolution de la jurisprudence québécoise en matière de protection des droits de ces personnes[17]. Alors que la Loi est applicable depuis près de quatre ans, elle est demeurée dans l’angle mort de la doctrine[18]. Nous avons voulu vérifier si elle a été mise en oeuvre devant les tribunaux et, le cas échéant, documenter les différentes façons dont elle a été employée jusqu’à présent.

Étant donné que plusieurs dispositions de la Loi visent surtout à prévenir la maltraitance, elles peuvent être moins susceptibles d’avoir influé sur la jurisprudence. En revanche, d’autres dispositions ont pour objectif de détecter la maltraitance et d’intervenir pour y mettre fin. Elles pourraient déjà avoir laissé des traces dans des décisions judiciaires. Notre démarche vise à recenser et à étudier les premiers impacts de la Loi.

Après avoir exposé notre approche et caractérisé les décisions qui font état de la Loi et de la maltraitance (partie 1), nous présentons les principales situations où la Loi a été invoquée ou évoquée (partie 2).

À l’aube de modifications à la Loi contre la maltraitance[19] et de l’adoption d’un nouveau plan d’action gouvernemental[20] — qui confirment que la législation et les mesures en place demeurent perfectibles —, ce regard sur les décisions où la Loi est mise à profit permet de faire le point. L’exercice invite également à réfléchir aux nouvelles dispositions législatives qui pourraient être adoptées afin d’atteindre l’objectif de la Loi.

1 Une nouvelle loi qui se fait discrète

La volonté du législateur québécois de protéger les personnes aînées ou en situation de vulnérabilité n’est pas nouvelle. En outre, le Code civil du Québec permet de nommer un représentant à tout majeur « inapte à prendre soin de lui-même ou à administrer ses biens, par suite, notamment, d’une maladie, d’une déficience ou d’un affaiblissement dû à l’âge qui altère ses facultés mentales ou son aptitude physique à exprimer sa volonté[21] ». Pour sa part, la Charte des droits et libertés de la personne prévoit que « [t]oute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation », outre qu’elle protège l’ensemble de leurs libertés et de leurs droits fondamentaux[22].

La Loi contre la maltraitance s’additionne aux mesures législatives existantes. Elle a pour objet de protéger les personnes âgées — dont l’âge n’est pas précisé dans la loi — et les personnes majeures en situation de vulnérabilité, soit celles « dont la capacité de demander ou d’obtenir de l’aide est limitée temporairement ou de façon permanente, en raison notamment d’une contrainte, d’une maladie, d’une blessure ou d’un handicap, lesquels peuvent être d’ordre physique, cognitif ou psychologique[23] ». Nous avons retracé les décisions judiciaires où la Loi a été mentionnée et les situations qui ont justifié son emploi depuis son entrée en vigueur.

1.1 Notre démarche

Nous avons effectué une recension des décisions où il était question de « maltraitance » d’une personne âgée ou d’une personne majeure en situation de vulnérabilité en utilisant principalement la recherche par « législation citée » dans les moteurs de recherche SOQUIJ et CanLII. Nous avons ensuite complété l’exercice en procédant à une recherche par « jurisprudence citée » à partir des décisions trouvées. Notre démarche a porté sur l’ensemble des décisions des tribunaux québécois de droit commun, sans restriction quant aux domaines du droit. Notre objectif était de repérer toutes les décisions citant ou mentionnant la Loi contre la maltraitance.

Au total, nous avons recensé seize décisions rendues par une instance québécoise où il est question de la Loi contre la maltraitance ou de l’un des deux plans d’action contre la maltraitance, directement ou indirectement (voir le tableau en annexe)[24]. Parmi celles-ci, quelques-unes ont été entendues antérieurement à l’entrée en vigueur de la Loi[25].

De ces seize décisions, douze mentionnent la Loi contre la maltraitance. Cinq ont été entendues en Cour supérieure en matière civile[26], trois l’ont été devant un tribunal d’arbitrage[27], une devant un conseil de discipline[28], une autre par le Tribunal administratif du travail (division des relations du travail)[29], et une décision en révision judiciaire d’une sentence arbitrale est allée jusqu’en Cour d’appel[30]. Une dernière décision a été rendue par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale ; elle a été confirmée par la Cour d’appel[31].

Ces décisions touchent des sujets variés, ce qui confirme les ramifications de la maltraitance et de l’exploitation des aînés et des personnes majeures en situation de vulnérabilité : une peine en matière criminelle[32], une demande de nomination d’un représentant provisoire pour assurer la protection d’une personne et de ses biens[33], une ordonnance de protection interlocutoire[34], une sanction disciplinaire contre une infirmière[35] et des sentences arbitrales[36]. Elles peuvent être regroupées en trois principales catégories : 1) la maltraitance en droit du travail ou en droit professionnel (six décisions[37]) ; 2) la maltraitance en contexte familial, où le réseau de la santé et des services sociaux intervient (deux décisions[38]) ; et 3) la maltraitance organisationnelle (action collective déposée par le Conseil pour la protection des malades contre 22 centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) ainsi que centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) : trois décisions[39]). Une dernière décision est en matière criminelle[40].

Les quatre autres décisions répertoriées ne font pas état de la Loi, mais plutôt de l’un des plans d’action contre la maltraitance[41]. Elles proviennent de la Cour supérieure (une décision)[42], du Comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière (une décision)[43], du Tribunal d’arbitrage (une décision)[44] et de la Commission municipale du Québec (une décision)[45]. Elles traitent de responsabilité civile[46], de déontologie en matière de sécurité financière[47], de congédiement d’un psychoéducateur[48] et d’exemption de taxes foncières pour une personne morale à but non lucratif[49].

Somme toute, nous n’avons repéré que peu de décisions qui font état de la Loi contre la maltraitance. Il est possible de formuler des hypothèses pour tenter d’expliquer ce nombre restreint. Les jugements abordant la Loi contre la maltraitance peuvent ne pas avoir été retenus pour publication dans les grandes banques de données et, par conséquent, être plus difficilement accessibles. Il est également permis de croire que les praticiens sont encore peu familiarisés avec la Loi et qu’ils continuent d’avoir plus naturellement recours à la législation qu’ils connaissent davantage, comme le Code civil ou la Charte québécoise.

Plus fondamentalement, il est établi que les situations de maltraitance sont peu judiciarisées. Des études révèlent qu’entre le tiers et la moitié des aînés qui ont vécu de la maltraitance n’en parlent pas et que ceux qui le font se tournent rarement vers des ressources formelles, notamment vers les services policiers[50]. Le Plan d’action contre la maltraitance souligne d’ailleurs qu’il est difficile de documenter la prévalence de la maltraitance, précisément parce que les personnes âgées qui la subissent sont peu enclines à demander de l’aide[51]. Si seul un nombre restreint des victimes réclament une forme de soutien, on comprend qu’elles soient encore moins nombreuses à accepter de porter plainte ou de judiciariser le dossier lorsque cette judiciarisation dépend d’elles.

1.2 Nos premières observations

Alors que le terme « maltraitance » est employé en sciences sociales et dans la population en général depuis quelques années déjà[52], ce n’est que depuis l’adoption de la Loi contre la maltraitance qu’il est défini juridiquement lorsqu’il est question de protéger une personne âgée ou en situation de vulnérabilité. La Loi présente la maltraitance comme « un geste singulier ou répétitif ou un défaut d’action appropriée qui se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance et qui cause, intentionnellement ou non, du tort ou de la détresse à une personne[53] ».

Bien que les tribunaux soient peu nombreux à l’avoir fait, quelques-uns ont discuté de la maltraitance ou, minimalement, l’ont évoquée dans leurs décisions. D’autres ont considéré la maltraitance en rapport avec le concept d’exploitation. L’examen de ces décisions permet de préciser les situations où la Loi est utilisée et de voir la manière dont le concept de « maltraitance » est introduit devant les tribunaux.

Cinq décisions en droit du travail renvoient explicitement à la maltraitance. La Loi y est parfois citée par un employeur pour justifier des mesures prises à l’encontre d’un employé dans un contexte où de la maltraitance envers une personne vulnérable est soupçonnée ou avérée[54]. Dans d’autres circonstances, elle sert plutôt à la défense d’un employé qui a subi des représailles d’un employeur[55].

L’affaire CIUSSS de la Mauricie et du Centre du Québec et Syndicat des professionnelles en soins de la Mauricie et du Centre du Québec (FIQ) (Simon St-Pierre)[56] est l’une des décisions qui renvoie précisément à la Loi[57]. On y aborde la maltraitance telle qu’elle est définie dans la Loi et dans une politique interne de l’employeur. Plus précisément, cette affaire porte sur des griefs contestant une suspension aux fins d’une enquête et d’un congédiement. Le réclamant, un infirmier auxiliaire, a été suspendu en raison de propos, de gestes et de comportements inappropriés à l’endroit de résidents dits vulnérables et de collègues.

Avant d’examiner les actions reprochées au réclamant par l’employeur, l’arbitre, Me François Hamelin, précise que le concept de « maltraitance » provient de la Loi contre la maltraitance « qui oblige chaque établissement à se doter d’une politique de lutte contre la maltraitance[58] ». Il présente ensuite le code d’éthique de l’employeur, y compris la politique de lutte contre la maltraitance[59]. Après une analyse de la preuve qui révèle plusieurs gestes répréhensibles et violents de l’infirmier auxiliaire, l’arbitre conclut à la présence de maltraitance. Lors de l’évaluation de la sanction, il mentionne que « des circonstances graves, précises et concordantes » l’ont convaincu de la véracité des actes reprochés et du fait que c’est « un comportement général assimilable à de la maltraitance à l’égard de plusieurs bénéficiaires »[60]. Selon lui, « la maltraitance d’un résident est une faute objectivement et intrinsèquement grave » qui entraîne la rupture du lien d’emploi[61].

Dans l’affaire Syndicat québécois des employées et employés de service — local 298 (FTQ) et Groupe Champlain inc. (Gatineau) (Berthin Lungwe Wa Runyenera)[62], l’arbitre renvoie à la définition de la maltraitance qui se trouve dans le document « Politiques et procédures du Groupe Champlain », précisant que cette définition correspond à celle qui est prévue dans la Loi[63]. Dans cette affaire, le plaignant est un préposé aux bénéficiaires, Berthin Lungwe, qui a été congédié pour avoir commis des gestes à caractère sexuel à l’endroit d’une résidente en perte d’autonomie. L’arbitre est saisi de trois griefs : les deux premiers sont en relation avec la suspension avec solde aux fins d’enquête imposée au plaignant, et le troisième conteste son congédiement. La Loi apparaît dans la preuve de l’employeur qui veut établir, entre autres, que le plaignant a pris connaissance de la politique de lutte contre la maltraitance de l’établissement[64]. L’employeur présente aussi la lettre de congédiement envoyée au plaignant, qui fait mention de cette politique.

L’arbitre considère que l’employeur a démontré le motif justifiant le congédiement, soit des gestes de maltraitance envers la résidente[65]. Selon le protocole ayant pour objet de prévenir la maltraitance, « Groupe Champlain a la responsabilité de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à toute forme de maltraitance dont des gestes à caractère sexuel dont sa clientèle est l’objet de la part du personnel, de proches ou de visiteurs et mettre fin aux situations qui les rendent possibles[66] ».

La maltraitance et la Loi sont aussi mentionnées dans la décision Infirmières et infirmiers (Ordre professionnel des) c. Lamothe[67]. Dans ce cas, c’est le syndic de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec qui rappelle que le gouvernement du Québec a adopté une loi en vue de renforcer les mesures existantes afin de lutter contre la maltraitance envers les personnes aînées ou en situation de vulnérabilité, dans une affaire où une infirmière a été déclarée coupable d’avoir fait preuve de violence physique à l’égard d’un patient. La décision traite également de la vulnérabilité de ce dernier compte tenu de son âge et des pathologies qui l’affectent[68].

L’affaire Syndicat des travailleuses et des travailleurs du Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval (CSN) et Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval (Josée Gélinas)[69] discute de la définition de la maltraitance inscrite dans une politique de lutte contre la maltraitance et de celle qui est proposée dans le projet de loi no 115. La plaignante, préposée aux bénéficiaires, a été congédiée pour avoir effectué une mesure de contention au moyen de ruban adhésif à l’endroit d’une résidente âgée de 91 ans et atteinte de la maladie d’Alzheimer. La plaignante a déclaré que c’était une blague, mais l’employeur y a plutôt vu de la maltraitance. Le syndicat a déposé un grief contestant le congédiement.

Dans cette décision, l’arbitre, Mario Létourneau, revient sur la notion de maltraitance en ayant recours à la définition prévue dans la politique de l’employeur, qui reproduit la définition proposée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)[70]. En l’espèce, le geste accompli par la plaignante et sa collègue, qui a fait rire la résidente, est jugé plus près du jeu ou de la taquinerie que de la maltraitance. Comparant les faits de l’affaire à ceux d’autres décisions où il a été établi qu’il y avait effectivement eu des abus, l’arbitre mentionne que « les gestes reprochés aux plaignants […] dont on a fait valablement la preuve dans ces affaires, dans l’échelle de la gravité, sont loin, très loin, sont à des années-lumière de celui qui est reproché à Madame Gélinas[71] ». L’objectif poursuivi par la plaignante et sa collègue aurait été d’éviter que la résidente fasse de l’errance jusqu’à épuisement, et la bénéficiaire n’aurait subi aucun préjudice[72].

Soulignons que, dans quelques décisions, la mention de la Loi contre la maltraitance est uniquement attribuable à des éléments de preuve fournis par un intervenant au dossier[73]. D’autres décisions, encore, discutent de maltraitance en renvoyant au premier ou au second plan d’action contre la maltraitance, sans mentionner la Loi[74]. C’est le cas de la sentence arbitrale Syndicat des professionnels de la santé et des services sociaux de Québec et Chaudière-Appalaches (FP-CSN) et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale (Stéphane D’Anjou), où le premier plan d’action est utilisé afin de comparer sa définition de la maltraitance avec celle qui est inscrite dans la politique de l’employeur, qui concerne tous les usagers et les résidents quel que soit leur âge[75].

Nous avons aussi pu observer que, dans certaines des décisions répertoriées, il est à la fois question de maltraitance et d’exploitation. C’est le cas de la décision Succession de Kalimbet Piela c. Obodzinski[76], où la Cour supérieure revient sur la triste histoire d’une femme âgée qui a été dépouillée de son argent après avoir été déclarée inapte (alors qu’elle était toujours apte[77]), puis avoir été hébergée contre son gré dans une résidence pour personnes âgées[78]. La décision s’intéresse principalement à la responsabilité de la mandataire de la victime, Véronica Kalimbet Piela, du médecin, de l’avocat et de la travailleuse sociale au dossier.

Le Tribunal estime que les défendeurs — Obodzinski, Trcziakowski, Kerner et Gelber — ont exploité et maltraité la victime. Lorsqu’il doit se prononcer sur l’attribution de dommages moraux, il renvoie à la définition de la maltraitance contenue dans le Plan d’action contre la maltraitance[79]. Bien que cette définition soit la même que celle qui est prévue dans la Loi, il est néanmoins surprenant que le Tribunal en réfère uniquement audit plan d’action plutôt qu’au texte de loi pourtant en vigueur à ce moment-là.

Même s’il traite à la fois de maltraitance (mistreatment) et d’exploitation en vertu de l’article 48 de la Charte québécoise, le Tribunal n’explicite pas le sens précis de chacune des notions, pas plus qu’il ne les distingue clairement[80]. Il se contente d’exposer que l’une et l’autre ne se limitent pas à des considérations financières. Plus précisément à propos de l’exploitation, le Tribunal spécifie que le concept doit être considéré comme « a form of abusive conduct which gives rise to some form of benefit for the exploiting party[81] ». Il conclut que les gestes faits par les défendeurs correspondaient tant à de la maltraitance qu’à de l’exploitation. Il retient que les défendeurs « exploited and abusively mistreated » la victime qui, compte tenu de son âge et de restrictions physiques, était vulnérable[82].

La Loi contre la maltraitance et la protection des personnes âgées ou handicapées prévue dans l’article 48 de la Charte québécoise sont aussi associées par le juge dissident dans l’arrêt de la Cour d’appel Vigi Santé ltée c. Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ)[83]. Bien qu’il conclue que la décision de l’arbitre de griefs était raisonnable, le juge Giroux observe que la légalité de la présence de caméras dans les milieux d’hébergement soulève des préoccupations légitimes en matière de protection des aînés. Il mentionne que la Loi contre la maltraitance (projet de loi no 115 à l’époque) aborde précisément la question des caméras installées dans un établissement[84] et que cette question est susceptible de soulever des enjeux relatifs à l’article 48 de la Charte québécoise. Il considère cependant qu’il n’est pas question d’exploitation ici, et que le dossier relève du droit du travail.

La maltraitance et l’exploitation sont aussi toutes deux soulevées dans l’affaire Chambre de la sécurité financière c. Missakian, où il est reproché à une conseillère en sécurité financière d’avoir contrevenu à ses obligations législatives et déontologiques, notamment en matière de confidentialité et de conflit d’intérêts[85]. La conseillère tente de justifier ses actions par le besoin de protection de sa cliente âgée et en situation de vulnérabilité[86]. La protection de l’article 48 de la Charte québécoise est mentionnée à la défense de la conseillère et le Plan d’action gouvernemental figure dans la liste des autorités qu’elle soumet[87]. Le Comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière ne retient cependant pas sa description de la situation. Il juge plutôt que la conseillère a pris des initiatives sans consulter sa cliente ni même l’informer après coup[88] et qu’elle est « mue par un besoin démesuré de contrôle[89] ». La question de la maltraitance et celle de l’exploitation ne sont pas davantage approfondies, et leurs définitions respectives ne sont pas discutées.

À la décharge des tribunaux, soulignons que la Loi contre la maltraitance est elle-même silencieuse à propos de l’exploitation des personnes âgées ou handicapées, le terme n’y apparaissant même pas. Il faut également noter l’absence de toute référence à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse dans la Loi, sauf à l’article 17 à propos de l’entente-cadre nationale[90]. Bien que la Charte québécoise soit un instrument fondamental pour orienter les comportements à l’égard des personnes âgées[91], de même qu’un outil juridique utile pour contrer l’exploitation envers ces dernières[92], la Loi ne prévoit aucune harmonisation entre ses dispositions et celles de la Charte québécoise[93].

L’examen des décisions judiciaires qui mentionnent la Loi contre la maltraitance ou l’un des plans d’action montre que la plupart des décisions répertoriées concernent le réseau de la santé et des services sociaux. Il révèle également qu’il est principalement question de maltraitance physique. Pourtant, la lutte contre la maltraitance envers les aînés et les autres personnes majeures en situation de vulnérabilité se trouve au carrefour de plusieurs domaines du droit, et elle ne s’en tient pas au domaine de la santé. En outre, la maltraitance physique n’est que l’un des sept types indiqués dans le Plan d’action contre la maltraitance[94]. Comme le libellé de la Loi ne limite pas son champ d’application, elle devrait permettre de contrer tous les types de maltraitance, et l’on devrait y avoir recours devant les tribunaux dans une plus grande variété de situations.

2 Une loi à l’efficacité relative

Les décisions qui abordent la maltraitance ou la Loi contre la maltraitance sont peu nombreuses. Lorsqu’on analyse leur contenu, on observe que la Loi y joue généralement un rôle secondaire ou limité. Dans la plupart des cas, elle sert surtout à souligner qu’un comportement dénoncé est socialement inacceptable.

2.1 Un marqueur supplémentaire de la réprobation sociale

Bien qu’elle ait été mentionnée dans quelques décisions judiciaires, jusqu’à présent, l’utilité concrète de la Loi contre la maltraitance devant les tribunaux a été plutôt ténue. À cet égard, elle ne s’est certainement pas révélée être le nouvel outil « essentiel » pour « renforcer les mesures existantes afin de lutter contre la maltraitance envers ces personnes [âgées et en situation de vulnérabilité], dans le respect de leur intérêt et de leur autonomie », tel que le suggère son préambule[95]. Si la Loi fait oeuvre utile devant les tribunaux, c’est surtout en raison du message social qu’elle véhicule.

Tout comme l’article 48 de la Charte québécoise, la Loi contre la maltraitance met en évidence un problème social jugé « inacceptable[96] » : celui de la maltraitance envers les aînés et les personnes majeures en situation de vulnérabilité. Elle dénonce ce problème et cherche à orienter les comportements.

Dans la plupart des décisions où il est question de la Loi, ce n’est pas l’une ou plusieurs de ses dispositions qui sont invoquées, mais bien son esprit même ou ses visées[97].

C’est notamment le cas dans l’affaire R. c. Bernier de la Cour du Québec (chambre criminelle et pénale), où les faits s’inscrivent dans le contexte des activités d’une entreprise[98]. Le Tribunal doit se prononcer sur la peine à imposer à une personne reconnue coupable de voies de fait contre neuf résidents d’habitations à vocation particulière qui lui appartiennent. L’accusé a mis en place une procédure dans ces résidences afin de réagir aux situations où un résident refuse d’obtempérer ou vit une désorganisation. La façon de faire est identique pour toutes les victimes : lorsqu’un résident se montre agité, l’accusé l’amène au sol ou l’étend sur son lit et, assis à ses côtés ou le chevauchant, il applique un oreiller sur le visage du résident pour qu’il éprouve de la difficulté à respirer. L’accusé refait ce geste autant de fois qu’il le juge nécessaire jusqu’à ce que le résident retrouve son calme complet[99]. La poursuite recommande une peine d’emprisonnement de 48 mois en raison de la présence de plusieurs facteurs aggravants. Outre des dispositions du Code criminel[100], elle produit le texte de la Loi contre la maltraitance « afin de marquer la réprobation reconnue par le législateur à de tels comportements[101] ».

Étant donné la présence limitée de la Loi contre la maltraitance devant les tribunaux, le juge de cette affaire note qu’il n’existe toujours pas de lignes directrices pour sa mise en oeuvre. Il retient que « les procureurs concèdent, en poursuite comme en défense, que le peu de décisions [judiciaires et administratives] rendues en matière de maltraitance rend complexe sinon impossible l’établissement d’une fourchette de peines[102] ». Considérant la grande vulnérabilité des victimes et l’autorité absolue de l’accusé, le Tribunal lui impose une peine de 30 mois d’emprisonnement[103]. Il précise que l’incarcération se révèle la sanction appropriée pour punir de « tels bris de confiance à l’égard des populations vulnérables[104] ». Rappelons ici que ces deux éléments mentionnés par le Tribunal — la vulnérabilité et la relation de confiance — sont au coeur de la définition de la maltraitance[105].

Dans la décision S.T. et R.T., la maltraitance potentielle de R. T., âgé de 68 ans, est mise en évidence lors d’une demande d’ouverture d’un régime de protection[106]. À la suite d’un accident vasculaire cérébral, R. T. est hébergé dans un centre adapté, et ses soins sont confiés à une équipe traitante spécialisée. Son fils demande l’ouverture d’un régime de protection et souhaite être désigné comme représentant légal provisoirement durant l’instance, mais R. T. s’y oppose. Celui-ci prétend que c’est sa conjointe qui doit être désignée. Pour sa part, le fils s’inquiète des actions et du comportement de cette dernière. Il croit notamment que le mariage a été célébré alors que son père était inapte à consentir et à s’engager.

C’est en raison d’un signalement au commissaire aux plaintes par le centre adapté que la Loi contre la maltraitance est mentionnée dans cette décision[107]. Selon l’évaluation psychosociale de R. T., les comportements de sa conjointe démontrent qu’elle tente de s’approprier ses biens et de l’isoler de sa famille. Le juge estime que malgré la demande claire de R. T., qui souhaite que sa conjointe soit désignée à titre de représentante légale, certains gestes accomplis par celle-ci et la recommandation des intervenants imposent la plus grande prudence[108]. Il signale également la « vulnérabilité à prendre des décisions financières inappropriées ou irréalistes » de R. T.[109]. Pour ce qui est du fils, le Tribunal note qu’il a déjà utilisé le crédit de son père pour acquitter des dettes personnelles. Par prudence, il choisit de désigner le Curateur public pour administrer les biens de R. T., sans toutefois revenir sur la question de la maltraitance de la conjointe ou du fils dans ses conclusions.

La Loi vient ainsi rappeler que la maltraitance envers les aînés existe et que des personnes majeures en situation de vulnérabilité peuvent aussi en être victimes. Quelques tribunaux en prennent acte :

Le Tribunal doit prendre en compte la position d’extrême vulnérabilité dans laquelle se retrouvent les personnes âgées en perte d’autonomie et atteintes de troubles cognitifs majeurs, l’importance des obligations légales qui incombent aux établissements afin de prévenir la maltraitance et la prise de position claire de l’établissement et des autorités gouvernementales du Québec en matière de protection des personnes vulnérables contre toute forme de maltraitance[110].

2.2 Un usage potentiellement plus tangible

Outre le fait que la Loi permet d’appuyer l’identification de comportements considérés comme répréhensibles, la jurisprudence contient quelques exemples où son impact a été un peu plus tangible.

C’est le cas en ce qui a trait aux mécanismes de surveillance installés par ou pour des personnes qui résident dans un lieu visé par la Loi sur les services de santé et les services sociaux[111]. La Loi contre la maltraitance a modifié la Loi sur les services de santé et les services sociaux afin de conférer au gouvernement le pouvoir de déterminer les modalités d’utilisation de mécanismes de surveillance, tels des caméras ou tout autre moyen technologique, par les résidents[112]. Un règlement a effectivement été adopté à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi[113].

Avant même l’adoption de la Loi et du Règlement cependant, la question de la légalité de tels mécanismes de surveillance s’était déjà posée. En 2017, la Cour d’appel avait eu à traiter de l’installation d’une caméra par une famille dans la chambre d’une résidente d’un centre d’hébergement dans l’affaire Vigi Santé ltée c. Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ) mentionnée précédemment[114]. Le syndicat avait déposé un grief à la suite de l’installation de la caméra en invoquant, entre autres, le droit des salariés à des conditions de travail justes et raisonnables prévu par l’article 46 de la Charte québécoise[115].

L’arbitre avait accueilli le grief du syndicat et avait ordonné à l’employeur de retirer la caméra. Sa décision avait été confirmée par la Cour supérieure. La Cour d’appel a toutefois jugé déraisonnable la décision de l’arbitre parce que la caméra ne constitue pas, en l’espèce, un mécanisme de surveillance et qu’elle ne contrevient pas aux droits des salariés[116].

L’aspect intéressant, aux fins de notre étude, tient au fait que la Cour d’appel rappelle que les CHSLD sont des milieux de travail pour ceux qui y sont engagés, mais que ce sont aussi des milieux de vie pour ceux qui y résident[117]. La Cour d’appel observe que la présence de caméras dans les lieux d’hébergement est susceptible de soulever des enjeux relatifs à plusieurs droits fondamentaux qui sont garantis par la Charte québécoise. Depuis l’entrée en vigueur de la Loi et du Règlement, cet enjeu est clarifié.

Une autre mesure prévue dans la Loi contre la maltraitance dont la mise en oeuvre devant les tribunaux apparaît plus concrète est celle qui a trait au signalement de la maltraitance ou à la collaboration à l’examen d’un signalement ou d’une plainte. La Loi prévoit une protection contre des mesures de représailles à l’encontre d’une personne qui, de bonne foi et conformément à la politique prévue dans le chapitre II, fait un signalement ou collabore à l’examen d’un signalement ou d’une plainte[118]. Cette protection s’applique également à l’occasion d’un signalement dans le contexte de l’entente-cadre inscrite au chapitre III de la Loi[119].

Il en a été question dans la décision Sanchez Alvarez et K-Tech Consultants inc. où le Tribunal administratif du travail a entendu une plainte pour harcèlement psychologique ainsi qu’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante[120]. La plaignante est une infirmière auxiliaire qui travaille dans une résidence pour personnes âgées autonomes et semi-autonomes. Elle prétend avoir été victime d’un congédiement sans cause juste et suffisante et de harcèlement psychologique, outre qu’elle aurait subi des sanctions à la suite de l’exercice d’un droit qui résulte de la loi.

Après avoir signalé une situation de maltraitance à la direction de la résidence où elle travaille, et vu l’inaction de la direction, l’infirmière a aussi parlé de cette situation à différentes personnes et instances[121]. Ce signalement fait « sans vérification d’un acte de maltraitance », selon la direction de la résidence[122], constitue l’un des motifs du congédiement[123].

Le Tribunal retient que l’incident du signalement de la maltraitance est le principal motif du congédiement[124]. Le Tribunal s’inspire de l’article 11 de la Loi contre la maltraitance même si, tel qu’il le mentionne, il est « parfaitement conscient que cette loi n’est pas en vigueur[125] ». Il note que l’infirmière a signalé la maltraitance de bonne foi, pour « faire avancer les choses », ajoutant qu’il ne peut lui en faire le reproche[126]. Devant l’absence d’une gradation de sanction, le Tribunal annule le congédiement et il accueille la plainte en harcèlement psychologique[127].

Une autre illustration où la Loi contre la maltraitance a joué un rôle qui apparaît plus visible est la décision Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale c. C.R.[128]. La Loi y est invoquée par le demandeur, le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Capitale-Nationale, afin d’appuyer sa demande en injonction en vue de permettre aux employés d’avoir accès à une patiente[129]. Cette dernière est âgée de 72 ans et reçoit des services de soutien à domicile fournis par le CIUSSS demandeur. Celui-ci se trouve cependant contraint d’arrêter la prestation de services parce que le fils de cette patiente, le défendeur, refuse d’ouvrir la porte du domicile de sa mère aux intervenantes. Celles-ci l’ont notamment vu empoigner sa mère par sa chemise de nuit et par les épaules, mais il a cessé son comportement lorsque les intervenantes ont menacé de le dénoncer et d’appeler à l’aide[130].

Le CIUSSS demande que des ordonnances soient rendues à l’encontre du défendeur afin de pouvoir offrir à la patiente les services dont elle a besoin. Outre la Loi contre la maltraitance[131], il invoque les articles 509 et 510 du Code de procédure civile pour obtenir une ordonnance de protection. Ces articles édictent qu’une injonction peut être ordonnée pour « enjoindre à une personne physique de ne pas faire ou de cesser de faire quelque chose ou d’accomplir un acte déterminé en vue de protéger une autre personne physique dont la vie, la santé ou la sécurité est menacée[132] ».

Le Tribunal estime que la patiente se trouve dans une « situation de vulnérabilité » et qu’une intervention est nécessaire afin d’assurer son maintien sécuritaire à domicile ainsi que des services qui répondent à ses besoins de base[133]. Outre qu’il autorise le CIUSSS à fournir des soins, le Tribunal ordonne au fils de ne pas être seul avec sa mère et de cesser différents gestes ou comportements qu’il énumère. Sans que le Tribunal l’exprime expressément, ces gestes et ces comportements constituent de la maltraitance[134].

La Loi contre la maltraitance semble finalement appelée à servir de point d’appui en matière de maltraitance systémique ou organisationnelle. La décision Conseil pour la protection des malades c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Centre[135] a en effet autorisé, le 23 septembre 2019, une action collective qui s’appuie à la fois sur la Loi sur les services de santé et services sociaux, la Charte québécoise, le Code civil et la Loi contre la maltraitance[136]. Cette action en dommages-intérêts a été intentée par le Conseil pour la protection des malades contre 22 CISSS et CIUSSS qui dirigent les CHSLD[137].

La procédure allègue que le personnel soignant est en nombre insuffisant, qu’il est surchargé et épuisé, que le taux d’absentéisme est élevé et que le tout se reflète négativement sur la qualité de la prestation de soins, dont l’aide à l’hygiène, l’habillage, les transferts, l’alimentation, la prise de médication et les services de santé[138]. Le défaut de rendre aux membres du groupe dans leur milieu de vie substitut les services appropriés qui sont attendus ou le fait de les offrir de manière partielle ou inappropriée constituerait une atteinte à leurs droits garantis aux articles 1 à 4 de la Charte québécoise, à l’article 10 du Code civil du Québec et à la Loi contre la maltraitance en général. Les documents précisent que « l’agrégat des divers manquements des défendeurs aux dispositions de la Loi sur les services de santé et services sociaux constitue une atteinte […] à la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité[139] ».

Bien qu’il soit trop tôt pour discuter de l’issue du litige — l’affaire ayant seulement été autorisée par le Tribunal —, la Loi pourrait effectivement s’avérer utile à la preuve des demandeurs. Toutefois, comme elle ne spécifie pas le sens de la maltraitance « organisationnelle[140] », les demandeurs risquent de devoir s’en remettre à la définition proposée dans le Plan d’action contre la maltraitance : « Toute situation préjudiciable créée ou tolérée par les procédures d’organisations (privées, publiques ou communautaires) responsables d’offrir des soins ou des services de tous types, qui compromet l’exercice des droits et libertés des personnes[141]. »

Rappelons que le Plan d’action contre la maltraitance précise également que celle-ci peut prendre la forme de violence ou de négligence. Au chapitre de la forme « violente » de la maltraitance organisationnelle, il mentionne les « [c]onditions ou pratiques organisationnelles qui entraînent le non-respect des choix ou des droits de la personne (ex. : services offerts de façon brusque), etc.[142] ». Pour ce qui est de la « négligence », le même document indique ceci : « Offre de services inadaptée aux besoins des personnes, directive absente ou mal comprise de la part du personnel, capacité organisationnelle réduite, procédure administrative complexe, formation inadéquate du personnel, personnel non mobilisé, etc.[143]. »

Outre la poursuite ci-dessus mentionnée, il est difficile de s’empêcher de songer à des situations problématiques survenues dans certains CHSLD ou RPA pendant la pandémie de COVID-19 et révélées dans les médias[144]. À défaut d’avoir pu prévenir ces situations qui semblent s’apparenter à de la maltraitance organisationnelle, il faudra surveiller si la Loi sera effectivement mise à profit pour sanctionner certains comportements et pour mieux contrer la maltraitance dans l’avenir[145].

Conclusion

Près de quatre ans après son entrée en vigueur, la Loi contre la maltraitance s’est faite plutôt « discrète » devant les tribunaux, et son utilité relative est surtout perceptible en droit de la santé et des services sociaux[146]. Jusqu’à présent, la portée de la Loi semble plus déclaratoire que normative. En règle générale, elle se révèle un outil supplémentaire qui aide à qualifier ou à interpréter des comportements jugés socialement inacceptables au moment d’appliquer une autre loi ou un règlement. Ce sont rarement des mesures précises prévues par la Loi qui ont une application tangible devant les tribunaux.

L’analyse des décisions où figure la maltraitance met en lumière quelques atouts de la Loi, mais aussi ses limites. Certes, elle a l’intérêt de fournir une définition explicite de la « maltraitance » et de la « personne en situation de vulnérabilité ». Celles-ci peuvent s’avérer utiles lorsqu’un tribunal doit rendre une décision impliquant une personne âgée ou une personne en situation de vulnérabilité qui est maltraitée ou susceptible de l’être. Les contours de la maltraitance par rapport à ceux de l’exploitation ne sont cependant toujours pas dessinés[147].

Parmi ses aspects positifs, la Loi a aussi clarifié l’utilisation des mécanismes de surveillance par les résidents de CHSLD (par l’entremise du Règlement entré en vigueur à sa suite) ; en outre, elle impose à tout établissement l’obligation d’adopter et de mettre en oeuvre une politique de lutte contre la maltraitance envers les aînés et les personnes majeures en situation de vulnérabilité. Elle protège également contre les représailles les employés qui signalent une situation de maltraitance.

La Loi a mis en place une entente-cadre nationale concernant la maltraitance envers les aînés en vue de favoriser la complémentarité et l’efficacité des interventions[148] : elle se matérialise aujourd’hui grâce à des processus d’intervention concertés de différents organismes[149]. Toutefois, si ces processus présentent un potentiel d’intervention et de collaboration intéressant « sur papier », dans les faits, ils ont peu servi jusqu’à présent[150]. Ils n’ont d’ailleurs laissé aucune trace dans la jurisprudence.

Par ailleurs, la Loi est actuellement employée pour dénoncer la maltraitance organisationnelle dans certains CHSLD. Le temps dira si elle contribuera à y mettre fin.

L’impact de la Loi contre la maltraitance dans la jurisprudence est, jusqu’à présent, limité. Force nous est de constater que, dans la quasi-totalité des décisions où elle apparaît, les mêmes jugements auraient vraisemblablement pu être rendus malgré son absence. Si elle permet d’appuyer certains recours prévus par d’autres législations, la Loi ne fournit pas de nouveaux moyens pour faire cesser une situation de maltraitance ni pour sanctionner des gestes inappropriés. Elle invite simplement à signaler les situations, notamment à un commissaire aux plaintes et à la qualité des services ou à un corps de police[151]. Dans le cas des victimes qui ont été déclarées inaptes ou qui résident en CHSLD, elle oblige certaines personnes à le faire[152]. Or, la police ne peut intervenir que dans des situations précises, en présence d’un crime. Pour ce qui est des commissaires aux plaintes, leur rôle consiste à soumettre des recommandations[153]. Ils n’interviennent pas directement et ils n’ont pas à « prendre les moyens nécessaires afin de mettre fin » aux cas de maltraitance portés à leur connaissance[154].

Ainsi, la maltraitance des aînés et des personnes majeures en situation de vulnérabilité est toujours présente, sous toutes les formes[155] et sous tous les types[156]. Il importe de repérer rapidement les situations de maltraitance et d’y mettre fin promptement et efficacement[157]. Cette préoccupation doit apparaître de nouveau dans le prochain plan d’action gouvernemental et elle doit figurer au coeur de la loi à venir[158].

Pour y arriver, une véritable approche globale de la lutte contre la maltraitance et l’exploitation des personnes âgées ou en situation de vulnérabilité nous paraît nécessaire. Une meilleure coordination entre les acteurs visés s’avère, par ailleurs, impérative[159].